« Jésus-Christ est parvenu à faire de chaque âme humaine une annexe de la sienne », doit avoir dit, dans l’un de ses entretiens intimes, le prisonnier de Sainte-Hélène. Le fait signalé par cette bouche auguste est réel. Par quel moyen Jésus a-t-il obtenu ce prodigieux résultat ?
Il y a parmi les hommes des tâches et des fonctions diverses : voilà ce qui fait que chacun de nous, en raison de ses talents et de sa mission, s’attache plus particulièrement à tel esprit éminent qui prime dans la sphère d’activité qui l’attire ; il espère trouver chez cet homme de génie un point d’appui pour l’accomplissement de son œuvre.
Mais il est une tâche qui n’est pas celle de quelques-uns seulement et qui ne dépend point de nos aptitudes spéciales ou de nos goûts particuliers ; c’est celle que nous impose l’obligation morale, le devoir de réaliser tout le bien dont notre conscience nous trace l’idéal. Cette tâche est universelle et absolue ; c’est celle de tous, et de tous dans chaque moment. Elle ne comporte aucune dispense. Y aura-t-il un génie qui prime dans ce domaine-là, de telle sorte qu’il puisse devenir le point d’appui du travail de tous les autres et se faire le collaborateur de chaque homme dans la réalisation de sa destination suprême ? Celui-là aura résolu le problème de l’attraction universelle des âmes. Il sera pour elles le pôle magnétique qui les attirera dans la mesure où dominera en elles la loi du bien. Il groupera à jamais autour de sa personne tous les hommes dignes de ce nom.
Ce secret, Jésus, après l’avoir découvert, l’a mis en œuvre. Il a été dans l’humanité le génie de la sainteté. Et n’est-ce pas en réalité ce qu’il a voulu dire quand il s’est désigné fréquemment par ce titre : le Fils de l’homme ? Cinquante-cinq fois, dans nos évangiles, il se donne ce nom de prédilection. Il veut évidemment par là caractériser sa relation avec l’humanité. Un fils d’homme signifie dans l’Écriture un vrai hommea. Le fils de l’homme, c’est donc l’homme par excellence, l’homme vrai, la réalisation parfaite du type humain, le représentant normal de cette race, telle que l’a voulue de Créateur.
a – Ezechiel.27.3 et ailleurs.
Mais ce titre n’est pas le seul par lequel Jésus se soit désigné dans ses discours. Il s’est appelé également le Fils de Dieu, ou le Fils, tout courtb. Par ce titre, Jésus a caractérisé sa relation avec la nature divine, avec la personne de Dieu.
b – Jean 3.16 ; 5.25, etc ; Matthieu 11.27 ; 28.19, etc. ; Marc 13.32.
On voit combien est erronée l’opinion, très répandue chez les interprètes des livres saints, qui attribue à l’un de ces titres, aussi bien qu’à l’autre, le sens de Messie, et les fait par conséquent synonymes. Ils forment, au contraire, un contraste, et se complètent l’un l’autre. Dans l’un, Jésus a voulu exprimer tout ce qu’il est pour les hommes ; dans l’autre, tout ce qu’il est pour Dieuc.
c – Il est en général très aisé de se rendre compte, dans le détail, de l’emploi de ces deux noms selon les différents contextes. Comparez, par exemple, Jean 3.14, 16.
Jésus, malgré cette dualité de relations, est néanmoins une seule et unique personne. Il faut donc bien que le contraste signalé trouve sa solution dans une unité supérieure, dans un moi, qui soit l’expression de la conscience personnelle indissoluble de celui qui parle ainsi de lui-même en disant : Je, avec la conscience de la simultanéité de ces deux rapports. Cette unité, qui est peut-être le plus grand mystère de la science religieuse, il ne nous est pas interdit de chercher à la sonder ; l’Église l’a formulée dans ce titre : l’Homme-Dieu.
Mais qu’en abordant ce domaine, saint entre tous, l’homme n’oublie pas d’ôter ses souliers de ses pieds, c’est-à-dire de renoncer à ses pensées propres, pour se livrer à celles de Dieu manifestées dans le fait éclatant de la rédemption et dans les révélations qui l’ont accompagnée.
Cette étude sur la personne de Jésus-Christ sera divisée en trois parties : le Fils de l’homme, le Fils de Dieu, l’Homme-Dieu. Nous renverrons ce que nous avons de plus spécial à dire sur l’œuvre de Jésus-Christ à l’étude suivante. C’est après avoir sondé ces deux sujets qu’il nous sera possible de saisir dans toute sa profondeur l’expression remarquable échappée à Napoléon, ce génie d’un autre ordre, que nous citions à l’ouverture de ce travail.
On peut étudier les faits dont se compose l’histoire de Jésus, les choses corporelles de sa vie, comme disait Clément d’Alexandrie, en en constatant la réalité par le caractère de vérité imprimé aux récits qui nous en ont conservé le souvenir. C’est le point de vue historico-critique. Mais on peut arriver au même but en suivant une voie opposée. On peut partir des faits évangéliques, en les acceptant provisoirement, tels que l’instruction religieuse, que nous avons reçue dès l’enfance, nous les a fait connaître, puis en recherchant le sens inhérent à chacun d’eux et l’idée qui les lie tous comme en un faisceau ; et si un accord réel s’établit sans effort entre tous ces faits disséminés, comme à l’aventure, dans quatre écrits différents, si une pensée unique et profonde en fait pour ainsi dire un seul récit, alors on sera bien forcé de reconnaître dans cet enchaînement leur caractère historique et providentiel. C’est la marche que nous allons suivre. La nature de ce travail n’en comporte pas d’autre.
Nous avons donc à indiquer l’idée qui est, à nos yeux, la clef de tous les faits saillants de la vie terrestre du Sauveur ; puis, en les reprenant un à un, à montrer comment cette idée les met tous dans leur plein jour. L’idée générale qui domine la vie terrestre de Jésus-Christ n’est autre que celle qu’il a énoncée lui-même en se donnant le titre de Fils de l’homme : sa vie est la réalisation du développement normal auquel est appelé en principe chaque être humain. Voyons si cette notion si simple éclairera toute la carrière de Jésus, dès son commencement jusqu’à son terme.
Les faits essentiels de l’histoire de Jésus se répartissent en trois séries : la première comprend sa naissance, son développement comme enfant et comme jeune homme, son baptême à l’âge de 30 ans et sa tentation au désert. C’est l’époque de préparation. La seconde série renferme (pour nous exprimer sommairement) sa sainteté, ses enseignements et ses miracles, trois ordres de faits qui sont les éléments essentiels de son ministère actif et dont le couronnement mystérieux est la transfiguration. C’est la première partie de sa tâche de Rédempteur. La troisième série comprend les derniers événements de son histoire, sa mort, sa résurrection et enfin l’ascension, qui est le terme de cette série en même temps que celui de sa vie entière. C’est ici l’accomplissement de la seconde partie de sa tâche, le temps appelé du nom significatif de Passion.
Première série
1. La naissance — D’après nos récits évangéliques, Jésus est né d’une manière extraordinaire. N’y a-t-il pas là dès le premier pas un écueil contre lequel échoue notre thèse ? Si Jésus-Christ est vraiment homme, ne doit-il pas être né de la même manière que tout autre homme ? Néanmoins il est aisé de voir que cette objection prouve trop ; car elle nous forcerait à refuser une réelle humanité au premier homme, parce qu’il est apparu en vertu d’un mode de formation différent de celui de la filiation humaine ordinaired. Or, ne serait-il pas étrange de refuser le caractère vraiment humain à l’être de qui est procédé tout ce qui porte le nom d’homme ? Cet exemple prouve que la qualité d’homme dépend non du mode d’apparition de l’individu, mais de la possession des attributs qui constituent l’état humain.
d – Ce que nous disons ici reste vrai, même dans l’hypothèse de Darwin, qui à toute rigueur, peut bien s’appliquer au corps de l’homme, mais non à son esprit, à moins que l’on ne veuille sacrifier chez l’homme le trait distinctif de son être, la liberté morale.
D’après le récit de la Genèse, le corps du premier homme, ce chef-d’œuvre de la sagesse créatrice, fut formé de la poudre de la terre, c’est-à-dire qu’il apparut comme couronnement de ce long développement de la vie animale, dont les découvertes géologiques rendent témoignage. Quant à l’esprit de l’homme, il vient d’en haut. Ce fut une communication de l’Esprit divin. La naissance de Jésus-Christ offre une analogie marquée avec ce mode de formation. Son corps fut, par l’intermédiaire de sa mère, tiré de l’humanité déjà existante. Mais ce fut le souffle de Dieu, la vertu de l’Esprit tout-puissant, qui appela le germe de cette vie latente au développement et au progrès de l’existence.
Et cette analogie frappante entre le mode d’apparition du premier homme et la naissance de Jésus nous révèle distinctement la pensée qui a présidé au second de ces faits. Jésus a été replacé par sa naissance miraculeuse dans la position de pureté et d’innocence où était le premier homme avant sa chute, et cela afin de pouvoir recommencer avec succès cette marche normale de l’innocence à la sainteté, qui était la carrière ouverte à l’homme, mais au premier pas de laquelle Adam avait échoué.
L’homme n’a pas été créé de manière à pouvoir réaliser son idéal en tirant les forces nécessaires pour cela de son propre fond. Il ne peut fournir cette carrière qu’au moyen de communications incessantes reçues de Dieu. Or, dès qu’il se livre à une direction mauvaise, ces communications sont entravées ; il ne les demande pas et il ne les reçoit plus. Le progrès est alors remplacé par le déclin. Semblable à la plante arrachée à son sol naturel, l’homme séparé d’avec Dieu végète et dépérit, au lieu de croître et de fructifier.
Si donc le développement normal de l’humanité, interrompu par le péché, devait recommencer, il fallait l’apparition d’une personnalité soustraite à la déchéance de la race, exempte de l’esprit de révolte contre Dieu qui nous domine tous, et complètement ouverte à ces communications d’en haut qui sont pour l’homme la condition de chaque vrai progrès. Jésus a été cette personnalité-là. Sa vie tout entière le prouve, aussi bien que la nouvelle phase de l’histoire qui procède de lui. Jusqu’à lui, l’histoire se résumait dans un mot : « Ce qui est né de la chair est chair. » Depuis son apparition, le vrai sens de l’histoire est formulé par celui-ci : « Ce qui est né de l’Esprit est esprit » ; ce qui procède du Saint est saint.
Le caractère unique de la vie de Jésus est l’état de communion non interrompue avec Dieu, cet état dont le péché nous fait à chaque instant sortir. Et ce prodige moral accompli en Jésus a eu pour condition un mode de naissance extraordinaire.
Mais on dira : Jésus, dans ce cas, n’était pas réellement libre ; car il ne pouvait pas pécher comme nous. Nous répondons que ce mode de naissance particulier n’entraînait pas chez lui l’impossibilité de pécher, pas plus que le mode analogue d’apparition ne l’avait entraînée chez le premier homme ; Jésus recouvrait uniquement par là la faculté de ne pas pécher que l’homme avait possédée avant la chute et que nous avons perdue par la rupture du lien qui nous unissait à Dieu.
Bien loin donc de lui ôter la liberté, c’est cette naissance extraordinaire qui la lui a rendue, en lui restituant dans son intégrité le privilège de la détermination propre dont le péché nous a en partie privés, et sans lequel nous ne pouvions plus fournir la sainte et glorieuse carrière que Dieu nous avait ouverte.
La naissance miraculeuse de Jésus est donc l’acte divin, par lequel celui qui devait sauver l’humanité a été mis en état d’accomplir le développement normal auquel celle-ci était appelée et de répondre ainsi à la pensée que Dieu avait conçue en la créant.
2. Le développement — « Et l’enfant croissait et se fortifiait, se remplissant de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui. » (Luc 2.40). C’est ainsi que l’évangéliste décrit le développement de Jésus enfant. Le terme : il croissait, se rapporte au développement physique. L’expression suivante, qui met en relief les deux attributs de la force et de la sagesse, a trait au développement de l’âme, c’est-à-dire à l’énergie toujours croissante de la volonté et à l’intuition de plus en plus distincte et complète du Bien. Enfin, le dernier terme : la grâce de Dieu reposant sur lui, indique le principe religieux qui était le stimulant profond et pur de ce double développement de l’âme et du corps. Ainsi grandit l’enfant jusqu’à sa douzième année.
Le développement du jeune homme jusqu’à l’âge de trente ans est résumé également par saint Luc dans une seule parole : « Et il croissait en sagesse et en stature, aussi bien qu’en grâce, devant Dieu et devant les hommes. » (Luc 2.52) Nous retrouvons ici les trois éléments d’un développement normal chez l’homme : un corps saint, se rapprochant chaque jour de la stature accomplie de l’homme fait ; une âme puisant en Dieu une sagesse croissante, c’est-à-dire le sens du bon et le bon sens, dans leur profonde unité ; enfin, l’influence constante sur cet être de la grâce divine. Voilà bien la hiérarchie qui constitue l’état sain de la vie humaine : l’Esprit de Dieu dirigeant l’âme et l’exercice de ses facultés diverses, et cette âme sanctifiée dominant le corps avec ses fonctions multiples.
Quelle admirable apparition que celle de cet enfant, de ce jeune homme accomplissant ce développement normal au milieu d’un monde où chaque être reste si fort au-dessous de son idéal ! C’était le progrès dans le bien pur qu’aurait réalisé l’humanité sans l’intrusion du péché. Les hommes contemplaient avec émotion ce spectacle nouveau, et le regard de Dieu lui-même reposait avec une satisfaction sans mélange sur cet être qui, enfin, répondait pleinement à son dessein. Sa présence au sein de l’humanité déchue était déjà un commencement de réconciliation entre le ciel et la terre.
3. Le baptême — Le terme de ce développement sans déviation a été le baptême. Jésus avait alors trente ans ; c’est le moment de la vie où l’homme arrive au point culminant de sa force et où les facultés de l’âme et les organes du corps se prêtent avec le plus de vigueur et de souplesse à l’exécution de l’œuvre qu’il s’est proposée. Ce fut précisément, d’après le récit évangélique (Luc 3.23), l’époque où Jésus passa de sa silencieuse croissance, dans la retraite de Nazareth, à son activité publique et messianique. L’âge où Jésus vint au baptême appartient donc au caractère profondément humain de cet acte décisif qui fut l’ouverture de sa carrière.
Un second trait n’est pas moins remarquable à ce même point de vue. Avant de descendre dans le fleuve, les néophytes qui demandaient à Jean le baptême lui faisaient la confession de leurs fautes (Matthieu 3.6 ; Marc 1.5). Jésus, se présentant comme tout autre Israélite, dut accomplir un acte analogue. En quoi consista cette confession ? S’il y a eu un sentiment humain étranger au cœur de Jésus, — et il y en eut un, — c’est celui de la repentance. Il confessa donc, comme Esaïe, comme Daniel, comme Néhémie, les péchés de sa nation, en s’humiliant pour elle, toutefois avec cette différence que Jésus, en disant nous, ne le dit pas avec le sentiment de sa participation personnelle au péché commun, mais uniquement sous l’empire de la sympathie, de la compassion la plus profonde. Au lieu de se prévaloir de sa pureté exceptionnelle, il prit déjà alors sur lui le fardeau de tous et donna une voix au deuil profond de la conscience humaine sur le péché, comme s’il y participait lui-même. Quoi de plus humain que ce sentiment de solidarité par lequel l’amour de Jésus riva à jamais, en cet instant solennel, la chaîne qui l’unissait à l’humanité coupable ! C’est la vue de ce spectacle qui, un peu plus tard, inspirait à Jean-Baptiste ce mot sublime : « Voici l’Agneau de Dieu qui emporte le péché du monde. » Il avait reconnu en Jésus, au jour de son baptême, la sainte victime qui, tout en creusant un abîme entre elle et le péché au point de vue de la volonté, faisait du péché de toute la race le sien propre au point de vue de la solidarité.
Un troisième trait, dans le baptême de Jésus, où se révèle la réalité de son humanité, c’est la prière avec laquelle il descend dans l’eau du Jourdaine. Dans cette prière s’exhale pour la première fois d’une manière parfaite le soupir de l’humanité coupable après le pardon et celui de l’humanité pure après la vie du ciel, après le Saint-Esprit sans lequel l’âme humaine ne fait que végéter. La prière est le cri de l’indigence humaine ; Jésus a prié dans le sentiment de cette indigence, qui lui était par conséquent commune avec nous.
e – Luc 3.21, « Et pendant qu’il priait le ciel s’ouvrit. »
La réponse de Dieu à cette prière ne se fit pas attendre : Le ciel s’ouvrit ; le signe lumineux qui figurait la communication de l’Esprit apparut ; la voix de Dieu retentit : trois faits perceptibles pour le sens interne de Jean et de Jésus et qui étaient pour eux les signes des réalités les plus élevées : Le premier, celui de la pleine révélation des décrets divins accordée à Jésus ; le second, celui du don de la force divine qui lui était envoyée pour le rendre capable de réaliser le plan du salut ; le troisième, celui de sa dignité de Fils bien-aimé, sans la certitude de laquelle il n’eût pu accomplir cette œuvre. — Tout cela est tellement humain que nous en retrouvons les analogies dans notre propre développement spirituel. Nous aussi, pourrions-nous entreprendre une œuvre sainte sans être éclairés d’en haut sur la tâche que nous avons à remplir, sans être dotés de la force divine qui y correspond, et sans être assurés de l’adoption de notre personne et de notre œuvre par Dieu lui-même ? La différence entre Jésus et nous, à cet égard, est simplement celle-ci : qu’il est chargé de la tâche générale du salut de l’humanité, tandis que nous ne coopérons, chacun, à cette œuvre que dans une mesure déterminée et dans la communion avec lui, et qu’en conséquence il reçoit l’Esprit dans sa plénitude, tandis que nous ne recevons tous par cet Esprit qu’un don spécial.
Rien donc de plus humain à tous égards que cette scène du baptême de Jésus ; elle nous révèle en lui un vrai homme et en même temps l’homme appelé à initier la famille entière à la vie supérieure à laquelle elle est destinée, la vie de l’Esprit.
4. La tentation — La scène du baptême est complétée dans nos trois récits synoptiques par celle de la tentation ; ces deux faits sont inséparables par leur signification même et c’est dans le second qu’apparaît le plus clairement le caractère vraiment humain de Jésus. Être au-dessus de la tentation n’appartient qu’à Dieu ; tenter est le propre du diable ; être tenté, voilà la position de l’homme. Et pourquoi donc Dieu juge-t-il nécessaire de livrer à l’épreuve de la tentation l’être auquel il vient d’accorder de si grandes grâces ? Précisément à cause de ces grâces mêmes. Il doit apprendre, à l’école de la tentation, à consacrer à Dieu seul les dons qu’il a reçus. Bien souvent Jésus ne sera-t-il pas tenté, en effet, dans le cours de sa carrière publique d’employer son pouvoir miraculeux à améliorer sa position terrestre, ce qui impliquerait le reniement de la vraie condition humaine ? Bien des fois n’aura-t-il pas l’occasion, fournie par l’enthousiasme du peuple, de jouer le rôle de Messie politique et de souverain glorieux, ce qui ne serait autre chose que le reniement du rôle de Rédempteur, tel que Dieu l’a conçu et que le réclament les vrais besoins de l’humanité ? Fréquemment enfin ne sera-t-il pas exposé à la tentation de faire arbitrairement, sans nécessité morale, usage de la toute-puissance à lui confiée, ce qui serait une suprême indiscrétion envers Dieu, son Père, et le reniement de son caractère filial ? Pour pouvoir éviter ces écueils dans le cours de sa vie, il devait avoir appris à les connaître d’avance, comme le capitaine de vaisseau qui, avant de se lancer sur l’océan, doit avoir étudié sur la carte les écueils semés dans les mers qu’il doit parcourir.
Voilà le service que la tentation du désert a rendu à Jésus. Dans son baptême il avait appris ce qu’il avait à faire ; par sa tentation il a compris ce qu’il devait éviter. Ainsi l’instruisait, ainsi l’avertissait le Père. Cette éducation n’est-elle pas appropriée à la condition humaine ? N’est-elle pas celle que réclamait l’œuvre de l’homme qui avait reçu la tâche d’écraser, au nom de l’humanité tout entière, la tête du serpent ?
Seconde série
Jusqu’ici Jésus s’est développé personnellement. L’heure a maintenant sonné où ce développement doit porter ses fruits pour le monde. Il a reçu ; il va donner. C’est ici que s’ouvre la seconde série, celle des faits qui se rapportent à son activité publique. Nous commencerons par sa sainteté, parce que c’est la base de toute son œuvre rédemptrice.
1. La sainteté — Nos écrits sacrés attribuent à Jésus une sainteté sans tache ; et un fait, unique dans la vie humaine, confirme la vérité de cette assertion. C’est l’absence dans les discours de Jésus de toute expression de repentir. Le remords, on le sent, n’a pas eu de place dans cette vie. Aucune parole de lui ne fait penser qu’il soit jamais revenu à Dieu ; il a toujours été en Lui. Ce fait est d’autant plus remarquable et décisif que Jésus était plus humble et sa conscience plus délicate. Plus on est avancé dans la sainteté, plus on ressent péniblement les moindres atteintes du péché, le plus passager éloignement de Dieu. Si un minimum de souillure eût existé dans ce cœur, il en eût été affecté plus que nous ne le sommes des fautes les plus graves qu’il nous arrive de commettre.
Mais une sainteté irréprochable n’est-elle pas quelque chose de surhumain ? Assurément non, s’il est vrai que le péché n’est pas un élément nécessaire de la nature humaine, et si nous ne voulons pas en faire retomber en quelque mesure la responsabilité sur Dieu même. La seule question que l’on puisse et doive se poser ici, est celle-ci : La sainteté de Jésus a-t-elle les caractères d’une sainteté humaine ou ceux de la sainteté divine ? Or, cette question est aisée à résoudre.
Deux caractères distinguent la sainteté de Dieu de celle de l’homme : celle-ci progresse, tandis que la première est immuable ; celle-ci se développe dans la lutte, tandis que celle-là est exempte de tout combat. Appliquons ces deux caractères à la sainteté de Jésus. Y a-t-il eu progrès, y a-t-il eu lutte, dans sa vie morale ?
Quant au progrès, voici ce que dit de lui l’épître aux Hébreux : « Il a appris l’obéissance par les choses qu’il a souffertes. » Et voici la parole qui est mise dans sa propre bouche par l’évangile que l’on accuse le plus de nier ou de diminuer son humanité, celui de Jean : « Je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’eux aussi soient sanctifiés en vérité » (Hébreux 5.8 ; Jean 17.19). Se sanctifier n’est pas synonyme de se purifier. Se purifier suppose qu’on est souillé ; se sanctifier, c’est simplement consacrer à Dieu les facultés naturelles de l’âme et du corps, dès qu’elles entrent en exercice. Pur est opposé à impur ; saint, à profane ou naturel. Par elles-mêmes, les forces naturelles ne sont ni bonnes, ni mauvaises ; elles deviennent l’un ou l’autre à mesure qu’en s’éveillant elles reçoivent le sceau de la consécration à Dieu ou qu’elles restent au service du cœur naturel. Il peut même arriver dans bien des cas que la sainteté exige qu’elles soient entièrement sacrifiées, et cela, lorsqu’elles ne peuvent rentrer dans l’accomplissement de l’œuvre spéciale confiée à celui qui en est doué. Et c’est en ceci que consiste le progrès : consacrer de plus en plus les facultés naturelles à la tâche donnée de Dieu, ou même renoncer à leur développement, arracher l’œil droit, couper la main droite, si ces forces ne rentrent pas dans l’exercice de la mission dont on est chargé.
Telle a été la sainteté de Jésus. La consécration de son être à Dieu a progressé à mesure que toutes les facultés qui s’éveillaient chez lui ont été, les unes, soumises à Dieu et consacrées positivement à son service, les autres, sacrifiées parce qu’elles ne s’appliquaient pas à sa mission rédemptrice. Jésus possédait toutes les qualités du cœur qui rendent apte à jouir des douceurs de la vie de famille, toutes les facultés de l’intelligence que sert à développer l’éducation littéraire ou scientifique. Les paraboles prouvent qu’il eût pu être un poète ou un peintre éminent ; plusieurs de ses discours révèlent en lui l’orateur populaire incomparable ; le plus profond philosophe apparaît dans un grand nombre de ses sentences morales. Mais pour se livrer exclusivement à l’une ou à l’autre de ces aptitudes, il eût dû renoncer ou du moins dérober une partie de lui-même à la tâche que son Père lui avait imposée ; et le progrès dans la sainteté a consisté chez lui dans l’application journalière de toutes les virtualités qui s’éveillaient incessamment en sa personne à sa mission de Sauveur du monde. C’est précisément en vertu de ce caractère si profondément humain de sa sainteté qu’il pouvait dire : « Je me sanctifie moi-même, afin qu’eux aussi soient sanctifiés en vérité. » Cette sanctification de la vie humaine, il l’accomplissait en sa personne, afin de pouvoir la reproduire plus tard chez tous ceux qui s’attacheraient à lui par la foi. Leur sainteté devait être la sienne propre, celle qu’il réalisait dans ce moment en sa personne et que son Esprit leur communiquerait quand le moment serait venu. Quelle preuve décisive du caractère réellement humain de sa sainteté !
Elle est également démontrée telle par la lutte qui en a signalé tous les progrès. Deux tendances, innocentes en elles-mêmes, sont attachées à notre nature : le désir de la jouissance et la crainte de la douleur. Mais ces tendances, si légitimes qu’elles soient en elles-mêmes, peuvent entrer en conflit avec la mission qui nous est confiée. C’est le moment de les immoler, et voilà l’origine des luttes auxquelles l’être le plus pur peut être exposé.
A l’âge de douze ans, Jésus se trouvait pour la première fois dans le temple. Il s’y sentait heureux comme l’enfant dans la maison de son père. C’était son paradis ; il aurait voulu y demeurer toujours. Mais la voix de ses parents le rappelle ; il y reconnaît la voix de Dieu. Il se soumet à eux, et retourne avec eux à Nazareth ; mais non assurément sans sacrifice et sans lutte. Voilà la jouissance la plus pure immolée à l’accomplissement de la tâche. Au désert, il est tourmenté par la faim. Quoi de plus légitime que ce besoin ! Il en sacrifie sans hésiter la satisfaction au principe moral de la soumission confiante envers Dieu. — Il voit s’ouvrir devant lui les perspectives glorieuses du pouvoir pour l’exercice duquel il se sent fait et dont il ferait un si bel usage ! Mais il y a une condition… Le refus est net et le sacrifice s’accomplit.
Quelques jours avant sa Passion, il se trouve dans le temple… Des pèlerins étrangers lui adressent une demande qui réveille chez lui le pressentiment douloureux du supplice au devant duquel il marche. Cette vue le saisit, le trouble même. « Maintenant, s’écrie-t-il devant tout le peuple, mon âme est troublée, et que demanderai-je ? Dirai-je : Père, délivre-moi de cette heure ? » Ce serait bien là le cri de la nature ; mais à ce cri qu’il pourrait pousser répond une autre voix, celle de l’esprit, qui domine la première et qui s’exhale dans la prière définitive et réelle à laquelle aboutit cette lutte : « Père, glorifie ton nom ! » En d’autres termes : Traite-moi comme tu le voudras, pourvu que tu tires de moi ta gloire ! — C’est dans le quatrième évangile, ch. 12, que se trouve le récit de cette lutte intérieure si profondément humaine. Voilà la crainte de la souffrance immolée sur l’autel de la soumission.
Il en est de même à Gethsémané. La première voix, la voix de la nature, dit : « Que cette coupe passe loin de moi ! » La voix supérieure, celle de l’esprit, qui n’est autre que celle de la tâche divinement imposée, parle à son tour : « Que ta volonté se fasse et non la mienne ! » Et la première se subordonne à la seconde, mais non sans une lutte qui coûte à Jésus une sueur de sang.
C’est que le péché ne consiste pas à avoir une nature à sacrifier (c’est Dieu qui nous l’a donnée), et si nous ne l’avions pas, nous n’aurions pas de victime à offrir, le péché, c’est de refuser à Dieu l’immolation de cette nature, quand il la réclame. Jésus ne lui a jamais opposé un tel refus, ni quand il s’agissait de quelque jouissance à renier, ni quand il s’agissait de quelque douleur à accepter. Il ne s’est accordé aucune satisfaction qui ne rentrât dans l’accomplissement de sa mission ; il n’a repoussé aucune souffrance réclamée par la tâche qu’elle lui imposait. Cette condition de la perfection à réaliser a fait de sa vie une série de luttes non interrompue ; mais c’est en cela même que sa sainteté apparaît comme vraiment humaine et que nous pouvons reconnaître en lui le grand sacrificateur de l’humanité, réalisant cette devise inscrite au front du pontife juif : Sainteté à l’Éternel.
2. Les enseignements. — Quel lecteur des Écritures ne s’est plus d’une fois écrié après avoir médité un enseignement de Jésus : C’est divin ! Et cependant quoi de plus réellement humain que ces discours, et quant à leur contenu, et quant à leur forme !
Quelle en est la source ? Lorsque Jésus enseignait, il se passait en lui un fait de vie intime qu’il importe de bien comprendre. De même que sa sainteté reposait sur le soin qu’il avait de maintenir sa volonté libre de toute influence provenant de son propre fonds, pour la conserver constamment accessible aux impulsions données par la volonté divine de même dans son enseignement tout son art consistait à ne laisser dominer sur son intelligence aucune pensée d’origine propre et à tenir cette faculté dans la dépendance unique de la pensée divine. C’est par ce procédé si simple qu’il est parvenu à faire de sa parole humaine l’organe de la sagesse divine. « Comme j’entends, je juge, et mon jugement est juste, » disait-il lui-même. (Jean 5.30) C’est-à-dire qu’avant de parler il écoutait intérieurement, et qu’il n’ouvrait la bouche pour se prononcer, qu’après avoir entendu la réponse du Père à l’interrogation muette que son cœur lui adressait. Le jugement de Dieu devenait ainsi le sien propre, et voilà ce qui rendait le sien infaillible. « Je ne parle point de moi-même, » déclare-t-il ailleurs ; « je ne dis que ce que le Père m’enseigne. » (Jean 7.16-17) Voilà ce qui explique pourquoi ses préceptes sont à la fois si humains et si divins. Ils sont divins, parce que dans cet enseignement-là la parole est donnée chaque fois à Dieu, avant d’être accordée à l’homme. Ils sont humains néanmoins, parce qu’à chaque fois aussi une oreille humaine perçoit le mot d’ordre de la sagesse divine et qu’un cœur et une intelligence humaine le formulent.
A la vue de cette relation admirable, nous comprendrons que c’est là la parole humaine élevée enfin à sa sublime destination, celle de servir d’interprète à la vérité divine. Ici, comme toujours, ce que nous trouvons en Jésus, c’est un vrai homme, sans doute, mais dans ce vrai homme, l’homme accompli. Dans sa sainteté il nous est apparu comme le grand sacrificateur de Dieu sur la terre par la soumission parfaite de sa volonté à la volonté divine. Dans son enseignement il nous apparaît comme le prophète de Dieu ici-bas, par la libre soumission de son intelligence à celle de Dieu. C’est la seconde fonction qui constituait dès l’origine notre destination : l’image de Dieu réalisée dans l’homme.
3. Les miracles. — Le secret de l’activité miraculeuse de Jésus ne diffère pas essentiellement de celui de son infaillibilité doctrinale et morale. Comme il ne se trompait pas quand il enseignait, parce qu’il avait soin de supprimer chaque fois la parole propre qu’il eût pu créer afin de faire place à la parole que Dieu lui donnait, de même, dans son activité miraculeuse, il avait soin de commencer par renoncer à toute impulsion propre, afin de faire de sa volonté l’agent docile de la volonté divine ; et c’était ainsi que sa faiblesse puisait dans la force divine la puissance de dominer la nature et de mettre en jeu la causalité nouvelle, nécessaire pour produire le fait attendu. « Je ne puis rien faire de moi-même, » dit Jésus pour expliquer la guérison de l’impotent, Jean 5.30, « le Fils ne peut rien faire qu’il ne le voie faire au Père » (v. 19). La toute-puissance de Jésus repose sur son impuissance, toute morale, à rien faire de lui-même, comme son infaillibilité repose sur son impuissance à rien dire qui n’ait été puisé en Dieu.
Son pouvoir miraculeux est donc humain autant que divin ; c’est à chaque fois un emprunt fait par l’indigence et par la fidélité humaine à la richesse divine.
Voyez-le guérir un sourd-muet. Il met ses doigts dans ses oreilles ; c’est dire clairement que la vertu miraculeuse qui va opérer, sera une émanation de sa personne. Mais, d’autre part, il lève les yeux au ciel en poussant un profond soupir ; c’est dire non moins clairement que la vertu qui rendra à cet homme l’ouïe et la parole, descendra du siège des forces divines. Ecoutez-le parler et prier au moment où il rappelle un mort du sépulcre : « Je suis la résurrection et la vie, » dit-il à la sœur du défunt ; c’est lui faire comprendre combien cette œuvre de résurrection qu’il va accomplir est en relation étroite avec sa personne ; mais d’autre part : « Père, je sais que tu m’exauces toujours, » s’écrie-t-il devant tout le peuple. C’est rendre témoignage non moins hautement à la toute-puissance divine, qui veut bien lui transmettre son sceptre chaque fois qu’il le lui demande.
Il en est ainsi de tous les miracles de Jésus. Ils sont à la fois humains et divins ; divins, quant à leur cause première ; humains, quant à l’agent à qui Dieu trouve bon de confier sa force. Et cette volonté de Dieu n’est point arbitraire. Notre cœur méchant abuse continuellement des forces physiques et des facultés de l’intelligence dont nous sommes doués. Que l’on pense seulement à l’usage que nous faisons de l’admirable don du langage ! Voilà la raison pour laquelle Dieu ne peut nous accorder la participation à sa puissance. Quel emploi en ferions-nous ? Mais que sur la terre paraisse un être dont la volonté s’est mise tout entière au service de la sainteté et de la charité divines, Dieu se réjouira de l’associer aussi complètement que possible à son pouvoir. Et ainsi sera réalisée enfin la destination de l’homme, telle que l’avait déjà décrite le psalmiste : « Tu l’as établi seigneur sur les œuvres de tes mains ; tu as mis toutes choses sous ses pieds. » (Psaumes 8.6)
Et la rencontre d’un tel homme ne sera point pour Dieu une heureuse surprise, un réjouissant accident ; ce sera l’accomplissement de sa pensée éternelle à l’égard de l’homme. La fonction de roi appartient, aussi bien que celle de prophète et de sacrificateur, au type de l’homme tel que Dieu l’a primitivement conçu. Il est conforme aux glorieuses destinées de l’homme de devenir le représentant tout ensemble de la puissance, de la sagesse et de la sainteté divines, et de réaliser, par cette triple charge, l’image visible de Dieu sur la terre.
4. La transfiguration. — Quelle sera l’issue d’une telle vie humaine, après qu’elle aura atteint son point culminant ? Subira-t-elle, comme toute autre, la loi du déclin, de la décrépitude et de la mort ? Non ; la mort est chez l’homme le salaire du péché. Uni à Dieu, l’homme eût surmonté toutes les puissances de dissolution inhérentes à la nature de son corps terrestre. Une voie royale lui était originairement tracée ; elle conduisait, par l’épreuve et le progrès moral, de l’innocence à la sainteté, — c’était la première étape, — puis, par une transformation glorieuse, physique et spirituelle, de la sainteté à la gloire. C’est dans cette idée qu’est la clef du récit de la transfiguration.
La transformation de la chenille en papillon, si souvent citée comme emblème de la résurrection, est bien plutôt celui de la transformation glorieuse, indépendante du péché et de la mort, qui était, pensons-nous, l’issue normale de la vie humaine.
Les détails de ce fait sont connus de tous mes lecteurs. Mais ce que plusieurs d’entre eux peut-être n’auront pas suffisamment remarqué, c’est la place qu’il occupe dans le cours de l’histoire de Jésus. D’un côté, cet événement signale le faîte de son activité galiléenne ; de l’autre, c’est le premier pas sur la pente qui aboutit à la croix. Qu’on relise l’entretien si remarquable qui eut lieu à Césarée de Philippe une semaine avant la transfiguration, d’après nos trois synoptiques. Ce moment est décisif dans le ministère du Seigneur. D’un côté, Jésus recueille, dans la profession énergique de Pierre et de ses disciples, le fruit du travail auquel il s’était livré envers eux depuis deux années. De l’autre, il commence un nouveau travail en leur annonçant pour la première fois ses prochaines souffrances et sa mort ignominieusef. Ce moment marque donc l’apogée de l’activité publique de Jésus, et, si l’on osait dire ainsi, le passage de l’action à la passion.
f – Matthieu 16.13 ; Marc 8.27 ; Luc 9.18 et suivants.
Jésus était parvenu à ce point culminant de son existence où, d’après la loi royale dont nous avons parlé, il devait s’élever, par une transformation normale, de l’existence terrestre à l’état céleste. La transfiguration fut comme un premier pas sur cette voie. Cette lumière qui, de son intérieur illuminé d’en haut, rayonne au travers de son corps et fait resplendir même ses vêtements, c’est le commencement d’une glorification. Ces deux envoyés d’un monde supérieur, qui se présentent à lui, ce sont les messagers qui viennent à sa rencontre pour l’introduire dans les tabernacles célestes. Cette nuée enfin, symbole mystérieux de la présence du Père, c’est comme un chariot dans lequel le Saint et le Juste va monter au sein de la gloire.
Mais que se passe-t-il ? La lumière s’évanouit ; les messagers célestes disparaissent ; la nuée se retire. Jésus reste ; le voilà, auprès des siens, le même qu’auparavant ; et bientôt, comme si rien ne s’était passé, il redescend la montagne avec ses disciples, témoins de cette scène. Comment expliquer ce résultat si contraire à celui qui paraissait imminent ?
Un mot du récit fournit l’explication que nous cherchons : « Et il s’entretenait avec eux [Moïse et Elie] de la mort qu’il devait subir [littéralement : de l’issue qu’il devait accomplir] à Jérusalem. » Ainsi s’exprime saint Luc. Deux manières de sortir de cette vie terrestre s’offraient à Jésus : l’une, à laquelle il avait droit par sa sainteté et qui, sous ce rapport, était pour lui l’issue légitime : la transformation glorieuse destinée à l’homme non séparé de Dieu. Jésus pouvait accepter ce départ triomphal et Dieu devait le lui offrir ; car c’est la récompense due à sa sainteté. Mais en rentrant ainsi dans le ciel, Jésus aurait dû y rentrer seul. La porte se serait nécessairement refermée derrière lui. L’humanité non réconciliée demeurait sur la terre, se débattant dans les étreintes du péché et de la mort jusqu’à son entière dissolution. A côté de cette issue, Jésus en contemple une autre, celle qui s’accomplira à Jérusalem, dans la ville qui tue les prophètes et qui épargnera bien moins encore le Saint de Dieu, s’il refuse de se plier à ses volontés charnelles. Cette issue douloureuse est celle dont il s’entretient avec les deux grands représentants de l’ancienne alliance et qu’il leur déclare accepter. Le contraste même entre leur fin douce ou glorieuse et celle que Jésus choisit était propre à leur faire sentir la beauté de celle-ci. Moïse n’avait-il pas expiré sur le mont Nébo, comme disent les rabbins, du baiser de l’Éternel ? Elie n’était-il pas monté au ciel dans le chariot de feu ? Jésus les initie ici au mystère de la charité parfaite ; il leur apprend qu’il y a quelque chose de plus grand que de mourir comme le bien-aimé de Dieu ou d’être transporté tout vivant dans la gloire : c’est de renoncer à un tel départ pour y préférer la croix. Il refuse l’arc de triomphe et il choisit la voie étroite et obscure du sépulcre. « L’amour, avait dit le Cantique, est plus fort que la mort. » Le fait de la transfiguration prouve que l’amour surpasse en force ce qui est plus fort que la mort elle-même : le ciel et l’attrait du ciel pour un cœur céleste. Au lieu de monter avec Moïse et Elie, Jésus descend et prend le chemin de Jérusalem.
Jésus avait accompli la tâche de l’homme innocent : celle de devenir l’homme saint, l’homme parfait de tous points. Au moment de mettre la main sur le prix de la course, sur la couronne du vainqueur, il s’abstient ; car il voit devant lui une nouvelle tâche à remplir, une œuvre dernière et indispensable à réaliser, s’il veut avoir la joie de remonter un jour, non pas seul, mais suivi d’un nombreux cortège ; s’il veut accomplir la réhabilitation de l’humanité coupable.
La transfiguration forme la transition de la seconde à la troisième série des faits essentiels de la vie de Jésus.
Troisième série
1. La mort — Nous n’avons ici ni à retracer des scènes de douleur que tout le monde connaît, ni à rechercher le rapport de ce supplice sanglant avec le salut du monde ; ce rapport sera l’un des objets de l’étude suivante. Notre tâche est de déterminer la relation de Jésus avec la famille humaine, dans le drame sanglant qui a si promptement mis fin à sa vie terrestre.
L’Ancien Testament parlait d’un serviteur de Jéhovah, dont la mission serait d’expier le péché du monde : « L’Éternel a fait venir sur lui l’iniquité de nous tous… Il a été froissé pour nos crimes, broyé pour nos iniquités. » (Ésaïe 53.5-6) Dès longtemps l’agneau pascal, dont le sang avait été pour Israël, en Egypte, le moyen de la délivrance, était le symbole du rôle de ce serviteur-victime. Le serpent d’airain, élevé dans le camp au haut d’une perche pour la guérison des Israélites blessés, était également un emblème frappant de l’office que devait remplir un jour ce Messie rédempteur.
Jésus s’était appliqué ces prophéties et ces symboles ; il y avait trouvé l’annonce du sort qui l’attendait. Aussi, au moment de marcher au supplice, disait-il à ses disciples : « Certainement les choses qui ont été écrites de moi, vont achever de s’accomplir ; et cette parole aussi s’accomplira : Il a été mis au rang des malfaiteurs »g. C’était en face de cette tâche suprême qu’il s’écriait avec angoisse à Gethsémané : « Père, que cette coupe passe loin de moi, s’il est possible ! » Deux paroles sorties de sa bouche nous indiquent clairement comment il comprenait cette fin qui l’attendait : « Le Fils de l’homme est venu pour donner sa vie en rançon pour plusieurs. » Et un peu plus tard, au moment de faire passer la coupe de la sainte Cène parmi les siens : « C’est ici mon sang répandu pour la rémission des péchés » (Matthieu 20.28 ; 26.28). Jésus se sentait donc bien, dans sa souffrance et dans son supplice, le représentant de l’humanité coupable ; son sang versé était à ses yeux la réparation offerte à la justice de Dieu pour les péchés des hommes ; le but de sa mort était de payer la rançon de ses frères.
g – Luc 22.37 ; comparez Ésaïe 53.12.
Durant sa vie, il avait accompli la tâche de l’homme normal. Il accomplissait dans sa mort celle de l’homme pécheur. Il n’appartenait certainement qu’à un homme, un vrai homme, de représenter ainsi devant Dieu l’humanité coupable. Un ange du ciel n’eût pu accomplir cette mission. Pour porter la honte d’une famille, ne faut-il pas être l’un de ses membres ? Comment sentir jusqu’au vif un grand forfait national, si l’on n’appartient soi-même à la nation coupable ? La sympathie, poussée jusqu’au miracle de la solidarité et même de la substitution, suppose une complète communauté de vie.
Dès longtemps, sans doute, Jésus s’était exercé à ce rôle de porteur du fardeau d’autrui. N’avait-il pas maintes fois, comme enfant, intercédé avec larmes auprès de son Dieu pour ses jeunes frères, ses jeunes sœurs selon la chair, et pour ses parents eux-mêmes, quand il les voyait succomber à quelque tentation ? Comme jeune homme, à l’époque de la vie où le cœur s’ouvre au noble sentiment du patriotisme, n’avait-il pas embrassé tout Israël dans sa sympathie et fait mille et mille fois des iniquités de ce peuple, ardemment aimé, l’objet de ses confessions douloureuses ? Arrivé à l’état d’homme fait, ce fut au monde entier que s’étendirent ses compassions ; tout ce qui portait le nom d’homme dans le passé, dans le présent, dans l’avenir, trouva, sans s’en douter, asile dans la charité sans bornes du Fils de l’homme. Il se fit, par la puissance irrésistible de l’amour, le centre vivant de l’humanité déchue. Il devint le cœur sain de ce corps malade. Jean-Baptiste le salua en cette qualité quand il le désigna comme l’Agneau de Dieu portant le péché du monde. Enfin, il offrit à Dieu, au nom de ses frères, la réparation qui lui était due et rendit de fait hommage à ce droit divin de juger le mal, dont Dieu lui-même ne peut se dessaisir que lorsque la conscience humaine a consenti à y acquiescer sans réserve.
Cette substitution de Jésus à l’homme coupable implique non seulement la réalité, mais encore la sainteté parfaite de son humanité. Ce n’était que couvert de sa tunique de fin lin parfaitement blanche que le sacrificateur pouvait entrer dans le Lieu très saint et y intercéder pour le peuple ; c’était uniquement d’une victime sans tache qu’il pouvait offrir le sang sur le propitiatoire. Ainsi un homme parfaitement saint pouvait seul expier le péché et intercéder pour le pécheur. Lui seul pouvait en effet sentir, dans sa conscience, le caractère odieux du crime à effacer et mesurer toute la gravité de l’atteinte portée à la majesté divine par cet acte de révolte. Chose étrange, la réparation morale due à Dieu pour le péché de l’humanité ne pouvait être offerte que par un être qui n’y eût pris aucune part ; car la conscience d’un tel être demeurait seule à l’abri de l’espèce d’affaissement dont est atteinte celle de l’homme aveuglé par le mal. Pour déplorer le péché et le condamner comme Dieu le juge et le condamne, il fallait en être personnellement exempt. L’homme non déchu pouvait seul offrir la réparation due à Dieu par l’homme déchu.
Voilà la tâche que Jésus a remplie sur la croix et qu’il n’appartenait d’accomplir qu’au Fils de l’homme, à celui qui était à la fois un homme réel et l’homme parfait.
2. La résurrection. — Le supplice sanglant de Christ avait été la révélation du jugement de Dieu sur le péché des hommes ; sa résurrection fut la révélation de l’absolution divine prononcée à l’égard de ce même péché. La résurrection, en détruisant la mort, salaire du péché, montre que le pardon a enlevé la coulpe.
Si donc en Christ crucifié nous contemplons l’humanité condamnée, il n’est pas moins vrai qu’en Christ ressuscité nous contemplons l’humanité justifiée. Si c’est nous qui sommes morts en lui, coupables, comment ne serait-ce pas nous aussi qui en lui ressuscitons absous ? Tel est l’entrelacement formé par son amour entre notre sort et le sien, qu’après que notre mort est devenue la sienne sur la croix, sa vie devient le principe de la nôtre dans l’éternité. Jésus ressuscité personnifie donc l’humanité réhabilitée. En lui un homme, un vrai homme, après avoir vaincu le péché par la sainteté, désarmé la loi par l’expiation, a fait crouler le trône de la mort fondé sur la loi et sur le péchéh. Un homme avait mis le sceptre dans les mains du roi des épouvantements ; un homme le lui a arrachéi.
h – 1 Corinthiens 15.56 : « L’aiguillon de la mort, c’est le péché ; la puissance du péché, c’est la loi. »
i – 1 Corinthiens 15.21 : « Comme la mort est venue par homme (traduction exacte), ainsi la résurrection est venue par homme.
3. L’ascension — Jusqu’à la transfiguration, Jésus s’était élevé par degrés à la perfection humaine. Depuis la transfiguration, il s’était consacré tout entier à la réhabilitation de l’homme déchu. Cette double tâche remplie, quel a dû être le couronnement de cette existence ? Le fait de la transfiguration l’a déjà fait pressentir. La transformation céleste qui commençait à s’opérer en lui sur la montagne reprend son cours interrompu et se consomme. Jésus avait refusé de rentrer dans la gloire, aussi longtemps qu’il n’avait pas ouvert à sa famille entière l’accès du ciel. Ce qu’il avait généreusement refusé sur la montagne de la transfiguration, Dieu le lui rend par l’ascension sur le mont des Oliviers. N’est-ce pas la loi suprême du monde moral, que donner sa vie est le moyen de la retrouver ? Deux envoyés célestes, (sont-ce les mêmes qu’à la transfiguration ?), descendent de nouveau au-devant de lui. La nuée mystérieuse aussi reparaît, et cette fois-ci elle s’ouvre pour le recevoir et l’enlever aux regards des siens. Car la rédemption de l’humanité est maintenant opérée, et il n’est pas à craindre que la porte du ciel, qui s’ouvre pour le Rédempteur, se referme après qu’il l’aura franchie. Elle reste désormais ouverte pour quiconque accepte sa médiation, aussi bien que pour lui-même.
Par l’ascension, il demande à être élevé de la sainteté à la gloire, afin de pouvoir travailler, du sein de celle-ci, à élever à lui ses frères. C’est là le prix de l’ascension spirituelle, laborieuse, héroïque, par laquelle il s’est élevé le premier, le seul, de l’innocence à la sainteté. L’infaillibilité qu’il possédait est maintenait changée en la toute-science. Au lieu de l’action à distance qu’il exerçait, il est investi de la toute-présence. La puissance qu’il exerçait par la prière, se transforme en la toute-puissance réellement possédée :
- Jean 17.1 : « Glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie et qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. »
- Jean 14.13 : « Tout ce que vous demanderez au Père, je le ferai. »
- Matthieu 28.20 ; 18.20 : « Je suis toujours avec vous jusqu’à la consommation du siècle. » « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. »
- Matthieu 28.18 : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. »
Mais dans cette glorieuse transformation dont il est l’objet, il ne dépouille nullement son humanité. C’est comme homme qu’il se présente aux regards d’Etienne mourant : « Je vois le Fils de l’homme à la droite de la puissance » (Actes 7.56). Jésus lui-même avait appliqué d’avance le terme de Fils de l’homme à sa personne glorifiée : « Je vous déclare que dès maintenant vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel. » (Matthieu 26.64)
Voilà donc la nature humaine élevée en son représentant normal à la possession de la vie divine, et devenue l’organe de la pensée et de la volonté suprêmes. Voilà l’abîme entre le fini et l’infini comblé dans un membre de notre race. Si Dieu est amour, ne devait-ce pas être là le dernier mot de son programme ? Un but supérieur n’était pas concevable ; un terme moins élevé eût laissé, semble-t-il, quelque déficit dans le déploiement de l’amour divin. Nous avons donc le droit de conclure en disant : Jésus a été un vrai homme, et ce vrai homme a été l’homme accompli. De la crèche jusqu’à la croix, de la croix jusqu’au trône, le spectacle de sa vie nous arrache ce cri, dont Pilate lui-même, en le proférant le premier, ne comprenait pas tout le sens : « Voilà l’homme ! » l’homme accomplissant son développement normal ; l’homme succombant sous le poids du jugement provoqué par le péché ; l’homme réhabilité avec éclat ; l’homme exalté enfin à toute la hauteur de sa destination, telle que l’ennemi la formulait à l’avance quand il murmurait à l’oreille de l’humanité, à l’entrée de sa voie, ce mot perfide en un tel moment : « Vous serez comme des dieux. »
Comment admettre un seul instant, demanderons-nous en terminant, que toutes ces scènes que nous venons d’étudier, ne soient que des inventions humaines, imaginées au service de l’idée qui en fait un ensemble si bien lié ? Quoi, ces tableaux si simples et si purs de l’enfance et de la jeunesse de Jésus, ces récits détaillés du baptême et de la transfiguration, de la passion et de la résurrection, ne seraient qu’une mise en scène artificielle de cette notion de l’homme accompli ou du Fils de l’homme, qui pour nous se dégage de tous ces faits avec une si parfaite évidence et une conséquence si admirable et pourtant si peu calculée ! Oh ! quel honneur ce serait faire à ces apôtres et à ces premiers chrétiens, que l’on nous représente, d’autre part, comme si étroits et si bornés dans leurs vues, que de supposer qu’ils eussent pu concevoir eux-mêmes cette idée élevée, large, sublime, et l’illustrer avec tant de naturel et d’habileté dans cette série de tableaux de leur invention ! Non, l’idée, telle que nous la concevons dans notre esprit, n’est pas la mère des faits ; elle en est la fille. Une pensée sans doute a enfanté cette merveilleuse série de faits ; mais cette pensée n’est pas la nôtre. C’est celle du Dieu qui a conçu le plan de l’histoire, de Celui qui a voulu de toute éternité le salut et la gloire de l’hommej.
j – « La sagesse de Dieu qu’il avait de toute éternité conçue pour notre gloire. » (1 Corinthiens 2.7)
Mais à côté de cette série de faits, que relie en un tout d’une manière si admirable la notion du Fils de l’homme, nous rencontrons dans nos évangiles une série de traits tout différents, moins nombreux et moins saillants peut-être, mais au fond plus étonnants encore. Il s’agit ici de tous les indices dans lesquels se trahit chez celui qui a rempli si fidèlement sur la terre le rôle de Fils de l’homme, une origine surhumaine.
Est-il possible de contempler avec recueillement la personne de Jésus, telle qu’elle nous est retracée par le pinceau naïf et sans prétention des évangélistes, et de ne point être frappé du caractère absolument unique de la relation que cet homme a soutenue avec Dieu pendant toute son existence ? Dieu a trouvé sur la terre, avant la venue de Jésus, des serviteurs fidèles, des agents dévoués. C’étaient Abraham, l’ami de Dieu ; Moïse, qui s’entretenait avec lui comme un ami avec son ami ; Elie, qui se tenait devant l’Éternel et que dévorait le zèle pour sa gloire. Mais quelle distance entre la relation de ces hommes avec l’Éternel et celle de Jésus avec son Père ! A douze ans déjà, lorsqu’il se présente pour la première fois à Jérusalem dans le temple de Dieu, il s’y sent comme dans la maison paternelle. C’est tellement son chez-lui sur la terre qu’il lui semble inconcevable que ses parents aient pu même un moment le chercher ailleurs. Son respect pour Jéhovah, tout en étant aussi profond, plus profond encore que celui des hommes que nous venons de nommer, n’est plus seulement celui d’un serviteur, d’un adorateur ; c’est celui d’un fils qui aime et se sent tendrement aimé.
Sa confiance a constamment le caractère de la tendresse et de l’assurance filiales. Abraham a ses jours de défaillance, Moïse ses moments d’amertume et même de murmure, Elie ses heures de volonté propre où il se soustrait au danger en allant comme son cœur le mène. Quand ce dernier accomplit le plus grand de ses miracles, la résurrection du fils de la veuve, c’est avec une tension physique et morale qui montre toute la grandeur de l’effort par lequel il parvient à s’assurer du concours divin. En Jésus tout est doux, calme, naturel. Dans l’accomplissement d’une œuvre plus grande encore que celle d’Elie, la résurrection de Lazare, il dit avec une paisible assurance : « Père, je sais que tu m’exauces toujours. » Plus tard, quand il se voit lui-même réduit à l’extrémité par l’abandon de ses disciples, il n’est point ébranlé ; il se sent d’autant plus étroitement uni à Dieu et il dit : « Je ne suis point seul, parce que le Père est avec moi. »
Il y a là un trait unique qui distingue la piété de Jésus de celle de tout autre homme, comme son adoration diffère de toute autre, antérieure ou subséquente. Aussi Jésus ne désigne-t-il jamais par la même expression sa relation avec son Père et celle des siens eux-mêmes avec Dieu. Il ne dit pas : notre Père, notre Dieu, en parlant de lui et de ses disciples ; il dit : « Mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu. » (Jean 20.17) Si, dans l’Oraison dominicale, il emploie l’expression : notre Père, c’est après avoir dit : « Quand vous priez, dites » (Matthieu 6.9) ; c’est donc comme faisant parler les siens, et non comme parlant lui-même.
De ces faits de sa vie, nous passons à ses déclarations positives sur sa personne.
De même qu’il désigne Dieu comme le Père, dans le sens absolu du mot, il se nomme lui-même le Fils dans un sens non moins absolu et exclusif. « Nul ne connaît le Fils que le Père, et le Père que le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le faire connaître » (Matthieu 11.27 ; Luc 10.22). « Quant à ce jour là, personne ne le connaît, ni les anges de Dieu, ni même le Fils, mais le Père seul. » (Marc 13.32) Par-là, il s’attribue une relation avec Dieu d’un genre unique et insondable pour toute intelligence humaine ; s’il parle d’une révélation du Père qu’il accordera aux siens, il ne dit absolument rien d’une révélation du mystère qui enveloppe l’existence du Fils. Comme Dieu lui-même, Jésus a ses anges qui formeront son cortège au jour de sa réapparition glorieuse (Matthieu 13.41 ; 16.27). Pendant toute l’économie présente, le nom sous lequel Dieu doit être célébré et confessé par l’Église et qui caractérise l’alliance nouvelle, est le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Voilà la formule de la révélation qui remplace désormais celle de Jéhovah, accordée à Moïse pour Israëlk. Donner dans ces passages au terme de Fils le sens de Messie est chose impossible. Que l’on essaie de substituer le second de ces termes au premier, et l’on sentira l’absurdité de cette prétendue synonymie : Personne ne connaît le Messie que le Père, et le Père que le Messie !… Baptisez au nom du Père, du Messie et du Saint-Esprit ! De telles paroles n’auraient de sens que si l’on était convenu d’attacher au terme de Messie la notion d’un être divin.
k – Matthieu 28.19 ; comparez Exode 3.14-15 ; 6.2.
Ajoutons encore un trait : le peuple saluait fréquemment Jésus du titre de fils de David. Celui-ci en prend occasion de demander aux pharisiens comment il se fait que dans le Psaume 110 David, poussé par l’Esprit, appelle son Seigneur ce Messie que l’enseignement israélite désigne comme son fils (Matthieu 22.42). Puis il les laisse sous le poids de cette question qui devait les conduire à l’intelligence de son origine surhumaine. Elle n’a en effet qu’une solution possible : quant à son existence humaine, Jésus est fils de David ; mais il y a en lui une existence supérieure, celle du Fils de Dieu, en vertu de laquelle il est Seigneur de son aïeul (comp. Romains 1.3-4). Par-là il anéantit d’avance l’accusation de blasphème par laquelle on cherchera dans peu de jours à motiver sa sentence de mort.
En face du monothéisme juif, si jaloux des droits incommunicables de Jéhovah, une semblable manière de parler de soi-même, de la part d’un Juif aussi pieux que Jésus, serait totalement incompréhensible, si Jésus n’avait eu la conscience distincte de sa nature supérieure. C’est dans le quatrième évangile que nous trouvons positivement la clef de ces expressions extraordinaires, conservées par les synoptiques ; c’est ici que nous est dévoilé clairement l’arrière-plan de l’existence de ce personnage mystérieux.
Un jour, scandalisés par quelques expressions de ce genre, les Juifs étaient prêts à se soulever contre Jésus, quand il leur jette tout à coup cette déclaration qui dépasse tout ce qu’il leur avait dit jusqu’alors, et qui, si elle n’était pas divinement vraie, ne serait pas fausse seulement, mais insensée : « Avant qu’Abraham fût [littéralement : devint], je suis. » (Jean 8.58) Un autre jour, un grand nombre de ses disciples, froissés par l’un de ses enseignements, rompent avec lui ; et lui, comme pour pousser le paradoxe à l’extrême tout en le résolvant, les interroge en ces termes : « Que sera-ce quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ? » (Jean 6.62) A l’heure suprême enfin où il se prépare à monter sur la croix, il prie pour lui-même et pour les siens, et voici comment il s’exprime : « Père, rends-moi la gloire que j’ai eue auprès de toi avant que le monde fût fait… Ceux que tu m’as donnés, je veux que, là où je suis, ils y soient aussi avec moi, afin qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde. » (Jean 17.5,24)
Qu’est-ce que cette gloire antérieure à la fondation du monde et que Jésus redemande ? Qu’est-ce que cette existence antérieure à celle d’Abraham ? Qu’est-ce que ce retour dans un lieu supérieur d’où il est descendu ? A toutes ces questions il n’y a qu’une réponse à faire. Jésus a été éternellement l’objet de l’amour du Père. Avant de venir vivre ici-bas comme homme, il jouissait comme Fils dans le sein du Père des richesses de l’existence divine (Jean 1.18). Voilà le mystère, inconnu à la raison humaine, auquel il faisait allusion quand dans les synoptiques il disait : « Nul ne connaît le Fils que le Père. »
Déjà dans l’Ancien Testament il était parlé d’un Ange de l’Éternel, appelé aussi l’Ange de la face, l’Ange de l’alliance, Adonaï que vous cherchez, Ma Face, et à l’égard duquel Dieu disait à Moïse : « Mon nom est en luil, » expression qui désigne, non un simple ange ou messager, mais le dépositaire de la connaissance de l’Éternel, parfaitement adéquate à son objet.
l – Exode 23.21 ; Ésaïe 53.9 ; Malachie 3.1 ; Exode 33.14.
Jésus a possédé avec une certitude immédiate la conscience d’être ce Fils éternel. Ce qu’il trouvait derrière lui, en se replongeant dans les profondeurs de son être, ce n’était pas, comme nous, le vide du néant, mais la plénitude de la vie divine. Pour lui-même, la naissance n’avait pas été la transition du non-être à l’existence, mais le passage de la richesse divine à l’indigence et à la dépendance de la vie humaine. « Je suis issu du Père et je suis venu dans le monde, » disait-il au moment de terminer sa carrière, et il ajoutait, en conséquence, comme quelque chose de naturel : « Et je quitte le monde et je m’en vais au Père. » (Jean 16.28)
Dieu est amour. Avant la création de l’univers, il aimait. Et l’objet de cette dilection sans commencement, quel était-il ? Rien d’extérieur à lui ; autrement Dieu serait dépendant de quelque chose qui n’est pas lui. Il possédait en lui-même l’objet de son amour, l’être qui réalise tout ce que sa pensée conçoit de vrai, tout ce que son cœur aime de beau, tout ce que sa volonté médite de bon, l’être que l’on pourrait appeler son idéal, non un idéal tel qu’est d’ordinaire l’idéal humain, l’objet d’une impuissante aspiration, une pure idée, mais un idéal tel que doit être celui de Dieu, le reflet de sa perfection, aussi réel que lui-même, son image dans le miroir éternel de son Esprit, une personne vivante, éternelle comme lui, le Fils de son amour, le reflet de son essence, le mot de sa pensée, la Parole (Jean 1.1).
Voilà la personne divine avec laquelle le Fils de l’homme s’est senti n’être qu’une seule et même personne. L’on comprend comment, dans la conscience de cette identité, il a pu dire, lui né l’an 750 de la fondation de Rome : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » Toutes les déclarations des synoptiques qui impliquent le caractère divin de Jésus, ne se concilient avec le monothéisme biblique qu’au moyen de cette révélation sur sa personne, renfermée dans l’évangile de Jean. Et si cette révélation n’était pas authentique, si le Fils de l’homme dépeint par les synoptiques n’était pas réellement le Fils de Dieu, tel que le proclame Jean, le Nouveau Testament détruirait le monothéisme de l’Ancien.
On se demandera comment Jésus est parvenu à l’intelligence de ce mystère renfermée en sa personne. M. Renan, partant de l’idée qu’il n’y avait ici qu’une illusion de la part de Jésus, a supposé qu’il s’était exalté lui-même par degrés ; qu’il avait commencé par se persuader qu’il était appelé à jouer le rôle de Messie ; puis, que peu à peu, entraîné lui-même par l’enthousiasme dont il se voyait l’objet de la part de ses adhérents, il s’était imaginé être une apparition divine…
Cette explication non seulement est contraire à ce que permet de supposer la pureté morale de Jésus, son humilité, sa douceur, sa charité parfaite jusqu’à la fin, mais elle se heurte encore à un fait positif que constatent, sans la moindre apparence d’intention ni de calcul, tous nos documents : Jésus n’est point arrivé à sa conscience de Fils de Dieu par l’intermédiaire de sa conscience de Messie israélite ; au contraire, il s’est reconnu comme le Messie, parce qu’il s’est connu d’abord comme Fils, par rapport à Dieu.
A l’âge de l2 ans, quand Marie le trouve dans le temple, ce n’est pas la conviction plus ou moins intellectuelle de sa dignité de Messie qui s’exprime chez lui ; c’est la conscience purement religieuse de sa relation unique avec Dieu, comme Fils : « Ne saviez-vous pas que je dois être dans ce qui est à mon Père ? » Ce terme : mon Père, n’implique pas encore sans doute, dans la pensée de l’enfant, la connaissance de sa préexistence ; il ne s’agit dans ce moment pour lui que d’une relation morale. Il ne se meut pas dans le domaine de la connaissance théologique, mais dans celui du sentiment intime, et c’est précisément pour cela que cette déclaration est propre à nous remplir d’admiration et à nous inspirer une absolue confiance en la conscience qu’a de lui-même l’enfant qui parle de la sorte.
A l’heure de son baptême, la révélation qu’il reçoit de la part du Père n’est pas non plus celle-ci : « Tu es le Messie promis », comme ce serait infailliblement le cas si le jeune enthousiaste de Nazareth était la dupe de son généreux patriotisme. Dieu lui dit : « Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis tout mon bon plaisir. » Encore ici un fait de vie intime par lequel Jésus est rendu conscient de la relation personnelle, absolument unique, qui l’unit à Celui qui lui parle de la sorte, et nullement une conviction rationnelle du rôle national et messianique qu’il est appelé à jouer sur la scène du monde. La conviction de sa vocation résulte sans doute pour lui de l’expérience qu’il vient de faire de sa relation particulière avec Dieu. Mais c’est cette dernière qui est le fait fondamental et primordial dans le développement de sa conscience personnelle.
L’étude du premier acte messianique de Jésus nous conduit au même résultat. Quand, au second chapitre de Jean, Jésus chasse les vendeurs du temple, le sentiment qui le pousse à accomplir cet acte de sainteté n’est pas la conscience de son rôle de Messie ; c’est son sentiment filial. Son cœur de Fils est profondément froissé de voir la demeure de son Père profanée : « Ne faites pas de la maison de mon Père un lieu de marché ! » s’écrie-t-il. Ce n’est pas ainsi qu’il eût parlé, si la conscience messianique eût dominé chez lui, en ce moment ; c’était le sentiment filial qui armait sa main.
Aussi les jeunes Juifs qui l’entouraient, après être partis, comme cela était inévitable, de la foi en lui comme Messie, s’élèvent-ils immédiatement à une intuition supérieure. Nathanaël professe ainsi sa foi nouvellement formée : « Maître, tu es le Fils de Dieu, tu es le Roi d’Israël. » Le sentiment d’une relation mystérieuse entre ce personnage, qui vient de le transpercer comme d’un éclair de toute-science, et le Dieu du ciel l’emporte chez Nathanaël sur la conviction de son rôle messianique ; ce rôle ne vient qu’en seconde ligne dans son exclamation enthousiaste.
Ce fait si bien constaté est d’une importance capitale. Il prouve que la conscience que Jésus a eue de son essence divine n’a point été le résultat d’une exaltation graduelle, factice et humaine. Cette conscience existait chez lui à l’état élémentaire dès son enfance. Rendue plus claire et parfaitement assurée par la révélation qu’il reçut à son baptême, elle a été, dès le premier moment, la base de son activité publique. C’est le sentiment de cette relation unique qui l’a élevé au-dessus de toutes les étroitesses et de toutes les ambitions du faux messianisme juif et qui a imprimé à son œuvre ce caractère absolument religieux et moral qu’aucun alliage politique n’est jamais venu troubler. Sa conscience de Fils n’a donc pas été, comme le prétend M. Renan, le résultat de l’enivrement de lui-même ; sa conscience de Messie a été au contraire dès le commencement enveloppée dans celle de Fils, comme le corollaire est impliqué dans le principe ; quant à celle-ci, elle émanait directement de son contact personnel avec Dieu et de sa communion parfaite avec lui ; il se sentait Fils dans les bras de ce Père, parce que Dieu se révélait comme Père à son cœur de Fils. Sa dignité filiale a donc pour garantie la conscience qu’il en avait, comme notre foi à celle-ci repose sur la sainteté parfaite qui accompagnait le témoignage qu’il a rendu de ce fait intime.
Jusqu’ici nous sommes demeurés dans le domaine de la foi et nous n’avons point franchi la limite du domaine théologique. Nous avons constaté et coordonné les faits renfermés dans nos Écritures et les enseignements de Jésus sur sa personne ; mais sur cette voie-là, nous avons découvert deux ordres de faits qui semblent conduire à des résultats contradictoires. Si Jésus-Christ est un être de nature divine, comment peut-il être en même temps l’homme accompli, ce qui suppose qu’il est vrai homme ? Et s’il est réellement homme, comment peut-il être d’origine et d’essence divines ? Une femme d’esprit a dit : « Dieu nous a donné de quoi faire un arc, et nous en voulons faire un cercle ». En d’autres termes : Dieu a trouvé bon de poser devant nous dans sa révélation certains faits qui paraissent contradictoires, et nous avons la fausse prétention de chercher à les mettre d’accord. Mais cet effort serait-il réellement blâmable ? Je ne le pense pas. Seulement il importe de comprendre qu’en se livrant à ce travail on passe du domaine de la foi à celui de la théologie. La foi constate les faits révélés ; elle s’en nourrit, elle en vit, sans rechercher de quelle manière ils s’accordent entre eux pour l’intelligence. La science cherche à établir entre eux l’harmonie complète au moyen des hypothèses que lui suggèrent ces faits eux-mêmes sérieusement étudiés. Et, pour employer une image analogue à celle que nous citions tout à l’heure, elle cherche à construire l’arche du pont sur les piliers que lui ont fournis les faits, objets de la foi. Il n’y a rien là de coupable. Le danger ne commencerait que lorsqu’on se déciderait à nier les faits si l’on ne parvient pas à en découvrir l’accord.
Dans le cas particulier, les deux faits que reçoit la foi des mains de la révélation et qu’elle transmet à l’élaboration scientifique, sont la vraie humanité et la vraie divinité de Jésus-Christ. Le travail de la science ne saurait ni confirmer ni infirmer ces faits acquis à la foi ; il aura uniquement pour but de faire disparaître la contradiction apparente entre ces deux données fondamentales du christianisme et de montrer même, si possible, qu’il règne entre elles un profond accord. Nous prions seulement le lecteur de ne pas oublier, en lisant ces pages, que l’essai de solution que nous allons proposer appartient au domaine de la théologie, non à celui de la foi.
Homme ! Dieu ! quel abîme infranchissable, au premier coup d’œil, entre ces deux termes ! Mais il convient de se rappeler ici deux grands principes du monothéisme biblique. Le premier, c’est l’absolue liberté de Dieu. Dieu n’est pas, comme la créature, dominé par une nature qui lui soit imposée du dehors et avec laquelle il doive incessamment compter. « Je suis celui qui suis, » dit Jéhovah à Moïse, ce qui implique qu’à chaque moment Dieu est ce qu’il lui plaît d’être. Le second, c’est la perfectibilité absolue de l’homme. L’homme a été fait à l’image de Dieu. Il n’est donc pas condamné, comme les êtres de la nature, à tourner incessamment dans le même cercle d’existence. Sa progressivité, si je puis employer ce terme, n’a de limite que le bien absolu auquel il aspire. L’emblème de la vie humaine est une spirale, non un cercle. Dès que ces deux principes sont admis, le problème en face duquel nous nous trouvons ne paraît plus insoluble. Il comprend deux questions :
- Comment un être divin, le Fils, a-t-il pu, sans cesser d’être Dieu, se faire homme et vivre comme homme ?
- Comment le Fils de l’homme a-t-il pu, sans cesser d’être homme, être élevé à la perfection de l’état divin ?
A la première question répond le premier des deux principes posés. Si Dieu est absolument libre, il n’est pas lié indissolublement à l’état divin. Quel est le riche qui n’a pas le droit, s’il le trouve bon, de se faire pauvre et de vivre en indigent ? Quel est le roi qui, s’il est vraiment libre, ne l’est pas de déposer sa couronne et de se faire simple citoyen ? Voici comment s’est exprimé saint Paul : « Vous connaissez la charité du Seigneur Jésus, qui, étant riche, s’est fait pauvre, afin que par sa pauvreté nous soyons rendus riches. » Sa richesse, c’était la gloire de l’état divin ; sa pauvreté, c’est l’indigence et la dépendance qui est le propre de l’état humain. Il a échangé celle-là contre celle-ci, parce que c’était le seul moyen de nous élever de celle-ci à celle-là. Sa divinité eut-elle été pour lui une véritable richesse si, lorsque sa charité le poussait à s’en dépouiller pour pouvoir nous tendre la main, il eût été inséparablement lié à ce mode d’existence et n’eût pu prendre celui que son cœur le pressait d’adopter ? La liberté même de l’état divin fût devenue pour lui dans ce cas une chaîne, un esclavage. Il n’aurait plus été celui qu’il voulait être, s’il n’eût pu revêtir notre humanité.
L’idée de ce dépouillement de l’état divin et de l’entrée dans les conditions de l’état humain est exprimée par saint Paul plus clairement encore dans une autre parole, Philippiens 2.6-8 : « Lequel, quoiqu’il fût en forme de Dieu, ne s’en est point prévalu pour paraître [ici-bas] comme égal à Dieu ; mais il s’est dépouillé lui-même, prenant la forme d’un serviteur, et il a paru dans la ressemblance des hommes, étant trouvé en toutes choses tel qu’un homme. » Saint Jean formule aussi à sa manière ces deux actes de dépouillement et de revêtement, quand il dit : « La Parole a été faite chair. »
Il jouissait de la toute-puissance divine, — et il entre dans une forme d’existence où, au lieu de commander et de donner, il doit recevoir, prier, obéir ; et ce n’est qu’au terme de cette existence terrestre qu’il proclame, comme tout récent, ce fait : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. »
Il participait à la toute-science divine, — et il accepte un état où il doit sans cesse interroger, constamment apprendre, souvent ignorer ; ainsi quand il dit : « Quant à ce jour, personne ne le connaît, ni les anges, ni même le Fils. »
Il remplissait toutes choses, participant à l’omniprésence de Dieu même, — et il s’enferme dans un corps humain, localisé, de telle sorte qu’on pouvait lui dire : « Si tu eusses été ici, » telle chose ne serait point arrivée. En lui résidait la sainteté immuable, et il accepte une existence dont l’une des lois fondamentales est la liberté de choix, la possibilité d’être sérieusement tenté et par conséquent la faculté de pécher.
Il aimait de toute la puissance de l’amour parfait, infini, — et cette manière d’aimer, il l’échange contre une autre qui comporte le progrès et en intensité et en extension.
Il se connaissait comme Fils, de cette connaissance dont le Père lui-même le connaît éternellement, et — c’est ici le dépouillement duquel dépendent tous les précédents, — cette conscience de Fils, qui était sa lumière, il la laisse s’éteindre au-dedans de lui pour ne conserver que son inaliénable personnalité, son moi doué de liberté et d’intelligence comme tout moi humain ; car notre personnalité est formée à l’image de la sienne. C’est en vertu de cet abaissement qu’il peut entrer dans un développement humain complètement semblable au nôtre.
Voilà le prodige d’amour que réalisent la naissance et la vie du Christ et que nous révèle sa parole. Si ce miracle n’est pas possible, Dieu n’est pas libre et son amour est limité. Par quel ténébreux principe ? Je l’ignore. C’est à ceux qui nient la possibilité de l’incarnation à nous l’apprendre.
La seconde question, celle de l’élévation du Fils de l’homme à l’état divin, sans qu’il soit porté atteinte à son humanité, trouve, si nous ne nous trompons, sa solution dans l’autre principe que nous a fourni le théisme biblique : la perfectibilité de l’homme jusqu’au bien absolu, en vertu de l’image de Dieu imprimée en sa nature.
Le moment même de l’abaissement, c’est-à-dire l’incarnation, a été pour Jésus le point de départ du relèvement. A mesure qu’il se développe comme enfant, entre Dieu et lui se forme une relation de la nature la plus intime et la plus tendre, dont nous trouvons parfois une analogie éloignée chez nos enfants. Elle aboutit à la formation spontanée dans son cœur de cette expression : mon Père, qui lui échappe, pour ainsi dire, à l’âge de douze ans et qui est un sujet de surprise pour sa mère elle-même. A mesure qu’il continue à se développer dans la soumission à ses parents, dans le dévouement envers ses frères, dans le recueillement de la prière, et sous le rayonnement des Écritures, il pressent de plus en plus, par le contraste de son état religieux et moral avec le péché qu’il constate avec douleur chez toutes les personnes qui l’entourent, même les meilleurs, que sa place dans la vie humaine est exceptionnelle. Le caractère unique de sa personne devient pour lui un grand problème théorique et pratique : Qui suis-je, et qu’ai-je à faire ici-bas ? Seul bien portant au milieu d’une famille malade, ne serais-je pas appelé à en être le médecin ?
La réponse à ce pressentiment lui est donnée à son baptême : « Tu es mon Fils ! Je t’ai donné au monde pour le sauver. » Dès ce moment Jésus se connaît lui-même comme l’apparition de l’être qui est l’objet éternel de l’amour du Père et comme appelé à la tâche de vivifier le genre humain. Cette révélation ne change cependant rien à son état réel. C’est pour lui un fait de conscience uniquement. Il n’en reste pas moins assujetti à toutes les obligations et à toutes les infirmités de l’existence terrestre. Et là est précisément pour lui l’occasion de la tentation. Au désert, Satan s’efforce de le faire dévier par le sentiment choquant de la contradiction entre son état extérieur et la conscience de sa dignité de Fils nouvellement acquise : « Si tu es le Fils de Dieu, fais de ces pierres du pain… Si tu es Fils, jette-toi en bas. » Il l’invite à élever immédiatement sa position terrestre au niveau de son essence. Mais, Jésus le sent bien : ce serait là démentir l’acte de son incarnation au moment même où il vient d’en être rendu conscient. Le refus qu’il oppose aussitôt à cette suggestion signifie : « Je sais ce que je suis en droit ; mais je n’en reste pas moins ce que je suis en fait, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu lui-même de mettre le fait à la hauteur du droit. » L’incarnation devient ainsi plus que jamais un acte permanent et libre chez le Fils de l’homme, qui maintenant connaît ce qu’il aurait le droit d’être.
Jésus a même trouvé dès cet instant dans la conscience de sa grandeur personnelle un motif de s’abaisser plus profondément encore qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Cette parole dans Jean 13.3 : « Et Jésus, sachant que le Père lui avait remis toutes choses entre les mains et qu’il était venu de Dieu et qu’il s’en allait à Dieu, se leva de table, ôta sa robe et se ceignit d’un linge et se mit à laver les pieds de ses disciples…, » exprime le sentiment qui a dicté sa manière d’agir durant tout son ministère. Plus il se sait grand, plus il comprend que c’est à lui à donner l’exemple du plus profond abaissement, afin d’entraîner ainsi tous les siens, sans exception possible, à cette abnégation de l’amour qui est l’essence du royaume qu’il vient fonder.
Chacune de ses œuvres d’obéissance et de charité est un pas vers une soumission plus profonde, vers un sacrifice de lui-même plus absolu. Il se dépouille de plus en plus comme homme, ainsi qu’il s’était dépouillé comme Dieu, jusqu’à ce qu’enfin, arrivant au terme, au lieu de se prévaloir de son obéissance pour réclamer la fin glorieuse due au juste, il prenne sur lui le châtiment des pécheurs, et donne sur la croix sa vie humaine, comme il avait donné par l’incarnation sa vie divine. Le dernier sacrifice est le complément du premier. Maintenant il a atteint le fond de l’abîme qu’il avait commencé à creuser lui-même sous ses pas en se faisant homme.
Mais c’est maintenant aussi que se réalise dans son état extérieur un relèvement qui consomme celui qui s’était opéré dans sa conscience à son baptême. Serré dans les bras du Père, il s’était au bord du Jourdain senti et reconnu Fils. Il le redevient dès maintenant quant à ses conditions d’existence ; d’abord, par sa résurrection, qui est le pendant de sa mort et qui lui rend sous une forme glorifiée sa vie humaine librement immolée ; puis, par l’ascension, qui est le pendant de l’incarnation, et par laquelle il recouvre son état divin non moins volontairement abandonné. Mais n’oublions pas que cet état, il le recouvre sans renoncer pour cela à son existence humaine. C’est comme Fils de l’homme qu’il possède désormais la vie de Fils de Dieu. Comment cela est-il possible ? La gloire divine peut-elle s’enfermer dans les formes de l’existence humaine sans les faire éclater de toutes parts ? « Toute la plénitude de la divinité habite en lui corporellement, » répond saint Paul qui avait contemplé le Seigneur glorifié sur le chemin de Damas d’abord, puis dans le troisième ciel où il avait été ravi — avec ou sans corps ? il l’ignorait lui-même. Nous n’avons pas de mesure pour la richesse de vie que peut renfermer un corps spirituel.
Et s’il en est ainsi, comment ne pas penser que la nature humaine, créée à l’image de Dieu, a été destinée dès l’abord à devenir l’organe libre de la vie de Dieu, l’agent de sa toute-puissance, l’instrument de l’activité souveraine de son amour ? L’homme-Dieu est dans ce cas l’homme vrai, c’est-à-dire l’homme tel que Dieu l’avait éternellement conçu et voulu. N’est-ce point là le sens de cette merveilleuse parole de saint Paul : « Ceux qu’il a préconnus [comme siens par la foi], il les a aussi prédestinés à porter l’image de son fils, afin qu’il soit comme un premier-né entre plusieurs frères. » (Romains 8.29) Le problème de l’accord entre la double nature humaine et divine de Jésus ne serait-il pas ainsi résolu ? Quelle contradiction y a-t-il entre la divinité et l’humanité de Jésus-Christ, s’il est établi que l’homme que Dieu avait en vue dès le commencement, l’homme idéal, c’était l’homme-Dieu ?
Demandera-t-on encore quel rôle a joué le fait de la chute dans l’exécution de ce plan divin ? Assurément, elle n’en a pas déterminé le but. Jamais au point de vue vraiment chrétien il ne sera permis de glorifier le péché en disant avec saint Augustin de la désobéissance du premier homme : Bienheureuse faute ! Dieu n’a certes pas fait plus pour l’homme coupable, qu’il n’eût fait pour l’homme obéissant. Il a seulement fait autrement. Sans la chute, il eût suffi peut-être de la pluie de l’Esprit répandue sur l’humanité obéissante, d’une Pentecôte, pour amener la sainteté parfaite qui est la condition de la gloire. Ou, si la participation du Fils de Dieu à notre humanité eût encore été, même dans ce cas, le moyen voulu de Dieu pour opérer notre élévation à l’état divin, cette incarnation n’eût pas revêtu le caractère douloureux d’une rédemption ; elle eût été une fête sans pareille, l’hymen bienheureux de Dieu avec l’homme.
Le péché a exercé une influence, non sur le résultat, mais sur le mode. Elle était là gisante et paralysée, l’humanité déchue, incapable de se relever par elle-même et de courir à sa sublime destination. Le Fils de Dieu la vit dans cet état misérable. Selon l’expression d’Ézéchiel 16.6, il la contempla « se débattant dans son sang, » et saisi de pitié il lui dit : « Vis dans ton sang. » Il prit alors à lui cette nature humaine divinement créée, que le péché avait si profondément viciée. Il la restaura dès le point de départ de son existence ; il vécut et agit en elle conformément à toutes les lois de son développement, et montra en sa personne tout ce qu’elle pouvait et devait devenir. Il consomma ainsi dans sa propre vie la consécration parfaite de l’homme à Dieu et dans sa mort l’expiation de sa rébellion. Et après avoir pris possession pour lui-même de l’état sublime auquel elle était destinée, il opère maintenant chez les siens du haut du ciel, par le travail incessant de son Esprit, le miracle de la sanctification qu’il a d’abord consommé en lui-même, et prépare ainsi leur élévation à la position qu’il occupe aujourd’hui dans la gloire.
Dieu tout en un, et un jour, par cet un, tout en tous : voilà le moyen et voilà le but. Le but est éternel ; le moyen était subordonné aux fluctuations provenant de la liberté humaine.
Ainsi, la perfectibilité absolue de l’homme et la liberté souveraine de Dieu une fois admises, je ne vois pas ce qui s’oppose à la conception biblique de la personne du Christ, à celle qu’il a si clairement énoncée lui-même, si ce n’est la difficulté de comprendre un amour qui surpasse tout ce que notre pauvre cœur peut imaginer et saisir. Mais, comme dit saint Jean : « Dieu est plus grand que notre cœur. »
On entend aujourd’hui des hommes qui pensent être des sages crier, comme du haut des toits : « Nous sommes fils de Dieu ! Jésus, en nous disant ce qu’il est, n’a fait que nous dire ce que nous sommes tous. » — Fils de Dieu… ? Nous avons à le devenir ; nous ne le sommes pas, ou, si nous le sommes, c’est uniquement par destination. Pour le devenir en réalité, il faut nous unir étroitement à Celui qui, ayant fourni le premier la glorieuse carrière, nous revêt seul de la force nécessaire pour la fournir après lui. Ce Fils, qui de toute éternité accomplissant auprès du Père une vie divinement filiale, il est venu imprimer le caractère filial à notre vie humaine et nous élever ainsi du rang de serviteurs à celui d’enfants. A nous d’accepter l’empreinte nouvelle dont son Esprit veut nous sceller. Et cela nous sera-t-il difficile, si nous pensons bien qu’il n’a voulu rien moins, en venant à nous, que de faire de chacun de nous un autre lui-même, un représentant de ce type sublime : l’Homme-Dieu ?
Dans l’union avec un tel être, et avec la perspective de lui ressembler, il vaut la peine de vivre, de lutter, de souffrir, de mourir comme hommes. Que notre vie soit une voie douloureuse passant par Gethsémané et par Golgotha, qu’importe, si elle aboutit au mont des Oliviers et à l’ascension !
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