C’était une époque des plus intéressantes et des plus originales que celle où le comte arriva à Paris. On était en pleine régence. La cour et la ville, longtemps ennuyées de l’auguste monotonie des dernières années du grand règne, se dédommageaient d’une longue contrainte, en se précipitant à la suite du Régent dans l’étourdissement des plaisirs et dans les nouveautés les plus chimériques. C’était le temps de la banque de Law, et les étrangers, affluant de toutes parts, disputaient aux Parisiens l’entrée de la rue Quincampoix et les actions du Mississipi. Pendant les six mois que dura son séjour à Paris, Zinzendorf vit l’apogée et la chute de cet étrange système.
L’Église n’était pas moins agitée que la société ; la bulle Unigenitus et l’affaire des Appelants occupaient alors tous les esprits, et Zinzendorf fut aussi témoin de la dernière résistance et de la défaite définitive de la liberté gallicane.
On voit quel vaste champ d’étude et d’observation Paris pouvait fournir alors à un jeune homme doué d’une intelligence vive et facile, auquel sa naissance donnait entrée à la cour, et que son développement religieux et théologique rendait capable de s’intéresser aux questions ecclésiastiques du moment. Aussi, le séjour du comte à Paris, de si courte durée qu’il ait été, fut extrêmement rempli et tient une place importante dans sa vie. Mais on comprend à combien de tentations devait être exposé ce jeune homme de dix-neuf ans, au cœur passionné, à l’imagination exubérante, riche de tant d’avantages extérieurs, aimé et recherché de chacun ; et l’on doit admirer la puissance de sa foi, qui le maintint toujours fidèle à ses principes et le mit à l’abri des séductions du monde.
« Plus j’allais dans le monde, » dit-il en racontant cette époque de sa vie, « plus je me tenais ferme au Seigneur, plus aussi il m’attirait à une contemplation intime de ses souffrances ; et parmi les grands de la terre (car alors je ne connaissais guère les petits) je ne recherchais que ceux avec lesquels je pouvais célébrer la grâce de mon Sauveur. J’en ai trouvé souvent là où l’on ne s’y attendrait pas. Avec les gens qui ne m’inspiraient pas suffisamment de confiance, je m’en tenais à des rapports de politesse. Quant à ceux qui voulaient m’entraîner au mal, je leur résistais sans ménagement, et je saisissais cette occasion de les désabuser une fois pour toutes. C’était déjà ainsi que je m’y étais pris à l’université. Aujourd’hui encore, je recueille les fruits de cette manière de faire. Je ne prenais aucune décision importante sans m’en être entretenu avec mon Sauveur. A Paris, j’étais tout à fait dans mon élément. Je m’y trouvai en relations avec des ecclésiastiques au cœur droit, tant évêques que religieux, et j’y fis connaissance de quelques dames qui avaient la grâce. Le temps ne m’a pas paru long ; au contraire, j’ai regretté de devoir partir si tôt. Du reste, par manque de connaissance, j’étais extrêmement sous la loi, et j’ai souvent admiré depuis la patience de mes amis, et surtout de M. le cardinal de Noailles, qui avaient à supporter mon humeur bizarre ; car je voulais à toute force leur inculquer ce que j’avais reconnu vrai, et j’étais homme à rompre sur-le-champ avec l’ami le plus cher, si je croyais qu’on ne pût se fier à lui dans la cause du Seigneur. Le monde ne savait trop dans quelle catégorie me ranger, car je n’avais rien d’extraordinaire dans ma conduite extérieure, si ce n’est qu’à la cour je ne dansais pas et qu’à Paris je ne jouais pas. Certaines personnes prétendaient que j’avais encore l’innocence de mon baptême. Les mal-pensants me faisaient passer pour piétiste, et les piétistes ne me regardaient pas cependant comme un des leurs. Pour moi, il me semble que si l’on m’avait mis sous les yeux toutes les tentations diverses qui allaient se présenter à moi dans le monde, elles n’auraient pas eu le pouvoir de m’arrêter un instant : l’ignorance m’a quelquefois été en piège, tandis que la connaissance de la misère humaine et des inventions de l’Ennemi pour nous façonner à sa guise a toujours été pour moi la protection la plus sûre. »
La visite obligée aux monuments de Paris, aux parcs et aux châteaux royaux, ne lui prit pas beaucoup de temps. « Il y a telle chose, dit-il, à laquelle on consacre ordinairement des journées entières, et que peu d’heures m’ont suffi pour voir à satiété. » L’Hôtel-Dieu l’intéressa plus que Versailles. Mais il avait hâte de régulariser ses occupations et l’emploi de son temps ; car, tout poète qu’il était, il avait à un haut degré l’esprit d’ordre et d’arrangement. Il consacra donc la matinée au manège, l’après-midi à ses études de droit et à des exercices de langue française ; le soir, il allait dans le monde.
Une maladie grave qu’il fit peu après son arrivée le retint quelque temps dans sa chambre et lui donna le loisir de se livrer à ses occupations favorites, c’est-à-dire de faire des vers et de lire des livres de théologie.
Les premières relations que Zinzendorf eut à Paris furent avec des étrangers ; d’abord le comte de Reuss, avec lequel il était déjà lié et qui devint plus tard son beau-frère ; puis Nicolas de Watteville, frère de son ami et condisciple Frédéric de Watteville ; enfin, le comte de Linange, les princes de Gotha, le prince de Schwarzbourg-Sondershausen, l’ambassadeur de Suède, le célèbre lord Stairs, qui lui témoigna beaucoup d’affection, etc. Parmi les grands seigneurs français qui lui firent accueil, nous nommerons le cardinal de Bussy et le maréchal de Villars. Ce fut la maréchale de Villars qui l’introduisit à la cour et le présenta à Madame, mère du Régent.
On connaît l’originalité intéressante et bizarre de cette princesse, fille du malheureux électeur palatin Charles-Louis de Bavière. Son honnêteté un peu rude, ses principes sévèrement aristocratiques, sa dévotion sincère, son caractère et ses goûts tout allemands, contrastaient avec l’humeur libérale et libertine de son fils le Régent, physionomie toute française, aussi bien par ses vices que par ses qualités aimables et brillantes. Depuis près d’un demi-siècle qu’elle était à la cour de France, elle se considérait toujours comme exilée ; elle regrettait encore au Palais-Royal les plaisirs champêtres de Heidelberg, et l’on sait qu’elle passait la plus grande partie de sa vie à écrire à ses amis d’Allemagne. Madame reçut Zinzendorf en compatriote et se rappela qu’elle avait connu son père et son oncle plus de quarante ans auparavant ; elle s’entretenait souvent avec lui des heures entières et professait une grande admiration pour sa piété et sa conduite irréprochable. « Je me souviens toujours avec édification », dit celui-ci, « d’avoir entendu la mère du Régent faire une fois une exhortation très sérieuse et très chrétienne à son petit-fils le duc de Chartres, qui était alors un prince très irréligieux. Elle lui demandait pourquoi donc il ne voulait pas se conduire comme moi ; elle ajouta que moi aussi j’étais un jeune homme et que je savais vivre, mais que cela ne m’empêchait pas d’aimer Dieu de tout mon cœur, et que j’étais certainement mille fois plus heureux que lui. » — « Mardi dernier, » écrit le comte à sa mère, « lorsque j’entrai chez Madame, elle me dit en allemand : Bonsoir, monsieur le comte. Avez-vous été hier à l’opéra ? — Non, Madame, répondis-je ; je n’ai pas le temps d’aller à l’opéra. — Monsieur le comte, j’entends dire que vous savez l’Écriture sainte presque par cœur. — Je voudrais bien, lui dis-je, la savoir ainsi et agir en conséquence. Mais qui donc a pu dire cela à Votre Altesse ? Je ne me le rappelle pas, dit-elle. On chercha à deviner qui ce pouvait être, mais une des personnes présentes s’écria : Eh ! c’est tout le monde qui le dit ! Madame fut aussi de cet avis. »
L’affaire du comte de Horn occupait alors vivement les esprits ; c’était encore une des tristes suites de l’agiotage effréné de la rue Quincampoix. Le jeune comte de Horn, d’une maison illustre alliée à la plupart des souverains de l’Europe, avait attiré dans une taverne un garçon tapissier et l’avait égorgé pour lui voler son portefeuille. Malgré l’intercession et les représentations des personnages les plus considérables, le Régent voulut que justice fût faite, et quatre jours après son crime le coupable fut rompu en place de Grève. Ce châtiment ignominieux mit en émoi toute la noblesse ; Madame ne pouvait en prendre son parti. « On a beau dire, » disait-elle à Zinzendorf, « il est toujours bien triste de faire un exemple de ce genre. » — « Il est d’autant plus glorieux pour le Régent », répondit le jeune homme, « d’exercer la justice envers tous, et c’est nous autres comtes qui y sommes le plus intéressés. Je ne vois pas que la dignité de notre rang soit plus offensée par le supplice que par le crime. Qu’un gentilhomme souffre pour une bonne cause et soit mis à mort, il n’y a point là de déshonneur pour sa famille ; mais c’en est un que de commettre un crime comme celui dont il s’agit. On ne se méfie pas d’un comte ; on se figure que certaines actions sont trop au-dessous de lui pour lui venir même à la pensée. Aussi, quand un comte vole et assassine, il faut qu’il soit puni publiquement et plus sévèrement encore qu’un autre criminel. »
Madame présenta elle-même Zinzendorf au Régent, qui l’accueillit avec son affabilité habituelle. Tous ces honneurs ne tournèrent point la tête au jeune homme : « Je les regardais, nous dit-il, avec crainte et tremblement, comme des attraits dangereux, et je remercie Dieu de ce que, toutes les fois que l’orgueil a tenté de s’emparer de moi, Il m’a courbé jusque dans la poussière sous sa main paternelle. » — « Une fois, dit-il encore, à la cour, dans une affaire d’étiquette, le point d’honneur se réveilla en moi, et je le poussai si loin que le lendemain (c’était le vendredi-saint) je me rendis chez le maréchal de la cour pour me plaindre du maître des cérémonies et demander satisfaction. On me promit aussitôt de me faire droit ; mais, en pesant mûrement ma conduite, je m’aperçus que l’orgueil n’était pas encore mort en moi. Cette découverte m’humilia profondément : dès ce moment, je promis avec larmes au Sauveur de suivre l’exemple de son humilité ; je renonçai à croire que je pusse servir son règne tout en conservant les avantages de ma position dans le monde. Dès lors je n’ai pas changé de sentiment sur l’honneur et la considération terrestres, et l’opprobre de Christ est toujours resté ma joie. »
Zinzendorf se sentit d’abord peu disposé à entrer en relations avec les membres du haut clergé français. Les vices de quelques-uns, le faste de tous, lui étaient en scandale. Ayant cependant fait occasionnellement connaissance du Père de La Tour, général de la congrégation de l’Oratoire, il trouva en lui un chrétien sincère et se lia avec lui d’une étroite amitié. Celui-ci ne tarda pas à le présenter au cardinal de Noailles, qui l’accueillit avec la plus grande bonté et prit tant de plaisir à s’entretenir avec lui que cette première entrevue ne dura pas moins de trois heures et demie. Cette visite fut suivie de plusieurs autres. Le cardinal invita souvent le comte à sa table, et une intimité touchante ne tarda pas à s’établir entre le vieillard et le jeune homme. Celui-ci lut au cardinal des lettres de sa grand’mère, de sa mère et de sa tante ; le prélat en fut charmé. Il avait d’abord tenté d’amener Zinzendorf à la foi catholique, mais il y renonça bientôt, momentanément du moins, et lui déclara qu’il voulait l’aimer de tout son cœur comme étant un enfant de Dieu, sans songer à faire avec lui de la controverse.
Zinzendorf a rendu hommage, en mainte occasion, à la tolérance de M. de Noailles et des autres ecclésiastiques français. « Il m’arriva en France, avec les catholiques, raconte-t-il, ce qui m’était arrivé en Hollande avec quelques protestants. Ils ne faisaient guère usage, dans la dispute, des arguments que je leur avais vu attribuer dans les livres ; en revanche, ils en avaient d’autres tout nouveaux pour moi, et dans le nombre il en était qui, employés contre certains adversaires de notre église, m’auraient paru irrésistibles. Cela me faisait un peu peur, et pourtant il fallait bien que je vécusse avec eux ; car, comme ceux de mes coreligionnaires qui vont à Paris n’y vont pas précisément pour s’édifier, il n’y avait pas grand’chose à en faire ; il fallait donc que je cherchasse parmi les gens du pays des personnes auprès desquelles je pusse trouver de l’édification et recueillir quelque chose de durable pour l’éternité. Voilà comment je fus amené à entrer en relations avec des religieux et des évêques et même avec un cardinal. Je dois dire à la louange d’eux tous, que lorsqu’ils virent qu’ils avaient affaire à un homme à qui les disputes religieuses étaient désagréables, ils y renoncèrent complètement et se plongèrent avec moi dans l’océan insondable des souffrances et des mérites de Jésus et de la grâce qu’il nous a acquise. C’est ainsi que nous avons passé ensemble une demi-année, le cœur satisfait et sans jamais songer à quelle religion tel ou tel d’entre nous appartenait. » « J’étais attaché de cœur à ma religion, » dit-il encore à propos de ces controverses, « mais je respectais trop la science et l’expérience de mes adversaires pour ne leur pas épargner les lieux communs d’argumentation qu’on m’avait appris. »
« Depuis ce temps, » dit-il en d’autres endroits, « je me suis efforcé de découvrir dans chaque religion ce qu’elle peut avoir de bon ; car je savais qu’en toute nation le Seigneur veut avoir les siens. Cette tendance-là a, j’en conviens, éloigné de moi mes bons amis de Halle, mais elle a servi à avancer le règne de Christ autour de moi. On demande si les catholiques et les réformés peuvent être sauvés en restant dans leur religion. Oui, ils le peuvent, et si quelqu’un prétend le contraire, il faut, pour ne rien dire de plus, qu’il ne soit guère sorti de son village. Mais il ne s’ensuit pas que toutes les religions se vaillent et moins encore que l’on puisse échanger la sienne, une fois qu’on l’a reconnue bonne, contre une autre que l’on a reconnue erronée. J’aime et j’estime fort parmi les catholiques tous ceux qui aiment Jésus, et je me trouverais malheureux de n’être pas regardé comme un frère par un catholique aimant le Seigneur, lors même que, sur bien des points, j’ai des principes tout différents des siens. Quoique je ne puisse m’accommoder du système de l’église romaine, et quoique, de leur côté, les catholiques se soucient peu de passer pour herrnhoutes, je dois dire que je n’en honore que davantage leur condescendance pratique. Ils ont à la bouche l’anathème contre leurs adversaires, et souvent ils sont très équitables en pratique. Nous autres protestants, au contraire, nous avons toujours la liberté à la bouche, et il y a parmi nous (je le dis en pleurant) de vrais bourreaux des consciences. »
Les divers passages que nous venons de citer montrent à quel point Zinzendorf était élevé au-dessus des barrières qui séparent les diverses églises ; la juste horreur qu’il éprouve pour cette intolérance protestante dont il fut si souvent victime lui fait même oublier cette intolérance romaine, dont les affaires de la bulle Unigenitus lui offrirent pourtant un triste exemple. Ses souvenirs le trompent aussi, lorsqu’il nous dit que ses amis catholiques finirent par renoncer complètement à le convertir à leur église. Nous verrons bientôt que le cardinal de Noailles n’en perdit jamais l’espérance.
Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, n’était pas seulement éminent par sa haute position ; il était en ce moment-là le dernier espoir du jansénisme, le dernier soutien de la liberté de conscience dans le sein de l’église romaine, et tous les regards étaient alors attachés sur lui. C’était, en effet, un moment de crise dans l’église de France.
La doctrine de la grâce, posée par saint Paul, développée par saint Augustin, formulée définitivement par saint Thomas d’Aquin, avait, pendant tout le moyen âge, vécu côte à côte avec le semi-pélagianisme. Les dominicains représentaient l’augustinianisme, et les franciscains la tendance opposée. Jusqu’au xvie siècle, l’autorité de l’Église n’était point intervenue pour donner raison à l’une de ces doctrines aux dépens de l’autre. La Réformation l’obligea à se prononcer en opposition à Luther et à Calvin, dont tout le système reposait sur la doctrine de saint Augustin. Le concile de Trente, tout en enveloppant ses décrets d’une obscurité diplomatique, fit pencher la balance de l’autre côté, mais il ne parvint point, on le comprend, à détruire l’augustinianisme dans le sein même du catholicisme, et déjà à l’époque du concile cette doctrine trouva de valeureux champions dans quelques théologiens de l’université de Louvain. Au xviie siècle, Jansénius la remit en pleine lumière. Le jansénisme, comme on l’appela dès lors, fut représenté en France par l’abbé de Saint-Cyran et la maison religieuse de Port-Royal. La science, le génie, la sainteté l’entourèrent d’une triple auréole, qui força les uns à la vénération et les autres à la haine. Les jésuites se montrèrent ses ennemis les plus acharnés, et, à force d’intrigues et de persévérance, ils parvinrent à faire condamner par le pape leurs adversaires. Port-Royal, l’humble et glorieux asile d’Arnauld, de Pascal et de Racine, fut détruit jusque dans ses fondements.
Mais la vengeance des jésuites n’était pas encore satisfaite ; il restait parmi les membres les plus haut placés du clergé français bien des hommes opposés à leur doctrine et dont il fallait se débarrasser. Le pape Clément XI se laissa aisément persuader d’agir contre eux, car il jugeait l’occasion favorable pour détruire les dernières libertés de l’église gallicane.
Un livre du Père Quesnel, le Commentaire sur le Nouveau Testament, servit de prétexte à ce coup d’État. Pape et jésuites se mirent à l’œuvre, et l’on vit bientôt paraître la fameuse bulle Unigenitus, qui condamnait le livre de Quesnel et déclarait hérétiques cent et une propositions y contenues. Ces propositions n’étaient pas seulement de celles qui favorisaient la doctrine de Jansénius et d’Augustin, il y en avait d’autres qui n’étaient condamnées que comme excitant à la lecture de l’Écriture sainte ou favorables aux libertés gallicanes. Les mailles du filet étaient assez serrées pour qu’aucun suspect ne pût échapper.
Cette bulle donna lieu, comme on pouvait s’y attendre, à des troubles prolongés : le parlement ne l’enregistra que lorsqu’il eut la main forcée et après qu’on eut déposé successivement plusieurs de ses présidents ; le cardinal de Noailles et d’autres évêques refusèrent de recevoir la bulle avant d’avoir obtenu de Rome certaines explications qu’ils jugeaient nécessaires. Le pape menaça les récalcitrants de déposition et d’excommunication. Ceux-ci en appelèrent à un concile. Le pape tint bon. Le clergé français fut alors divisé en deux partis, les Appelants et les Acceptants. Tel était l’état des affaires, lorsque Zinzendorf fit connaissance de l’archevêque de Paris.
En des temps moins agités et dans des circonstances plus faciles, M. de Noailles eût été le modèle d’un évêque : sa piété, sa science, son affabilité et la grâce de ses manières inspiraient à tous l’affection et le respect. Ils ne se prévalait point du rang élevé que lui donnaient sa naissance et son titre de cardinal, s’occupait activement de son diocèse et cherchait à employer ses revenus « de telle sorte », disait-il, « qu’il fût trouvé fidèle lorsque le Père de famille lui en demanderait compte. » Le trait distinctif de son caractère était un esprit de conciliation et un amour de la paix qui, malheureusement, n’étaient point accompagnés d’une fermeté suffisante ; on avait pu lui reprocher déjà de s’être, en certaines occasions, laissé influencer plus que de raison et d’avoir, soit par modestie, soit par timidité, cédé quelque chose des principes qu’il était appelé à défendre.
Zinzendorf pressentait ce côté faible du prélat. Bien que celui-ci eût jusqu’alors tenu bon dans son opposition à la bulle, on pouvait craindre que, par lassitude ou par une fausse condescendance, le vieillard ne finît par abandonner la partie. Aussi le comte insista-t-il à deux reprises auprès de lui, et, avec cette généreuse indiscrétion qu’inspirent la jeunesse, la foi et la véritable charité, il le supplia de ne pas déserter la cause de Christ, d’oublier qu’il était cardinal et de ne pas faire entrer son intérêt propre en ligne de compte à côté des intérêts de l’Église de Dieu. M. de Noailles écouta les exhortations de son jeune ami et lui déclara qu’il ne consentirait à aucun accommodement « avant d’avoir mis la vérité à couvert. »
Cependant, la cause des jansénistes était à peu près désespérée. Ils en avaient appelé à un concile, et, bien que cette demande ne leur eût pas été accordée, on pouvait affirmer déjà que le concile ne leur eût pas été plus favorable que le pape ; car les évêques étrangers, consultés au sujet de la bulle, y avaient donné leur adhésion. L’issue de toute l’affaire dépendait en dernier ressort du gouvernement français. Ferait-il exécuter chez lui les décisions du pape, ou revendiquerait-il contre celui-ci les anciennes libertés de l’église gallicane ? Avec un pontife du caractère de Clément XI, toute résistance eût été une rupture, et le Régent avait alors intérêt à ne pas s’y exposer ; il se soumit et ordonna à tous de se soumettre. Les évêques qui refusèrent leur adhésion à la bulle furent déposés.
Soit qu’il fût las de tant de querelles, soit plutôt qu’il s’effrayât de se trouver placé à la tête d’un schisme, le cardinal de Noailles finit par céder ; il signa son adhésion, quoique avec certaines clauses restrictives. Cette nouvelle fut un coup terrible pour Zinzendorf. Fidèle à sa manière d’agir, il crut devoir rompre sans hésiter avec un homme dont la fidélité à la cause du Seigneur ne lui paraissait pas à l’abri de tout reproche ; il écrivit donc au cardinal la lettre suivante, dont nous reproduisons le texte original :
« C’en est donc fait, Monseigneur ! et ce grand courage qui bravait les périls et qui étonnait les ennemis de la vérité cède à une faible espérance d’une paix illicite. Vous signez, et c’est ainsi que vous mettez la vérité à couvert ! Je n’en crois rien, Monseigneur, moi qui vous connais et qui sais vos bonnes intentions…
Mais il n’est plus temps de vous tenir ce discours. Pour moi, j’ai satisfait deux fois aux devoirs d’un très-fidèle serviteur et je n’ai plus rien à dire ; aussi me crois-je incapable de vous donner des avis. Mais, puisque mes yeux ne vous reverront plus après cette triste signature, je vous dirai par celle-ci adieu pour jamais. Je vous remercie très humblement des honneurs et des grâces dont vous m’avez jugé digne, et comme ma liberté a pu vous déplaire quelquefois, je vous en demande, Monseigneur, mille pardons. Veuille le Seigneur notre amour achever en vous son ouvrage et vous montrer à la clarté de sa vérité toute la malice du royaume des ténèbres ! Je n’espère pas que vous me priverez (sic) de votre chère amitié, après que je me suis laissé aller à la hardiesse de vous dire mes sentiments ; mais, comme je tâche de me débarrasser entièrement du temps et de ses douceurs passagères, pour acquérir la bienheureuse éternité exempte de changements et de disgrâces, je m’en consolerai par ma sincérité et par la justice de mes plaintes. Si notre bon Père, après cette triste vie, nous réunit un jour par sa grande miséricorde dans la vie à venir, je suis sûr que vous serez le premier à me pardonner le transport de mon zèle, et que vous serez aussi persuadé de la vérité éternelle de ma croyance et de tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire ici pour la dernière fois, que je le suis à présent. Cependant, si je suis privé pour toujours du plaisir de vous voir, priez pour moi ce Dieu que nous verrons tous deux, et croyez que je vous aime infiniment, que je vous honore véritablement et que c’est avec bien de la peine que je vous dis adieu.
A Paris, ce 29 mars 1720.
L. C. d. Z. »
[Dans la Büdingsche Sammlung cette lettre porte la date de 1719, mais c’est évidemment une erreur, car en mars 1719 Zinzendorf n’était pas encore à Paris, et d’ailleurs l’accommodement du cardinal de Noailles, qui donna lieu à cette lettre, n’eut lieu qu’en 1720. Remarquons à ce propos une erreur qui s’est glissée dans le livre de Verbeek, relativement à la durée du séjour de Zinzendorf à Paris. Suivant lui, le comte n’aurait quitté Paris qu’en avril 1722. Il faut encore ici lire 1720.]
Les relations amicales entre ces deux hommes n’en restèrent pas là néanmoins. Peu après son retour en Allemagne, le comte écrivit encore au cardinal, à l’occasion de la mort de son frère l’évêque de Châlons. Dans cette lettre il lui demandait d’accepter la dédicace d’une traduction française du Vrai Christianisme de J. Arnd. On a conservé la réponse du cardinal aux deux lettres de Zinzendorf. En voici quelques fragments, qui prouvent à quel point le jeune comte avait su gagner le cœur du prélat :
« J’ai reçu vos deux lettres avec bien du plaisir, quoique j’y aie trouvé bien des choses qui m’affligent sensiblement, comme votre changement pour moi et vos préventions contre l’Église… Quelle douleur pour moi (étant aussi convaincu que je le suis de la vérité et de la sainteté de cette Église et qu’il n’y a point hors d’elle de salut) de vous en voir si éloigné, vous, mon cher comte, que votre vertu, vos œuvres, votre zèle et les autres qualités que Dieu a mises en vous me font chérir si tendrement, vous pour le salut de qui je donnerais ma vie, vous enfin qui m’avez attaché si fortement à vous par toutes les marques d’amitié que vous m’avez données en ce pays et qui ont rempli mon cœur de joie et de consolation ! Je prierai Dieu avec soin de vous éclairer et de nous rapprocher. Je vous conjure de le prier aussi pour moi et de lui demander qu’il ne permette pas que je fasse aucune démarche qui soit contraire à ce que je dois à sa gloire, à son Église et à mon caractère, que je fasse même tout ce qui lui sera le plus agréable, le plus capable d’édifier les fidèles, de nous réunir tous et d’attirer dans nos cœurs et dans nos esprits cette paix de Dieu qui surpasse (dit saint Paul) tout sentiment. Je ne puis exprimer avec quelle ardeur je vous la souhaite et toutes les grâces qui vous sont nécessaires.
Conservez-moi, je vous conjure, votre précieuse amitié ; que la différence des sentiments n’aille pas jusques aux cœurs.
Ne pensez pas, s’il vous plaît, Monsieur, à cette dédicace dont vous m’avez écrit ; je ne pourrais l’accepter, mais j’accepterai toujours avec grande joie les occasions de vous rendre service et de vous faire connaître, Monsieur, à quel point je vous estime, je vous aime (passez-moi le terme) et vous honore
De tout mon cœur.Le card. de Noailles.
14 décembre 1721. »
Zinzendorf oublia, paraît-il, que le cardinal avait refusé de voir son nom à la tête du livre d’Arnd, car, lorsque cette traduction fut achevée, il ne laissa pas de la lui dédier et la lui fit présenter par son ami F. de Watteville. Le livre plut au prélat, mais la dédicace d’un ouvrage protestant le mit dans l’embarras ; c’est ce qu’il expose avec franchise à Zinzendorf dans une lettre des plus amicales. Dans cette même lettre, il essaye de nouveau et avec plus d’insistance encore que précédemment d’amener le comte à la foi catholique ; ses sollicitations sont touchantes et respirent une tendre affection :
« Que j’aurais de consolation, que je rendrais de grâces à Dieu, si ce que je vous représente comme à un ami qui m’est très précieux pouvait faire impression sur votre cœur ! Je craindrais de rendre compte à Dieu de la confiance dont vous m’honorez, si je ne m’en servais pour vous dire tout ce que je pense pour moi-même et ce que je crois nécessaire pour votre sanctification. Il s’agit de votre salut : tout le reste, le monde entier n’est rien en comparaison de ce grand objet. Je vous parle comme à un ami que j’estime, que j’aime dans le temps et que je voudrais bien ne pas perdre pour l’éternité. C’est avec ces sentiments que je vous honore, mon cher comte, très parfaitement et plus que je ne puis dire.
A Paris, le 8 décembre 1725.
Le card. de Noailles. »
Le récit des relations de Zinzendorf avec le cardinal nous a entraîné au delà des limites de son séjour à Paris. Ce séjour, nous l’avons dit, fut de courte durée ; ce qui lui donna de l’importance pour le développement du comte, ce fut le commerce qu’il eut avec les plus hauts dignitaires de l’église romaine, non seulement avec le Père de La Tour et le cardinal de Noailles, mais encore avec les évêques de Châlons, de Montpellier, de Boulogne, le Père d’Albizi et plusieurs autres.