Cultures nouvelles dans le pays de Vaud. — Jardins modèles. — Culture du mûrier dans le canton de Berne. — Manufactures à Lausanne. — Fin du commerce de colportage dans le pays de Vaud. — Manufactures de soie à Berne. — Manufactures à Zurich. — Commerce de Neufchâtel. — Progrès de l’industrie à Genève. — Horlogerie. — Commerce de contrebande.
L’activité que déployèrent les réfugiés pour lesquels commençait une existence toute nouvelle, excita l’émulation la plus vive parmi les Suisses, et produisit les résultats les plus surprenants et les plus heureux. L’agriculture d’abord dut de notables progrès à l’intelligence de ces paysans du Languedoc et du Dauphiné qui, eux aussi, avaient quitté leurs chaumières, pour trouver la liberté religieuse sur le sol étranger. Ils perfectionnèrent, surtout dans le pays de Vaud, la culture de la vigne et du mûrier. Avant leur arrivée, la plupart des légumes que l’on cultivait dans le midi de la France étaient inconnus dans cette province. Nulle part on n’y voyait encore de jardins potagers. La nourriture journalière des habitants était uniforme et grossière. Les réfugiés transformèrent entièrement les champs qu’ils reçurent en partage. Un grand nombre de jardiniers renommés, et parmi eux les Combernous, les Dumas, les Moulin, s’établirent dans le fertile district de Cour, non loin de Lausanne. Ils y introduisirent la culture d’une multitude de légumes et de fruits nouveaux. Ils y créèrent des jardins modèles que les Vaudois imitèrent bientôt. La direction des écoles de charité tira parti du voisinage de ces agriculteurs habiles. Elle mit plusieurs de ses élèves en apprentissage chez eux. Peu à peu la culture des potagers et des pépinières se propagea sur les bords du lac Léman, et ces premiers établissements fournirent de légumes et d’arbres fruitiers non seulement les environs de Lausanne, mais le pays de Vaud tout entier et jusqu’aux cantons voisins de la Suisse allemande. Encore en 1761, l’usage des jardins était presque ignoré dans les villages éloignés de la capitale de cette contrée riante. Aujourd’hui elle présente partout un aspect féerique qui frappe le voyageur d’étonnement et d’admiration.
Berne et Zurich reçurent également un certain nombre de familles de laboureurs qui enseignèrent aux cultivateurs indigènes les procédés supérieurs de l’agriculture de leur pays natal. La culture du mûrier fut surtout propagée aux alentours de Berne par Brutel de la Rivière, originaire de Montpellier, auquel les magistrats assignèrent un champ vaste et fertile dans lequel il établit une magnifique plantation de jeunes mûriers qu’il avait apportés du Languedoc.
La présence des réfugiés servit encore, au bout de peu d’années, à développer l’industrie et le commerce dans presque toutes les villes où ils se fixèrent. A Lausanne ils établirent des chapelleries, des imprimeries, des poteries, des tanneries, des fabriques d’indienne, de cotonne, de bas. Jusqu’alors le trafic intérieur ne se faisait dans le pays de Vaud qu’au moyen des colporteurs, et les articles les plus nécessaires à la consommation provenaient de Bâle, de Zurich et de Genève. Non seulement les réfugiés exercèrent des industries nouvelles qui répandirent la prospérité à Lausanne, mais ils y ouvrirent les premiers des magasins et des boutiques, et substituèrent ainsi le commerce régulier au trafic d’occasion qui seul avait été jusqu’alors en usage dans cette contrée.
A Berne ils créèrent des manufactures de soie, de laines, de draps, de bas tigrés et mélangés de couleurs. Les soieries les plus élégantes sortirent bientôt des établissements de Dautun et de Junquières. Deux familles d’ouvriers qui avaient travaillé aux Gobelins apportèrent à Berne, l’art de la broderie des tapis. On conserve encore à l’hôtel de ville un riche tapis qui orne la table du conseil et qui fut payé mille écus à deux sœurs qui l’avaient brodé avec l’art le plus exquis. Le temps a respecté jusqu’à ce jour les magnifiques dessins et jusqu’à la vivacité des couleurs de ce chef-d’œuvre de l’industrie réfugiée. Le gouvernement comprit bientôt quels immenses avantages le pays pourrait retirer des manufactures nouvelles. Aussi les favorisa-t-il par tous les moyens. En 1686, il prêta une somme considérable à des émigrés de Valence, pour les aider à fonder une fabrique de draps. Cette même année, un vaste bâtiment situé près de l’église française fut cédé par les magistrats à des entrepreneurs de manufactures diverses, et tous ceux qui venaient exercer quelque métier utile reçurent des encouragements.
A Zurich comme à Berne, les manufactures fondées par les fugitifs furent protégées de toute manière par le gouvernement. Les particuliers les plus riches avancèrent des fonds aux fabricants, et l’État se porta garant de leur solvabilité.
A Neufchâtel, où les émigrés arrivèrent en moins grand nombre, ils se livrèrent de préférence au commerce. Là se fixa Jacques Pourtalez, du Vigan, qui s’enrichit par le négoce et dont les descendants possèdent aujourd’hui une des plus grandes fortunes de l’Europe.
Ce fut surtout à Genève que l’industrie prit un remarquable essor à la fin du dix-septième siècle. Dans les années qui précédèrent ou suivirent de près la révocation, le conseil eut à promulguer des règlements pour les dévideurs et les mouliniers en soie, pour les chamoiseurs, les maroquiniers, les aiguilletiers, les passementiers, les taffetatiers. Dès l’an 1685, on comptait à Genève quatre-vingts maîtres et deux cents ouvriers orfèvres et joailliers. La librairie occupait également un grand nombre d’ouvriers, La fabrication des soieries qui remontait au règne d’Henri IV était en voie de prospérité et de progrès. En 1688, un riche Nîmois, Jacques Félix, reconstitua dans cette ville un grand établissement de bas de soie et de laine qu’il avait dirigé en France. Il était parvenu à y faire voiturer huit métiers avec lesquels il recommença ses travaux. Son frère Louis reçut l’autorisation de fonder une fabrique de taffetas et de rubans. La passementerie occupait à elle seule deux mille ouvriers. Un réfugié nommé Thélusson prit la plupart d’entre eux à son service et introduisit à Genève une nouvelle manufacture de passementerie à plusieurs navettes. Généralement les ouvriers du nord de la France, et surtout de Paris, de Dijon, de Maçon, étaient orfèvres, bijoutiers ou affineurs ; ceux du Midi étaient presque tous veloutiers, drapiers, ouvriers en soieries. Tous ceux qui avaient une aptitude spéciale, et que l’on jugeait capables d’exercer quelque métier, ou de travailler à quelque manufacture, furent retenus à tout prix. Parmi les fabricants divers qui affluèrent à Genève, on remarqua surtout une quantité considérable d’horlogers dont l’industrie ne tarda pas à prospérer dans cette ville et dans tout le pays qui l’entoure. En 1685, on n’y comptait encore que cent maîtres horlogers et trois cents ouvriers qui livraient au commerce cinq mille montres par an. Cent ans après, cette même industrie occupait dans la ville seule six mille ouvriers qui fabriquaient tous les ans plus de cinquante mille montres, et depuis elle a encore augmenté. Pendant tout le dix-huitième siècle, Genève exporta ses pièces d’horlogerie dans les contrées voisines. Si les horlogers parisiens conservèrent la prépondérance pour l’excellence de leurs produits, les horlogers genevois eurent sur eux le privilège du bon marché.
Le commerce de contrebande établi par les réfugiés constitua pour la France une perte nouvelle. Ils se faisaient envoyer par les correspondants qu’ils avaient à Lyon et dans les principales villes du Dauphiné une multitude d’articles de consommation journalière qu’ils débitaient en Suisse et dans les pays limitrophes. Les Genevois étaient les intermédiaires de ce trafic. Profitant de leur connaissance des lieux, ils faisaient transporter les marchandises par des chemins détournés dans les montagnes du Jura et frustraient ainsi la douane de Valence. Dans l’espace de deux ans, les trois frères Jean, Jacques et Louis Mallet parvinrent ainsi à retirer du royaume des articles manufacturés de la valeur de plus d’un million de livres, que les réfugiés trouvèrent moyen de revendre avec avantage aux foires franches de Soleure et des autres cantons. « Tous les jours, écrivit Tambonneau, ils disent à ma femme, quand ils n’ont pas des toiles, des draps, des étoffes de soie, des dentelles et autres choses comme on les voudrait, qu’elle n’a qu’à leur faire savoir ce qu’elle veut, et qu’ils demanderont à leurs correspondants. » Comme ils se contentaient de bénéfices moindres que les colporteurs du pays, ils ne laissaient pas d’exciter de vives jalousies. Le gouvernement français avait également un grand intérêt à empêcher la continuation d’un commerce clandestin qui diminuait les revenus publics. « Vous avez bien fait, écrivit Louis XIV à son ambassadeur, de m’informer des fraudes que font les réfugiés français en Suisse par les facilités que leur donnent les habitants de Genève, et je ferai examiner les moyens que l’on pourra mettre en usage pour en empêcher la continuation. »