Le problème du mal

2. Le mal dans l’humanité

Le mal dans l’humanité se présente sous trois formes : l’erreur, qui est le mal de la raison ; le péché, qui est le mal de la conscience ; et la souffrance, qui est le mal du cœur. Pour prouver que l’erreur, le péché et la souffrance sont des maux, il nous suffira d’établir, conformément à nos définitions, que ce sont des faits dans lesquels se montre un désordre, c’est-à-dire un défaut d’harmonie entre l’âme humaine et la destination que lui indique sa nature.

L’erreur n’est pas l’ignorance. Pour prouver que toute ignorance est un mal, il faudrait établir que notre destination est de tout connaître, et de tout connaître immédiatement, en sorte que si nous ne pouvons pas dire combien il y a d’étoiles dans le ciel, ou combien il y a de grains de sable sur les rivages de la mer, nous sommes dans un état de désordre. Cette affirmation n’est pas évidente, et il ne serait pas facile de la démontrer. Supposez un esprit voyant clairement ce qu’il sait et ce qu’il ignore, affirmant là où il faut affirmer, niant là où il faut nier, suspendant son jugement lorsqu’il n’a pas de motifs suffisants pour affirmer ou pour nier ; supposez encore que cet esprit croisse dans la lumière, et voie progressivement s’éloigner la région des ténèbres : tout sera bien. Cet esprit ne possédera pas toute la vérité, mais il sera pleinement dans la vérité, tous ses jugements seront vrais. L’ignorance ne devient un mal que lorsqu’elle porte sur notre destination immédiate, de telle sorte que notre volonté privée de lumière sente le besoin d’agir et n’ait pas le moyen de le faire en connaissance de cause.

L’erreur consiste à porter des jugements faux ; elle est un mal en soi, et dans tous les cas. On ne saurait contester que la destination de l’intelligence est de posséder la vérité ; par conséquent l’erreur est un désordre, et ce désordre est souvent fort grave. Les erreurs que nous commettons sur les sources de la joie, nous lancent dans des poursuites insensées vers un bonheur qui nous échappe toujours, et les erreurs que nous commettons sur le devoir produisent le phénomène mystérieux et redoutable des consciences faussées. C’est un des sujets les plus difficiles des études morales, que ces cas où en étant décidés à faire le devoir nous nous trompons sur sa nature. Le mal semble résulter alors de la droiture même de l’intention ; car, ainsi que l’a dit Pascal, « jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que lorsqu’on le fait par conscience. »

L’erreur entre pour une part dans nos mauvaises actions ; mais l’erreur, même l’erreur morale, n’est pas le péché. Le sage Socrate s’est prodigieusement abusé sur ce point. Il a dit que l’erreur est la seule origine de nos actions mauvaises, que les hommes se trompent sur la nature de leurs obligations, mais « qu’ils font ce qu’ils regardent comme leur devoira. » Le poète Euripide, son contemporain, aurait pu lui donner, à ce sujet, une leçon de vraie philosophie, en lui rappelant cette vérité élémentaire : « Nous savons ce qui est bien, nous le connaissons, mais nous ne le faisons pasb. » L’erreur et le péché ont d’étroites relations, mais ce sont des faits parfaitement distincts. L’erreur a pour siège l’intelligence, et le péché est l’acte de la volonté.

a – Xénophon, Entretiens mémorables de Socrate.

bHippolyte.

Je définirai le péché en empruntant des paroles que plusieurs de vous reconnaîtront. « Celui qui sait le bien qu’il faut faire et qui ne le fait pas, commet un péchéc. » Le péché est la violation de la loi connue, la révolte de la volonté contre le pouvoir et l’autorité de la conscience. Mais (ne l’oublions pas), lorsque la loi n’est pas connue, elle peut avoir été voilée à nos yeux, par notre propre faute. Si l’ignorance où nous sommes à son égard a une origine volontaire, nous sommes responsables de cette ignorance. Celui qui viole une loi qu’il ne connaît pas au moment où il la viole, pèche pourtant, si c’est lui-même qui a mis un bandeau sur les yeux de sa conscience. Telle est notre définition du péché. Quant à la chose, nous ne la connaissons que trop. Y a-t-il quelqu’un ici qui ne puisse retrouver dans sa mémoire, et sans chercher bien loin, des cas où, dans la pleine lumière de la conscience, il a senti le tort de sa volonté ? Avoir défini le péché, c’est avoir démontré qu’il est un mal, puisqu’il est la révolte contre la loi, et par conséquent ce qui absolument ne doit pas être.

cJacques 4.17.

Puisque nous connaissons la nature essentielle de la loi morale, nous connaissons en même temps la nature essentielle du péché. La loi suprême est celle de la charité, la consécration de chacun au bien général. L’essence du péché est le contraire de la loi, c’est-à-dire la disposition à ne vivre que pour soi. L’égoïsme, dans la signification complète et étymologique de ce mot, l’égoïsme est le fond de tout péché. Au lieu de rester à sa place, dans son ordre, dans sa relation à l’ensemble du monde, l’individu se fait centre, rapporte tout à lui-même, pareil à une planète, que dis-je ? à un débris, à une molécule de planète qui voudrait être le soleil. Cette recherche désordonnée de soi, qui est le fond commun de tout désordre moral, se présente sous deux formes principales. En sortant de sa place l’homme descend, il s’animalise, il tombe dans la sensualité, et perd ainsi ses titres de membre de la société spirituelle ; ou bien il veut sortir de sa place en s’élevant au-dessus de l’ordre dont il fait partie ; il croit monter et il se précipite dans les abîmes de l’orgueil. La sensualité et l’orgueil sont les deux formes principales de l’égoïsme. Comme il a deux formes, l’égoïsme a aussi deux degrés : le premier est celui de l’indifférent qui détourne la tête, toujours prêt à dire : Suis-je le gardien de mon frère ? Le second est la disposition du méchant qui écrase autrui pour jouir.

Définir le péché, c’est, je le répète, prouver qu’il est un mal, puisqu’il est la violation de la loi, le contraire de ce qui doit être. La même démonstration sera moins facile à faire pour la souffrance.

C’est une tâche ardue, semble-t-il, non pas de faire insurger le cœur de l’homme contre la souffrance (il n’y a rien de plus aisé et la chose se fait assez sans qu’on y aide par des paroles), mais de démontrer à la raison que la souffrance ne doit pas être. Elle a en effet de nombreux et puissants apologistes. Écoutons-les.

Qu’est-ce qui fait l’homme ? L’énergie. Qu’est-ce qui produit l’énergie ? La lutte. Qu’est-ce qui produit la lutte ? La douleur. Supprimez dans une existence humaine toute douleur, vous supprimez toute lutte, tout développement d’énergie, et vous n’avez plus qu’une créature moralement étiolée. Quel effet salutaire n’ont pas souvent les fléaux les plus redoutés ! J’ai reçu, il y a quelques mois, une lettre écrite de Zurich, à l’époque où le choléra ravageait cette ville. Mon correspondant, dont je m’honore d’être l’ami, me disait qu’il avait vu de tristes choses : les produits de l’égoïsme et de la peur ; mais il me disait aussi que, sous les étreintes de la maladie, il s’était développé tant de courage, tant de dévouement, tant de préoccupation du bien des autres ; il me disait que les classes diverses de la société s’étaient rapprochées sous l’inspiration de sentiments si généreux, que pour rien au monde il n’aurait voulu n’avoir pas été dans sa patrie le témoin d’un pareil spectacle. C’est un chef de famille pourtant ; il m’écrivait au milieu même du fléau, lorsque la menace terrible planait sur la tête des siens et sur la sienne ! On peut donc faire l’éloge moral des épidémies. Et la guerre ! que n’a-t-on pas dit pour nous la faire accepter ? La guerre ne retrempe-t-elle pas les caractères ? Les douceurs de la paix n’amollissent-elles pas les âmes ? D’une manière générale, les calamités publiques n’ont-elles pas souvent des effets visiblement salutaires ? Si quelques âmes sont éloignées des bonnes pensées et de Dieu par la souffrance et le spectacle de la souffrance, n’est-ce pas le plus souvent la douleur qui ramène à Dieu et aux saintes pensées ? N’est-ce pas dans la fureur de la tempête que le matelot qui semblait impie s’agenouille ; et ne voit-on pas les convulsions sociales les plus redoutées être fécondes en fruits d’amélioration morale ? Un poète moderne a résumé ces considérations :

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.
C’est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu’il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu’à ce triste prix tout doit être acheté.
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;
Pour vivre et pour sentir, l’homme a besoin de pleursd.

d – Alfred de Musset, la Nuit d’octobre.

La souffrance a donc ses apologistes ; il y a plus, elle a ses amants. Je ne vous transporterai pas dans l’Inde pour vous faire assister au spectacle des macérations incroyables que s’imposaient jadis, et que s’imposent peut-être encore, dans une certaine mesure, les habitants de ces lointaines régions. Dans la partie du globe que nous habitons, et dans notre siècle si empressé à se procurer le bien-être, si adonné à la recherche de toutes les jouissances, il se trouve des hommes qui, volontairement, et quelquefois en abandonnant la richesse et le pouvoir, se soumettent à la loi du travail dans les conditions de la plus extrême pauvreté. Avez-vous entendu parler des trappistes ? L’an dernier, j’ai visité, près de Mulhouse en Alsace, un couvent de cet ordre, et jamais peut-être je n’ai plus vivement éprouvé le sentiment du contraste. Mulhouse, ville connue par ses manufactures et ses cités ouvrières, par la prospérité de son industrie et sa philanthropie intelligente ; Mulhouse, où, au sein de la richesse ou de l’aisance, les classes supérieures de la société jouissent de toutes les facilités, de toutes les douceurs de la civilisation moderne, et en jouissent noblement parce qu’elles s’occupent, plus qu’on ne le fait ailleurs, de faire autant que possible circuler le bien-être dans toutes les classes de la société ; et tout à côté, une vaste demeure froide et silencieuse, où, même dans les rigueurs de l’hiver, le feu ne s’allume qu’à la lampe de l’autel et au foyer vite éteint d’une pauvre cuisine ; une demeure où le silence n’est interrompu que par le bruit du travail et par les chants de l’église. Voici, si mes souvenirs ne me trompent pas, comment vivent les hommes étranges qui habitent cette résidence exceptionnelle. A l’heure où nous sommes ici réunis, ils sont couchés sur des planches où ils cherchent le sommeil après le dur labeur de la journée. Vers deux heures du matin, ils seront éveillés par la cloche de la prière. Ils travailleront à jeun jusqu’à dix heures, dans les champs et dans l’atelier. Pour réparer leurs forces, on leur servira alors un verre de bière, une ration de pain et des légumes cultivés dans leurs champs. Le repas du soir sera semblable à celui du matin. Dans les jours de fête on ajoute du fromage. A côté de ces hommes-là, le moins fortuné de nos ouvriers vit comme un véritable capitaliste. Vous comprendrez, Messieurs, qu’il n’entre pas dans mon plan de discuter ici la valeur d’institutions semblables ; j’avais besoin d’un exemple, j’ai choisi le plus éclatant. Voilà des hommes qui recherchent les privations comme nous recherchons les plaisirs, et qui ne semblent demander aux choses de ce monde que l’austère volupté de la souffrance. Volontairement ils privent leurs corps de nourriture dans les dernières limites du possible, et j’ai remarqué malgré cela (je cite le fait comme un problème de physiologie), qu’ils n’ont le visage, ni pâle, ni défait. Ils privent leur pensée d’aliment par le silence ; et, ce qui paraît presque effroyable, ils privent leur cœur de sa nourriture par la rupture absolue de tous les liens de la famille et des affections sociales. Il semble donc que la souffrance qui a des apologistes, a aussi des amants ; c’est tout ce que je voulais établir ; et en présence des raisonnements et des faits, ma thèse doit vous sembler désespérée, car je viens affirmer que la souffrance est un mal, et qu’elle ne doit pas être. Il suffira de nous entendre.

On prouve facilement que, dans les conditions de notre expérience actuelle, — veuillez noter ces mots : de notre expérience actuelle — la souffrance est inévitable et qu’elle est bonne. Comment le prouve-t-on ? Tous les arguments dont on use dans cette discussion peuvent se ramener à troise.

e – On peut consulter, avec fruit, sur le sujet de cette discussion, un volume. récent de M. Francisque Bouillier : Du plaisir et de la douleur. (Collection Germer-Baillière.) 1 vol. in-18.

Premièrement, la douleur est l’avertissement d’un désordre. Si vous étiez malade sans le sentir, n’ayant pas l’idée du mal, vous n’en chercheriez pas le remède. De même, quand le corps social éprouve des souffrances plus aiguës qu’à l’ordinaire, il est averti de rechercher le siège de la maladie et d’y apporter quelqu’un de ces remèdes qui, en politique, s’appellent des réformes. Etre averti d’un désordre pour avoir à le réparer, cela est utile et bon. Qui pourrait le nier ?

Secondement, la douleur est un remède. Depuis l’amputation d’un membre qui vous sauvera peut-être la vie, jusqu’à telle catastrophe qui viendra vous surprendre dans le cours d’une passion coupable, et vous fera rentrer en vous-même, la douleur a un emploi précieux, et nul ne saurait se refuser à dire avec Fénelon : « Peut-on appeler maux ces peines que Dieu nous envoie pour nous purifier et nous rendre dignes de lui ? Ce qui nous fait un si grand bien ne peut être un malf. » La souffrance nous purifie, elle nous est nécessaire, très nécessaire, elle est bonne.

f – Conformité à la volonté de Dieu, dans les œuvres spirituelles.

Troisièmement, la douleur est une punition. La punition est la manifestation de la justice, et la justice est bonne. N’avez-vous jamais senti, en présence de quelque crime odieux, s’élever dans votre sein la voix qui réclame la justice ? Il y a des criminels qui entendent cette voix ; on a vu des condamnés à mort qui auraient refusé leur grâce, parce que, leur cœur ayant été touché, ils éprouvaient le besoin d’expier publiquement leur public forfait. La justice est bonne ; et, malgré les mystères de ce sujet, nous pouvons entrevoir que la justice est bonne dans la plénitude du sens de la bonté, qu’elle n’est au fond qu’une des formes de l’amour. La loi morale, en effet, exprime l’ordre, qui est le besoin général de toute la société spirituelle. Laisser violer la loi sans que le châtiment rappelle et maintienne ses droits, c’est sacrifier’ l’intérêt de tous à une douceur envers quelques-uns, qui n’est que de la faiblesse. Maintenir la loi par le châtiment, c’est maintenir l’intérêt de tous contre le désordre de quelques-uns ; c’est l’œuvre de la bonté affermie par la sagesse. La douleur est donc nécessaire comme châtiment ; sous ce rapport encore elle est bonne.

Je crois que toutes les apologies de la souffrance reviennent aux trois arguments que nous venons de passer en revue. On y joint des confusions d’idées qu’il convient de relever en passant. Un être libre ayant un but à atteindre par ses actes, il faut qu’il désire atteindre son but, et qu’il fasse effort pour y parvenir. On affirme que tout désir est le résultat d’une privation, et suppose, par conséquent, une souffrance ; et on affirme que tout effort est une douleur. La souffrance paraît ainsi la condition nécessaire de la liberté, puisque, la souffrance étant supprimée, il n’y aurait plus ni désir, ni effort, ni, par suite, aucun déploiement de libre activité. Les bases de ce raisonnement ne sont pas solides. Un désir accompagné de l’espoir de sa réalisation peut être une jouissance ; tous ceux qui ont un bon appétit et les moyens de le satisfaire le savent fort bien. L’effort dans les conditions de la santé physique et morale est si peu une douleur, qu’il est une des joies les plus vives de l’existence. Nul ne souffre moins qu’un jeune homme leste et dispos qui gravit une montagne, et jouit du déploiement de sa force. Le désir devient souffrance, s’il est privé de satisfaction et d’espoir ; l’effort devient douleur, quand les moyens d’action ne répondent plus à la volonté ; mais tout désir n’est pas une souffrance, et tout effort n’est pas une douleur. L’action d’un être libre ne suppose pas absolument la douleur. Il importe de prévenir ces confusions d’idées qui permettent d’attribuer à la souffrance le caractère de la nécessité.

Quant aux arguments qui concluent à l’utilité de la souffrance, ils sont tous solides ; je les accepte tous, et sans en rien retrancher. En affirmant que la souffrance est un mal, et ne doit pas être, je n’entends pas conseiller aux parents d’ôter toutes les épines du chemin où marchent leurs enfants, et de les priver indûment du bienfait de la verge. Je n’entends pas conseiller aux bons cœurs d’adoucir inconsidérément toute souffrance, en ne laissant jamais un libre cours aux conséquences de la paresse et de la sensualité. Je n’entends pas conseiller aux juges d’acquitter le voleur et l’assassin. Il me semble que le juge qui absout le malfaiteur qu’il faudrait enfermer, se rend en quelque degré complice des méfaits nouveaux qu’il pourra commettre. Ce juge oublie que, de la part du pouvoir social établi pour réaliser le bien général en réprimant les désordres de quelques-uns, la justice est une miséricorde, et la faiblesse une cruauté. Je n’entends pas surtout (le ciel m’en préserve) conseiller à personne d’éteindre dans les âmes travaillées par le sentiment de leurs fautes, les douleurs du repentir et les salutaires amertumes du remords. Dans le monde tel qu’il est, la douleur a une grande mission, comme elle a une grande place. Nous devons souvent lui laisser son cours, et quelquefois la charité, la vraie charité, veut que nous devenions les ministres rigoureux de la justice. Les apologies de la douleur sont donc solides. La souffrance peut être bonne, et si elle ne doit pas être, ce ne sera pas dans un sens absolu comme le péché. Elle pourra être un moyen pour un but excellent ; et la maxime que la fin justifie les moyens, qui doit être sévèrement exclue lorsqu’il s’agit du devoir, pourra trouver ici son application légitime. Cela dit, examinons la base des arguments présentés par les apologistes de la souffrance. Avertissement, remède, punition, tout cela suppose un désordre, place le point de départ de la souffrance dans un état mauvais. C’est pourquoi j’ai dû vous rendre attentifs dès le début au fait que tous ces arguments partent de notre état actuel. Dès qu’un état de choses est en dehors de l’ordre, on prouvera sans peine que l’avertissement est bon, que la punition est bonne, que le remède est excellent. Mais supposez toutes choses dans l’ordre, vous ne pourrez y placer la souffrance. La douleur n’est pas une nourriture, c’est un remède ; et dans l’état de santé les remèdes ne sont pas bons. Puisque la douleur disparaîtrait, dès que ce qui doit être serait, il est clair que, dans un sens absolu, elle ne doit pas être, elle est un mal. Si nous sommes nés pour la douleur, comme l’étincelle pour voler, il faut que le monde où nous sommes nés ne soit pas dans l’ordre ; car Dieu, qui a créé notre cœur, ne l’a pas créé pour souffrir.

Si l’on nous persuadait que la douleur est bonne en elle-même, et dans un sens absolu, on paralyserait les fonctions du cœur, dans l’acception la plus haute et la plus désintéressée de ce mot ; on éteindrait la pitié. Un philosophe de l’antiquité torturé par des douleurs de goutte, s’écriait : « Douleur, tu auras beau faire, tu ne me contraindras jamais à convenir que tu sois un mal ! » Cette parole est fière, et lorsqu’il s’agit de soi-même, elle est grande. Mais en présence de la douleur d’autrui, le cœur s’écriera toujours : « Philosophie, tu auras beau dire, tu ne me contraindras jamais à convenir que la douleur ne soit pas un mal ! »

Vous faut-il encore un argument pour démontrer que la souffrance ne doit pas être ? En voici un qui me semble sans réplique. Quelle est la loi suprême de notre action ? La loi de la charité. La charité doit être forte, pour ne pas amener des souffrances pires que celles qu’elle écarterait en supprimant l’avertissement utile, la correction nécessaire, la punition juste. Mais la charité par essence est douce : sa mission est de procurer définitivement le bonheur, et de diminuer chemin faisant, autant qu’elle peut, toute souffrance. Son but est de réaliser une société dans l’ordre, où il n’y aurait plus ni pleurs, ni deuil, ni lamentation. C’est bien là le but de la charité. Si la souffrance était un bien en soi, la loi suprême du devoir serait donc de détruire le bien. Si la charité est la loi du bien, la douleur doit être détruite, elle ne doit pas être ; elle est donc un mal.

Je conclus : l’erreur, le péché, la souffrance sont des altérations de l’ordre vrai des choses, ce sont des maux ; notre mission est d’y porter remède. Cela me semble presque aussi clair qu’un théorème de géométrie.

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