Tout ce que nous savons sur Paul, en dehors de ce que nous apprennent ses lettres, nous le savons par les écrits de son ami et compagnon Luc, l’auteur d’un Evangile et du livre des Actes. Luc était médecin (Colossiens 4.14), et d’après une tradition qui remonte au IIème siècle, il était natif d’Antioche de Syrie. 1 Cette tradition est en partie corroborée par la critique interne. Autant que nous le sachions, c’est le seul des auteurs du Nouveau Testament qui ne fut pas juif. Ses deux livres ne sont que les deux parties d’un ouvrage historique unique, traitant des origines du christianisme depuis l’époque de Jean-Baptiste jusqu’aux années 60.
1 Prologue anti-marcionite à l’Evangile de Luc ; également dans Eusèbe, Hist Eccl. III, 4.
Les deux livres sont adressés à un certain Théophile, que nous ne connaissons que par les ouvrages de Luc. Ce Théophile avait déjà, semble-t-il, quelque idée du christianisme, et était probablement un personnage important dans la société, car Luc lui donne le titre d’‘excellent Théophile’, que Paul emploie à l’adresse des gouverneurs romains de Judée, Félix et Festus. Dans le prologue à son Evangile, Luc expose les objectifs de son double ouvrage en ces mots :
‘Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, tels que nous les ont transmis ceux qui furent, dès le début, témoins oculaires et serviteurs de la Parole, j’ai décidé, moi aussi, après m’être informé soigneusement de tout depuis les origines, d’en écrire pour toi l’exposé suivi, excellent Théophile, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as reçus.’
Luc a hérité des meilleures traditions de l’histoire grecque ; il avait accès à plusieurs sources excellentes de renseignements, et il assista lui-même à un certain nombre des événements qu’il rapporte. Nous avons déjà mentionné quelques-unes des sources écrites ou orales auxquelles il a pu puiser. Nous saisirons mieux la valeur de son ouvrage, si nous comparons la connaissance relativement 2 bonne que nous avons des progrès du christianisme avant les années 60 avec l’ignorance que nous en avons pendant toute la période qui suit, car, après Luc, il faut attendre jusqu’à Eusèbe pour trouver un autre historien digne de ce nom, et ce n’est qu’après l’Edit de tolérance de Milan, sous Constantin (en 313) que fut composée son Histoire ecclésiastique.
2 Mais seulement ‘relativement’ car Luc retrace la progression de l’évangélisation surtout dans la direction de Rome, et nous n’avons pour ainsi dire pas de renseignements sur l’activité missionnaire parallèle en Afrique et en Asie non-romaine.
Quelles que fussent ses sources, Luc en fit bon usage ; et il a situé son récit dans le contexte de l’histoire contemporaine ; il est le seul des écrivains du Nouveau Testament qui mentionne ne fût-ce que le nom d’un empereur. En fait, il en mentionne trois nommément : Auguste, Tibère et Claude ; (Luc 2.1 ; 3.1 ; Actes 11.28 et 18.2) il parle aussi de Néron, mais sans le nommer expressément ; c’est le ‘César’ à qui Paul en appelle dans Actes 25.12. 3 La naissance de Jésus est située sous le règne d’Auguste, alors qu’Hérode le Grand était roi de Judée à l’époque du recensement impérial (Luc 1.5 ; 2.1). Le début du ministère public de Jean-Baptiste, par lequel com- mence le ‘kérygme’ proprement dit est daté soigneusement grâce à toute une série de synchronismes (Luc 3.1), à la manière des historiens grecs. L’helléniste pourra comparer avec Thucydide par exemple qui, au commencement du 2ème livre des Histoires fixe la date du début de la guerre du Péloponèse par des synchronismes. Les noms illustres du monde juif et gentil de son temps apparaissent dans le récit de Luc : outre les empereurs romains, il cite les gouverneurs romains, Quirinius, Pilate, Sergius Paulus, Junius Gallion, Felix et Festus ; Hérode le Grand et quelques-uns de ses descendants, Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, Hérode Agrippa I et IL, rois de la Judée sous domination romaine, Bérénice et Drusille ; des sacrificateurs juifs de premier plan, Anne, Caïphe et Ananie, puis Gamaliel, le plus grand rabbin de son temps et chef du parti pharisien. L’écrivain qui situe ainsi son récit dans le contexte de l’histoire de son temps s’oblige à une grande exactitude car il offre aux critiques de nombreuses occasions de vérifier la justesse de ses écrits.
3 Il est aussi appelé ‘Auguste’ dans Actes 15.21.
Luc a pris ce risque et résiste victorieusement à la critique. L’un des signes les plus remarquables de son exactitude est la facilité avec laquelle il manie les titres précis de toutes les notabilités mentionnées dans son récit. Cette exactitude est d’autant plus remarquable qu’il n’avait pas, alors, à sa disposition tous les livres auxquels nous pouvons nous référer aujourd’hui. On a comparé cette connaissance précise des titres de l’empire romain à l’aisance que pourrait montrer un étudiant d’Oxford dans la conversation de tous les jours quand il nomme les directeurs des différents collèges de l’Université : le Prévôt d’Oriel, le Maître de Balliol, le Recteur d’Exeter, le Président de Magdalen, etc… Seul un étudiant d’Oxford peut s’y retrouver dans la multiplicité de ces titres ! Bien plus, Luc devait faire face à une autre difficulté, à savoir que les titres changeaient fréquemment ; une province romaine, par exemple, pouvait passer du gouvernement sénatorial à une administration directe par un représentant de l’empereur ; le gouverneur n’était plus alors un proconsul mais un légat impérial (legatus pro praetore).
Ainsi, l’île de Chypre, province impériale jusqu’en 22 avant J.-C. devint, à cette date, une province sénatoriale, et fut alors dirigée par un proconsul et non plus par un légat impérial. Aussi, quand Paul et Barnabas débarquèrent à Chypre vers 47 après J.-C. c’est au proconsul Sergius Paulus (Actes 13.7) qu’ils eurent affaire. Nous avons, par ailleurs, quelques renseignements sur ce Sergius Paulus grâce à des inscriptions, et d’après Sir William Ramsay, on trouve des traces de christianisme dans sa famille à une date ultérieure. 4 De même, les gouverneurs d’Achaïe et d’Asie sont des proconsuls, étant donné que les deux provinces sont sénatoriales. Le proconsul d’Achaïe, Junius Gallion (Actes 18.12) nous est connu par ailleurs comme étant le frère de Sénèque, le grand philosophe stoïcien, précepteur de Néron. Une inscription de Delphes portant proclamation de l’empereur Claude indique que Gallion devint proconsul d’Achaïe en juillet 51. L’Achaïe fut province sénatoriale de 27 avant J.-C. à 15 après J.-C., puis de nouveau à partir de 44. On peut remarquer, à cette occasion, que Luc qui, normalement, désigne les pays par leur nom populaire ou ethnique plutôt que par la dénomination officielle de l’administration impériale, et qui, par ailleurs, mentionne la province d’Achaïe sous son nom plus familier de Grèce (Actes 20.2) ne suit pas cette règle quand il donne le titre officiel du gouverneur : ainsi, Gallion n’est pas ‘proconsul de Grèce’, mais ‘proconsul d’Achaïe’, son titre officiel.
4 The Bearing of Recent Discovery on the Trustworthiness of the N.T. (1915), p. 150.
La référence aux proconsuls d’Asie, dans Actes 19.38, est étrange car il n’y avait qu’un seul proconsul à la fois, pourtant, le chancelier d’Ephèse dit à l’assemblée houleuse de ses concitoyens : ‘Il y a des proconsuls’. Pluriel de généralisation, pourrait-on dire ; mais n’aurait-il pas été plus simple de dire : Il y a le proconsul ? Un examen des données chronologiques, cependant, révèle que, quelques mois avant l’émeute dans le théâtre d’Ephèse, le proconsul d’Asie, Junius Silanus, avait été assassiné par des émissaires d’Agrippine, mère de l’empereur Néron, depuis peu au pouvoir (54 après J.-C.). 5 Le successeur de Silanus n’était pas encore arrivé, et ceci suffirait à expliquer la référence imprécise du chancelier, ‘il y a des proconsuls’, mais il est tentant d’autre part d’y voir une référence à Helius et Celer, les meurtriers de Silanus, car ils étaient chargés des affaires de l’empereur en Asie, et il est fort possible qu’ils aient occupé la charge proconsulaire en attendant l’arrivée du successeur de Silanus. 6
5 Tacite, Annales 13.1 ; Dion Cassius, Histoire 61.6.
6 Cf. G.S. Duncan, St Paul’s Ephesian Ministry (1929), p. 102.
Le chancelier d’Ephèse était un fonctionnaire local qui faisait le lien entre le gouvernement municipal et l’administration romaine. Les Asiarques mentionnés dans le même passage (Actes 19.31) étaient des représentants des cités de la province, qui présidaient au culte provincial de ‘Rome et de l’Empereur’. G.S. Duncan suggère que l’émeute eut lieu lors de la fête d’Artémis qui se tenait à Ephèse en mars ou avril en l’honneur de la déesse Artémis (ou Diane) ; les Asiarques en tant que grands-prêtres du culte impérial, devaient alors logiquement se trouver présents pour représenter l’empereur.
La ville d’Ephèse est appelée ‘Néokoros’, ‘gardienne du temple ’d’Artémis (Actes 19.35). Le mot signifie littéralement ‘balayeur du temple’, mais en vint à être décerné à titre honorifique d’abord à des individus, puis à des villes également. Une inscription grecque décrivant Ephèse comme ‘gardienne du temple d’Artémis’ confirme l’exactitude du titre attribué par Luc à la ville. 7
7 De même, à notre époque, la George Cross, instituée au départ pour des individus, a été décernée à l’île de Malte.
Le théâtre d’Ephèse, où se rassemblèrent les émeutiers, a été dégagé lors de fouilles archéologiques, et, si l’on en juge par ses ruines, il devait contenir à peu près 25.000 personnes. Comme dans beaucoup d’autres cités grecques, ce devait être l’endroit le plus approprié pour les réunions du corps des citoyens. L’une des découvertes intéressantes du temple fut une inscription des années 103-104, racontant en latin et en grec, qu’un émissaire de Rome, C. Vibius Salutaris, avait offert une statue d’Artémis en argent ainsi que d’autres statues que l’on devait installer sur les piédestals à chaque réunion de l’ecclesia, c’est-à-dire du corps des citoyens, dans le théâtre. Et ceci nous amène à l’intérêt que représentait le culte de la déesse pour la corporation des orfèvres, d’après Actes 19.24. Nous avons retrouvé quelques-uns de ces temples miniatures en terre cuite. Ils contenaient une représentation de la déesse avec ses lions à ses côtés.
Les magistrats de la colonie romaine de Philippes, sont appelés ‘préteurs’ dans le livre des Actes et ils ont sous leurs ordres des ‘licteurs’ qui battirent de verges Paul et Silas (Actes 16.12, 20-35 etc.). Ces magistrats portaient, en fait, le titre officiel de ‘duumwvirs’, mais ils préféraient le titre plus noble de ‘préteurs’, tout comme les magistrats de cette autre colonie romaine, Capoue dont Cicéron dit : ‘Bien que portant le titre de duumvirs dans les autres colonies, ces hommes préféraient être appelés préteurs’. (De Lege agraria, 34).
A Thessalonique, les principaux magistrats portent le nom de ‘politarques’ (Actes 17.6, 9) ; ce titre ne se trouve pas dans la littérature classique que nous possédons, mais apparaît dans des inscriptions comme étant le titre de magistrats des cités macédoniennes, entre autres Thessalonique.
La vieille cour de l’aréopage apparaît dans le récit de la visite de Paul à Athènes (Actes 17.19, 22). C’était la plus vénérable de toutes les institutions athéniennes, qui avait perdu beaucoup de son pouvoir au 5ème siècle avant J.-C. avec les progrès de la démocratie, mais avait regagné un grand prestige sous l’empire romain et, en particulier elle exerçait, semble-t-il, un certain contrôle sur les conférenciers publics, 8 à cette époque-là; il était donc normal que Paul, arrivant à Athènes avec une doctrine nouvelle, soit invité à l’exposer ‘au milieu de l’aréopage’. (Cette cour qui tire son nom de la colline d’Arès ou Mars où elle se réunissait primitivement se tenait à cette époque-là sur la place du Marché, sous le portique Royal).
8 Cf. Ramsay, St Paul the Traveller (14ème édition, 1920), p. 245 ; The Bearing of Recent Discovery, p. 101.
Le personnage principal de l’île de Malte est appelé ‘le Premier de l’île’ (Actes 28.7) ; des inscriptions grecques et latines corroborent l’exactitude de ce titre réservé au gouverneur romain de Malte.
A son arrivée à Rome, Paul fut, selon une tradition textuelle, remis entre les mains d’un magistrat nommé ‘stratopédarque’ (Actes 28.16) qui, d’après l’historien allemand Mommsen, serait le “princeps peregrinorum’, c’est-à-dire le chef des courriers impériaux, dont faisait partie, semble-t-il, le centurion Julius (Actes 27.1).
Hérode Antipas, qui était au pouvoir en Galilée au temps de notre Seigneur, était gratifié par les Galiléens du titre de ‘roi (si l’on en croit Matthieu 14.9 et Marc 6.14) et pourtant, contrairement à son père Hérode le Grand et à son neveu Hérode Agrippa Ier, il ne fut jamais promu au statut royal par l’empereur, et dut se contenter du titre de tétrarque. Aussi Luc ne lui donne-t-il jamais le titre de roi, mais de tétrarque (cf. Luc 3.1, 19).
La référence de Luc (2.2) à Quirinius comme gouverneur de Syrie au temps de la naissance du Christ (avant la mort d’Hérode le Grand en 4 avant J.-C.) a souvent été considérée comme une erreur, car nous savons, par ailleurs, que Quirinius devint légat impérial en Syrie en 6 après J.-C. 9 et qu’il dirigea cette année-là le recensement mentionné dans Actes 5.37 qui provoqua l’insurrection menée par Judas de Galilée. De nos jours, cependant, il est communément admis qu’un autre recensement antérieur — tel que celui décrit par Luc 2.1, 2 — 1) ait pu avoir lieu sous le règne d’Hérode le Grand, 2) ait pu impliquer le retour de chacun dans sa ville natale, 3) ait pu faire partie d’un grand recensement à l’échelle de l’Empire et 4) ait pu avoir lieu lors d’un premier mandat de Quirinius comme gouverneur de Syrie.
9 Josèphe - Antiquités 18-1.
1) Selon Josèphe, Hérode (37-34 avant J.-C.), vers la fin de son règne finit par être traité plus comme un sujet d’Auguste que comme un ami, 10 et toute la Judée dut faire serment d’allégeance à Auguste aussi bien qu’à Hérode. 11 Un recensement impérial dans un royaume vassal n’avait rien d’étonnant ; sous Tibère, par exemple, un recensement fut imposé au royaume vassal d’Antioche en Asie Mineure. 12
10 Ibid - 16-9,
11 Ibid - 17-2.
12 Tacite - Annales 6-41.
2) L’obligation pour toute personne de se faire inscrire dans son domicile d’origine, qui obligea Joseph à retourner à Bethléem est illustrée dans un édit de 104 après J.-C., dans lequel C. Vibius Maximus, préfet d’Egypte, donne les directives suivantes : ‘Le recensement par famille étant proche, il est de notre devoir de notifier à tous ceux qui, pour une raison quelconque se trouvent en dehors de leur zone administrative, d’avoir à les rejoindre pour satisfaire aux règles habituelles de l’inscription, et à demeurer dans leurs terres’. 13
13 cf. A. Deissmann, Light from the Ancient East (1927), p. 270.
3) Nous avons diverses preuves de recensements dans différentes parties de l’empire entre 11 et 8 avant J-C., dont une concernant l’Egypte, qui est pratiquement concluante.
4) D’après les inscriptions, il semble bien que, lorsque Quirinius vint en Syrie, en 6 après J.-C. pour exercer la charge de légat impérial, ce n’était pas la première fois qu’il occupait une telle charge. La première fois, il avait dirigé une expédition contre les Homanadensiens, tribu montagnarde d’Asie Mineure entre les années 12 et 6 avant J.-C. Il n’est pas précisé, cependant, dans quelle province il exerçait sa fonction à ce moment-là. Sir William Ramsay soutient que c’était en Syrie, 14 mais nous avons la liste complète des gouverneurs de Syrie de ces années-là, et Quirinius n’en fait pas partie ; à cela Ramsay répond que Quirinius avait pu être nommé à titre exceptionnel, en plus des légats en place, à des fins exclusivement militaires. D’un autre côté, une autre thèse soutient, à l’aide d’arguments assez convaincants, que son premier mandat eut lieu en Galatie et non en Syrie. 15 La question reste en suspens, mais le mieux est peut-être de croire certains commentateurs et grammairiens qui traduisent Luc 2.2 comme suit : ‘Ce recensement eut lieu avant celui de Quirinius, gouverneur de Syrie’.
14 The Bearing of Recent Discovery on the Trustworthiness of the New Testament (1915), p. 275.
15 Cf. R. Syme, Galatia and Pamphylia under Augustus, Klio XXVII (1934), p. 122.
Certains ont également vu une erreur dans l’affirmation de Luc 3.1, selon laquelle Lysanias était tétrarque d’Abilène (à l’Ouest de Damas) dans la 15ème année du règne de Tibère (27-28), alors que le seul Lysanias d’Abilène mentionné par l’histoire ancienne portait le titre de roi et fut exécuté sur l’ordre de Marc-Antoine en 34 avant J.-C. Récemment cependant, les archéologues ont trouvé la trace d’un autre Lysanias, plus tardif, et ayant rang de tétrarque, dans une inscription relative à la dédicace d’un temple ‘pour le salut des Seigneuries impériales, par Nympheus, affranchi du tétrarque Lysanias’. La référence au titre de ‘Seigneuries impériales’, qui ne fut jamais décerné qu’à l’empereur Tibère et sa mère Livie, la veuve d’Auguste permet de fixer la date de cette inscription entre les années 14 et 29 (de l’accession de Tibère au pouvoir jusqu’à la mort de Livie). 16 Cette preuve parmi d’autres nous permet de conclure avec l’historien Edouard Meyer que la référence de Luc à Lysanias est ‘tout à fait correcte’. 17
16 Voir Ramsay, The Bearing of Recent Discovery, p. 297.
17 Ursprung und Anfänge des Christentums (1921), p. 49.
Nous pouvons aussi donner ici un exemple de l’aide précieuse que peut fournir la numismatique. Les historiens ont beaucoup discuté de la date à laquelle le procurateur Felix avait pu être remplacé par Festus (Actes 24.27) ; or, nous avons la preuve qu’une nouvelle pièce de monnaie fut introduite en Judée dans la 5ème année du règne de Néron (qui se terminait en Octobre 59). Le changement de procurateur n’était-il pas l’occasion la plus naturelle pour introduire une nouvelle pièce ? L’inscription de Delphes déjà mentionnée qui fixe la date du proconsulat de Junius Gailion en Achaïe (et donc par la même occasion du ministère de Paul à Corinthe - Actes 18), et cette preuve numismatique qui fixe l’arrivée de Festus en Judée à l’année 59 nous permettent de dater quelques-uns des événements les plus marquants de la carrière de Paul. Le cadre chronologique ainsi déterminé est tel que tous les détails rapportés dans Actes y trouvent exactement leur place.
L’exactitude dont Luc fait preuve dans les détails que nous venons d’examiner s’étend aussi plus largement à l’atmosphère et à la couleur locale. Il parvient dans chaque cas à rendre l’atmosphère exacte du lieu : Jérusalem avec ses foules intolérantes et promptes à s’enflammer s’oppose à la mercantile Antioche de Syrie, centre d’affaires important où des hommes de toutes croyances et de toutes nationalités se côtoient chaque jour, si bien que nous ne sommes pas étonnés de voir la première église païenne s’établir là avec des Juifs et des non-Juifs, s’y rencontrant en une communion fraternelle faite de tolérance. (Actes 9.19) Puis, nous avons la colonie romaine de Philippes, avec ses magistrats remplis de leur propre importance et ses citoyens si fiers d’être Romains ; Athènes et ses interminables discussions sur la place publique et sa curiosité jamais éteinte pour les dernières nouvelles, curiosité que lui reprochaient déjà ses dirigeants trois ou quatre cents ans auparavant. 18 Enfin, nous avons Ephèse et son fameux temple d’Artémis, une des sept merveilles du monde, Ephèse dont la prospérité dépendait pour beaucoup du culte de la grande déesse, Ephèse réputée pour la superstition et la magie, si réputée dans le monde antique que les incantations et les formules magiques écrites étaient couramment dénommées Ephesia grammata ‘lettres éphésiennes’). Ce sont sans doute des formules magiques de ce genre que contenaient les livres brûlés publiquement à Ephèse après que Paul eut proclamé avec puissance la foi qui libère de toute crainte superstitieuse (Actes 19.19).
18 Actes 17.21 ; cf. Thucydide III-38-5 ; Démosthène, Philippiques 10.
Trois passages du livre des Actes sont connus sous le nom de ‘sections-nous’, car l’auteur y passe brusquement de la 3ème personne à la 1ère du pluriel, montrant ainsi clairement, mais sans en faire état, que lui-même a assisté à certains événements qu’il raconte. (Actes 16.10-17 ; 20.5-21.18 ; 27.1-28.16) La ‘section-nous’ la plus intéressante est sans doute la dernière ; elle raconte la traversée de Paul et de ses compagnons de Palestine en Italie et leur naufrage sur les côtes de Malte. On a pu dire de ce récit que c’était ‘un des documents les plus instructifs sur la navigation dans l’antiquité’. 19 James Smith de Jordanhill a écrit un livre qui fait autorité sur ce sujet : ‘The voyage and shipwreck of St Paul’, paru en 1848 (4ème édition en 1880). James Smith était lui-même un navigateur expérimenté, qui connaissait bien cette partie de la Méditerranée parcourue par Paul lors de cette traversée, et qui atteste l’exactitude remarquable de chaque épisode de la traversée rapportée par Luc ; il prétend même, grâce aux détails fournis par le récit, reconnaître le point précis de la côte de Malte où dut avoir lieu le naufrage.
19 H.J. Holtzmann, Handcommentar zum N.T. (1889), p. 421.
A propos du récit du séjour à Malte (Actes 28.1-10) Harnack écrit ‘qu’il est possible de déduire d’Actes 28.9 et suivants que selon toutes probabilités, l’auteur lui-même a exercé son métier de médecin à Malte et l’examen du langage de ce passage lui fait dire que ‘toute l’histoire du séjour du narrateur à Malte révèle un contexte médical’. 20
20 The Bearing of Recent Discovery, p. 81.
En conclusion, nous dirons que l’exactitude que nous avons pu constater dans de nombreux détails n’est pas accidentelle. Un homme qui se révèle exact dans tous les faits qu’il nous est possible de vérifier, ne peut que montrer la même fidélité dans l’ensemble de son œuvre, que nous soyons capables ou non de le vérifier. L’exactitude est un état d’esprit et des expériences heureuses (ou malheureuses) nous ont enseigné que certaines personnes sont véridiques par nature, tout comme d’autres sont invariablement inexactes. Le récit de Luc permet de le classer parmi les écrivains dignes de foi.
Sir William Ramsay qui a consacré une partie de sa vie à l’archéologie de l’Asie Mineure, atteste que Luc connaissait intimement et dans tous ses détails l’Asie Mineure et la Grèce orientale de l’époque en question. Quand Ramsay entreprit ses recherches archéologiques peu avant 1880, il était fermement convaincu de la théorie alors largement répandue de la fameuse école de Tübingen, selon laquelle le livre des Actes était une œuvre tardive, du milieu du second siècle. Ce n’est que peu à peu, devant les preuves irréductibles mises à jour au cours de ses recherches qu’il en vint à changer complètement d’opinion.
Par la suite, Ramsay se laissa persuader de jouer un rôle de vulgarisateur et d’apologiste, mais les jugements qu’il publia en cette qualité sur l’exactitude des documents du Nouveau Testament étaient ceux qu’il avait formés en tant que scientifique, archéologue et expert en histoire et en littérature ancienne. Quand il exprime l’opinion qu’‘en fait d’exactitude, l’histoire de Luc est sans égale’, 21 ce n’est pas une phrase en l’air, ni une concession aimable à l’auditoire religieux, c’est la sobre conclusion qu’il tire de ses années d’étude, bien qu’il ait commencé avec des opinions toutes différentes sur la crédibilité de Luc en tant qu’historien. Son verdict mûrement réfléchi s’établit en ces termes : ‘Luc est un historien de grande classe : non seulement il rapporte fidèlement les faits, mais il possède aussi le vrai sens de l’histoire ; gardant l’esprit fixé sur l’idée et le schéma directeurs qui sous-tendent l’évolution de l’histoire, il traite chaque incident en proportion de son importance ; il saisit les événements importants ou critiques et expose longuement leur vraie nature, tandis qu’il traite très rapidement (quand il ne les supprime pas complètement) les faits qui n’ont pas d’intérêt pour son déroulement. En bref, cet écrivain doit être classé parmi les plus grands historiens’. 22
21 Luke the Physician, p. 177-179,
22 Bearing, p. 222. Comparer avec le jugement du professeur de lettres classiques actuellement en poste à Auckland University, Nouvelle Zélande : ‘Luc est un historien consommé, à classer parmi les grands écrivains de la littérature grecque’. (E.M. Blaiklock, The Acts of the Apostles. Tyndale Press 1959, p. 89).
Tous les savants ne sont pas prêts à souscrire au jugement de Ramsay sur la maîtrise technique de Luc en tant qu’historien, mais son exactitude détaillée se vérifie à tous propos. La recherche historique et géographique dans le domaine qui forme le contexte du récit de Luc a bien progressé depuis Ramsay, mais plus nos connaissances dans ce domaine progressent, plus notre respect pour la véracité de Luc augmente. Quoi qu’on puisse dire de Ramsay, personne ne peut accuser le vénérable savant américain Henry J. Cadbury d’être un apologiste. Le professeur Cadbury, après une longue carrière distinguée au cours de laquelle il contribua largement à l’étude de Luc et des Actes, donna en 1953 les conférences de Lowell sur le livre des Actes dans l’Histoire, ouvrage fascinant qui ne peut que renforcer l’admiration du lecteur pour la réalisation de Luc. Le livre de Cadbury peut être salué comme un complément au travail de Ramsay, digne de ses meilleures productions.
L’exactitude historique de Luc a en fait été reconnue par un grand nombre de critiques bibliques de tendance tout à fait libérale, et cette conclusion est extrêmement importante pour ceux qui s’intéressent au Nouveau Testament, d’un point de vue historique, car les écrits de Luc couvrent la période de la vie et de la mort du Seigneur ainsi que des trente premières années de l’Eglise, notamment les années qui virent l’important travail missionnaire de Paul et la composition de la plupart de ses épîtres. En fait, les deux parties de l’histoire de Luc forment le pivot du Nouveau Testament, son Evangile rapportant les mêmes événements que les autres Evangiles et son livre des Actes fournissant le contexte historique des épîtres de Paul. L’image que Luc donne des débuts du christianisme concorde dans l’ensemble avec le témoignage des trois autres Evangiles et des lettres de Paul. De plus, Luc situe son récit dans le cadre de l’histoire contemporaine, s’exposant ainsi ouvertement à la critique, au cas où son récit aurait été romancé, mais fournissant de fait une preuve et une justification d’origine historique à la crédibilité de ses propres écrits et donc en même temps à la crédibilité du schéma général des origines du christianisme tels que nous les présente l’ensemble du Nouveau Testament.