L’empereur Charles IV régnait encore en Bohême, lorsqu’en l’année 1373 Jean Hus naquit dans ce royaume, au bourg de Hussinetz, d’où il tira son nom. Cet enfant, destiné à causer dans son pays et dans toute l’Allemagne un si profond ébranlement, reçut le jour, comme Luther, d’honnêtes paysans, qui n’épargnèrent aucun sacrifice pour son éducation ; bonnes et simples gens qui ne pensaient qu’à lui assurer un avenir heureux, en le faisant si bien instruire dans les lettres sacrées et profanes, sans songer qu’ils ornaient de tous leurs soins une victime pour le sacrifice.
Hus acheva ses études à Praschatitz, ville voisine du lieu de sa naissance, et ensuite sa mère, devenue veuve, le conduisit elle-même à Prague, pour y prendre ses degrés dans la célèbre Université de cette capitale. Les contemporains nous ont transmis une circonstance fort peu grave de ce voyage, mais qui peint d’une façon toute naïve le caractère simple et touchant de cette digne et excellente femme. Ayant pris avec elle une oie et un gâteau pour en faire don au recteur, chemin faisant l’oie s’échappa. Cet incident fâcheux parut d’un funeste augure à la pauvre mère, qui, tombant à genoux, demanda pour son cher enfant la bénédiction de Dieu, poursuivit sa route, partagée entre le regret de la perte qu’elle avait faite et l’inquiétude d’un semblable présage.
L’histoire ne nous a conservé sur la jeunesse de Jean Hus que fort peu de ces détails précieux, où l’on aime à étudier les développements d’un grand caractère, et par lesquels l’homme mûr se révèle quelquefois tout entier dans l’enfant. Nous savons pourtant qu’il annonça de bonne heure une piété fervente et une grande disposition à cet enthousiasme qui fait les dévouements sublimes. Lisant un soir d’hiver, auprès du feu, la vie de saint Laurent, son imagination s’exalta au récit des souffrances de ce martyr, et il mit sa propre main dans les flammes. Interrompu soudain et interrogé par un de ses condisciples, il répondit : « J’essayais quelle part des tourments de ce saint homme je pourrais endurer. »
On s’accordait à reconnaître en lui un esprit élevé, une parole facile et persuasive et une moralité exemplaire. « Jean Hus, dit le Jésuite Balbinus, qui d’ailleurs ne lui est point favorable, était plus subtil encore qu’éloquent ; mais la modestie et la sévérité de ses mœurs, sa vie ascétique et irréprochable, son visage triste et pâle, son extérieur languissant, et son affabilité envers tous, même envers les plus humbles, persuadaient mieux que la plus grande éloquence. »
Hus fit de rapides progrès dans ses nouvelles études, et ses talents se produisirent bientôt avec éclat. Il avait pris les ordres comme faisaient alors la plupart des lettrés et des savants, et ne se distingua pas moins dans l’Église que dans l’académie. Sa réputation parvint à la cour du roi Wenceslas, dont la seconde femme, la reine Sophie de Bavière, choisit Hus pour son confesseur ; il se fit des amis nombreux et puissants, autant par la faveur de cette reine que par son mérite personnel. Toutefois sa célébrité ne date que de l’année 1404, et la chapelle de Bethléem, qu’il desservait, fut le véritable berceau de sa renommée.
Les livres de Wycliffe étaient alors connus à Prague : le mariage de Richard II, roi d’Angleterre, avec Anne, sœur du roi de Bohême, ayant rapproché ces deux pays, de nombreux rapports s’étaient établis entre eux, et un jeune Bohémien, au retour d’un voyage en Angleterre, rapporta d’Oxford les ouvrages du grand hérésiarque. Jean Hus les lut ; mais des opinions si hardies l’étonnèrent alors sans le convaincre, et même, si nous en croyons Théobald, l’un des écrivains les mieux informés, Jean Hus aurait parcouru d’abord les écrits de Wycliffe avec une pieuse épouvante. Il donna le conseil au jeune homme de les brûler ou de les jeter dans la Moldau.
Bientôt cependant un grand nombre d’exemplaires des œuvres de Wycliffe furent apportés en Bohême, et Hus prit de ses doctrines une opinion beaucoup plus favorable. La lutte scandaleuse des deux pontifes, le luxe et l’arrogance des cardinaux, la corruption du clergé avaient fait sur lui une impression douloureuse qui l’agitait jusque dans son sommeil. Mais la révolte était encore loin de sa pensée, et il fallut pour l’y porter des circonstances inouïes. Si les scandales de l’Église, désolée par le schisme, blessaient son âme pieuse, toute rupture violente répugnait à son esprit doux et modeste, et il faut dire à sa louange que l’insurrection, dont il donna un des premiers l’exemple, n’était point de sa part une opposition systématique et froidement préméditée, mais l’effet d’une indignation chaleureuse, et elle fut beaucoup moins la rébellion d’une pensée indocile que la généreuse révolte d’un cœur droit et chrétien.
Jean Hus avait en Bohême de puissants soutiens. Le roi Wenceslas, toujours irrité de sa déposition du trône impérial, gardait rancune au pape qui l’avait approuvée. Etranger d’ailleurs à un réveil intellectuel dont il lui était impossible d’apprécier les causes ou de prévoir les suites, il tolérait, comme on l’a vu, le mouvement réactionnaire beaucoup moins par prédilection pour les partisans d’une réforme que par haine pour leurs adversaires. La reine Sophie couvrait en toute liberté les premiers, et surtout Jean Hus, de sa haute protection.
A mesure que se prolongeait le schisme, Hus étudiait plus sérieusement les écrits de Wycliffe, et il en parlait avec plus de louanges. Il ne se présentait ni comme chef de secte, ni comme novateur : il ne réclamait des autres pour lui-même ni admiration, ni soumission, ni éloges ; il tirait sa force de l’autorité de la parole divine qu’il prêchait dans sa chapelle de Bethléem avec un zèle infatigable, et que les prêtres avaient, disait-on, tellement défigurée ou voilée qu’il semblait que cette sainte parole se produisît alors en Bohême pour la première fois.
Moins hardi que Wycliffe, Jean Hus admettait en principe la plupart des dogmes fondamentaux de l’Église romaine, rejetés par le premier. Dans quelques-uns, tels que l’efficacité des prières pour les morts, l’adoration des saints, la confession des péchés, l’absolution et l’excommunication des prêtres, il blâmait beaucoup moins le principe que l’abus. Il semblait parfaitement d’accord avec Wycliffe sur trois points seulement, mais chacun d’une importance extrême, et qui sont : l’appel à l’Écriture comme seule autorité infaillible ; la nécessité de ramener le clergé à la discipline et aux bonnes mœurs, soit en le privant de toute intervention dans les affaires temporelles, soit en le dépouillant des biens dont il aurait fait un mauvais usage ; et enfin la dispensation des pouvoirs spirituels aux prêtres par le Saint-Esprit, en raison de leur pureté intérieure, et seulement autant qu’ils seraient aptes à les recevoir et dignes d’en user.
Le premier de ces trois principes renfermait en germe toute une révolution ; le second soulevait le clergé en masse contre Jean Hus, et rendait ses ressentiments implacables et mortels ; le troisième ne fut jamais clairement exposé ou défini par Wycliffe et par Jean Hus, et l’on ne voit pas qu’aucun d’eux, surtout le dernier, en ait jamais bien compris l’immense portée. Un tel principe n’est réellement admissible que dans les communions où tous les actes nécessaires à la régénération et au salut du chrétien doivent s’accomplir en lui-même, indépendamment des pouvoirs du prêtre ; où la vertu du sacrement donné n’est considérée comme opérant que selon la disposition intérieure de celui qui le reçoit ; où le fidèle, enfin, ne sent pas qu’il ait besoin entre Dieu et lui d’un autre intermédiaire que Jésus-Christ. Autrement, si le ministère du clergé est regardé comme doué d’une force, d’une vertu particulière, indispensable soit pour affranchir le jeune enfant du péché originel, soit pour absoudre les fidèles, pour légitimer les mariages ou perpétuer dans l’Église la succession apostolique, comment admettre que les vices de l’homme annulent dans le prêtre la vertu spirituelle des paroles et des actes ? Voilà le redoutable problème que Jean Hus ne put résoudre, et peut-être aussi la source cachée d’où jaillissaient tant de douleurs qui se lisaient sur son front pâle, et tant d’élans vers le sacrifice, vers le repos.
On comprend maintenant tous les combats qu’il eût à soutenir avant d’oser éclater, et il nous apprend lui-même comment enfin il s’y détermina. Après avoir rappelé le célèbre passage d’Ezéchiela où Dieu ordonne au prophète de percer la muraille du temple, afin de voir les abominations qui s’y commettaient : « Moi aussi, s’écrie-t-il, Dieu m’a suscité pour percer la muraille, afin qu’on découvrit la multitude des abominations du lieu saint. Il a plu au Seigneur de me faire sortir de l’endroit où j’étais, comme un tison arraché du feu. Esclave malheureux de mes passions, il a fallu que, comme Lot, Dieu m’ait tiré de l’embrasement de Sodome, et j’ai obéi à la voix qui me disait : Percez la muraille… Je vis ensuite une Porte, et cette porte était l’Écriture sainte à travers laquelle je contemplai à découvert les abominations des moines et des prêtres, représentés sous divers emblèmes. Jamais les juifs et les païens n’ont commis de si horribles péchés, en présence du Christ, que ces mauvais chrétiens et ces prêtres hypocrites en commettent tous les jours au milieu de l’Église. » C’est pourquoi depuis lors il alla partout, comme il le dit lui-même, prêchant, écrivant, ne donnant nul repos à son âme, insistant à temps et à contre-temps, prenant au corps le clergé tout entier sans épargner les plus puissants.
a – Lorsque j’eus percé la muraille, il parut une porte ; alors le Seigneur me dit : Entre et vois les effroyables abominations que ces gens-ci font en ce lieu. (Ézéchiel 8.8-9)
Cette opposition devint publique en 1407, l’année même du concile de Pise. Prague avait alors pour archevêque le timide Sbinko, homme de peu de lettres, mais en revanche d’un grand zèle pour les privilèges de son Église : ce zèle, toutefois, savait fléchir dans l’occasion ; la prudence de l’homme de cour modifiait dans Sbinko les principes absolus du dignitaire ecclésiastique, et ses façons d’agir à l’égard des fauteurs de l’hérésie étaient violentes ou mesurées selon que ceux-ci trouvaient à la cour de l’indifférence ou de la faveur. Déjà, quelques mois avant l’ouverture du concile, Jean Hus ayant invité le peuple à s’unir aux cardinaux et à se soustraire à l’autorité de Grégoire XII, l’archevêque, créature de ce pontife, avait tonné contre Hus et l’avait interdit. Bientôt après, cependant, Sbinko s’était vu forcé de reconnaître pour pape Alexandre V, l’élu du concile, et une première réconciliation eut lieu entre le prélat et Jean Hus. Cette paix n’était pas sincère, et, vers le même temps, éclata dans le sein de l’Université un fâcheux débat auquel Hus prit trop grande part : il triompha ; mais sa victoire lui devint fatale, car elle lui suscita plus d’ennemis que ne lui en aurait laissé une défaite.
L’université de Prague avait été fondée par l’Empereur Charles IV, sur le modèle des Universités de Paris et de Bologne, et partagée en quatre nations : la Bohême, la Bavière, la Pologne et la Saxe. Ces trois dernières étaient comprises sous le nom général de nation allemande ; trois voix était données à la Bohême, et une seule aux trois autres nations réunies ; mais avec le temps, ces dernières changèrent l’ordre des délibérations ; les Allemands usurpèrent les trois voix, et n’en laissèrent qu’une à la Bohême. Jean Hus réclama au nom de ses compatriotes ; il invoqua leurs privilèges avec plus d’ardeur que de prudence. Il fit voir alors cette droiture d’âme et cette inflexibilité de caractère qui se combinaient en lui avec l’absence du sens pratique et qui firent sa gloire et son malheur. Reconnaissait-il quelque part le droit ou la vérité : il y marchait aussitôt sans tenir compte des obstacles et des suites. Dans le procès des trois voix, il vit le droit des Bohémiens, et il n’examina pas ce que coûterait la victoire : il eut gain de cause ; la Bohême recouvra dans son Université quelques privilèges peu importants, mais elle perdit cette nombreuse jeunesse qui affluait de toute les contrées de l’Allemagne, et qui ajoutait beaucoup à la richesse et à la réputation de sa capitale. Furieux de leur défaite, les étudiants abandonnèrent la Bohême au nombre de plusieurs mille, et les autres Universités de l’Europe s’enrichirent des pertes que faisait celle de Pragueb. Cette désertion fit circuler dans toute l’Allemagne les opinions de Wycliffe, et servit grandement plus tard la cause de la réforme. Jean Hus, qui avait pris la plus grande part au succès, eut à souffrir plus que personne de sa victoire : elle lui suscita de nombreux ennemis à l’étranger et parmi ses compatriotes. Entre ceux-ci le plus dangereux et le plus implacable fut Hoffman, ancien recteur de l’Université de Prague. Jean Hus lui succéda dans le cours de l’année 1409 ; il fut nommé recteur, mais on peut dire que la Providence ne l’éleva en dignité que pour donner une autorité nouvelle à sa parole, et mettre plus en lumière sa piété chrétienne, en l’exposant davantage au ressentiment de ses persécuteurs.
b – La célèbre Université de Leipsick fut fondée à cette époque.