L’Évangile et la Vie

Parle pour le muet

Lecture

Et moi, je suis comme un sourd, je n’entends pas ; Je suis comme un muet, qui n’ouvre pas la bouche. (Psaumes 38.14)

J’étais l’œil de l’aveugle, et le pied du boiteux. J’étais le père des misérables, j’examinais la cause de l’inconnu. (Job 29.15-16)

Vous êtes le corps de Christ, et chacun pour sa part est un de ses membres. (1 Corinthiens 12.27)

Soyez bons, pleins de tendresse les uns pour les autres… Soyez les imitateurs de Dieu et marchez dans la charité, à l’exemple de Christ, qui nous a aimés, et qui s’est donné lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice, comme un suave parfum. (Éphésiens 4.32 et 5.1-2)

Et l’Éternel dit : Si je trouve dans Sodome cinquante justes, je pardonnerai à toute la ville à cause d’eux. (Genèse 18.26)

Il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités ; le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. (Ésaïe 53.5)

Ouvre ta bouche pour le muet, pour la cause de tous les délaissés. (Proverbes 31.8)

Ouvre ta bouche pour le muet. J’aime cette parole, parce qu’elle est très vieille et très douce. vieille comme les maux dont souffre la pauvre humanité, douce comme la pitié qui soulage et répare. Je veux la prendre d’abord dans son sens direct et simple, et puis en tirer des conséquences plus lointaines.

Celui qui a écrit cette parole, songeait à la défense de quiconque ne peut se défendre lui-même. Le muet est sans armes en face de l’accusateur : il ne peut ni répliquer, ni se justifier. Sa situation est terrible. Personne ne parlera-t-il pour lui ? Pour l’honneur de l’humanité, c’est son infirmité même qui le défend, c’est sa faiblesse qui devient son bouclier. Une obscure consigne de la conscience, qui donne en même temps des ordres et la force nécessaire pour les exécuter, crie à tout homme : parle pour le muet, ne permets pas qu’on l’insulte et le maltraite. Et par muet, il faut entendre non seulement celui qui est privé de la parole, mais celui qui est trop infime, trop timide, trop inintelligent pour élever la voix, ou encore celui que le devoir oblige à se taire. Une des plus grandes lâchetés consiste à attaquer des gens qui ne peuvent pas nous répondre, liés par le secret professionnel, par la hiérarchie, ou par des circonstances fatales. Il faut parler pour eux, écrire pour eux, crier pour eux. Voilà un noble usage de cette parole que nous avilissons tous les jours par nos abus. Que de conversations inutiles, que de méchants propos, que de sons vides dans l’existence humaine. Parle pour le muet, c’est ce que tu peux faire de mieux de ta langue.

I

Tout naturellement le sens de ce conseil se modifie et devient tour à tour : Entends pour le sourd, regarde pour l’aveugle, parle pour le muet ! Ceux qui jouissent de l’usage normal d’un sens ne songent pas, en général, à s’en féliciter. Mais près des infirmes on apprend à connaître le prix de la santé.

Pour celui qui entend, la plupart des conversations paraissent banales. Le plus souvent il ne leur trouve ni charme ni sel. Quelquefois il en est si fatigué qu’il aspire au silence. Ainsi méprise-t-on les fleurs dans la saison où tous les jardins, tous les champs et toutes les haies en foisonnent. Mais que vous rencontriez une fleur en hiver, ou, en plein désert, un bouquet d’herbes et d’arbres, c’est tout autre chose ! — Le sourd est condamné au silence. Il en est environné comme d’un abîme. En pleine société, il est seul, plus seul que lorsqu’il n’y a personne. Ces figures qu’il voit, ces gestes, ces signes divers échangés, il n’y comprend rien. Il ne sait ni pourquoi on hausse les épaules, ni ce qui subitement assombrit la mine des gens, ni de quoi ils rient. Peut-être est-ce de lui qu’on rit ? Une telle situation est extrêmement pénible. Aussi le sourd voue une reconnaissance touchante à celui qui se donne la peine de lui faire parvenir quelques bribes de conversation, et de lever l’interdit qui pèse sur lui. Le moindre mot le surprend, illumine son regard, distrait sa pauvre âme livrée à l’idée fixe et à la solitude. Il est presque impossible de se représenter le bien qu’on peut faire en entendant pour le sourd. Regarde pour l’aveugle.

J’ai connu des aveugles qui éprouvaient une satisfaction extraordinaire à se trouver sur une haute montagne ou en face d’une belle vue. Cela paraît surprenant, mais cela est fort naturel. N’ont-ils pas autour d’eux l’air des hauteurs, ne sentent-ils pas la chaude lumière du soleil qui fait éprouver un bien-être si vif ? Mais ce paysage qu’ils sentent là, près d’eux, ils ne peuvent le voir. Alors, voyez-le pour eux. Décrivez ! Il n’y a pas de travail plus intéressant et mieux récompensé que celui qui consiste à décrire un paysage à un aveugle, surtout si cet aveugle a vu clair jadis et sait, de souvenir, ce qu’est une couleur, une forme éclairée.

L’aveugle auquel vous décrivez un paysage présent, est infiniment plus captivé que n’est l’homme clairvoyant auquel vous racontez de mémoire les sites d’un beau pays absent. Car le clairvoyant est toujours distrait par quelque objet qu’il a sous les yeux et qui fait concurrence à l’image intérieure. Et vous-même, vous peignez de souvenir. Mais lorsque vous décrivez à un aveugle ce qui vous frappe à l’instant même, vous lui donnez vraiment l’illusion de la vue. Il voit par vos yeux. Il y a dans son âme de la lumière et des couleurs. La verte houle des forêts, les flots jaunes des moissons, cette rivière qui se déroule là-bas, par les prairies, comme un ruban d’argent ; ce fleuve dont les eaux se transforment en or liquide, au brasier du couchant, tout cela rayonne devant sa vue intérieure. Et pourtant ce n’est pas là ce qui réjouit le plus cet aveugle. Ce qui l’émeut, le transporte, non seulement s’il est votre père, votre fils, votre ami, mais même un simple compagnon de route, c’est qu’il voit à travers vous, c’est que, pour une heure, vous réalisez la loi sainte qui veut que l’homme se doive à l’homme, et qu’il ait l’échange fraternel.

Et ce qu’il éprouve, lui, vous l’éprouvez sous une autre forme : Dieu bénit cette lumière qui est dans vos yeux et que vous avez prêtée à l’aveugle. Il vous rend heureux du bonheur que vous procurez ; et de ce spectacle que vous regardez pour un autre, non seulement vous ne perdez rien, mais il est bien plus beau que si vous le regardiez seul.

Au nombre des bons offices que nous pouvons rendre aux infirmes, figurent en première ligne certains procédés, au moyen desquels la science et la longue patience charitable sont parvenues à diminuer leurs privations. Parler pour le muet est beau ; arriver, à force de génie et de persévérance, à lui rendre l’usage de la parole, c’est plus beau.

Nous nous trouvions à Bordeaux, un grand nombre d’amis, à l’occasion d’un congrès, et nous visitions l’admirable établissement des enfants sourds et muets. Des personnes compétentes nous expliquaient la méthode d’enseignement dont l’invention, aussi bien que la pratique, supposent un degré de bonté et d’intelligence hors de comparaison avec l’enseignement ordinaire, si difficile déjà. Nous fûmes émerveillés de voir des jeunes filles, sourdes et muettes, lire nos paroles sur nos lèvres et nous répondre. Mais ce qui nous toucha, ce qui nous émut jusqu’aux larmes, ce fut la prière de Jésus dite par toute une classe. Notre Père qui es aux cieux ! Lorsque ces accents tombèrent de ces lèvres qui semblaient condamnées au silence éternel, il me sembla que le Christ lui-même, invisible et présent, les disait encore avec nous, et la vivante charité du Sauveur me fut à tel point sensible dans cette œuvre de miséricorde et de fraternité, que je me crus transporté aux jours de l’Évangile, aux jours dont le prophète disait qu’ils rendraient la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds et qu’ils délieraient les langues muettes.

Des impressions analogues sont éprouvées par celui qui visite une école d’aveugles. Je ne veux mentionner, parmi toutes les heureuses trouvailles destinées à remplacer chez les aveugles un sens perdu, que l’écriture Braille, cette écriture en pointe saillante, qui leur permet de lire en palpant les lettres au bout de leurs doigts. C’est un aveugle qui a inventé cette écriture, et des milliers de frères en infirmité l’ont béni dans sa tombe pour les services qu’il leur a rendus. Vous, mes frères, qui avez le bonheur d’y voir clair, vous pouvez vous associer à ces bienfaits. En effet, les volumes en écriture Braille sont longs et coûteux à imprimer, et une foule de belles œuvres restent étrangères aux aveugles. Mais avec un peu d’usage et beaucoup de bonne volonté, on peut copier ces livres. Il y a des personnes rendues immobiles par des accidents ou des maladies et qui ne savent que faire de leur temps : voilà de quoi le remplir. D’autres ont des loisirs à occuper : quel emploi meilleur pourraient-elles leur assigner ?

Pour mieux marquer la place que peut prendre, dans une vie d’infirme, la possession de livres et la connaissance de l’écriture Braille, je citerai un trait de la vie du R. P. Joseph-Célesti. Après avoir passé vingt ans, comme missionnaire, aux îles Seychelles, le père Joseph-Célestin y faisait construire une église, et voici ce qu’il raconte : « Le 23 décembre 1890, un éclat de granit, parti sous le marteau d’un ouvrier, vint me briser l’œil gauche. Un mois après, je perdis la vue de l’autre œil et l’ouïe. » Cet homme si actif fut subitement réduit à l’inaction, à un régime pire que celui du plus noir cachot, et de plus, il éprouvait d’intolérables souffrances. Aussi, dit-il : « Depuis cette époque je n’ai jamais eu un jour de bon. Ah ! je comprends et j’excuse le suicide chez ceux qui ne croient pas en Dieu. Un jour, après avoir reçu la sainte communion, je priai : Ne m’accorderez-vous donc plus rien ?… je ne puis plus y tenir dans cette prison sans ouverture !… Le soir même, un Père d’un couvent de Paris me faisait parvenir une feuille d’alphabet Braille. Je compris que c’était la grâce demandée le matin… »

Après un apprentissage assez pénible, le père Joseph-Célestin écrit : « L’ouverture de ma prison est faite. Comment pourrai-je exprimer le bonheur que j’éprouve de pouvoir lire et écrire en Braille ! Ma vie est toute changée : j’ai des livres ; chaque dimanche la Revue Braille m’apporte une agréable distraction ; j’échange déjà quelques correspondances, j’oublie mon malheur, je me sens revivre. Ce n’est plus cet affreux isolement, cette longue nuit décourageante, ce silence de mort, voisin du tombeau ; c’est le retour à la vie, à la lumière, à la liberté de l’intelligence ; c’est la joie du captif qui voit tomber ses fers. Que Dieu soit béni de la faveur insigne qu’il vient de m’accorder, et que ma reconnaissance s’unisse à celle de tous les aveugles, pour le remercier d’avoir inspiré à Louis Braille une si utile méthode. » À de tels cris du cœur, que pourrait-on ajouter ?

II

Du domaine des infirmités corporelles, passons maintenant, par une transition tout indiquée, aux infirmités morales. Ici, les paroles : parle pour le muet, entends pour le sourd, regarde pour l’aveugle, prendront un sens élargi. Chaque don de l’esprit, chaque qualité du cœur est une force qui doit avoir sa fonction dans l’ensemble dont nous sommes les membres, et y suppléer aux faiblesses, aux insuffisances d’autrui. Il n’y a pas une seule qualité humaine qui ne manque à beaucoup d’hommes. À ceux qui ont cette qualité il appartient de l’exercer pour ceux qui ne l’ont pas. Je vais formuler quelques avis brefs, pour commencer à donner un peu de corps à une idée, banale en apparence, mais au fond très étrangère à nos conceptions courantes et à nos pratiques. Voici :

Sois bon, pour remédier à la méchanceté des méchants, pour la réparer et pour la racheter.
Sois pieux, pour faire contrepoids à l’impiété des impies, pour la réparer et pour la racheter.
Sois pur, pour combattre l’impureté des impurs, pour la réparer et pour la racheter.
Sois large de cœur, pour suppléer à l’étroitesse des sectaires, pour la réparer et pour la racheter.
Sois ferme, pour corriger la fragilité des caractères faibles, pour la réparer et pour la racheter.

Nous sommes ici en pleine morale collective, très loin du domaine restreint de la responsabilité individuelle, au milieu de lois qui nous enveloppent, mais que nous ignorons. C’est une des plus graves erreurs que de dire qu’on ne peut pas faire le bien à la place d’autrui, comme on ne peut pas manger pour autrui. D’abord, quelque singulier que paraisse ce propos, je déclare qu’on peut manger pour un autre. — Le soldat qui défend son pays, le garde-malade qui veille près de nous, tout homme voué au service des autres et remplissant une fonction utile à l’ensemble, ne mange pas pour lui-même, comme il ne vit pas pour lui-même. C’est pour toi, pour moi qu’il se nourrit, se repose et se fortifie. S’il venait à faiblir à son poste, faute de subsistance, c’est nous qui en pâtirions. On peut donc manger pour autrui, et on peut faire le bien à la place d’autrui. Nous faisons en général le contraire. Quand le mal arrive, nous le stigmatisons, nous le condamnons, nous le méprisons, quelquefois aussi nous l’imitons. Mais le mal ne nous excite pas à faire le bien.

Cela n’est pas dans l’ordre, cela est contraire à la loi profonde qui doit gouverner toute notre conduite. Quand nous voyons un aveugle, nous avons cette impression : Ici la lumière manque, il faut remédier à son absence, il faut voir clair pour celui qui est dans les ténèbres. Mais quand nous rencontrons un méchant, nous ajoutons à sa méchanceté. Exemple : Vous êtes disposé le mieux du monde, plein d’excellentes intentions, et vous adressez une question bienveillante à quelqu’un. Ce quelqu’un est brusque, aigri, et vous répond mal. Aussitôt vous changez de ton, et vous vous faites son écho, et vous croyez bien faire. Vous penseriez manquer à un devoir en répondant bien à qui vous parle mal. Je ne vous accuse ni ne vous condamne, et même il me serait difficile de dire à quel point je vous comprends.

Mais si votre procédé est compréhensible, il n’est pas pour cela pratique et sage ; s’il se justifie devant le raisonnement vulgaire et le droit trivial, il ne résiste pas à l’examen calme et désintéressé. Voyons : Renoncez-vous à l’usage de la parole parce que vous rencontrez un muet, ou à l’usage de vos jambes parce que vous rencontrez un paralytique ? Pourquoi donc quittez-vous votre bonne humeur et votre cordialité, lorsque vous vous heurtez à un grossier personnage ou simplement à un être grincheux ? Peut-être trouvez-vous contraire à votre dignité, humiliant, de vous laisser dire des sottises ? Mais ne pourrait-on pas affirmer, en se plaçant à un point de vue plus élevé, que la dignité consiste à être soi-même et à le rester, et que, s’il y a une chose humiliante, c’est de laisser changer ses dispositions et jusqu’au son de sa voix par le premier venu. Habituons-nous à cette règle d’une simplicité parfaite : il vaut mieux, dans la vie, apporter ce qui manque qu’ajouter encore à ce qui abonde déjà. Or, lorsque les gens vous disent toutes sortes de choses désagréables et injustes, il est évident que ce qui abonde, c’est l’injustice, la mauvaise foi et la méchante humeur. Pourquoi y ajouter encore, puisqu’il y en a de trop ; apportez plutôt ce qui manque.

Une petite scène de la vie enfantine m’a souvent paru contenir la plus touchante leçon à l’adresse des hommes. L’enfant sait que, lorsqu’on reçoit un service de quelqu’un, il faut lui dire merci. Or, souvent, lorsque l’enfant nous rend un service, nous oublions de le remercier. Après avoir attendu en vain le petit mot qui doit nécessairement être prononcé, il dit alors lui-même : « merci », et s’en va. Il a le sentiment, l’enfant, que quelque chose doit se faire et ne se fait pas : donc, il s’en charge lui-même.

Si nous comprenions la grandeur d’une pareille leçon ; le monde marcherait mieux, et nous ne serions plus violents pour les violents, rusés pour les rusés, nous laissant entraîner successivement à toutes les métamorphoses, au plus grand détriment de notre conduite et de celle de nos semblables.

On ne se rend pas assez compte de tout ce qu’on peut pour les autres. J’en appelle à vos souvenirs : S’il y a quelque chose de personnel et d’intime, c’est le courage. Il semblerait impossible d’en avoir pour les autres, de vouloir à leur place, puisque cela exige une détermination personnelle. Pourtant, chacun a éprouvé ce qu’est pour notre volonté l’appui d’une volonté sûre, amie, qui nous soutient aux moments critiques. Et cet appui ne reste jamais extérieur, il se transforme : la force des autres ne demeure pas à l’état d’aide étrangère, elle devient notre force. Comme un vin généreux ou une nourriture fortifiante, elle pénètre en nous, se transforme en notre suc et notre sang, court dans nos veines, bat dans notre poitrine, étincelle dans nos regards. La parole même et le contact direct ne sont pas nécessaires pour produire ce résultat ; il peut se produire à distance, et à l’insu de ceux à qui nous le devons. La figure d’un passant, une grande douleur courageusement portée, un acte de patience ou de justice dont nous avons connaissance, nous inspirent et nous vivifient, sonnent à travers notre âme le réveil de toutes les bonnes forces endormies. Vous vous débattez dans des difficultés, votre regard s’est troublé, votre bonne volonté aussi.

Un de ces moments pénibles d’abattement et de découragement, où l’homme n’est plus que l’ombre de lui-même, passe sur vous. Dans ces circonstances, un journal tombe entre vos mains. Vous y lisez qu’à tel jour, au cœur de l’Afrique, surpris dans une embuscade, entouré d’ennemis supérieurs en nombre, un officier, qui ne parle pas votre langue et ne lutte pas pour votre cause, a gardé son calme, que pour mieux montrer sa tranquille résolution il a, dans un pareil moment, devant ses troupes cernées et perdues, allumé son cigare, rappelé en mots brefs le souvenir de la patrie et le devoir d’un soldat, et ensuite marché à l’ennemi et à la mort certaine. — Cela tient en trois lignes. Et lorsque vous l’avez lu, vous vous levez, vous sortez de votre abattement, vous organisez la résistance ; vous regardez vos difficultés en face, vous vous sentez de l’entrain, de la virilité, je ne sais quelle généreuse ardeur de lutter. Et toute cette vie, ce précieux ressort de courage qui vous anime, vous le devez à des inconnus, à des vaincus et des morts couchés là-bas sans sépulture et sans nom. Quelle preuve de ce que nous pouvons les uns pour les autres !

Aux époques d’inquiétude intellectuelle et de désagrégation morale, que faut-il enseigner à la jeunesse, et prêcher à la foule ? C’est une question du plus haut intérêt ; mais la réponse est souvent difficile à donner. Ce que nous venons de dire peut aider à nous mettre sur la voie. Puisqu’il y a de l’incertitude dans les esprits, et que la démarche de la plupart des gens devient vacillante, soyez ferme pour ceux qui manquent de fermeté, vigilant pour ceux qui dorment. Apportez ce qui manque. Il résulte de cette indication sommaire que lorsque la vertu baisse dans le public, il ne faut pas se contenter d’être d’une vertu moyenne suffisante pour nous. L’heure est venue alors de renforcer son énergie, de ceindre ses reins, d’être pur, véridique, intègre, sûr de soi et de son chemin, comme si l’on avait à fournir toutes ces qualités pour tous ceux qui ne les ont pas. Plus la température morale baisse autour de vous, plus il faut alimenter la flamme intérieure.

Vous me demanderez, peut-être, à quoi peut servir tant de vie intérieure, de fidélité, de sévérité pour soi-même, au milieu d’une société vouée aux dissipations et à toutes les défaillances ?

Laissez-moi vous dire que les trésors invisibles ne sont pas pour cela inactifs. Par quel chemin passent les germes des épidémies, les microbes meurtriers, toutes les contagions funestes ? Vous n’en savez rien. Des causes imperceptibles sont à l’œuvre, et lorsqu’on s’en aperçoit, le mal est déjà fait. Les sources profondes du bien sont cachées, comme celles du mal. Ce qu’un obscur malfaiteur médite aujourd’hui dans le silence des nuits, au fond d’une cellule de prison, peut éclater demain dans le domaine de la vie publique, entraîner d’autres esprits, semer le désordre et les ruines. Et ce qu’un cœur droit et aimant prépare modestement dans sa retraite, peut devenir le point de départ d’un réveil de la conscience publique. La balance est trop mystérieuse où tombent les actions et les pensées des hommes, elle est trop cachée à nos regards pour qu’il nous soit donné de juger toujours de quel poids y pèsent nos aspirations, nos efforts et nos souffrances, mais rien ne lui échappe. Par je ne sais quelle correspondance impossible à saisir, tout ce que fait une créature humaine se fait pour les autres, leur profite ou leur nuit.

Le sentiment obscur de ces relations, de ces compensations, de ce besoin d’équilibre a inspiré souvent, dans l’histoire, les actes les plus héroïques. On ne les a pas toujours compris. Parfois le monde les a jugés excentriques, comme il a jugé certaines exagérations monacales,. Il ne sentait pas que, sous ces formes de vie choquantes, ces existences d’ascètes, ces macérations, ces poussées formidables dans une même direction intellectuelle, ou une forme de l’art, de la littérature, de la coutume, il y avait la tendance à rétablir un équilibre rompu. La rigidité de Calvin a eu sa raison dans le relâchement des mœurs ; la pauvreté de saint François d’Assise, dans le faste insensé de ses contemporains. La tempérance sévère et l’abstinence de quelques-uns a pour cause l’intempérance et les vices des autres. Il faut bien, a dit le poète, qu’il y ait des gens qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais, et toutes ces manifestations de la solidarité profonde des hommes, ne sont-elles pas comme autant de leçons répétées de cette cohésion que les Prophètes ont énoncée, que le Christ a subie, et par laquelle s’accomplit douloureusement le salut du monde ? Ah, je le sais, il y a là une des plus violentes épreuves pour notre raison journalière, et personne, jamais, ne pourra évaluer par quelles expériences cruelles, par quelles luttes il a fallu que passe l’humanité, pour en arriver à produire et à comprendre des paroles comme celle d’Ésaïe : « Il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités ; le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. »

Aux yeux de la simple justice humaine, il n’y a pas de pire atrocité que de punir l’innocent pour le coupable, et de tenir lieu au coupable de la justice de l’innocent. Mais ne sommes-nous pas obligés de reconnaître, malgré cela, que la vie ne répond pas à notre idée de la justice ? Ce n’est pas celui qui fait le mal qui en pâtit le plus, ni celui qui fait le bien qui en tire le plus de profit. À chaque instant, la cloison où nous enfermons la personne humaine, avec les suites de ses actions, est rompue, et le mal comme le bien se répand au delà de ses auteurs. Ne doit-on pas reconnaître, après cela, que notre petite mesure individualiste ne suffit pas pour mesurer l’univers moral ; qu’on ne peut pas séparer la perte et le salut d’un homme, de la perte et du salut des autres ; qu’il y a moins de distance que nous ne pensons entre « moi » et « toi » ; que « l’autre » c’est un peu nous-mêmes, et que « nous » c’est un peu lui ? De regrettables abus ont empêché cette vérité de faire son chemin.

Chacun se souvient de la lutte contre les indulgences, qui devint en Allemagne le point de départ de la Réforme. Les vendeurs d’indulgences disaient qu’un trésor était amassé par les vertus et les souffrances du Christ, par la constance des martyrs et le mérite des saints, et que ce trésor servait à offrir aux pécheurs de toute sorte de quoi racheter leur mauvaise vie. Parti de ce principe, on se permit de vendre des indulgences à prix d’argent. Et, depuis cette époque, il y a dans le monde comme une sorte de réprobation sur cette doctrine, que le mérite d’un autre peut nous être attribué. — Nous sommes devenus, plus que jamais, partisans de la justice individuelle, et la valeur de chacun nous apparaît distincte, comme son sort nous apparaît isolé. En cela nous nous trompons étrangement. Certes on a tort de vendre ce que Dieu donne, et de faire de l’argent avec des crimes, du repentir ou de la vertu, comme si le royaume de Dieu était un marché. Mais le fait le plus évident de l’histoire est, que les fautes et les mérites des autres sont nos fautes et nos mérites. Nous portons le fardeau de péchés que nous n’avons pas commis, et nous héritons des avantages d’une vertu qui ne nous a coûté aucun effort. Nous payons tous les jours les uns pour les autres.

Dans une de ses pages les plus célèbres, l’Ancien Testament dit que les suites funestes du mal s’étendent jusqu’à la quatrième, et celles du bien jusqu’à la millième génération. Il n’y a pas là un dogme arbitraire, mais la constatation d’un fait qu’il faut reconnaître et qui est à la fois terrible et consolant. Notre siècle est enclin à n’en retenir que le côté sombre. L’ancienne doctrine du péché originel et de la perversion héréditaire, s’est transformée en une théorie scientifique d’une effrayante gravité et d’un fatalisme décourageant, et, frappés par la puissance du mal, nous perdons le bénéfice de la douce loi qui compense et corrige la loi funeste. — Revenons à cette loi qui s’ébauche dans l’ancienne alliance, qui se révèle avec force dans l’alliance nouvelle : le monde est racheté par les souffrances et le mérite du Juste ; et le juste, ce n’est pas le Christ seul, c’est l’humanité sainte en vivante communion avec lui. Il nous l’a suffisamment répété.

Que serait devenue la société sans le sel qui la pénètre et en empêche la pourriture ? Que serait devenue, sous le vieux fardeau des misères, des hérédités néfastes, des corruptions séculaires, la pauvre humanité, s’il ne circulait pas dans ses veines un virus généreux, capable de combattre toutes les corruptions ? Il y a longtemps qu’elle aurait succombé. Mais un monde où Jésus a été possible ne peut pas périr. Au feu ardent de la vie qu’il nous a révélée, toutes les impuretés seront consumées. Voilà de quoi remonter les courages et enflammer le zèle. Associons-nous à l’œuvre de salut, et que la flamme que le Christ vint allumer brûle en nous. Soyons à lui ! qu’il vive en nous, que son esprit s’agite dans nos cœurs et se sente dans nos mains ! Ne regardons plus à la difficulté des temps, à l’abaissement du niveau moral, à la diminution de la foi. Parlons pour le muet, voyons pour l’aveugle, marchons pour le paralytique !

Croyants, n’excluez pas les incrédules, croyez pour eux ; ne jugez pas le méchant, ne le condamnez pas, ne désespérez pas de lui ; frappez-vous la poitrine pour le mal qu’il a fait, et faites à sa place le bien qu’il ne connaît pas. Voilà la meilleure arme de combat, le secret des grandes victoires. Si nous avions de la foi gros comme un grain de moutarde, nous apprendrions ce qu’est le levain quand il est vraiment actif, et de quelles inerties, de quels ferments contraires il peut avoir raison. Nous apprendrions de quel poids la vie d’un seul juste pèse dans la balance éternelle, et qu’il suffit de quelques vies pures en qui rayonne l’amour de Dieu et de leurs frères, pour régénérer un peuple, pour effacer l’iniquité de toute une Sodome !

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant