Hegel enseigna que le christianisme est la religion véritable, absolue, révélée, parce que l’incarnation de Dieu fait son fond essentiel, parce qu’il nous montre l’unité du divin et de l’humain ; et sur cette base, ce philosophe entreprit d’établir son parfait accord avec la philosophie. Pour l’une comme pour l’autre, dit-il, l’unité du divin et de l’humain est le terme suprême ; seulement, la philosophie élève à la hauteur de la pensée spéculative, universelle, ce que la foi chrétienne nous révèle en des images, et nous montre sous la forme concrète et individuelle du Dieu-Homme. L’esprit divin, absolu, aspire nécessairement à se réaliser dans l’humanité ; et l’esprit humain, à son tour, se sent et se proclame divin, quand il descend dans ses propres profondeurs et se contemple dans son éternelle vérité. Il est de la nature de Dieu d’être humain, et de la nature de l’homme, d’être divin. Le christianisme a fait éclore dans le monde la conscience de cette double vérité ; c’est lui qui, par le trait profond du Verbe fait chair qui le caractérise, rappelle sans cesse à l’homme que la divinité lui est inhérente, et qui, effaçant à jamais le dualisme du fini et de l’infini, l’antithèse de l’humain et du divin, et transportant le ciel sur la terre, a posé le fondement d’un système unitaire du monde, je veux dire du monisme, dont la systématisation commencée par Spinoza et achevée de nos jours, est le triomphe de la spéculation moderne.
Toutefois, les hégéliens de la gauche, comme on a appelé une fraction de cette école, n’acceptèrent point cette théorie. Cette paix établie par leur maître entre le christianisme et la philosophie, ne leur parut être qu’une trompeuse paix. Le christianisme, disaient les uns, loin d’être la religion de l’unité parfaite du fini et de l’infini, nous représente bien plutôt Dieu comme un être extramondain qui habite par delà l’univers, et par là il contredit le principe spéculatif d’après lequel Dieu vit et demeure dans le monde. Le christianisme, disaient les autres, enseigne, il est vrai, une unité du divin et de l’humain ; mais cette unité n’a été, selon lui, le partage que d’un seul individu, point imperceptible dans la série des générations de notre espèce, de sorte que cette unité individuelle et solitaire laisse subsister le dualisme de la terre et du ciel. Il est vrai que le christianisme est redevable à cette unité de sa puissance historique, et l’humanité, d’un nouveau progrès spirituel ; il est vrai encore qu’elle est supérieure à tout ce que nous offrent à cet égard les religions précédentes. Mais ces hégéliens n’admettent pas qu’elle ait été réelle, historique, concrète, puisque c’est l’instinct de glorification de l’Église qui accumula, selon eux, les aspirations et les progrès spirituels de cette époque sur la tête de Jésus de Nazareth, pour lui en former une couronne de gloire. D’ailleurs, cette union du divin et de l’humain ne fut, même pour les chrétiens, que passagère et momentanée ; on ne sut pas reconnaître la vérité de l’incarnation de Dieu dans son application universelle à notre espèce, ni l’universelle divinité de l’homme. Enfin, Dieu et l’homme, le ciel et la terre, l’au delà et l’en deçà, restent de fait, excepté pour le Christ, séparés, divisés, opposés l’un à l’autre. L’unité n’existe pas d’une manière immédiate, permanente, toujours actuelle et réelle, toujours présente et sentie ; elle ne sait prendre que la figure du passé, en se montrant en Christ, ou que celle de l’avenir, en nous faisant entrevoir la félicité céleste.
Ainsi nous avons, dans la même école, trois conceptions diverses qui s’accordent à proclamer que la doctrine de l’immanence absolue de Dieu dans le monde, c’est-à-dire le panthéisme et le monisme, sont la vérité suprême, mais qui se séparent par des différences très saillantes.
La première pense que, sur cette doctrine, le christianisme et la spéculation sont essentiellement d’accord.
La deuxième soutient qu’en ce même point ils se séparent absolument.
La troisième affirme qu’ils diffèrent en tout, excepté sur ce point unique, le plus important de tous, que la spéculation moderne a élargi jusqu’à en faire un système universel de vérité.
La première et la dernière reconnaissent, chacune à sa façon, que l’unité du divin et de l’humain est l’élément suprême et spécifique du christianisme ; l’une, en rattachant cette vérité à Jésus-Christ, mais en laissant dans le nuage la question de sa personne ; l’autre, en lui attribuant l’impulsion morale qui a réveillé la conscience de cette unité, mais en ne voyant dans le Dieu-Homme qu’une création mythique de l’Église.
On ne peut refuser à cette école, prise dans son ensemble, le mérite d’avoir résolument abordé le point capital du christianisme, et nettement reconnu que son essence et son caractère spécifique résident dans la christologie. Mais disons aussi qu’elle en fait une lettre morte, un caput mortuum, en n’attribuant au fait divin, à la réalité divine, à la vie suprême et parfaite qui fait la force et l’excellence de l’Évangile, que la valeur d’un moment imparfait et transitoire et d’une fiction pieuse traçant la voie à l’idée ; car ce qu’elle appelle du nom d’unité du divin et de l’humain n’est point cette union entre deux êtres distincts, Dieu et l’homme, qui est souverainement accomplie en Christ, et qui de Lui et par Lui s’insinue et se réalise dans l’humanité. Elle entend par là une unité primordiale et éternelle qui reconnaît à la divinité et à l’humanité une même essence, Dieu n’étant que la vérité de l’homme, et l’homme n’étant que la réalité de Dieu ; de sorte que l’homme, parvenu à un certain degré de son développement, ne pouvait pas ne pas arriver à la conscience de sa vérité, c’est-à-dire, de sa divinité, de son unité avec Dieu. Le christianisme a élevé, dit-elle, la conscience humaine à ce degré ; voilà l’essentiel. Mais il importe fort peu de savoir si ce fut dans la conscience du Christ même, ou seulement à son occasion dans celle des fidèles, que cette évolution s’accomplit. Dans tous les cas, la forme sous laquelle cette vérité fit sa première apparition était encore très imparfaite, puisqu’au lieu d’en faire la propriété de notre espèce on ne la crut accomplie que dans un seul de ses exemplaires. Il appartenait à la philosophie moderne de briser ces enveloppes religieuses, et de faire grandir jusqu’à pleine perfection le germe spéculatif qu’elles renfermaient. — A ce point de vue, les formes religieuses devaient perdre leur signification. On pouvait bien encore, à cause de la puissance qu’elles ont eue dans l’histoire, les conserver comme des symboles ; mais on pouvait aussi les rejeter comme on repousse du pied une échelle inutile, quand on a gravi la hauteur. Et c’est ce qu’a fait cette école. Elle a laissé le Christ dans l’oubli, quoiqu’il ait été l’initiateur de ce progrès, parce qu’il n’est à ses yeux qu’un point fugitif dans cette longue lignée qui lui est parfaitement semblable, et qu’au fond c’est l’humanité tout entière qui est le véritable Christ. Ecole ingrate et perfide, qui ne s’est approchée de plus près du cœur de l’Évangile que pour le percer plus sûrement d’une flèche mortelle, si c’était possible !
Encore un mot sur ces systèmes.
Et d’abord, il va sans dire que nous rejetons d’emblée celui qui accuse le christianisme de reléguer Dieu et la vie éternelle au delà du monde, et d’être par conséquent une religion ultramondaine. Il suffit de le connaître, même superficiellement, pour savoir que, quoiqu’il distingue Dieu et le monde, loin de les séparer il les rapproche, enseignant que Dieu est dans le monde sans s’y absorber, et que le monde est en Dieu sans se confondre avec lui. Il serait plus juste de penser qu’il a fait disparaître l’antagonisme du fini et de l’infini, du divin et de l’humain, s’il ne l’était encore plus de dire qu’il ne reconnaît d’union absolue de la divinité et de l’humanité qu’en Christ, de qui elle passe et se transmet, par la vertu de la rédemption et de la foi, de chrétien à chrétien, comme du chef aux membres du corps. Non, ce n’est pas seulement dans l’avenir, au delà de cette vie, que le christianisme place le ciel et la félicité ; c’est aussi dans cette vie, de ce côté de l’existence. Mais il est vrai d’ajouter que ce n’est pas dans le sens hégélien, car il professe un profond dualisme qu’on ne peut ni effacer ni surmonter par la pensée seule, et qu’on ne détruit pas par cela seul qu’on l’ignore systématiquement ; un dualisme qui pénètre jusque dans les replis les plus cachés et les plus profonds de la vie, et qu’attestent trop puissamment la conscience des individus et la voix de l’humanité pour qu’on puisse le nier, le dualisme du péché. Le péché s’affirme à la conscience de chacun par les contradictions personnelles dont il nous remplit ; il s’affirme bien plus encore par l’hostilité qu’il fait éclater contre un Dieu saint. On peut le nier, en niant ou le péché, ou Dieu même, ou mieux encore l’un et l’autre également, ce qui seul est conséquent. La première négation entraîne irrésistiblement avec elle la ruine de la conscience morale ; la seconde, celle de la conscience religieuse ; et toutes deux ensemble, la destruction homicide de la nature supérieure de l’homme. Dans tous les cas, il est évident que celui qui se refuse à accepter ce dualisme doit rejeter toute foi chrétienne, car elle ne peut plus avoir aucun sens à ses yeux.
La spéculation s’imagine triompher de cette dualité en ramenant, par voie d’évolution logique, les termes opposés à l’unité primitive d’où ils sont sortis. Mais cette rédemption abstraite n’apaise aucune conscience et ne fait naître aucun pécheur à une vie nouvelle. En fait de vie, le mouvement de l’idée ne suffit pas. Des hommes chez lesquels l’intérêt exclusif de la spéculation a étouffé le sentiment moral et paralysé la conscience, des hommes dont toute la vie s’est épuisée dans l’idée, dans la recherche abstraite de l’unité absolue, peuvent bien se figurer qu’ils sont satisfaits, lorsque amenuisant le péché par la pensée, ils croient l’avoir fait disparaître parce qu’ils le pensent disparu ; ou bien lorsque le transformant par quelque sophisme en une nécessité fatale, ils l’ont rattaché finalement à une causalité divine. Mais tous ceux dont la conscience est encore vive et active, tous ceux qui conservent dans sa pureté et dans sa force l’idée de la sainteté, tous ceux qui ne sacrifient pas la liberté à la nécessité, reconnaîtront toujours qu’il existe contradiction entre le bien et le mal, entre la sainteté et le péché, et chercheront une solution plus positive et plus efficace que celle de la logique et de la pensée, une solution qui soit une rédemption réelle, qui satisfasse plus que la raison, qui tranquillise la conscience, et qui place l’homme tout entier dans un rapport vivant avec le Dieu saint. Or, telle est la solution chrétienne. L’Évangile reconnaît dans toute leur réalité les antithèses de la pureté et du péché, du Dieu saint et du monde qui est dans le mal ; mais il en triomphe aussi réellement, en nous montrant Dieu et l’homme unis dans une vie humaine, bien réelle, bien concrète, et en posant par cette vie même, au sein de l’humanité, une puissance réelle de rédemption qui sans doute ne relie pas d’un coup soudain et magique tous les hommes à Dieu, mais qui réalise cette œuvre sainte par un progrès moral d’autant plus solide et vrai qu’il est plus difficile. Ajoutons enfin que les deux moments de la moralité et de la rédemption, relevés à si juste titre par les systèmes de Kant et de Schleiermacher, et laissés dans l’ombre par la spéculation hégélienne, dans sa fièvre de monisme, gardent la valeur qui leur est due, dans ce théisme chrétien qui ne sépare pas Dieu et le monde, mais qui les distingue, et qui, reconnaissant la sainteté absolue de Dieu, ne veut nous unir à Lui que par la sanctification.