Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux.
Voilà une parole qui se recommande d’elle-même à notre bien sérieuse attention. — C’est la première des béatitudes. C’est l’exorde, et on pourrait presque dire le texte de cet admirable discours adressé par Jésus-Christ à la foule, et que nous avons coutume d’appeler le sermon sur la montagne. — Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux leur appartient ! — Qu’a voulu dire Jésus-Christ ?
Quoi !… Heureux ceux qui ont peu d’esprit ? — Il n’y a qu’un mauvais plaisant, un railleur incrédule, qui puisse donner un pareil sens à la parole de Jésus-Christ, et je vous fais l’honneur de ne pas même supposer que ce plaisant puisse se trouver dans cette assemblée. Sans doute, — et c’est un des plus beaux titres de gloire, une des marques, les plus caractéristiques de la divinité de ses enseignements, — Jésus n’exclut personne pour motif d’incapacité intellectuelle ; sa doctrine est au niveau des plus simples et des plus ignorants, en même temps qu’elle dépasse les plus beaux et les plus hauts génies. Sans doute, par l’humilité de cœur et la docilité spirituelle qu’elle exige de ceux qui veulent se l’approprier, la parole du Maître fait souvent son chemin plus vite et plus sûrement dans l’âme droite des petits, que dans l’intelligence aux mille détours des sages et des savants, au point que Jésus a pu dire, par un de ces paradoxes pleins de sens qui lui étaient familiers : Je te rends grâces, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents pour les révéler aux petits et aux enfants.
Mais en même temps, mais avant tout, l’Evangile s’adresse à toutes nos facultés, pour en stimuler l’activité et en féconder le développement. Il n’atteint le cœur que par le chemin de l’intelligence, et plus l’intelligence est éclairée plus il trouve le chemin battu pour arriver au cœur et à la conscience. Loin de se présenter comme un objet de passive et stérile adhésion, il s’offre, au contraire, comme un objet d’étude et de travail. Il nous entretient des facultés de notre esprit, non point comme d’instruments inutiles ou dangereux, qu’il faudrait, pour le plus grand bien de notre âme, nous hâter d’émousser et de mettre au rebut, mais comme de talents précieux qui nous sont confiés pour que nous les fassions valoir, et dont il nous sera demandé compte. Je n’hésite pas à le dire : Si Jésus avait recommandé l’ignorance et prêché la paresse spirituelle, sa doctrine ne mériterait pas même un instant d’attention de notre part. Mais n’est-ce pas cette doctrine qui nous dit : Je vous parle comme à des personnes intelligentes : jugez vous-mêmes de ce que je dis : Joignez à la foi la science. Croissez dans la connaissance aussi bien que dans la grâce. Et ceux qui auront été intelligents brilleront comme la splendeur de l’étendue. Heureux donc ceux que Dieu a doués de facultés supérieures ! Heureux les hommes intelligents ! Heureux les sages et les savants ! Heureux !… pourvu qu’ils joignent à l’intelligence l’humilité, et à la science la simplicité ! Heureux, pourvu qu’ils se servent des talents qu’ils ont reçus, comme d’un moyen de connaître Dieu, non de le méconnaître et de lui échapper. Si la terre peut offrir un spectacle digne des anges, n’est-ce pas celui d’une belle intelligence, humblement inclinée, avec les petits et les enfants, aux pieds de Celui qui fait grâce aux humbles ?
Jésus aurait-il voulu dire alors : Heureux les pauvres ! — les déshérités, les indigents, ceux qui vivent au milieu des privations de la misère : Heureux les assistés ? — Eh ! non sans doute ! L’Evangile a des consolations pour les indigents ; il leur offre des compensations spirituelles ; il donne, pour eux, une force particulière à ces promesses d’un trésor céleste, d’un héritage incorruptible qui nous est préparé dans les cieux. Jésus qui a compati à toutes nos misères ayant été éprouvé, ainsi que nous, en toutes choses, a voulu connaître personnellement, afin d’y sympathiser plus particulièrement, cette misère qui en entraîne tant d’autres et de si cruelles à sa suite. — Mais jamais, en aucune manière, il n’a fait de la pauvreté, en elle-même, un titre pour le royaume des cieux. Lui qui a dit qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir, qui a exhorté ceux qui possèdent des biens en ce monde, à se faire avec leurs richesses des amis qui les attendent dans les tabernacles éternels, n’en exclut pas les riches au profit des pauvres.
Ce n’est jamais, d’ailleurs, — et vous le savez bien ! –dans les circonstances extérieures qu’il faut chercher les conditions de capacité ou d’incapacité pour le royaume des cieux. Le royaume des cieux est au-dedans de vous, a dit Jésus-Christ lui-même. Regardez donc au-dedans de vous, non pas autour de vous ; dans vos dispositions, non dans votre position. Et cela s’adresse aux pauvres comme aux riches. Au-dedans de vous, pauvres, au-dedans de vous ! J’ai un profond respect, croyez-le, pour votre épreuve. Je voudrais la voir toujours sanctifiée, et j’aime à commencer toujours par supposer qu’elle l’est effectivement. Cependant, je vous dois la vérité à tous, et après l’avoir dite franchement aux uns, je ne puis la refuser aux autres. Or, s’il y a des riches étrangers au royaume des cieux, il y a des pauvres dans le même cas. Ce n’est pas vous, je me plais à le croire, mais il y en a, et il faut le dire.
Il y a des pauvres mécontents, par exemple, qui loin d’accepter la condition dans laquelle ils se trouvent, loin d’y voir une dispensation de la Providence de Dieu, n’y voient qu’une injustice et un motif de se plaindre de tout et de tous. Ils se plaignent du sort, c’est-à-dire de Dieu, qui ne les a pas fait naître millionnaires. Ils se plaignent de leurs parents, qui ont si mal gouverné leurs affaires qu’ils ne leur ont pas laissé la fortune qui aurait assuré leur bonheur, pensent-ils. Ils se plaignent de l’ordre social, qui est organisé de telle façon que les uns manquent du nécessaire, tandis que les autres regorgent de superflu. Ils se plaignent des circonstances qui semblent se conjurer toujours contre eux, tandis qu’elles paraissent en favoriser d’autres avec une impertinente prédilection ; ils se plaignent de ceux qui réussissent, ils se plaignent de ceux qui ne réussissent pas. Ils se plaignent de la pluie ; ils se plaignent du beau temps ; ils se plaignent d’eux-mêmes. Et le murmure est toujours sinon sur leurs lèvres, au moins dans le fond de leur cœur. — Ceux-là, vous en conviendrez, n’ont rien à faire avec cet esprit de pauvreté qui nous ouvre le royaume des cieux.
Il y a des pauvres orgueilleux : — Chacun n’est pauvre que par rapport à de plus riches que lui. Il en est bien peu qui, pauvres en se comparant aux uns, ne se trouvent pas riches en se comparant à d’autres. Or, combien, qui tout en se classant dans la catégorie des pauvres, se comportent néanmoins en riches, –je dis en mauvais riches, — vis-à-vis de plus pauvres qu’eux, affectant de les humilier, de les tenir à distance par leur luxe, leurs manières hautes et fières, se montrant durs, quelquefois intraitables vis-à-vis d’eux. Qui ne sait que la parabole du serviteur insolvable pourrait trouver ici plus d’une application ? — J’ai prononcé le mot de luxe. Luxe et pauvreté sont deux choses qui ne semblent guère pouvoir aller ensemble. Toutefois le luxe des riches, que je n’ai pas craint de caractériser il y a quelques jours, est peu de chose, toute proportion gardée, à côté du luxe de certains pauvres. Ne vous étonnez pas de ce que je dis. Je ne parle point à la légère : les faits à l’appui surabonderaient au besoin. C’est par respect que je m’abstiens d’entrer ici dans des détails. En tout cas les mêmes sentiments qui engendrent une sensualité dorée dans les palais, portent bien souvent les mêmes fruits, sous d’autres apparences, dans les mansardes et les chaumières. — Un pauvre qui n’est ni sobre, ni simple, ni humble, a-t-il revêtu l’esprit de la condition où Dieu l’a placé ! — Non sans doute !
Il y a des pauvres paresseux, qui, pouvant avec de l’ordre et du travail gagner honorablement leur vie, se font de leur pauvreté un oreiller de paresse et préfèrent devoir leur subsistance aux aumônes et à la charité, plutôt qu’à leur propre industrie. — Dans une condition où Dieu les avait– placés pour stimuler leur courage et leur énergie, ils ne trouvent que des prétextes au découragement et à l’oisiveté. Au lieu d’être pour la société qui les nourrit des membres utiles, ils ne lui sont que des fardeaux. Au lieu de la salutaire influence qu’ils y pourraient exercer en y donnant un exemple constant d’ordre et d’économie, ils y sont une cause permanente de désordre et de démoralisation. Ils découragent les pauvres honnêtes et laborieux. Ils rendent méprisable une condition que leur Sauveur a voulu honorer en la partageant. — Pensez-vous que ceux-là encore soient de ceux dont Jésus a dit : Heureux les pauvres en esprit ! — Non certes ! Et la parole de Dieu les condamne sévèrement mais justement, quand elle dit que si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas manger !
Il y a des pauvres envieux, qui se posent en ennemis naturels de ceux que Dieu a placés dans une condition supérieure à la leur, qui passent leur temps à convoiter des biens qu’ils n’ont pas, mais après lesquels ils soupirent ; qui ont l’imagination toujours occupée à méditer sur les jouissances qu’ils pourraient se procurer s’ils étaient riches. — Qu’ils sont heureux ceux qui ont de l’argent en abondance !… Ils peuvent dire à leur âme : Repose-toi, mon âme, mange, bois et te réjouis ! Si j’étais riche, je n’aurais pas besoin de travailler, j’aurais ma maison à moi, je me traiterais délicatement, je ferais comme tels et tels — que je déteste pourtant à cause de leur fortune. Pourquoi ceux-là sont-ils riches, tandis que moi je ne le suis pas ? Qu’ont-ils fait de plus que moi, pour être ainsi privilégiés ? Est-ce que je ne les vaux pas ? —Pensez-vous que Jésus aurait dit : Heureux ces pauvres-là ! Non certes ! mais bien plutôt : Malheur à eux !
Un pauvre, s’il est pauvre en esprit, accepte d’abord sa condition. Il s’y soumet, il s’y résigné, comme on se soumet et se résigne à une épreuve que la main de Dieu vous dispense. Mieux que cela, faisant de la volonté de Dieu la sienne, il choisit en quelque sorte lui-même à son tour ce que Dieu, a choisi le premier pour lui : « Puisque Dieu qui me connaît bien et qui m’aime plus que je ne puis le croire, a pensé à mon égard que la pauvreté m’était bonne, je dois le penser aussi comme lui ! » — Mieux que cela, il en voit les avantages, il comprend de combien de tentations il est par là préservé, quels secours il peut y trouver pour une vie humble et laborieuse comme doit être celle d’un chrétien. — Mieux que cela, il comprend la dignité d’une condition terrestre qui a été avant lui celle de tant de saints hommes de Dieu, celle des apôtres, celle de Jésus-Christ lui-même. Il sait ce qu’a voulu dire saint Jacques dans cette parole que je vous ai déjà plus d’une fois citée : Que le frère qui est dans la bassesse se glorifie dans son élévation !
Mais il faut entrer dans plus de détails, — et comme tous veulent posséder le royaume des cieux, — chercher par des traits applicables à tous, à déterminer cet esprit dont parle le Seigneur et auquel il fait cette grande promesse.
1. Pauvre en esprit, c’est d’abord : animé d’un esprit de détachement. –La tentation est forte, quand on a des biens en abondance, d’y mettre sa confiance et son cœur. Mais elle peut être forte aussi, quand on en a peu, de s’y attacher d’autant plus fortement. Quand on a hérité de grands biens, la nécessité de s’en occuper, de les administrer, de les conserver, de les faire valoir, peut faire que la pensée s’en imprègne, qu’on les porte avec soi, dans son esprit, comme une partie de soi-même ; mais d’autre part, quand on a appliqué toutes ses facultés à gagner, à économiser un très petit avoir, cette application même ne peut-elle pas avoir pour effet de vous l’incorporer bien plus intimement encore ? — La douce habitude du bien-être et de toutes les facilités de vie qui en résultent, amène le cœur à s’y complaire, à s’y établir insensiblement, et au lieu d’y voir un prêt, à en prendre possession jusqu’à ce point qu’on ne sait plus lequel des deux possède l’autre. Mais qu’est-ce donc que le bien-être ? Et s’il s’agit de ce qui peut s’emparer de notre cœur pour lui faire trouver ici bas son attache, hélas ! en quoi ne peut-il pas nous arriver de faire consister notre bien-être ? Ecoutez cette confidence d’un pasteur : — « Il y a bien longtemps, dit-il, je visitais un riche patricien, habitant, assez faible de santé, une magnifique villa. Je lui dis un jour, me trouvant à ses côtés, dans le parc : Il est certain que votre domaine est un des plus « beaux que je vis jamais. » — « Cher pasteur, me répondit-il d’une voix émue, et je serais moi un des hommes les plus misérables qui furent jamais, si je ne connaissais pas un domaine meilleur, bien plus beau et qui fait le sujet de ma vive espérance… — Il regardait le ciel. Peu de temps après il mourut subitement. » — Voilà bien, n’est-ce pas le détachement. — « A la même époque, continue notre auteur, je fus prié d’aller voir une pauvre vieille femme, que je trouvais gisant sur un grabat dans la demeure la plus délabrée. Elle était malade d’hydropisie ; son mal allait atteindre les dernières limites, et il n’y avait personne qui prit réellement soin d’elle. Or, comme entr’autres choses, je lui disais : Quel heureux, quel bienheureux événement ce sera pour vous, d’échanger contre vos misères actuelles et contre vos douleurs, les félicités célestes que Dieu donne à ceux qui l’aiment !… la malheureuse créature me répondit : Ah ! je mourrais assez volontiers, monsieur le pasteur, si seulement je pouvais emporter mon bahut… J’avoue que je sentis à ces mots un frisson me monter au cœur ; je regardai autour de moi, et je vis, dans un coin de la chambre désolée, un vieux meuble dont on lui avait fait cadeau autrefois, et auquel elle avait mis tout son attachement. » — Voilà le piège dans tout son danger et le danger dans toute sa grandeur. Vous ne possédez pas de villas peut-être… Eh bien ! prenez garde aux bahuts !
2. Un second caractère de la disposition requise dans mon texte est un esprit d’humilité. Il est facile, quand on a des biens en abondance, d’en concevoir une opinion avantageuse de soi-même, d’en être enflé d’orgueil. Le monde estime un homme en proportion de ses richesses. Il flatte, il courtise ceux qui portent la couronne d’or. Il les met sur la voie de s’en faire un titre de gloire, et de regarder de bien haut, en raison de leurs biens, tout ce qui les entoure. — Que le frère qui est dans une haute condition s’humilie dans sa bassesse, nous dit saint Jacques. Qu’il se rappelle d’où il a été tiré et où il retournera bientôt, qu’il se demande ce qu’il est aux yeux de Dieu, qui n’a nul égard à l’apparence des personnes ! qu’il n’oublie pas qu’il ne possède rien qu’il ne l’ait reçu et dont, par conséquent, il puisse se glorifier ! Qu’il se souvienne que les vraies richesses, les seules qui lui resteront un jour, sont celles de l’âme, à l’égard desquelles, quel qu’il soit, il n’a certes pas de quoi s’enorgueillir ! Qu’il apprécie la folie d’un homme qui dit ou qui pense : Je suis riche, je suis dans l’abondance, je n’ai besoin de rien ! Qu’il apprenne à se voir pauvre, aveugle, misérable et nu ! Qu’il se frappe la poitrine devant Dieu, en s’écriant : ô Dieu aie pitié de moi qui suis pécheur. Un riche de ce caractère, oh ! oui, on peut le déclarer heureux, selon la parole de Jésus-Christ : Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! — Mais qui l’ignore ? Dans les jours où nous sommes, la fierté et la bonne opinion de soi-même sont aussi quelquefois en raison inverse des faveurs de la fortune. Il y a une tentation à se faire un mérite de ce qu’on n’a pas, comme à s’en faire un de ce qu’on a. Et si l’on a pu dire que l’orgueil du stoïcien se voyait au travers des trous de son manteau, il n’est pas toujours nécessaire d’être stoïcien pour laisser paraître beaucoup d’orgueil sous un méchant habit. Jésus-Christ se plaisait, vous le savez, à rapprocher, même à confondre ces deux termes : pauvre et petit, nous découvrant dans sa pensée une profonde et touchante analogie entre le vrai pauvre et l’enfant, l’un et l’autre grands dans le royaume des cieux. Et si quelqu’un veut être le plus grand dans ce royaume, ajoutait-il, qu’il se fasse le plus petit entre les petits.
3. Enfin un dernier caractère qui doit être compris dans la figure morale que Jésus-Christ met devant nos yeux sous le nom de pauvres en esprit, et celui-là plus particulièrement applicable à ceux qui ne sont pas pauvres de fait ; c’est un esprit de charité. — Il y a une, manière d’aimer le pauvre, de le comprendre, de sympathiser à ses souffrances, d’entrer dans le détail de ses intérêts, de le traiter en frère, de se mêler à lui, de se faire pauvre pour lui, si j’ose ainsi dire ; qui plus que toute autre chose comble la distance qui sépare les classes, en anéantissant celle qui sépare les cœurs. Je voudrais ici vous citer des exemples, mais il en est un qui les domine tellement tous, et qui illustre d’une si sublime évidence le sujet qui nous occupe, que je me borne à vous le rappeler dans les termes mêmes où un apôtre le propose à notre imitation quand il nous dit : Vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant riche s’est fait pauvre pour nous, afin que par sa pauvreté nous fussions rendus riches.
Il n’avait certes par lui-même rien de commun avec notre misère. Il était élevé au-dessus de toutes choses, béni éternellement, heureux infiniment, couronné de gloire et d’honneur. Tous les trésors de la sagesse et de la connaissance étaient son partage. Le ciel même était à ses pieds, les anges l’adoraient. Nulle fatigue, nulle souffrance, nulle humiliation, ne pouvaient l’atteindre, sur le trône de sa gloire, dans le séjour de son éternelle félicité. — Mais voici que sa charité lui a fait abaisser son regard, puis son cœur, puis son être tout entier jusqu’à nous. — Il est tellement entré dans l’esprit de notre condition ; nous étions pauvres, il est tellement devenu pauvre en esprit, qu’il s’est rendu semblable à nous, aux plus humbles, aux plus dépouillés d’entre nous. Il a été éprouvé en toutes les mêmes choses que nous, il a connu nos douleurs, il a porté nos langueurs. Plus que cela, il est descendu jusque dans les lieux les plus bas de la terre, ce qui veut dire qu’il a dépassé encore les plus éprouvés dans le chemin de l’épreuve. Il est devenu l’homme de l’épreuve, l’homme de douleurs, le méprisé, le pauvre par excellence. Il s’est identifié avec ces plus petits d’entre ses frères, au point d’absorber en quelque sorte leur image dans la sienne et de les représenter à la fois devant Dieu et devant le monde. Puis après cela, pour nous rendre plus attrayants et plus faciles les sentiments qui l’animaient et l’animeront éternellement, il nous dit : En vérité, tout ce que vous faites à ces plus petits d’entre vos frères, c’est à moi-même que vous le faites. — Voilà, rendu aussi clair et porté aussi loin qu’il peut l’être, chez le plus riche qui fut jamais, l’esprit de pauvreté.
Voilà votre modèle, pauvres de ce monde. Quoique pauvre par choix, Jésus ne l’a pas été dans un sens moins réel ni moins douloureux que lequel que ce soit d’entre vous. Mais surtout, voilà votre modèle aussi, riches de ce monde. Regardez à Jésus-Christ, pour avoir les mêmes sentiments qu’il a eus. Être pauvre en esprit, pour vous, c’est vous dépouiller en esprit de votre manteau de richesses, pour revêtir en esprit et par la mystérieuse puissance de la sympathie, les sentiments des pauvres, leurs souffrances, leurs privations, leurs humiliations, et autant qu’il se peut faire, la condition des pauvres. Ne leur faites pas seulement l’aumône de votre bourse, mais, pour leur plus grand bien à eux et encore plus pour votre plus grand bien à vous, faites-leur l’aumône de votre âme, si j’ose ainsi dire. En les visitant, en les écoutant, en les comprenant, en les consolant, en vous occupant d’eux en détail, ou d’une manière plus générale, voyez en eux des frères et faites en sorte qu’ils soient eux-mêmes aussi comme subjugués par la conviction qu’ils ont en vous des frères, un prochain semblable à eux en toutes choses et qui les aime véritablement comme lui-même.
Au reste, quand on présente l’exemple de Jésus-Christ, on dit tout en un seul mot ; on est au sommet : détachement, humilité, sympathie, on a ramené l’analyse de tous ces sentiments à la synthèse la plus haute à la fois et la mieux à portée de toutes les intelligences et de toutes les consciences.
J’ai bien cherché, vous en conviendrez, à tenir la balance égale, à vous montrer que ce que Jésus entend par pauvres en esprit, c’est une disposition intérieure, qui peut aussi bien se trouver chez le riche et faire défaut chez le pauvre, que l’inverse ; et qu’en tout cas chacun est appelé à revêtir et a moyen de revêtir, quelle que soit d’ailleurs la position dans laquelle Dieu l’a placé. S’il n’y a pas en Dieu d’acception de personne, il n’y a pas non plus dans son royaume de classe privilégiée. — Nous sommes bien d’accord sur ce point. Cela dit, mettons-nous en face de la promesse de mon texte : Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! — Cette promesse peut être entendue en deux sens, ou si vous aimez mieux, son accomplissement a deux degrés : Le royaume des cieux, c’est le salut possédé, dans le cœur, par la foi, sur la terre : le royaume des cieux, c’est le ciel dans le ciel avec toutes, ses félicités et toutes ses gloires. Il est évident que ces deux sens se tiennent et que l’un entraîne l’autre. — Or, un instant d’attention, et vous reconnaîtrez que la disposition dont nous avons parlé, n’est autre chose que la prédisposition à croire pour être sauvé. –Rappelons-nous comment les choses se passent en effet, et comment les âmes sont mises en contact avec la vie éternelle.
Il faut nous représenter,– et ceci n’est point une fiction, — le Seigneur Jésus présent avec nous jusqu’à la fin du monde, poursuivant au milieu de nous son ministère d’appel, et s’en allant de maison en maison avertir ceux qui se perdent et leur offrir son message de grâce et de pardon. La première chose, n’est-ce pas, c’est que la porte lui soit ouverte. Il faut qu’il soit reçu et qu’il puisse parler avec une entière liberté à des âmes tranquilles et sérieusement recueillies. Or, ce n’est pas également facile chez tout le monde. — Voici d’abord une habitation dans laquelle peut-être un malade se meurt. C’est vers ce malade que son cœur le conduit : vous comprenez tout ce qu’il voudrait lui dire avec son tact et sa douceur. Mais les médecins et quelques membres de la famille, les plus intimes, pénètrent seuls auprès de l’âme du malade ; cette âme est si bien gardée, on prend de telles précautions autour d’elle, on a tellement peur de ce qui pourrait lui causer la chance d’une apparence d’émotion, qu’on laissera entrer moins que personne celui qui ne fait entendre que des paroles de vie éternelle. On donnera des nouvelles à la porte, voilà tout. — Ailleurs, il se présentera chez une personne bien disposée, comme on dit, mais, comme on dit aussi, passablement répandue. Il sera reçu sans doute, mais à certaines heures déterminées : les heures où l’on reçoit, c’est-à-dire au milieu de conversations banales qui lui fermeront la bouche. Il a fait un essai et ne le renouvellera pas. — Ailleurs encore on paraîtra mieux l’accueillir, on l’appellera peut-être, mais plutôt pour lui montrer ce qu’on sait que pour l’écouter docilement, pour lui soumettre mille questions, pour le promener et le retenir dans les antichambres de la conscience, sans lui permettre jamais de pénétrer jusqu’au sanctuaire. — Je pourrais multiplier et varier ces exemples ; je vous en laisse le soin et me borne à dire ici : — Heureux déjà ceux dont l’abord n’est pas tant compliqué, dont la porte s’ouvre sans tant de façons, et dont l’âme simple reçoit elle-même avec simplicité celui qui vient au nom du Seigneur !… Heureux les pauvres en esprit ! Jésus-Christ au moins a bonne chance de pénétrer dans leur intérieur.
Mais allons plus loin, supposons la porte franchie : Jésus est là en tête-à-tête avec une âme… C’est beaucoup ! mais ce n’est pas tout. Comment va-t-il être écouté ? Jésus, vous le savez, se présente au nom d’un intérêt devant lequel tous les autres doivent pâlir. Il ne faut pas avec lui être occupé, préoccupé de beaucoup de choses ; il faut avoir compris, ou au moins être capable de comprendre, qu’une seule est nécessaire, que les intérêts de la vie présente doivent s’éclipser devant ceux de la vie à venir, et que le monde invisible domine le visible de toute la hauteur des cieux. Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, dit-il. — Hélas ! J’en vois d’ici qui seraient bien tentés de lui répondre avec quelque impatience : Qu’est-ce que la vérité ? L’esprit rempli de projets, de calculs, d’affaires, il n’y a de sérieux en eux que pour ce qui se rapporte à leurs préoccupations journalières. Là sont pour eux les matières graves. Ils veulent bien faire à la religion une place dans leur vie, cela rentre dans le programme de toute vie décente et bien ordonnée ; mais lui faire la première place, c’est là une prétention qui devient exorbitante ! et ces hommes que, dans certains moments, vous pourriez croire les soutiens de l’Eglise, à mesure qu’ils se verront serrés de près, à mesure que la question de conversion, la question de vie ou de mort, leur sera nettement présentée, deviendront distraits, étrangers, pressés d’en finir. Ils ont trop d’affaires : — Je n’ai pas le loisir aujourd’hui. Retire-toi pour le présent : une autre fois je te rappellerai. — Le Seigneur ne force personne ; il se retire… Reviendra-t-il ? — Heureux ceux dont la vie plus simple, dépouillée peut-être, laisse sa place et sa prise à la grande question de la vie éternelle ! Heureux ceux à qui la terre ne fait pas tellement obstacle, qu’ils ne puissent avec quelque préférence tourner leurs pensées vers le ciel ! Heureux les pauvres en esprit ! Les premiers à recevoir Jésus-Christ, ils seront aussi les premiers à lui prêter une oreille attentive.
Mais ce que dit Jésus-Christ, il faut encore l’entendre. Toute parole n’est pas également agréable à toute oreille. Ce qui réjouira l’un peut en indisposer d’autres. — Or, que dit Jésus-Christ ? Une chose avant tout : — Je viens chercher et sauver ce qui est perdu : Repentez-vous et vous convertissez, autrement vous mourrez ! Nul, s’il ne naît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu. — Il offre une grâce à ceux qui se sentent sous le poids d’une condamnation. Il propose la liberté aux captifs, la guérison aux malades, la vie à ceux qui se voient par avance, comme les victimes dévouées de la mort. Il faut avoir faim et soif de justice pour goûter ces rassasiements. Il faut se frapper la poitrine et s’être écrié : O Dieu ! aie pitié de moi qui suis pécheur ! pour ne pas demeurer totalement insensible à une offre gratuite et inespérée de justification. Mais, quand l’estime des hommes vous enveloppe tous les jours d’un murmure de louanges et d’approbation ; quand rien ne vous manque et qu’on se dit tous les jours à soi-même : Je suis riche, je suis dans l’abondance. Je ne suis pas comme le reste des hommes ! on ne trouve pas de sens à des promesses de pardon ; on écoute sans intérêt la nouvelle de ce grand sujet de joie ; on dit : Voilà qui est excellent pour les autres ! on peut même en venir jusqu’à s’offenser, si l’on se voit pressé d’une manière un peu trop directe et personnelle. — Heureux plutôt ceux dont la conscience vierge de flatterie, a conservé sa liberté ! Heureux ceux à qui les enseignements de la vie prêchent déjà l’humilité, ce point de départ de la repentance, qui est elle-même le point de départ de la foi, par laquelle on entre dans le royaume des cieux !… Heureux les pauvres en esprit ! Ils reçoivent Jésus-Christ, l’écoutent et le comprennent.
Tout n’est pas encore là : — Que demande Jésus-Christ ? Qu’on s’attache à lui, qu’on le suive et qu’on l’aime. Et ce ne sont pas là des mots. A chacun de ces mots répondent d’austères réalités. Lui-même s’explique en ces termes : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements. A qui s’excuse sur ses devoirs de famille : Laisse les morts enterrer leurs morts. Si quelqu’un aime son père ou sa mère plus que moi, il n’est pas digne de moi. A un jeune homme possesseur de grands biens : Il te manque une chose : Vends ce que tu as et le donne aux pauvres, après cela viens et suis-moi, et tu auras un trésor dans le ciel. Combien, devant l’esprit de ces déclarations — qu’il faut prendre dans leur esprit, j’en conviens, — se sentiront complètement dépaysés, et quand ils auront compris qu’il ne s’agit de rien moins que d’une vie nouvelle, aussi différente de l’ancienne que la lumière diffère des ténèbres, et l’activité du dévouement, du sommeil de la mort ; combien concluront, avec tristesse peut-être, que cela ne les regarde pas, et que si tel est le royaume dès cieux, hélas ! il ne faut pas leur demander d’être propres au royaume des cieux ! Il leur faut une religion plus commode qui les dérange moins. Au besoin, ils se la feront à eux-mêmes et se persuaderont entre eux qu’un christianisme froid et tranquille, se payant de quelques pratiques sans sacrifices et de quelques œuvres sans charité, est le seul vrai christianisme. — Heureux plutôt ceux pour qui la vie éternelle apparaît, dès l’entrée, comme un gain, non comme une perte ! Heureux ceux dont le cœur vide et avide d’intérêts, d’affections, d’espérance et de vie, au lieu de voir une menace dans les appels de Jésus, n’y peuvent voir qu’une offre la plus précieuse, la plus douce et la plus riche : Venez à moi vous qui avez faim et soif, vous qui êtes fatigués et chargés, je vous soulagerai, je vous rassasierai !… Heureux les pauvres en esprit ! véritablement le royaume des cieux est pour eux !
Je me suis borné à vous rappeler quelques-unes des conditions les plus élémentaires du royaume des cieux, telles qu’elles nous apparaîtraient de nouveau si nous avions des yeux et des oreilles pour voir et pour entendre Jésus-Christ, toujours présent au milieu de nous, et cherchant nos âmes pour les sauver. Je n’ai fait aucune exception en faveur d’une classe plutôt que d’une autre. Et cependant, de la force même des choses, ne ressort-il pas une grave et sérieuse évidence que je place maintenant devant vos consciences, — non, certes, pour décourager les uns et endormir les autres, — mais pour exciter la vigilance et le zèle de chacun… Au reste, cette évidence, je ne veux pas même me permettre de la formuler autrement que par une observation toute historique.
C’est une vérité de fait, que l’Evangile a de tout temps fait bien plus de prosélytes parmi les pauvres que parmi les riches de ce monde, comme s’il était réellement plus aisé de se détacher de ce qu’on n’a pas que de ce qu’on possède, et de revêtir l’esprit de pauvreté dans la pauvreté que dans la richesse. A bien peu d’exceptions près, les premiers disciples du Sauveur furent des pauvres. A bien peu d’exceptions près, les premiers juifs convertis à Jérusalem furent des pauvres. A bien peu d’exceptions près, les chrétiens du premier siècle furent des pauvres. A bien peu d’exceptions près les mouvements religieux, quelques-uns si intéressants qui traversèrent comme des météores la nuit du moyen âge, se produisirent dans la classe des pauvres ; — les disciples de Pierre Valdo, le réformateur des Vaudois, sont connus dans l’histoire sous le nom des « pauvres de Lyon ». — A bien peu d’exceptions près, les réveils de vie chrétienne se sont produits jusqu’à présent et se produisent encore aujourd’hui, principalement dans la classe des pauvres. — Heureux, donc, les pauvres ! s’ils savent entrer dans l’esprit de leur condition. Ils y trouveront une préparation providentielle admirable à cette connaissance et à cette grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, pour laquelle saint Paul avait estimé devoir se priver de tout le reste. Et, comme Dimanche dernier, je vous disais que je voudrais vous voir tous riches, pour avoir part à cette belle promesse : les richesses du sage lui sont une couronne, je puis bien ajouter aujourd’hui, sans me contredire, que je voudrais pareillement qu’il n’y eût que des pauvres parmi vous, afin que tous aient une égale part à cette autre promesse de mon texte : Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
Le royaume des cieux, entendez-vous ! c’est-à-dire, non pas seulement la foi, la conversion, le salut, avec tous les sacrifices qu’ils entraînent sur la terre, mais encore et surtout la félicité éternelle à laquelle auront part les rachetés de Christ, au terme de cette courte existence.
Le royaume de Dieu, c’est-à-dire Dieu lui-même, le souverain bien, la source de toute grâce excellente et de tout don parfait, de toute vie, de toute paix, de toute béatitude ; Dieu, la satisfaction de tous les besoins de notre âme ; Dieu, qui sera tout en tous, connu comme il nous connaît, possédé comme il nous possède : Dieu en Jésus-Christ, c’est-à-dire le Dieu qui est amour, l’auteur de notre salut, l’Être parfait que seul on peut aimer éternellement de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée.
Le royaume des cieux, c’est-à-dire avec Dieu, le séjour que Dieu habite et la société qui entoure son trône : ce tabernacle de Dieu avec les hommes, où il essuiera toutes larmes de leurs yeux, où la mort ne sera plus et où il n’y aura plus ni cris, ni larmes, ni deuil ; la société de Jésus-Christ, la société des anges, la société des élus de tous les siècles ; les gloires, les joies, les rassasiements intarissables qui sont à la droite de Dieu pour jamais.
Le royaume des cieux quelle comparaison entre les joies que peuvent donner des biens périssables, et ces trésors éternels ? Quand vous posséderiez le monde entier, de quoi cela vous servirait-il ? Que vous resterait-il au terme de cette courte existence ? Ah ! que mieux vaut être pauvre sur la terre et riche dans le ciel, que riche sur la terre et pauvre pour l’éternité. Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
Je me résume, et je termine par cette belle paraphrase, que Bossuet a donné de notre texte :
« A ce mot : Bienheureux ! le cœur se dilate, dit-il, et se remplit de joie. — Il se resserre à celui de la pauvreté : mais il se dilate de nouveau à celui de royaume et de royaume des cieux. Car, que ne voudrait-on pas souffrir pour un royaume, et encore pour un royaume dans le ciel ; un royaume avec Dieu et inséparable du sien : éternel, spirituel, abondant en tout, d’où tout malheur est banni ?
O Seigneur ! je vous donne tout : j’abandonne tout pour avoir part à ce royaume ! Puis-je être assez dépouillé de tout pour une telle espérance ! Je me dépouille de cœur et en esprit : et quand il vous plaira de me dépouiller en effet, je me soumets…
Heureux dépouillement qui donne Dieu ! »
Ainsi soit-il !