Toutes les religions ont donné au problème de l’existence et de l’origine du mal une grande place ; toutes ont tenté de le résoudre. Le bon et le mauvais génie, Ormuzd et Ahriman chez les Perses ; le Dieu créateur, le Dieu conservateur et le Dieu destructeur, Brahma, Vischnou et Siva dans l’Inde ; les Titans foudroyés en escaladant l’Olympe ; Prométhée lié sur son rocher pour avoir ravi le feu du ciel : autant d’hypothèses pour expliquer la lutte entre le bien et le mal, entre l’ordre et le désordre dans le monde et dans l’homme. Mais toutes ces hypothèses sont compliquées, confuses et chargées de fables chimériques ; toutes font dériver le mal de causes incohérentes, et aucune n’assigne un terme à la lutte, n’apporte au mal un remède. La religion chrétienne seule pose nettement et résout efficacement la question ; seule, elle impute à l’homme lui-même, et à lui seul, l’origine du mal ; seule, elle montre Dieu intervenant pour relever l’homme de sa chute et le sauver de son péril.
Dans le cours des vie et ve siècles avant la venue de Jésus-Christ, un grand fait apparaît dans l’histoire : un souffle de réforme religieuse, morale et sociale, s’élève et se répand d’Orient en Occident, chez tous les peuples alors en voie de civilisation. Malgré les incertitudes de la chronologie, on peut dire, d’après les plus récentes et les plus solides recherches, que Confucius en Chine, le Bouddha Çakya-Mouni dans l’Inde, Zoroastre dans la Perse, Pythagore et Socrate en Grèce, sont tous contenus dans les limites de cette époque.
[Ces recherches placent : 1° Confucius, de l’an 551 à l’an 478 avant J.-C. ; 2° Zoroastre, de l’an 564 à l’an 487, ou de l’an 589 à l’an 512 ; 3° Le Bouddha Çakya-Mouni dans les viie et vie siècles avant J.-C. (Il mourut, selon Burnouf, en 543 avant J.-C.) 4° Pythagore, de l’an 580 à l’an 500 avant J. -C ; 5° Socrate, de l’an 470 à l’an 400 ou 399 avant J.-C.]
Personnages aussi divers que célèbres, mais qui tous, par des procédés différents et à des degrés inégaux, ont entrepris, sur l’homme et la société de leur temps, un grand travail de réformation. Confucius a été surtout un moraliste pratique, habile dans l’observation, le conseil et la discipline ; le Bouddha Çakya-Mouni, un rêveur et un prédicateur mystique et populaire ; Zoroastre, un législateur à la fois religieux et politique ; Pythagore et Socrate, des philosophes appliqués à instruire et à grouper autour d’eux des disciples d’élite. A coup sûr, et malgré les épreuves de leur vie, ni la puissance ni la gloire contemporaines ne leur ont manqué. Confucius et Zoroastre ont été des favoris et des conseillers de rois. Fils de roi lui-même, le Bouddha Çakya-Mouni est devenu l’idole de multitudes innombrables. Pythagore et Socrate ont formé des écoles et des élèves qui ont été l’honneur de l’esprit humain. Par leur génie personnel et par la beauté de quelques-unes de leurs idées et de leurs actions, ces hommes demeurent à jamais admirables. Ont-ils fait ce qu’ils ont dit et accompli ce qu’ils ont tenté ? Ont-ils réellement changé l’état moral et social des peuples ? Ont-ils imprimé à l’humanité un grand progrès et ouvert, devant elle, des horizons qu’avant eux elle ne connût pas ? Nullement. Quelque éclat qui s’attache au nom de ces hommes, quelque influence qu’ils aient exercée, quelque trace qui soit restée de leur passage, ils ont été plus puissants en apparence qu’en réalité ; ils ont agi à la surface bien plus qu’au fond ; ils n’ont point retiré leurs nations des ornières où elles vivaient ; ils n’ont point transformé les âmes. A considérer l’ensemble des faits, et malgré toutes les révolutions politiques et matérielles qu’elles ont subies, la Chine après Confucius, l’Inde après le Bouddha, la Perse après Zoroastre, la Grèce après Pythagore et Socrate, sont restées dans les mêmes voies, sur les mêmes pentes où elles étaient avant eux. Bien plus, chez ces nations si diverses, la décadence s’est bientôt établie au sein de l’immobilité. Où en sont-elles aujourd’hui, après plus de deux mille ans, depuis l’apparition de ces glorieuses figures dans leur histoire ? Quels progrès considérables, quelles métamorphoses salutaires s’y sont accomplies ? Que sont-elles quand elles se trouvent en comparaison et en contact avec les nations chrétiennes ? En dehors du christianisme, il y a eu de grands spectacles d’activité et de force, de brillants phénomènes de génie et de vertu, de généreux essais de réforme, de savants systèmes philosophiques et de beaux poèmes mythologiques : point de vraie, profonde et féconde régénération de l’humanité et de la société.
A peine quelques siècles après ces stériles efforts chez les plus grandes nations du monde, Jésus-Christ apparaît chez un petit peuple obscur, faible et méprisé. Il est faible et méprisé lui-même au milieu de son peuple ; il ne possède, il ne cherche aucune force sociale, aucun moyen temporel d’action et de succès ; il ne s’entoure que de disciples faibles et méprisés comme lui. Non seulement ils sont faibles et méprisés ; ils le proclament eux-mêmes, et loin de s’en inquiéter, ils en font gloire et en tirent confiance. Saint Paul écrit aux Corinthiens : « Quand je suis venu parmi vous, je n’y suis point venu pour vous annoncer le témoignage de Dieu avec des discours éloquents ou avec une sagesse humaine. Je n’ai pas jugé que je dusse savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. J’ai été moi-même parmi vous dans la faiblesse, dans la crainte et dans un grand tremblement. Mais je me plais dans mes faiblesses, dans les opprobres, dans les misères, dans les persécutions, dans les afflictions extrêmes pour le Christ ; car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. (1 Corinthiens 2.1-3) » Et, en effet, le maître de saint Paul, Jésus-Christ est fort dans sa misère et il répand sa force sur ses disciples ; du haut de sa croix, il accomplit ce que naguère, en Asie et en Europe, les princes et les philosophes, les puissants et les sages ont tenté sans succès ; il change l’état moral et l’état social du monde ; il verse dans les âmes des clartés et des forces nouvelles ; il prépare à toutes les classes, à toutes les conditions humaines, des destinées jusqu’à lui inconnues ; il les affranchit et les règle en même temps ; il les vivifie et les apaise ; il met la loi divine et la liberté humaine en présence et en harmonie ; il apporte, au mal qui pèse sur l’humanité, un remède efficace ; il ouvre au péché les voies du salut, au malheur les portes de l’espérance.
D’où vient cette puissance ? Quelles sont sa source et sa nature ? Qu’en ont pensé et dit, au moment où elle a apparu, les hommes qui en ont été les témoins et les instruments ?
Ils ont, tous unanimement, vu Dieu dans Jésus-Christ ; la plupart, dès le premier moment, touchés et éclairés soudain par sa présence et sa parole ; quelques-uns, avec un peu plus de surprise et d’hésitation, mais bientôt pénétrés et convaincus à leur tour. « Jésus, étant arrivé dans le territoire de Césarée de Philippe, demanda à ses disciples : Que disent les hommes que je suis, moi le Fils de l’homme ? Et ils lui répondirent : Les uns disent que tu es Jean-Baptiste, les autres Élie et les autres Jérémie ou l’un des prophètes. Et il leur dit : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Simon Pierre, prenant la parole, lui dit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. — Tu es heureux, Simon, fils de Jona, lui dit Jésus, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela ; c’est mon Père qui est dans les cieux. (Matthieu 16.13-17) » Un autre jour, rencontrant une incertitude semblable : « Si vous me connaissiez, dit Jésus à Thomas, vous connaîtriez aussi mon Père, et dès à présent vous le connaissez et vous l’avez vu. Philippe lui dit : Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. Jésus lui répondit : Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu ! Philippe, celui qui m’a vu a vu mon Père (Jean 14.7-9). »
On a remarqué, et il y a en effet, dans le langage des apôtres, certaines variations, et, entre leurs impressions dominantes, certaines nuances : ils appellent Jésus-Christ, tantôt le « Fils de Dieu, » tantôt « le Fils de l’homme ; » ils le considèrent et le présentent tantôt sous son aspect divin, tantôt sous son aspect humain ; ils ne reproduisent pas tous exactement, de lui, la même image ; ils n’insistent pas tous également sur les mêmes traits de sa nature, sur les mêmes faits de sa vie terrestre. Saint Matthieu est plus narrateur et plus moraliste ; c’est lui qui raconte avec le plus de détails la naissance et l’enfance de Jésus-Christ, et qui reproduit avec le plus d’étendue le sermon de la Montagne. Saint Jean est plus adonné à contempler et à peindre la nature divine de Jésus-Christ et son rapport avec Dieu : « La parole était au commencement, et la parole était avec Dieu, et cette parole était Dieu… La parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, une gloire telle qu’est celle du Fils unique du Père, pleine de grâce et de vérité… Personne ne vit jamais Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui nous l’a fait connaître (Jean 1.1,14,18). » C’est aussi saint Jean qui rapporte le témoignage du Précurseur, saint Jean-Baptiste, répondant à ceux qui viennent lui dire que tous vont à Jésus-Christ : « Vous m’êtes vous-mêmes témoins que j’ai dit que ce n’est pas moi qui suis le Christ, mais que j’ai été envoyé devant lui… Celui qui est venu d’en haut est au-dessus de tous… Celui que Dieu a envoyé annonce les paroles de Dieu, parce que Dieu ne lui donne pas l’esprit par mesure… Le Père aime le Fils, et lui a donné toutes choses entre les mains (Jean 3.28, 31, 34). » Saint Paul est plus systématique et plus préoccupé des questions et des principes de la doctrine chrétienne, et la divinité de Jésus-Christ est, pour lui, le premier de ces principes : « Ayez, écrit-il aux Philippiens, les mêmes sentiments que Jésus-Christ a eus ; lequel, étant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une usurpation d’être égal à Dieu ; mais il s’est anéanti soi-même en prenant la forme de serviteur et se rendant semblable aux hommes ; — et ayant paru comme un simple homme, il s’est abaissé lui-même, s’étant rendu obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix… (Philippiens 2.5-8) C’est lui qui est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toutes les créatures ; — car c’est par lui qu’ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, soit les Trônes, ou les Dominations, ou les Principautés, ou les Puissances, tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant tous, et toutes choses subsistent par lui (Colossiens 1.15-17) ».
[J’ai reproduit les versets de Philippiens d’après la traduction d’Osterwald, qui est aussi celle de la Vulgate ; mais mon fils Guillaume, qui continue à faire, de la philologie latine et grecque dans la littérature sacrée et profane, une scrupuleuse étude, m’a rappelé que le texte de ce passage présente une difficulté sur laquelle se sont exercés, au xvie et au xviie siècle, Érasme, Caméron, Grotius, Méric Casaubon, et bien d’autres avant comme après eux. Le mot grec ἁρπαγμός se prête à deux sens, à un sens actif et à un sens passif ; il peut désigner l’action de ravir, d’enlever par force, ou bien la chose ravie, enlevée, — l’acte de la déprédation ou le butin. Les substantifs tirés des verbes oscillent souvent entre ces deux sortes d’acception, et le mot ἁρπαγή, n’est qu’une autre forme d’ἁρπαγμός, est incontestablement dans ce cas. Eschyle, Euripide, Hérodote l’ont employé dans le premier sens ; Eschyle, Euripide, Thucydide et Polybe, dans le second sens. Or, dans le passage de saint Paul, selon qu’on adopte l’un ou l’autre sens, il faut traduire ou par ces mots : « Il n’a point regardé comme une usurpation d’être égal à Dieu, » ou par ceux-ci : « Il ne s’est pas fait un trophée d’être égal à Dieu ; » c’est-à-dire : il n’a point étalé son égalité avec Dieu comme les vainqueurs de la terre étalent les dépouilles et le butin qu’ils ont amassés ; il ne s’est pas prévalu de sa divinité pour régner, pour triompher, pour s’enorgueillir ; il n’a pas été le messie que les Juifs charnels s’étaient promis, roi visible et victorieux à main armée ; « mais, au contraire, il s’est abaissé lui-même en prenant la forme de serviteur, » etc., etc. Cette seconde interprétation paraît plus probable ; le raisonnement où elle prend place est ainsi plus suivi et plus coulant ; et en même temps elle laisse intacte la doctrine de l’apôtre ; elle ne change rien à sa conception ni à ses conclusions. Saint Paul n’en affirme pas moins, dans ce passage comme dans tant d’autres, la divinité du Sauveur qu’il annonce aux hommes ; et c’est de cette majesté volontairement abaissée, voilée sous une forme d’esclave, obéissante jusqu’à la mort de la croix, qu’il tire pour les chrétiens un auguste exemple et une impérieuse leçon d’humilité et de support mutuel. C’est ainsi que cette interprétation a été admise et défendue par deux hommes éminents, un érudit du xviie siècle et un théologien du xixe qui étaient tous deux fortement attachés au dogme de la divinité de Jésus-Christ ; je veux dire Méric Casaubon (De Verborum usu, p. 138-146, à la suite des lettres de son père), et M. A. Vinet (Homilétique, p. 116).]
Saint Pierre et saint Jean, dans leurs épîtres, parlent comme saint Paul : « Ce n’est point en suivant des fables composées avec artifice, dit saint Pierre, que nous vous avons fait connaître la puissance et l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; mais c’est comme ayant vu sa majesté de nos propres yeux ; car il reçut de Dieu le Père cet honneur et cette gloire lorsque cette voix lui fut adressée du milieu de la gloire magnifique : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toute mon affection ; écoutez-le. (2 Pierre 1.16-17) » — « Quiconque nie le Fils, écrit saint Jean, n’a point le Père ; mais celui qui confesse le Fils a aussi le Père. » — « Reconnaissez l’esprit de Dieu à ceci : Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu ; — mais tout esprit qui ne confesse pas Jésus-Christ venu en chair n’est point de Dieu (1 Jean 2.23). »
Tel est le langage des apôtres ; telles en sont en même temps les nuances et l’harmonie. Évidemment, ils ont tous la même conception de Jésus-Christ, ils lui portent tous la même foi. Pour saint Matthieu comme pour saint Jean, pour saint Pierre comme pour saint Paul, Jésus-Christ est à la fois Dieu et homme, le représentant de Dieu sur la terre, et le lien, le médiateur entre Dieu et les hommes, venu de Dieu et remonté vers lui comme vers la source et le centre de son être. Le dogme de l’Incarnation, c’est-a-dire de la divinité de Jésus-Christ, est partout dans les Livres saints, dans les divers Évangiles, dans les Actes des apôtres, dans les Épîtres des apôtres, dans les écrits des premiers Pères. C’est la base commune et permanente, c’est la source et l’essence de la foi chrétienne.
C’est l’affirmation, c’est la déclaration de Jésus-Christ lui-même. Ce que croient et disent de lui ses disciples, c’est ce qu’il leur a lui-même dit de lui-même, aussi bien que ce qu’ils en ont eux-mêmes vu et pensé : « Toutes choses m’ont été données par mon Père. Et nul ne connaît le Fils que le Père, et nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le faire connaître (Matthieu 11.27). » — « Moi et mon Père, nous ne faisons qu’un (Jean 10.30). » Et lorsqu’il approche du terme de sa mission, lorsque après avoir annoncé à ses disciples que l’heure vient où ils seront dispersés chacun de son côté, le laissant seul, Jésus-Christ élève vers Dieu sa pensée : « Mon Père, dit-il, l’heure est venue ; glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie ; — comme tu lui as donné puissance sur toute chair afin qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. — Et c’est ici la vie éternelle qu’ils te connaissent, toi qui es le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé. — Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’ouvrage que tu m’avais donné à faire. — Et maintenant glorifie-moi, toi, mon Père, auprès de toi-même, de la gloire que j’ai eue vers toi, avant que le monde fût fait. — J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés du monde ; ils étaient à toi, et tu me les as donnés, et ils ont gardé ta parole. — Ils ont connu maintenant que tout ce que tu m’as donné vient de toi ; — car je leur ai donné les paroles que tu m’as données, et ils les ont reçues ; ils ont reconnu véritablement que je suis venu de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé. Je prie pour eux ; je ne prie point pour le monde, mais je prie pour ceux que tu m’as donnés parce qu’ils sont à toi. — Et tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi, et je suis glorifié en eux. — Et maintenant je ne suis plus au monde, mais eux sont au monde, et je vais à toi. Père saint, garde en ton nom ceux que tu m’as donnés, afin qu’ils soient un comme nous (Jean 17.1-11). »
Je pourrais multiplier ces textes ; mais, à coup sûr, ceux-là suffisent pour montrer que l’harmonie est complète entre les paroles de Jésus-Christ sur son propre compte et celles de ses apôtres ; il se définit comme ils le définissent ; il se qualifie comme ils le qualifient ; il appelle Dieu « son Père » comme ses disciples l’appellent « le Fils de Dieu. » Il a en lui-même, dans sa nature et dans sa mission, la même foi que lui portent saint Matthieu comme saint Jean, saint Pierre comme saint Paul.
C’est une grande source d’erreur, dans l’étude des faits, de ne pas savoir s’arrêter à leurs traits généraux et essentiels, et de les oublier pour mettre en saillie des traits partiels et secondaires. On peut, au sujet de la divinité de Jésus-Christ, ce principe fondamental de la religion chrétienne, contester le sens précis et la portée de tel ou tel mot ; on peut éliminer, comme suspecte d’interpolation, telle ou telle phrase de tel ou tel évangile, de telle ou telle épître ; il en restera toujours infiniment plus qu’il n’en faut pour établir que ceux qui croient aujourd’hui à la divinité de Jésus-Christ ne font que croire ce qu’ont cru et dit les apôtres, et que les apôtres eux-mêmes n’ont cru et dit, il y a bientôt dix-neuf siècles, que ce que leur disait Jésus-Christ lui-même.
Les adversaires du dogme de l’Incarnation et de la divinité de Jésus-Christ méconnaissent également l’homme et l’histoire, les éléments complexes de la nature humaine et le sens des grands faits qui marquent la vie religieuse du genre humain.
Qu’est-ce que l’homme lui-même, sinon une incarnation incomplète et imparfaite de Dieu ? Les matérialistes qui nient l’âme et les naturalistes qui nient la création sont seuls conséquents quand ils repoussent le dogme chrétien. Si vous croyez à la distinction de l’esprit et de la matière, si vous ne croyez pas que l’homme soit le produit de la fermentation de la matière ou de la transformation des espèces, vous ne pouvez pas ne pas admettre, dans la nature humaine, la présence de l’élément divin ; vous acceptez nécessairement cette parole de la Genèse : « Dieu créa l’homme à son image ; » c’est-à-dire que vous acceptez la présence de Dieu dans la faible et faillible humanité.
J’ouvre les histoires de toutes les religions, de toutes les mythologies, des plus raffinées comme des plus grossières ; j’y rencontre à chaque pas l’idée et l’assertion de l’Incarnation divine. Le brahmanisme, le bouddhisme, le paganisme, toutes les croyances, toutes les idolâtries religieuses abondent en incarnations de toute sorte et de toute date, primitives ou successives, associées à tel ou tel événement historique, appropriées à expliquer tel ou tel fait, à satisfaire tel ou tel penchant humain. C’est l’instinct naturel et universel des hommes de se représenter, sous la forme de l’incarnation de Dieu dans l’homme, l’action de Dieu sur le genre humain.
Comme tous les instincts religieux, celui de la croyance à l’incarnation divine peut enfanter et a enfanté les plus folles superstitions, les plus extravagantes hypothèses. De même que la foi naturelle en Dieu a été la source de toutes les idolâtries, de même la disposition à incarner Dieu dans l’homme a fait naître et admettre toute sorte d’imaginations étranges et de traditions mensongères. Mais est-ce à dire que toute incarnation divine et toute tradition d’incarnation divine soient fausses ? C’est l’infirmité de l’esprit humain que la réalité et la chimère, la vérité et l’erreur s’y touchent de très près, s’y appellent mutuellement et s’y mêlent incessamment. Les prétendues incarnations de Brahma ou de Bouddha ne prouvent pas plus contre la divinité de Jésus-Christ que l’adoration des idoles ne prouve contre l’existence de Dieu. Jésus-Christ Dieu et homme a des caractères qui n’appartiennent qu’à lui seul. Ce sont ces caractères qui ont fait sa puissance et le succès de son œuvre ; puissance et succès qui n’ont appartenu qu’à lui seul. Ce n’est pas un réformateur humain, c’est Dieu lui-même qui a fait, par Jésus-Christ, ce que nul réformateur humain n’a jamais fait, ni même conçu, la réforme de l’état moral et social du monde, la régénération de l’âme humaine et la solution des problèmes de la destinée humaine. C’est à ces signes, c’est par ces résultats que se manifeste la divinité de Jésus-Christ. Comment s’est accomplie dans l’homme l’Incarnation divine ? Là, comme dans l’union de l’âme et du corps, comme dans la création, arrive le mystère ; mais si le comment nous échappe, le fait n’en subsiste pas moins. Quand le fait a pris la forme de dogme, la théologie a voulu l’expliquer. A mon sens, elle a eu tort ; elle a obscurci le fait en le développant et le commentant. C’est le fait même de l’Incarnation qui constitue la foi chrétienne, et qui s’élève au-dessus de toutes les définitions, de toutes les controverses théologiques. Méconnaître ce fait, nier la divinité de Jésus-Christ, c’est nier, c’est renverser la religion chrétienne, qui n’aurait jamais été ce qu’elle est et n’aurait jamais fait ce qu’elle a fait si elle n’avait pas eu l’Incarnation divine pour principe et Jésus-Christ Dieu et homme pour auteur.