Étude sur Samuel

Saül rejeté

Maintenant ton règne ne durera point… Puisque tu as rejeté la parole de l’Éternel, il te rejette aussi comme roi.

(1 Samuel 13.14 ; 15.23)

L’âge de Saül au moment où il est monté sur le trône ne nous est pas connu. Le texte hébreu renferme une lacune qui amène à lire littéralement : « Saül était âgé de… ans, lorsqu’il devint roi. » On pourrait presque traduire, si l’on ne veut pas admettre cette faute du texte : « Saül avait un an quand il commença à régner. » Et c’est pour expliquer ce sens impossible, que la paraphrase chaldéenne émet l’opinion que Saül, au début de son règne, était innocent comme un enfant d’un an !! Ne pouvant deviner ce que les plus anciens manuscrits ne disent pas, indiquons seulement que Saül n’était plus très jeune à la date où nous sommes parvenus. Jonathan son fils, en effet, est en âge de commander une petite troupe de mille hommes, et de faire à sa tête une attaque heureuse contre un poste de Philistinsx.

x13.3. On pourrait traduire aussi : « Il renversa le monument des Philistins qui était sur la colline. » Le terme employé est encore Netsib. Et cela n’expliquerait-il pas mieux qu’Israël se soit rendu odieux aux Philistins ? v. 4.

C’est par le récit de ce succès militaire que s’ouvre notre chapitre treizième. Saül a fait publier à son de trompe la nouvelle de cet exploit. Il pensait remplir ainsi d’élan et de courage l’armée qu’il convoque au même moment auprès de lui, à Guilgal. Mais c’est un effet inverse qui est produit. Israël est devenu peureux. Il craint que les ennemis ne soient rendus furieux, et ne fassent payer chèrement la honte que Jonathan leur a infligée. Leurs appréhensions ne sont pas absolument chimériques. Tandis que Saül se concentre du mieux qu’il peut à Guilgal, les Philistins envoient mille chariots de guerre, six mille hommes de cavalerie et une infanterie nombreuse au cœur même du pays. Les Hébreux ne savent que devenir. Plusieurs se cachent dans les cavernes et dans d’autres retraites naturelles. Plusieurs aussi, passant le Jourdain, vont chercher un refuge jusqu’en Galaad. Les soldats qui restent groupés autour de leur roi ressemblent plus à un troupeau de moutons effrayés qu’à une armée prête à combattre. Il faut donc en convenir ; la situation de Saül devenait fort critique. Chaque jour la rendait plus grave. Fallait-il donner le signal d’une attaque ? Pouvait-on y songer sans avoir offert les sacrifices qui devaient sanctifier, en quelque sorte, l’entrée en campagne et appeler sur elle la bénédiction de Dieu ? Samuel n’était pas là. Que faire ?

C’est ici le lieu de rappeler une des prescriptions que le voyant avait laissées à Saül, au moment de se séparer de lui à Rama. « Tu descendras, avait-il dit, avant moi à Guilgal ; et voici je descendrai vers toi pour offrir des holocaustes… Tu attendras sept jours jusqu’à ce que j’arrive auprès de toiy » Nous sommes précisément aujourd’hui à Guilgal. Saül est séparé de Samuel ; sept jours d’attente se sont écoulés ; le prophète n’est point encore arrivé. Est-ce bien la circonstance qu’il avait en vue lors de l’avis donné au fils de Kis ? Cette semaine d’attente est-elle bien celle qu’il lui avait assignée ?

y10.8.

Il est difficile de le croire. Il y a déjà deux ans que le roi exerce le pouvoir. Ce n’était pas un si long terme que visait la défense du prophète. Il est vrai qu’il peut l’avoir renouvelée plus tard. Mais une autre solution est possible. On peut traduire le passage 10.8, non pas : « Puis tu descendras avant moi à Guilgal, » mais : « Quand tu descendras » ou encore : « Si tu descends avant moi (ou « devant moi ») à Guilgal, j’y descendrai vers toi pour offrir des holocaustes. Tu attendras sept joursz. » Ce sens me paraît d’autant plus probable que, dans la première occasion où nous voyons Saül se rendre à Guilgal, il n’y vient pas avant Samuel, mais avec lui, et, par conséquent, n’a point à l’attendre. Le prophète de Rama prévoyait probablement qu’après avoir triomphé des Ammonites, le monarque aurait à s’occuper de l’expulsion des Philistins. Ce sera une campagne toute nouvelle à commencer. Il l’organisera naturellement à Guilgal ; il y convoquera ses troupes. Avant de partir, il aura soin de préparer les sacrifices d’usage ; pour les offrir, il attendra Samuel pendant une semaine entièrea. L’avertissement du chapitre dixième se rapporte ainsi, par avance, aux événements dont le récit nous est fait au treizième.

z – Cf. Erdmann, dans Lange, Bibelwerk, Anc. Test., VI.

a – Voir Deane, Samuel and Saül, p. 93, note.

Mais ces événements sont soudain devenus sérieux. Inquiets, privés de direction, les soldats, déjà si rares, se débandent. A la fin, Saül n’y tient plus. En dépit ! de l’avis reçu et que sa conscience ne manquait certes pas de lui répéter, il se décide à faire les fonctions du prêtre, puisque Samuel ne vient point. « Amenez, dit-il, l’holocauste et les sacrifices d’actions de grâces. »

Il se peut que cela vous paraisse naturel. Vous ne seriez même pas éloignés d’y voir une marque de piété. Ils ne sont pas si nombreux, après tout, les généraux qui refusent d’entrer en campagne avant de s’être assuré la bénédiction de Dieu ! C’est cette bénédiction que le roi d’Israël implore maintenant. Y a-t-il là de quoi le blâmer ? Oui vraiment, il y a de quoi. Il y a aussi sujet de le plaindre. Mais tâchons de bien comprendre en quoi consiste son péché.

On l’accuse volontiers d’avoir violé un article de loi interdisant à tout Hébreu qui n’était pas prêtre d’offrir des holocaustes. Il me paraît certain qu’il a failli en ce point. Sans doute, nous voyons auprès de lui, au chapitre quatorzième, le sacrificateur Achijab. Il est fort possible qu’il se soit trouvé à Guilgal avant l’arrivée de Samuel, et que ce soit lui qui ait fonctionné. Le texte pourtant, en disant « Saül offrit l’holocauste, » semble bien lui attribuer à lui seul toute la responsabilité et peut-être l’exécution même de cet acte. Sans doute encore, en temps de crise, on peut admettre des exceptions à la règle, des tempéraments apportés à certaines défenses. Nous n’en rencontrons cependant guère d’exemples, en ce qui concerne l’interdiction des fonctions sacerdotales à tout Israélite qui ne ressortissait pas à la tribu de Lévi. Nous nous rappelons qu’un autre roi, Ozias, fut frappé de la lèpre pour avoir voulu offrir de l’encens dans le sanctuairec. Je crois donc bien que, de ce chef déjà, Saül s’est mis en contravention contre des articles précis de la loi.

b14.3, 18.

c2 Chroniques 26.16-21.

Mais ce n’est pas son seul péché. Il en commet un autre par son manque d’égards, disons mieux, par sa désobéissance vis-à-vis de Samuel. Parlant au nom de l’Éternel, dont il n’avait point cessé d’être le représentant, le prophète lui avait enjoint de l’attendre sept jours, quoi qu’il pût arriver, sans offrir de sacrifices. Il s’engageait par la même à le rejoindre, avant que ces sept jours fussent arrivés à leur terme. De son côté, Saül avait accepté cette convention. Saurait-il s’y tenir ? De la réponse qu’il ferait à la question ainsi posée, allait résulter une manifestation fort exacte de ses sentiments intérieurs. On verrait par là quelle position il entendait prendre vis-à-vis de Dieu. S’il obéit, s’il se contient, si, malgré les impatiences des autres et la sienne, il ne manque pas à la parole donnée au ministre de l’Éternel, alors il est bien le roi théocratique digne de régner sur Israël. Il se pose franchement en serviteur, non en maître, dès qu’il s’agit des intérêts spirituels. S’il brise, au contraire, les barrières imposées à son initiative, s’il prétend se I débarrasser d’un joug légitime et volontairement accepté, alors aussi il donne sa mesure ; mais l’on pourra dire de lui ce que Daniel dira au roi de Babylone : « Pesé à la balance ; trouvé léger ! » Sa conduite sera d’autant plus grave qu’il est plus en vue, On s’autorisera de son exemple pour traiter à la légère les engagements pris avec Dieu. Les notions de ce qui est permis et de ce qui est défendu seront confondues. Comment donc faire respecter au peuple les ordonnances de l’Éternel, s’il est entendu que le monarque est libre de s’y soustraire ? Dieu avait promis sa délivrance à Israël. Mais à une condition pourtant : c’est qu’Israël obéirait à sa voixd. Si cette condition est violée par celui-là même à qui elle avait été le plus strictement imposée, que reste-t-il de l’alliance contractée avec le Seigneur ?

d13.14.

Voilà le vrai, le grand péché de Saül. Or c’est avec cette transgression flagrante sur la conscience, c’est à l’instant même où il la commet, qu’il offre son culte à l’Éternel ! Des holocaustes, des sacrifices d’actions de grâces ! Est-ce une dérision ? De quoi remercier Dieu, quand on essaie d’échapper à ses ordres ? Qu’est à ses yeux la fumée de l’encens ou celle de la graisse des victimes, quand le cœur qui l’invoque n’est point un cœur docile ? Pouvez-vous vous représenter la prière qui devrait accompagner ces offrandes ? A peu près celle-ci : « O Dieu ! je fais à cette heure exactement le contraire de ce que tu m’as commandé. Je ne me le cache pas. Je commets une transgression. Seulement, vois-tu, je ne pouvais pas faire autrement. Bénis-moi, je te prie. Accorde ta faveur à mon entreprise. Qu’il soit bien entendu que je ne cesse pas d’être ton oint. Vois-tu : voici des holocaustes… »

Prière de pharisien, dites-vous ? Assurément. Et prière répétée aujourd’hui par des milliers de bouches. On demande d’avance au Seigneur le pardon d’un péché qu’on va commettre. On joue ainsi avec sa sainteté. Tantôt on s’en rend compte. Tantôt on essaie de s’aveugler soi-même, de se persuader qu’on a été victime des circonstances, que le péché était nécessaire, que dès lors il a presque cessé d’être un péché, qu’un acte de culte, extérieurement correct, suffira amplement pour l’effacer. On prie ; on offre son holocauste, et l’on se croit, ou l’on tâche de se croire en règle.

Mes amis, l’œil de l’Éternel ne se laisse pas éblouir. On ne se moque pas de lui ! Revenez à l’histoire de Saül et puisse-t-elle vous convaincre à salut.

Voyez : il achevait le sacrifice. Le bois finissait de brûler sur l’autel. La fumée emportait vers le ciel non pas l’hommage d’une adoration véritable, mais une accusation contre le roi d’Israël. Samuel, alors, paraît. Le jour n’était pas à son terme. Le prophète n’a donc point trahi sa promesse. Il peut avoir eu beaucoup de peine à franchir les lignes ennemies. Son retard, aussi, peut provenir uniquement du dessein de Dieu de mettre Saül à l’épreuve. Pourquoi le roi n’a-t-il pas attendu une heure de plus ? Il s’avance à la rencontre du voyant avec de grandes démonstrations de politesse. Sans doute. Mais n’y sentez-vous pas la gêne d’une mauvaise conscience ? A la question de Samuel : Qu’as-tu fait ? il se trouble, et il se lance assez maladroitement dans la voie des excuses. Nous ne surprenons dans sa justification embarrassée ni repentir ni aveu. – J’ai vu que le peuple se dispersait, que tu n’arrivais pas. Je me suis dit que les Philistins allaient m’attaquer avant que j’eusse invoqué l’Éternel. – Comme s’il lui avait été interdit de prier avant l’arrivée du prophète ! – Alors, je t’assure, je me suis fait violence ; il m’en a beaucoup coûté, et finalement j’ai offert le sacrifice.

Que tout soit faux dans cette réponse, nous nous garderions bien de le prétendre. Il est très exact que les soldats israélites commençaient à se débander. Saül aurait pu se rappeler, toutefois, qu’un autre général, dans une situation non moins périlleuse, avait été abandonné par trente mille hommes environ de ses troupes, avait tenu bon malgré ces défections, parce qu’il comptait sur le Seigneur, et avait remporté la victoire. Gédéon, avec trois cents guerriers, avait mis en fuite l’armée immense des Madianites. Si les soldats de Saül, dans la guerre contre les Ammonites, avaient atteint le chiffre de trois cent trente mille, il n’en résultait pas que Dieu ne pût lui accorder, avec un nombre plus petit, un triomphe au moins aussi grand. D’ailleurs, son procédé pour retenir les hommes ! sous les drapeaux lui réussit mal. Il fait, le sacrifice terminé, une revue de ses gens ; il n’en trouve plus que six centse. On ne gagne rien à désobéir à Dieu.

e13.15.

Saül objecte encore que le prophète l’a trop fait attendre. Trop pour son impatience, à la bonne heure. Mais les limites convenues n’ont pourtant pas été franchies. Les rapprocher, ne fût-ce que de très peu, ainsi que fait le prince, c’était manquer de respect tout ensemble à Samuel et à Celui dont il était le représentant. C’était donc se mettre en lieu et place de Dieu, substituer son caprice à la volonté du Très-Haut. Symptôme fâcheux en tout homme, et particulièrement grave dans le chef d’un peuple.

Pesons bien ces diverses considérations. Nous ne serons plus si empressés à nous scandaliser de la sentence portée contre le roi. C’était un « petit péché, » dites-vous ? Sauriez-vous bien m’expliquer ce que c’est qu’un petit péché ? Ne consultez pas l’opinion, s’il vous plaît ! Examinez votre Bible. Montrez-moi où et comment elle établit la distinction entre les petits et les grands péchés, entre ceux qu’il faut punir, et ceux auxquels l’Éternel ne prend pas garde. Tout commandement, vous en conviendrez, est grand par cela seul qu’il vient de Dieu. Dès lors aussi, tout péché est grand, par cela seul qu’il est la transgression d’un commandement de Dieu. Ah ! tâchons une bonne fois de nous mettre cela dans l’esprit. Débarrassons-nous de la casuistique, dans laquelle nous tâchons de nous prendre nous-mêmes. – Petit péché, dit-on, peccadille, cet acte d’Adam et d’Eve qui mangent dans le jardin d’Éden le fruit défendu. Et pour effacer les conséquences de cette peccadille, il a fallu que Jésus fût cloué sur croixf ! – Petit péché, cette impatience rapide de Moïse qui le pousse à frapper le rocher de sa verge, au lieu de lui adresser la parole, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre. Et cette négligence légère a suffi pour que le conducteur d’Israël mourût sans entrer dans la terre promise, et qu’à son ardente prière de lever cette interdiction, Dieu ait coupé court en disant : « C’est assez ; ne me parle plus de cette affaireg. » – Petit péché, et bien justifié par les circonstances, cette intrusion de Saül dans le domaine sacerdotal, cette infraction à une convention sérieusement acceptée. Et cette précipitation lui fait perdre sa couronne… Non ! non ! Cessons de croire aux petits péchés et aux petits mensonges. Ne croyons aux petits devoirs que pour nous rappeler sans cesse l’avertissement du Sauveur : « Celui qui est fidèle dans les moindres choses l’est aussi dans les grandes ; et celui qui est injuste dans les moindres choses l’est aussi dans les grandesh. »

f – Voir le sermon d’Adolphe Monod : La peccadille d’Adam et les vertus des Pharisiens.

gDeutéronome 3.26.

hLuc 16.10.

Il nous faut donc en convenir. Samuel n’a pas été dur. Dieu n’a pas été cruel quand ce jugement a été rendu : « Tu as agi en insensé ; tu n’as pas observé le commandement que l’Éternel ton Dieu t’avait donné… maintenant ton règne ne durera point. » Saül vient d’agir en fou. Car c’est folie d’afficher une certaine foi au Seigneur, tout en transgressant ses commandements. Il a eu beau donner à ses actes une couleur religieuse, de leur vrai nom ils s’appellent rébellion. C’est, dès lors, le châtiment d’un rebelle qui tombe sur lui. Il est déposé, dans le conseil de Dieu. « L’Éternel s’est choisi un homme selon son cœur. » Quand le moment sera venu, il le fera connaître.

Nous devons cependant faire ici une observation. La sentence prononcée atteint Saül dans sa couronne plus directement que dans sa personne. Ses descendants sont désormais exclus du trône ; il est trop permis de craindre que les dispositions manifestées par leur père ne se retrouvent aggravées chez eux. Cela n’emporte pourtant pas une condamnation sans appel contre Saül. Son règne ne sera pas affermi pour toujours. Il ne durera même point. Mais son âme pourrait être sauvée. Rejeté en temps que chef de dynastie, il lui serait, en tant qu’individu, possible de rentrer en grâce. Ce qui le prouve, c’est qu’une occasion va lui être offerte bientôt pour ce relèvement. La campagne contre Amalek paraît, du moins, avoir eu ce but, aussi bien que celui d’exterminer une race vouée à l’interdit. Cette guerre, en effet, eut lieu encore avant l’onction de David. Qui sait ? Dans le cas où Saül l’eût conduite autrement, la sentence que nous venons d’entendre aurait pu être en partie rapportée. L’Éternel fut miséricordieux envers les Ninivites ; l’aurait-il été moins envers le fils de Kis ?

Pour le moment, Samuel se retire. Il a rempli son mandat. Laissant dans le cœur du monarque la mystérieuse et inquiétante révélation relative à son successeur, le prophète se rend à Guibea de Benjamin. Saül a fait le prêtre tout à l’heure ; qu’il fasse maintenant le général. Il se passera des conseils que le voyant lui avait offerts.

Il en aurait eu pourtant grand besoin, car la situation ne s’était pas améliorée, loin de là. Le joug des Philistins pesait plus lourdement que jamais sur Israël. Les récoltes étaient détruites, les industries et les métiers arrêtés. C’était au point qu’on ne trouvait pas un forgeron dans tous le pays. Les agriculteurs qui avaient encore le courage de labourer leurs terres devaient s’adresser à leurs vainqueurs pour faire aiguiser leurs instruments aratoires. L’énergie et la foi de Jonathan amènent enfin une éclaircie dans ce temps sombre. Saül saisit habilement l’occasion pour un effort général. Mais tous ses actes révèlent le trouble de son âme, comme il est facile de s’en convaincre en lisant avec quelque attention le chapitre quatorzième. Il n’est pas en règle avec Dieu. Son coup d’œil, dès lors, est moins net ; ses ordres sont moins heureux. Un petit mot jette un jour inattendu sur les sentiments qui l’agitent et qui le guident. Il veut, dit-il, se venger de ses ennemis. Ce n’est plus, en premier lieu, la gloire de Dieu qu’il poursuit ; à peine celle de son peuple ; c’est plutôt la sienne propre. C’est à sa couronne qu’il veut donner un nouveau lustre ; pour cela, il faut qu’il humilie ses ennemis. Il ne renonce pas, il est vrai, aux actes extérieurs de la piété. Mais tout s’y montre hâtif, irréfléchi et dépourvu de foi. C’est d’abord un jeûne parfaitement intempestif, inhumain même, qu’il impose à ses soldats pour une journée entière. Il se figure peut-être qu’il les rendra de la sorte beaucoup plus agréables à Dieu. En fait, il les rend incapables de tirer toutes les conséquences d’une grande victoire que Dieu leur accorde. C’est ensuite une consultation hésitante de la volonté divine ; pur formalisme, derrière lequel ne se cache point un cœur décidé à obéir. C’est enfin un autel dressé dans le tumulte d’une poursuite, « le premier autel, » dit le texte, que Saül bâtit à Jahveh. Ce n’était pas trop tôt ; on se demande si ce n’était pas déjà trop tard. Le roi voulait expier de la sorte un péché commis par l’armée, mais qui n’avait d’autre cause que le jeûne si ridiculement commandé : ne pouvant plus supporter la faim, les soldats s’étaient jetés sur le butin, avaient égorgé sur place le bétail pris à l’ennemi, et avaient mangé la viande saignante, ce que la loi interdisait.

Passons rapidement sur ces scènes guerrières, et sur le bref résumé des campagnes de Saül que nous lisons à la fin du chapitre quatorzième. Arrêtons-nous seulement à celle qu’il a conduite contre les Amalékites, obéissant cette fois à un ordre de Dieu. Nous en trouvons le récit au chapitre quinzième. Les Amalékites, qui descendaient d’Esaü par son fils Eliphazi habitaient au sud et au sud-est de Juda, dans la contrée qu’on appelait Negeb et qui confine à l’Arabie Pétrée. Nous les rencontrons pour la première fois lors de la marche d’Israël à travers le désert. Ils attaquèrent l’immense caravane en tombant sur son arrière-gardej. Réunissant les premières troupes qu’il avait trouvées sous sa main, Moïse en avait confié le commandement à Josué ; puis, montant sur une montagne qui dominait le champ de bataille, il avait manié son arme à lui : la prière. Les Amalékites avaient été complètement battus. Mais la leçon n’était pas suffisante ; au moins pas pour l’avenir. Dieu, avait ordonné à Moïse de consigner dans un livre le souvenir de cette délivrance, et d’annoncer à Josué que la mémoire d’Amalek serait effacée un jour de dessous les cieux. Un serment de l’Éternel s’était ajouté à cette prophétie. « Parce que la main a été levée sur le trône de l’Éternel, il y aura guerre de l’Éternel contre Amalek de génération en générationk. » Avant de détruire ce peuple, néanmoins, Dieu lui avait laissé du temps pour se repentir. Amalek en avait profité pour guerroyer contre Israël, et pour se joindre successivement à la plupart de ses ennemis. Nous le voyons associé, en effet, tantôt aux Cananéens lorsque ceux-ci taillent en pièces les Hébreux près de Hormal ; tantôt aux Ammonites et aux Moabites sous la conduite du roi Eglonm ; tantôt encore à ces Madianites qui opprimèrent pendant sept ans Israël, jusqu’à ce que Gédéon les chassât du paysn. Leur dernier roi, Agag (peut-être un nom patronymique analogue à celui des Pharaons), avait continué ces violences ; Samuel les lui reprochera en termes qui ne laissent aucun douteo. Les Amalékites, donc, étaient toujours sous le coup de l’antique menace que Dieu avait prononcée contre eux dans le désert et que Balaam, peut-être inconscient de ses propres paroles, avait renouveléep. Moïse, quelques semaines avant de mourir, avait légué au peuple le devoir d’exterminer cette nation : « Ne l’oublie point, » avait-il ditq. C’est cette redoutable tâche que Dieu confie à Saül.

iGenèse 36.12, 15, 16 ; 1 Chroniques 1.35-36.

jDeutéronome 25.17-19.

kExode 17.8-16.

lNombres 14.40-43.

mJuges 3.12-13.

nJuges 7.12.

o15.33.

pNombres 24.20.

qDeutéronome 25.19.

Cinq siècles se sont écoulés depuis que le serment de destruction a retenti. Celui qui est patient parce qu’il est éternel a longtemps attendu, avant de frapper ces fils du désert. De même, il avait patienté cent vingt ans, avant d’emporter par le déluge les contemporains de Noé ; quatre cent soixante et dix ans, avant de permettre aux fils d’Abraham d’attaquer les Cananéens, dont les péchés, pourtant, criaient jusqu’à lui. De même, il attend de nos jours longtemps, bien longtemps, avant que sa vengeance tombe sur le pécheur. Mais il ne renvoie pas toujours. Une heure vient où il dit : C’est assez. Alors il donne un ordre à quelqu’un de ses dix mille milliers d’anges ; ou à quelque fléau, de ceux que nous appelons « naturels ; » ou à quelque général auquel rien n’avait fait supposer qu’il dût s’acquitter d’un pareil devoir.

Dieu aurait pu, dans le cas qui nous occupe, employer une calamité publique : une épidémie soudaine, comme celle qui anéantit l’armée de Sanchérib sous les murs de Jérusalem ; un tremblement de terre ; quelque. chose comme une des dix plaies d’Egypte. Il ne le fait pas. Les Amalékites et les Hébreux n’auraient vu dans ces phénomènes – pour parler en langage moderne – qu’un déploiement un peu extraordinaire des forces de la nature. Ils devaient être amenés à y voir la main de Dieu. Ce sont des instruments intelligents qui vont être mis en œuvre. Au temps de Josué, les Cananéens n’avaient pas été détruits par des phénomènes, mais par des êtres moraux et responsables, par le peuple même de l’Éternel. Il en sera encore ainsi cette fois. Exécuteurs de la justice céleste, Saül et ses soldats comprendront mieux, peut-être, que c’est une chose redoutable d’offenser et de braver le Dieu des armées.

L’ordre donné est d’une extrême sévérité : « Frappe Amalek, dit l’Éternel à Saül par la bouche de Samuel. Dévouez par interdit tout ce qui lui appartient. Tu ne l’épargneras point, et tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânesr. » C’est épouvantable. Que le Dieu des miséricordes ordonne une exécution comme celle-là, en vérité cela dépasse absolument notre intelligence. J’allais dire : cela révolte notre cœur. Essayer d’expliquer, ce serait, dans une certaine mesure, plus que nous ne pouvons et que nous ne devons. Nous sommes en face d’une de ces volontés mystérieuses du Seigneur, devant lesquelles ce qu’il y a de plus sage c’est de nous incliner en silence. Pécheurs, nous ne sommes pas en état de comprendre tout ce qui procède de la sainteté de Dieu. Injustes, il nous manque toujours quelque chose pour interpréter les décrets de sa justice. Quelques remarques seulement.

r15.3.

On a fait observer que l’époque de Saül et des Amalékites était un âge rude entre tous. Des châtiments, des leçons exceptionnellement rudes y étaient dès lors plus à leur place, pour ne pas dire plus nécessaires qu’en d’autres temps. Il y a beaucoup de vérité dans cette observation. Je ne voudrais pourtant pas y insister, et je ne la crois point suffisante.

J’aime mieux noter un fait qui ressort des termes mêmes de l’ordre reçu par Saül. C’est l’interdiction absolue de faire du butin. Il faut tuer ces bœufs, ces brebis, ces chameaux, ces ânes qui constituaient la principale richesse des Amalékites, et qui auraient fort enrichi les Hébreux s’ils avaient pu les prendre pour eux. Point de pillage ; donc rien qui encourage ni satisfasse les passions humaines. Dans une guerre de peuple à peuple, l’appât du butin était alors une force incontestable. Elle fera défaut cette fois, parce que c’est une guerre de l’Éternel, c’est-à-dire un jugement exercé par lui contre des blasphémateurs endurcis. Voilà ce que Saül n’a pas voulu comprendre. Il a tout ramené à des proportions humaines. Il s’est presque regardé comme un conquérant ; il n’était qu’un exécuteur des hautes œuvres de Dieu. Tâche lourde et douloureuse, sans doute. Après une première transgression, le fils de Kis n’avait pas le droit de réclamer un mandat plus agréable. Il devait lui suffire que le Seigneur consentit à lui en confier encore un.

Exécuteur, avons-nous dit. C’est bien là le vrai mot. A ce compte, Saül n’avait pas à discuter. Nous non plus. Quand un ulcère venimeux atteint un de nos membres, le chirurgien ne discute pas. Il ôte le membre pour sauver le corps. Quand une nation est corrompue jusqu’à la moelle, Dieu l’enlève aussi, afin qu’elle ne devienne pas pour les autres un foyer de corruption. Et il confie quelquefois la mission de l’enlever à une autre nation, afin de lui inculquer par ce terrible mandat des leçons qu’aucun prophète ni docteur n’aurait su donner… Ah ! mes amis, la justice de Dieu est une réalité sérieuse, et il faut être un bien grand fou pour s’en moquer. Elle attend ; elle n’oublie pas. Au bout de cinq siècles ou de cinq ans, elle sait qui elle doit frapper, et pourquoi. Elle va prendre alors, tantôt un Élie, sur le mont Carmel, tantôt un Saül, à Guibea. Elle lui dit : Toi, sois mon glaive. Immole les prêtres de Baal. Extermine Amalek. Ne m’interroge pas. Obéis !

Il ne paraît pas, au reste, que le roi d’Israël ait beaucoup hésité à se charger de l’œuvre imposée à sa vaillance. Son tempérament était devenu guerrier. Il ne lui déplaisait ni de commander une armée ni de courir sus à des tribus de maraudeurs. Cette fois il rassemble ses troupes à Thélaïm, ou Thélem, dans le territoire de Juda, pas très loin des Amalékites. Il n’a pas autant d’hommes sous les armes que dans sa campagne contre les Ammonites ; deux cent dix mille au lieu de trois cent trente mille. Faut-il y voir la preuve qu’il n’est plus tout-à-fait aussi populaire qu’autrefois ? C’est possible, sans être certain. Les bataillons qui lui restent sont d’ailleurs assez nombreux, pour détruire Amalek.

Il se montre, dans cette expédition, allié fidèle autant que bon général. Les Kéniens, mêlés à la peuplade qu’il allait attaquer, couraient le risque d’être, eux aussi, exterminés. Or ces anciens habitants de Canaana avaient rendu autrefois un grand service à Israël en le guidant par le désert ; cela est dit, du moins, d’un des leurs, de Hobab, beau-père de Moïseb. Ce souvenir conduit Saül à les épargner. Il les prévient de ses projets, et réussit à les mettre à l’abri de tout accident. Ainsi, peu avant de violer pour la seconde fois un commandement de Dieu, ce monarque étrange trouve moyen de se rappeler les devoirs de l’humanité et de la reconnaissance. Ce contraste ne se retrouve pas seulement chez Saül.

aGenèse 15.19.

bJuges 1.16 ; 4.11 ; Nombres 10.29-32.

Au point de vue stratégique, la campagne réussit à souhait. Amalek est battu « de Havila jusqu’à Schur, » ce qui revient à dire, probablement, des frontières de l’Arabie jusqu’à l’Egyptec ; on a cru retrouver Schur dans les environs de Suez. La population est passée au fil de l’épée. Mais sur deux points l’ordre de Dieu a été violé. D’abord, le roi des Amalékites, Agag, est pris vivant au lieu d’être égorgé. Ensuite, les troupeaux ne sont pas soumis à la loi de l’interdit, qui exigeait une destruction totale. Deux très grandes tentations s’étaient présentées. Pour le roi, celle d’orner son triomphe par la présence d’un captif de haute marque ; pour le peuple, celle de s’approprier les bestiaux pris à l’ennemi. Le roi et le peuple ont cédé ; et Saül, sans doute, est le plus coupable. S’il avait voulu, sa volonté aurait prévalu. Le peuple ne lui avait résisté jusqu’ici qu’une seule fois, lorsque son fol entêtement réclamait la mort de Jonathan. Mais ce que le prince a cherché, maintenant, c’était la satisfaction de ses désirs personnels, non l’accomplissement de la loi de Dieu. Aussi son exemple a été suivi. Il paraît même que l’armée, dans son empressement à prendre des bœufs et des brebis, a laissé échapper beaucoup d’Amalékites. Nous retrouverons de ces vieux ennemis d’Israël parmi les tribus contre qui David dirige ses razziasd. Leurs derniers restes ne disparaîtront que sous le règne d’Ézéchias, à la suite d’une attaque des Siméonitese.

d1 Samuel 27.8 ; 30.1 ; 2 Samuel 8.11-12.

e1 Chroniques 4.41-42.

Ainsi, pour la seconde fois, Saül s’est permis de substituer ses préférences au commandement de l’Eternel. Le conflit est nettement accusé. Dieu veut ; Saül et ses gens ne veulent pas. Dieu a dit : Tu n’épargneras point. Saül répond : J’épargnerai ! Il ne manquait plus que de donner à la désobéissance une couleur religieuse. C’est ce qu’il aura soin de l’aire.

Une révélation spéciale avertit le prophète de ce qui vient de se passer. Ce fut peut-être un songe, comme dans cette nuit inoubliable, à Silo, lorsqu’il apprit pour la première fois à discerner la voix du Seigneur. Le cas était assez grave pour nécessiter une parole divine.

« Je me repens, dit l’Éternel à son serviteur, d’avoir établi Saül pour roi. » – Je me repens ! Comment concilier cette déclaration avec celle que le voyant prononcera le lendemain : « Celui qui est la force d’Israël ne se repent pointf ? » Est-ce une contradiction ? Non. Si Dieu se repent, ce n’est pas, ce ne peut pas être à la façon des hommes. Il n’éprouve pas comme eux le regret d’avoir mal fait ou de s’être trompé. Jamais il ne cesse de poursuivre le même but : le bonheur de ses créatures intelligentes. Mais leur bonheur dans et par la sainteté. Sa volonté juste et sainte avait tracé, pour atteindre ce but, un plan dont la réalisation dépendait d’une conduite juste et sainte, fidèle du moins, de la part de l’homme. Cette conduite, au contraire, est inique. Dieu ne change pas pour cela son plan. Seulement il change ses moyens d’exécution. Ce qu’il a voulu hier, il le veut encore aujourd’hui ; il le voudra demain. Il ne se repent pas de l’avoir voulu. Mais il lui en coûte, car il nous aime, d’accomplir sa volonté en châtiant au lieu de bénir… Eh bien ! Saül ne consent plus à être un instrument docile dans la main de l’Éternel. Il cessera, dès lors, d’être l’oint de Dieu. Sa dynastie, de ce chef, a été écartée. Sa personne, maintenant, va être rejetée. L’élu de Mitspa s’est montré du même coup indigne et incapable ; car il entend n’exécuter qu’à sa façon les ordres reçus d’En-haut. La royauté, sans doute, subsistera ; car le peuple aussi a mérité d’être châtié ; il ne sera point ramené aux jours d’autrefois, où Jahveh était son seul monarque. Mais cette royauté ne demeurera pas dans la famille de Saül, et la couronne tombera bientôt de sa tête.

f15.29.

Voilà ce qui fut révélé à Samuel. Il en résultait pour lui le devoir – il l’a bien compris – de se rendre immédiatement auprès de son prince et de lui dénoncer le jugement de Dieu. – Vous conviendrez, je m’assure, que la mission des prophètes n’était pas toujours douce à leur cœur. Au début de sa carrière, Samuel a dû dire à celui qu’il considérait comme son second père : Dieu t’a rejeté. Le voici maintenant près du terme. Vieillard blanchi, usé au service de son Maître, il aurait le droit de chercher à se reposer… ! Du repos pour un prophète ! Pas plus que pour un : pasteur fidèle. – « Mon fils, » disait un vénéré doyen : d’une de nos villes suisses en consacrant son fils au : saint ministère, « mon fils, souviens-toi qu’il n’y aura désormais de repos pour toi que sur un lit de maladie, ou dans la tombe. » – Non ! Ne te repose pas. Lève-toi, Samuel ! Va vers ce prince que tu as beaucoup aimé, que tu aimes encore beaucoup. Tu te rappelles, n’est-ce pas ? cette rencontre charmante à Rama, lorsqu’il venait te consulter au sujet des ânesses de son père. Tu n’as oublié ni l’accueil enthousiaste qui lui fut fait par ton peuple, ni cette première campagne victorieuse où l’humilité le disputait encore à la vaillance. Tu te rappelles… Va vers Saül comme tu es allé vers Éli, et dis-lui aussi : Dieu t’a rejeté… Tu te sens attiré vers Jonathan. Tu pensais que la royauté serait dignement placée entre ses mains. Il ne régnera pas. Va le dire à son père !…

Comprenez-vous, mes amis, qu’un autre prophète sous le poids d’un mandat non moins douloureux, se soit écrié : « Pourquoi suis-je sorti du sein maternel pour voir la souffrance, et pour consumer mes jours dans la honte ?g » Et, pour revenir à Samuel, comprenez-vous qu’il se soit « irrité » aux découvertes qu’il était amené à faire ? Irrité de ce que son désintéressement si complet, si généreux ait abouti à de si lamentables résultats. Irrité de ce qu’un monarque, tiré d’une position plus que modeste, ait profité de son élévation au trône pour donner essor à ses plus mauvais instincts, et pour insulter Dieu à la face de son peuple. Irrité, oui, de cette colère que Jésus éprouva lorsqu’il vit la maison de son Père transformée en une caverne de voleurs. Il serait bon que notre jeunesse apprît à s’irriter de la sorte. Elle est trop placide en présence du mal. Hélas ! elle s’en amuse parfois ; elle en sourit. Sourire bien plat, s’il n’est pas bien coupable. Car vraiment le péché n’a rien de drôle ; les histoires sales et profanes ne méritent pas qu’on en rie. C’est à vous, mes amis, que nous souhaitons du fond du cœur

gJérémie 20.18.

… ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueusesh.

h – Molière, Le Misanthrope, Acte I, scène 1. (C. R.)

Apprenez à vous irriter à la façon de Samuel. Certes, il ne fut pas impie, son courroux. Il fut associé à des prières qui durèrent toute la nuit. Jusqu’au matin le prophète lutta et pria. Aux premières lueurs du jour, il intercédait encore. En vain pour Saül. Pas en vain pour lui-même. Il avait puisé dans cette nuit de supplications la force nécessaire à sa rude tâche. Quand vous saurez vous mettre en colère de cette sorte, peut-être un apôtre moderne pourra s’adresser à vous, comme faisait « l’ancien » aux jeunes gens de son temps : « Je vous écris parce que vous êtes forts, et que vous avez vaincu le malini. »

i1 Jean 2.14.

Les prières, cependant, l’indignation ne suffisent pas. Il faut agir, condamner et châtier. De bon matin, comme Saül se dispose à fêter brillamment sa victoire, le voyant se met en route pour aller au-devant de lui. Le roi a traversé la petite ville de Karmel, au sud de Hébron, dans le territoire de Juda. En passant, il s’y est érigé un monument. Pas un Eben-Ezer, bien sûr. Une pierre quelconque (les détails nous manquent), destinée à rappeler le souvenir de son triomphe. Elle conserva, en fait, celui de sa chute. De là, il s’est rendu à Guilgal. Il y arrive probablement en même temps que le prophète. Étrange retour des choses ! C’est à Guilgal que Saül a reçu publiquement la couronne. C’est là que les Israélites, après l’avoir acclamé, ont entendu de la bouche de Samuel les plus solennelles objurgations. Aujourd’hui, c’est là que la déchéance va être décrétée. Non point par quelque parlement ni par quelque émeute populaire ; mais par ce que Dieu a rejeté Saül. Assistons à ce dernier procès.

Le prince prend le premier la parole. Comme s’il voulait éviter un reproche qu’il n’est pas certain de ne point mériter, il commence par se décerner un compliment, avec un vœu poli pour le prophète : « Sois béni de l’Éternel ! J’ai observé la parole de l’Éternel ! » C’eût été bien, devant des courtisans. Mais en face d’un « voyant » tel que Samuel, c’était d’une insigne maladresse. Peu de mots, au reste, suffiront à l’homme de Dieu : quelquefois, quand les hommes se mettent à mentir, les animaux ont un langage pour les confondre. Saül a proféré un mensonge, du moins ce qu’on pourrait appeler un demi-mensonge ; des brebis et des bœufs vont témoigner contre lui : « … Tu as observé la parole de l’Éternel » ? ; Vraiment ? Alors, « qu’est-ce que ce bêlement de brebis qui parvient à mes oreilles, et ce mugissement de bœufs que j’entends ? »

Il y avait peut-être encore, dans cette question, une dernière occasion offerte à Saül pour confesser sa transgression et pour se repentir. Il ne la saisit pas. La peur, après tout, commence à le gagner. Il a besoin de s’excuser. Ce qui vient de se passer n’est pas correct ; on peut en convenir. Mais ce n’est pas sa faute. C’est le peuple qui a voulu… Quelle générosité, de rejeter sur ses sujets tout le fardeau et toutes les responsabilités ! Quelle bonne politique de faire condamner le peuple pour sauver le roi !… Au surplus, y a-t-il matière à condamner ? Ce serait beaucoup trop sévère. Tout s’est fait à bonne intention. Avec ces troupeaux épargnés, nous allons offrir un très beau sacrifice. Jamais on n’aura vu rien de pareil. Il y a eu des victimes immolées là-bas, sur le champ de bataille ; il y aura ici des holocaustes en plus grande abondance. Tu verras, Samuel, ce sera magnifique… Pauvre roi ! Résister à la volonté de Dieu ; céder à celle de ses soldats. Il en est là, maintenant, lui qui fut un jour changé en prophète. Il songe sérieusement à présenter au Seigneur un hommage du produit de sa rébellion. Y avait-il déjà songé au moment de la victoire ? Je n’oserais l’affirmer. Ces paroles malheureuses ressemblent plutôt à une misérable excuse, inventée sur le moment, et dès lors fausse autant qu’elle est inutile. Saül a bien mis sa conscience à la torture, pour en arriver à ces détours. Il ne l’a pourtant pas entièrement étouffée. Car elle ne lui permet plus de dire : Nous allons sacrifier à l’Éternel mon Dieu. Il se contente de : l’Éternel ton Dieu. Un Dieu qu’on trompe n’est pourtant pas celui du fils d’Elkana !

Samuel est écœuré de tout ce verbiage. – Assez ! crie-t-il au roi. Assez de contre-vérités. J’ai à te parler de la part de l’Éternel. La nuit dernière il m’a fait connaître ses desseins. Écoute. – Et Saül, subjugué, ne peut que répondre : Parle !

Alors commence un de ces discours brefs, incisifs, tels que nous en rencontrons plusieurs dans la carrière des prophètes. Chaque mot doit pénétrer dans l’âme comme une flèche acérée. – « Lorsque tu étais petit à tes yeux, n’es-tu pas devenu le chef des tribus d’Israël ? » C’était le beau temps alors. Mais tu en es vite revenu. Tu as commencé à te croire grand. C’était déjà quitter le droit chemin. L’Éternel, cependant, ne t’a point abandonné. Il t’a confié le soin de détruire les Amalékites. œuvre religieuse, politique aussi, puisque leur présence à tes frontières était pour toi une menace continuelle. Tu n’avais ’point à discuter l’ordre reçu ; seulement à obéir. Pourquoi n’as-tu pas écouté la voix de l’Éternel ? Pourquoi t’es-tu jeté sur le butin ? » Pourquoi ? As-tu à donner une seule bonne raison ?

Surpris, beaucoup plus que touché, Saül essaie toujours de blanchir sa conduite. Il n’est pas si coupable, après tout. Il a suivi le chemin par lequel Dieu l’envoyait. Il a pris Agag vivant ; c’est vrai ; mais il a détruit ses sujets. Quant au bétail conservé, eh bien ! c’est le peuple qui a voulu. – Toujours la même pitoyable excuse ; celle des écoliers pris en faute. Ce n’est pas moi, c’est l’autre !

Déjà le fait d’épargner un seul individu voué à l’interdit constituait une violation flagrante de la loij. Il aurait pu suffire au prophète d’en rappeler le texte. Il fait plus. Au lieu d’en rester à un cas particulier, il s’élève à des considérations générales dont nous ne saurions trop relever l’importance. Nous y trouvons l’énoncé de ce grand principe, repris par Jésus auprès du puits de Sichar, que le culte en esprit et en vérité doit être substitué au culte de la lettre. La mission du prophétisme, désormais, consistera surtout à développer cet enseignement. Un élève de Samuel, David, chantera dans son psaume cinquante et unième que « les sacrifices agréables à Dieu, c’est un esprit brisék. » Asaph expliquera que l’Éternel ne mange point la chair des taureaux et ne boit pas le sang des boucsl. Michée repoussera, au nom de Jahveh, des myriades de torrents d’huilem. Osée prêchera qu’il aime la piété et non les sacrifices, et la connaissance de Dieu plus que les holocaustesn. Et dans les accents du poète chrétien qui écrivit Athalie nous retrouvons, à peu près textuellement, les sévères leçons d’Ésaïe, en son premier chapitre :

j – Comparez Lévitique 27.29.

kPsaumes 51.19.

lPsaumes 50.13.

mMichée 6.7.

nOsée 6.6.

Quels fruits me revient-il de tous vos sacrifices ?
Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?

Toute cette prédication, si hautement spiritualiste, nous la trouvons en germe dans la courageuse apostrophe de Samuel à Saül : « Voici, l’obéissance vaut mieux que les sacrifices, et l’observation de sa parole vaut mieux que la graisse des bélierso. »

o – « La pensée fondamentale que David exprime dans les Psaumes 24.3-6 ; 40.7-9 ; 51.18 et suiv. ; 69.31 et suiv., est un écho de la grande parole de Samuel (15.32), le père de la poésie des Psaumes. » (F. Delitzsch, Commentar über den Psalter, I, 389.

Si donc l’obéissance à la parole de Dieu est préférable aux plus riches sacrifices, la désobéissance ne saurait être moins répréhensible que l’idolâtrie. C’est encore ce que le voyant déclare au monarque. Il aurait commis le péché de divination, introduit dans son palais ces idoles domestiques que l’Ancien Testament appelle des Téraphim, qu’il ne se serait pas chargé d’une faute plus grave. La sentence rendue contre lui ne peut être, dès lors, que très sévère. Il a volontairement fermé devant lui la porte du pardon, ouverte un moment lorsqu’il avait été chargé du jugement de Dieu contre Amalek. Pour la seconde fois il a remplacé par ses caprices la loi divine. Il a rejeté l’Éternel ; il est rejeté par lui.

Un aveu, enfin, s’échappe de ses lèvres ; mais vraiment de ses lèvres, beaucoup plus que de son cœur. « J’ai péché ! » s’écrie-t-il. Et comme pour reprendre aussitôt cet aveu, pour l’atténuer tout au moins, il ajoute : « Je craignais le peuple. » Est-ce bien vrai ? La transgression ne serait autre chose qu’une peur momentanée et regrettable ? Ce qui ressort clairement des excuses embrouillées du roi, c’est qu’il n’est point repentant. Il n’est que vexé. Ennuyé des conséquences de sa faute, fâché surtout d’avoir été surpris, il songe à peine à s’humilier un instant. Il y a trop, beaucoup trop d’adresse dans sa demi-confession. « Je n’ai pas obéi à tes paroles. » Était-ce à Samuel qu’il devait soumission ? N’était-ce pas à Dieu même ? Sans doute. Seulement s’il est possible de réduire l’offense à une atteinte portée à l’autorité du prophète, il sera bien plus facile de rentrer en grâce. Un mot de pardon de Samuel, et tout sera de nouveau en règle. Écoutez plutôt. Sa prière est-elle : O Éternel, pardonne ? Non pas. Mais : « Samuel, reviens ! » L’essentiel, pour le monarque en faute, c’est que les apparences soient sauvées. Reviens ! Fais comme s’il ne s’était rien passé. J’ai déshonoré l’Éternel en manquant à mon devoir. Reviens ! Nous irons ensemble l’adorer, et personne n’y trouvera rien à redire.

Le voyant refuse. Il part ; il veut retourner à Rama ; il répète, en l’aggravant, la sentence déjà prononcée. Saül désespéré, saisit le manteau du prophète. Il le déchire. Le symbole, alors, s’ajoute à la parole pour le condamner. « L’Éternel, reprend Samuel, déchire aujourd’hui de dessus toi la royauté d’Israël, et il la donne à un autre qui est meilleur que toi. » Prophétie voilée, mystérieuse ; d’autant plus inquiétante. Qui est cet « autre ? » Le voyant ne le sait probablement pas encore lui-même. Il ne peut donc pas le révéler, et cela importe au salut de « cet autre. » Si Saül avait deviné, comme Hérode il aurait pu organiser quelque massacre en Bethléhem pour se débarrasser de ce rival. Mais si un voile couvre encore l’accomplissement de la prophétie, celle-ci n’en est pas moins irrévocable. Saül est décidément tombé. Un autre prendra sa place. « Celui qui est la force d’Israël ne ment point. »

Eh bien ! même ces menaces décisives n’arrachent point Saül de la position fausse où il s’est enfoncé. Il persiste dans la voie des aveux incomplets et des confessions mitigées. Ce qu’il veut, ce n’est pas un pardon ; il ne le demande pas. Il lui faut des dehors, des semblants…. J’ai péché, soit ! Faisons comme si je n’avais pas péché. Honore-moi en public, toi prophète que tous mes sujets révèrent. Accordons-nous pour tromper un peu le monde. Cela ne tire pas à conséquence. Laisse croire aux gens que rien n’est changé entre toi et moi. J’irai au culte. J’invoquerai ton Dieu. S’il n’est plus tout à fait le mien, n’importe. Honore-moi !

Infortuné Saül ! Être tombé si bas ! Apprenons au moins de ses repoussantes excuses à nous examiner et à nous juger nous-mêmes, car elles sont essentiellement humaines. Combien il y en a de ces vies, soi-disant religieuses, où les dehors sont tout, où l’on s’efforce de retenir les avantages de la piété après en avoir renié la force !

Samuel finit par céder. Il consent à se joindre pour un moment à Saül. Que cela ne vous étonne pas. Justicier de Dieu, si nous osons le nommer ainsi, le prophète n’est pas un révolutionnaire. Il ne se permet rien qui puisse justifier, si peu que ce soit, un mouvement populaire contre son roi. Hélas ! la désaffection viendra assez vite ; ce n’est pas au pasteur de l’encourager. Samuel, donc, suit Saül. C’est à la fois pour un dernier adieu et pour un dernier devoir. Il a une fois encore à remplir les fonctions du juge, puisque le roi les a laissé tomber de ses mains.

Terribles fonctions ! Terrible jugement ! Les futurs monarques d’Israël seront avertis par là qu’ils n’ont pas le droit de changer à leur gré les ordres du Seigneur. Les princes païens apprendront qu’ils ont affaire à un souverain plus redoutable que les généraux des Hébreux. Ces derniers épargnent quelquefois, là où l’Eternel avait commandé de frapper. Néanmoins, c’est toujours la parole de Jahveh qui finira par l’emporter. Dévoué expressément par interdit ainsi que tous ses sujets, Agag devait périr. Nulle pitié humaine n’avait le droit de le sauver. Il n’y a pas à faire intervenir ici la sentimentalité, qu’il est de mode aujourd’hui de réserver pour les assassins. Et puis, Agag aurait été moins cruel, son épée aurait privé d’enfants un moins grand nombre de mères, qu’il n’en était pas moins condamné, comme chef d’un peuple destiné à l’extermination. Saül voulait offrir des holocaustes pour réparer sa faute. En voici un, auquel il n’avait pas pensé, et qui consacrera la mémoire de son péché.

Agag est amené. « D’un air joyeux, » disent quelques traductions. Cela ne me paraît pas certain. Je ne sais si le texte, peu correct dans ces versets, ne nous montre pas plutôt ce prisonnier enchaîné, et si la parole qu’il prononce n’est pas celle de la crainte, de la supplication, plutôt que de l’assurance. Autant que nous pouvons le comprendre, c’est Samuel en personne qui agit maintenant et qui frappe. Son bras représente celui de l’Éternel. Sacrificateur à Mitspa, en l’honneur du Dieu des délivrances, il est exécuteur aujourd’hui, sur l’ordre du Dieu des jugements… Oh ! mes amis, c’est une chose terrible pour le pécheur endurci de « tomber entre les mains du Dieu vivantp ! » Et c’est une charge parfois accablante d’être prophète du Saint des Saints.

pHébreux 10.31.

Dès ce moment, les relations sont rompues entre Saül et Samuel. Ne le sont-elles pas, en fait, entre Saül et Dieu ? Le prophète va préparer dans la retraite les voies à une royauté meilleure et plus fidèle. Il ne rencontrera plus le fils de Kis qu’à Najoth. Mais ce revoir sera presque inconscient chez le prince. Ni l’un ni l’autre ne paraissent l’avoir cherché ; nous n’en voyons résulter aucun bien pour le coupable.

Deux tristesses, sobrement dépeintes, sont les derniers coups de pinceau donnés au tableau qui vient de se dérouler sous nos yeux. La tristesse de Samuel. Il pleurait Saül ; il s’affligeait sincèrement d’une déchéance qu’il n’avait pu empêcher. La tristesse de Dieu ; je crois que le mot est permis. Il se repentait d’avoir établi Saül roi sur Israël. Un crêpe recouvre désormais le trône du premier monarque hébreu. Et il y en a un aussi autour du cœur du voyant. Il me semble entendre le fils d’Anne répéter le dernier mot de la veuve de Phinées : I-Kabod ! Plus de gloire.

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