« Nous essaierons de traiter au long et en détail des dieux, d’après les idées qu’en avaient ceux qui les premiers apprirent à honorer la divinité ; nous traiterons aussi de ceux que la fable a mis au rang des immortels ; et, attendu que ce sujet exige d’amples développements, nous traiterons aussi complètement que possible chaque chose en son lieu. Nous rapporterons sommairement tout ce que nous ont paru présenter de vraisemblable les histoires qui sont entre nos mains, afin de ne laisser rien regretter de ce qui mérite de captiver l’attention des lecteurs. Remontant aux époques les plus reculées, nous présenterons le récit exact des particularités relatives à l’origine du genre humain, et de tout ce qui s’est passé dans les différentes parties du monde connu : ce récit sera aussi fidèle que le permettra l’antiquité des faits qui en seront la matière.
Les naturalistes et les historiens les plus distingués se sont partagés en deux opinions sur la génération primordiale des hommes. Les uns, supposant que le monde n’a pas été créé et qu’il ne peut périr, ont déclaré que le genre humain existait de toute éternité, et que, par conséquent, la génération des hommes n’avait pas eu de commencement ; les autres, pensant qu’il avait été créé et qu’il était sujet à périr, ont déclaré également que la première génération des hommes avait eu lieu dans des temps déterminés ; que dans la formation primitive de l’univers, le ciel et la terre ne présentaient qu’un seul et même aspect, leur nature se trouvant confondue. Après cela, disent-ils, les corps s’étant séparés les uns des autres, le monde fut arrangé dans l’ordre que nous remarquons généralement en lui, l’air commença à être balancé par un mouvement continuel, sa partie ignée s’éleva dans les régions supérieures, parce que la légèreté de sa nature lui donnait ce mouvement d’ascension. Voilà pourquoi le soleil et les autres astres qui sont en si grand nombre sont emportés sans cesse par un mouvement de rotation. La partie bourbeuse et trouble, au moyen de son mélange avec les parties humides, se fixa dans un seul endroit, en raison de sa pesanteur, roulant sans cesse sur elle-même ; des parties humides sortit la mer ; des parties plus solides se forma la terre, mais une terre limoneuse et très tendre : d’abord le soleil dardant sur elle ses rayons, elle prit de la consistance, ensuite la chaleur ayant échauffé sa surface, quelques-unes de ses parties humides se gonflèrent dans plusieurs endroits, et il se forma autour d’elles une matière putréfiée qu’enveloppaient des pellicules. C’est ce qui se voit encore tous les jours dans les terrains marécageux, lorsqu’ils ne sont pas soumis à un mouvement progressif de température, mais qu’un air enflammé succède tout à coup à une atmosphère froide. Les parties aqueuses étant ainsi fécondées par la chaleur, le germe qui en résulta s’alimentait pendant la nuit des vapeurs de l’atmosphère environnante, et se solidifiait pendant le jour par l’action de la chaleur. Enfin les fœtus ayant pris leur dernier accroissement, et les pellicules échauffées venant à se rompre, on vit naître partout des animaux de toute espèce. Ceux qui avaient reçu le plus de chaleur devinrent des oiseaux qui prirent leur essor vers les régions éthérées. Ceux où dominaient les terrestréités furent rangés parmi les reptiles et les autres animaux que l’on voit sur la terre. Ceux qui participaient le plus de la nature des parties humides, et qui furent appelés poissons, se réfugièrent dans l’endroit qui était conforme à leur nature. Enfin, la terre devenant de plus en plus solide, en raison de la chaleur du soleil et des vents, et les animaux d’un gros volume ne pouvant plus être procréés, leur génération n’a pu se continuer que par l’action des deux sexes. Il paraît qu’Euripide, disciple du naturaliste Anaxagoras, n’avait point sur la nature de l’univers des sentiments différents de ceux que l’on vient de rapporter ; car voici comme il s’exprime dans la Ménalippe : Dans l’origine, le ciel et la terre n’avaient qu’une seule forme ; mais lorsqu’ils se furent séparés en deux, ils engendrèrent tout, et produisirent au grand jour les arbres, les oiseaux, les bêtes féroces, les animaux que la mer nourrit et le genre humain.
Voilà ce que nous avons appris au sujet de l’origine primitive de l’univers. On prétend que les hommes qui naquirent dans le principe vivaient sans ordre comme les bêtes féroces, que dispersés ça et là, ils se rendaient dans les pâturages, qu’ils emportaient l’herbe la plus tendre pour leur servir de nourriture, ainsi que les fruits des arbres qui poussaient naturellement. Attaqués par les bêtes sauvages, la nécessité leur apprit à se secourir les uns les autres ; rassemblés par la terreur, cette circonstance fit qu’insensiblement ils reconnurent réciproquement leurs figures. Comme leur voix était insignifiante et confuse, ils parvinrent petit à petit à articuler distinctement les paroles. Établissant entre eux des signes pour particulariser chacun des objets qu’ils avaient sous les yeux, ils se composèrent ainsi un langage qui suffisait à représenter toutes leurs idées. Ces associations se formèrent en divers lieux, par toute la terre : de là il résulta qu’elles n’avaient pas toutes un idiome uniforme, chacune d’elles établissant arbitrairement les termes qui devaient composer le sien ; de là cette multiplicité de langues différentes. C’est dans ces associations primitives qu’il faut chercher l’origine de toutes les nations. Les premiers hommes n’ayant encore trouvé aucune des choses utiles à la vie, menaient une misérable existence, dépourvus de vêtements, ne connaissant l’usage ni de l’eau, ni du feu, ni les avantages d’une nourriture un peu douce ; car ignorant la manière de se procurer les productions des champs, ils ne faisaient aucune provision de fruits, pour s’en servir au besoin ; c’est pourquoi le froid et la disette de nourriture détruisaient un grand nombre d’entre eux pendant les hivers ; mais insensiblement l’expérience leur ayant donné des lumières, lorsque l’hiver était venu, ils se réfugiaient dans les cavernes et mettaient en réserve ceux des fruits qui pouvaient se garder. Ayant connu ensuite les avantages du feu et des autres commodités, ils inventèrent insensiblement les arts, et découvrirent les autres ressources qui pouvaient rendre la vie commune plus agréable ; en général, ce fut la disette de toutes choses qui instruisit les hommes, et qui procura toutes les connaissances à un animal favorisé par la nature, ayant des mains pour l’aider en tout, possédant la raison et la subtilité de la pensée. Comme vous, nous nous contenterons de ces observations sur l’origine primitive des hommes et le genre de vie qu’ils menaient dans l’antiquité. »
Voilà ce que dit notre historien si vanté qui, dans sa Cosmogonie, n’a pas même fait mention du nom de Dieu, et qui a présenté l’arrangement de l’univers comme quelque chose de fortuit et de spontané. Vous trouverez que la plupart des philosophes grecs ont eu des opinions semblables : je vais vous exposer celles qu’ils ont eues sur les principes, leurs dissentiments et leurs dissonances. Et notez que tous ces systèmes ne s’appuient que sur des conjectures, et non sur des données positives ; je prendrai pour guide l’ouvrage de Plutarque qu’il a intitulé Stromates. Ainsi examinez, non légèrement, mais à votre loisir et avec une mûre réflexion, la différence d’opinions qui existe entre les philosophes les plus célèbres.