Nous arrivons maintenant à la quatrième phase de l’enseignement de Jésus sur sa mort. Cet enseignement culmine dans l’institution de la Sainte-Cène. Mais afin de le bien comprendre là, il nous faut jeter un coup d’œil rapide sur l’état d’âme de Jésus pendant toute la période qu’on a appelée le « ministère de Jérusalem » ; et pour cela en examiner quelques épisodes principaux.
Et d’abord, pourquoi Jésus se rend-il à Jérusalem ?
Certes, rien ne l’y forçait, et s’il n’y était venu il aurait pu continuer son ministère en Galilée, sinon indéfiniment au moins longtemps encore. Si donc Jésus se rend à Jérusalem, et cela contre le conseil de quelques pharisiens qui étaient restés de ses amis (Luc 13.31) et malgré les craintes de ses disciples (Jean 11.8), c’est qu’il veut s’y rendre. Et si l’on demande pourquoi il veut s’y rendre, il nous répond lui-même qu’« il ne convient pas qu’un prophète meure hors de Jérusalem » (Luc 13.33). C’est donc en pleine conscience de sa mission et du sort qui l’y attendait qu’il part pour la ville qui « tue ceux qui lui sont envoyés ».
Sa mort à Jérusalem fait partie de sa mission et de son ministère. Ce n’est point un caprice de sa part, c’est une convenance à la fois historique et morale. La sainte cité est le centre religieux de son peuple, le centre de son culte et de sa loi ; c’est là que sont les autels, c’est là aussi que doit être le sacrifice pour qu’il revête toute sa signification religieuse. Le Messie ne peut achever sa destinée messianique que dans la ville messianique et par les « anciens, les principaux sacrificateurs et les scribes », c’est-à-dire par les représentants du messianisme.
Cela est si vrai que, pour la première et la seule fois de sa vie, Jésus se déclare ouvertement, publiquement pour ce qu’il est. Il n’a plus rien à ménager. Son entrée à Jérusalem sera une entrée messianique. La scène des Rameaux n’est évidemment pas seulement, comme on se la représente quelquefois, le déchaînement spontané de l’enthousiasme populaire. Les synoptiques sont d’accord pour en attribuer l’initiative à Jésus lui-même. C’est lui qui envoie les disciples chercher la monture symbolique, parce que, dit-il, « le Seigneur en a besoin »1. Et les disciples ne font que suivre son intention, peut-être ses indications, en étendant leurs manteaux sur le chemin et en couvrant la route de branches de palmes. Ils donnent aussi à la multitude le signal et le sens de cette manifestation unique.
1 – Matthieu 21.1-5 ; Marc 11.1 et suivants ; Luc 19.29 et suivants. Comparer Jean 12.14 et suivants.
Pour la première fois Jésus se fait et se laisse acclamer publiquement comme « le Fils de David » et permet qu’on chante en son honneur l’hymne messianique officiel : « Hosannah ! à celui qui vient au nom du Seigneur ». La correspondance entre les sentiments messianiques du peuple qui se déchaînent ici pour la première fois (nous pouvons juger à quel point Jésus a été obligé de s’en défendre et de les réprimer auparavant), et ses propres prétentions est telle, que lorsque les pharisiens le prient de « reprendre ses disciples », il leur répond : « Je vous dis que si ceux-ci se taisent les pierres même crieront ». Il reconnaît donc pleinement la légitimité de la position qui lui est faite par la foule : il est le Messie. Ceci est important, et domine toute la situation. Ce n’est plus Jésus de Nazareth, c’est désormais le Messie qui agit et parle comme tel.
Non moins important est son premier acte messianique. Il va droit au temple, il y « considère toutes choses », nous dit Marc (11.11), puis il y revient le lendemain et se met « à chasser ceux qui vendaient et achetaient dans le temple, renversant les tables des changeurs et les sièges des marchands de pigeons » (Marc 11.15 ; Matthieu 21.12). Et il justifie son action de deux manières : d’une part en évoquant l’idéal de ce que devrait être le temple : une « maison de prières pour toutes les nations » alors qu’on en fait « une caverne de voleurs » ; de l’autre en réclamant pour lui le droit — le droit messianique — de restaurer le temple idéal sur les ruines du temple profané (Matthieu 21.16). Et pour comprendre jusqu’où allait sa prétention, à quel point elle était liée à la conscience de sa mort (non seulement en ce que son action dans le temple déterminait une haine dont il ne pouvait manquer d’être la victime, mais en ce que sa mort était liée avec le nouveau sanctuaire), il nous faut recueillir une parole qu’il dut prononcer à ce moment, mais dont nous ne trouvons l’écho que plus tard. Pendant le jugement de Jésus, nous voyons apparaître deux faux-témoins qui l’accusent d’avoir dit : « Je puis détruire le temple de Dieu et le rebâtir en trois jours » (Matthieu 26.61). La même parole est reprise par la foule moqueuse autour de la croix (Matthieu 27.40). Cette parole qui est certainement authentique, et qui n’est fausse en l’espèce que parce qu’elle est faussement interprétée, appartient évidemment à l’épisode des vendeurs du temple. Mais il en résulte cette pensée considérable que Jésus se tient lui-même pour la réalité spirituelle dont le temple était l’expression matérielle. Ce que le temple était symboliquement, sa personne l’était en vérité : l’endroit où l’homme adore en esprit et en vérité le Dieu qui est esprit ; le sanctuaire où Dieu rencontre l’humanité et où l’humanité rencontre Dieu face à face. Jésus affirme de la sorte, relativement au culte juif, ce qu’il avait affirmé en Galilée relativement à la tradition, à la loi et à la prophétie juives : la transcendance absolue de sa personne sur tout ce que les Juifs regardent comme définitif et suprême. Il est le maître du culte, du temple et des autels, comme il est le maître du sabbat, des traditions, de la loi et de la prophétie juive. Et il en est le maître, parce que toutes ces choses aboutissent à lui et s’accomplissent en lui. Ce qui domine et règle toute sa conduite, toute son attitude à Jérusalem, c’est cette notion maîtresse : qu’il est lui, le temple du temple, le sacrifice des sacrifices, le seul pur, le seul complet, le seul spirituel, le seul vrai, et que sa mort imminente en réalisera la véritable essence.
On en trouve la preuve dans l’enseignement spécial qui caractérise son dernier séjour à Jérusalem. Il en a deux : l’un pour la foule et les adversaires, l’autre pour ses disciples. Commençons par le premier.
Et d’abord ce qui frappe, c’est leur différence d’avec ceux de son ministère débutant. En Galilée, tout est paix, joie, brèves mais tranquilles espérances ; à Jérusalem les derniers discours de Jésus sont graves, austères, non pas sombres mais tragiques, et tournent tous autour de la pensée d’une mort inévitable et de la part qu’y prendra le peuple. — Il y a d’abord la parabole des vignerons (Matthieu 21.33-41 ; Marc 12.1-9 ; Luc 20.9-16). Ceux-ci commencent par maltraiter et tuer les serviteurs et finissent par le meurtre du fils afin de s’emparer de son héritage. Cette parabole n’est rien autre que l’exposé de la conduite des Juifs dans le passé et dans le présent, telle que Jésus l’a sous les yeux et qu’il en prévoit l’issue finale. Il y a ensuite la parabole de la pierre angulaire. (Matthieu 21.42-44), rejetée par ceux qui bâtissent et qui néanmoins, reste la principale pierre de l’angle. Ceux qui bâtissent ou prétendent bâtir l’édifice du royaume de Dieu, c’est le peuple considéré dans ses conducteurs et ses chefs religieux ; la pierre mise de côté, mais si importante pour les destinées du royaume que quiconque s’y heurte, s’y brise et qu’elle écrase ceux sur qui elle tombe, c’est Jésus lui-même. Aucune image n’est plus frappante des relations respectives de Jésus et du peuple, et de l’histoire subséquente.
La parabole du souper des noces (Matthieu 22.2-10) est la peinture du même drame : les invités refusant l’invitation, les serviteurs qui la font sont méprisés, maltraités et tués ; puis la contre-partie de ce premier acte fournie par un second, où les meurtriers sont à leur tour mis à mort, leur ville détruite, la salle des noces remplie par d’autres invités. Le sens de tout cela est évident : Jésus est le fils du roi ; les fêtes de la noce se donnent en ce moment même ; le peuple et ses conducteurs, les invités légitimes du repas, sont rejetés de Dieu pour avoir méprisé l’invitation de son Fils ; les reproches aux fils de ceux qui ont tué les prophètes, et qui, en leur bâtissant des tombeaux, témoignent contre eux-mêmes qu’ils approuvent l’action de leurs pères (Matthieu 23.35-36). Jésus a là une merveilleuse vision : d’une part Jérusalem, personnifiée et décrite comme un gigantesque persécuteur, coupable de tous les martyres passés, chargée de tout le sang innocent qui, depuis celui d’Abel, a été répandu sur la terre, d’autre part lui, Jésus, conçu comme l’inspirateur et le chef de tous les martyrs, comme la personne suprême dans les veines de qui passe le sang de tous les justes, et par la vertu de laquelle de nouveaux prophètes sont destinés à de nouveaux martyres. C’est dire que, dans la pensée de Jésus, l’heure est venue du dernier acte de la tragédie qui incarnera en le résumant le martyre de tous les justes qui ont vécu dans le monde. Ce martyre suprême, c’est le sien ; son bourreau c’est le peuple juif incarné dans Jérusalem. Jérusalem comblera la mesure de l’iniquité humaine en mettant à mort le seul être qui pouvait la sauver.
Enfin dans le plus sublime et le plus troublant des discours du ministère jérusalémite, celui de la séparation définitive des bons et des méchants (Matthieu 25.31-46), Jésus affirme là un principe qui est impliqué partout, mais qu’il n’a encore jamais exprimé avec tant d’audace et de netteté : celui d’une solidarité qui va jusqu’à la substitution. Ce qu’on aura fait aux hommes en bien ou en mal, on ne l’aura pas fait aux hommes seulement, ni même aux hommes essentiellement, mais à lui-même. Le moindre acte de charité envers ses frères et les nôtres, c’est lui qui en est l’objet véritable ; et l’amour fraternel refusé au moindre des malheureux lui est refusé à lui-même. Ce qui implique qu’il est l’homme de l’humanité, qu’il l’incarne, qu’il la représente tout entière ; aussi bien par la nature que par le caractère moral ; que ce qu’elle souffre, c’est lui qui le souffre ; que ce qu’elle endure et ce qu’elle accomplit, c’est lui qui l’endure et qui l’accomplit. Cela serait stupéfiant, si nous ne savions par nos études précédentes que Jésus est non seulement le représentant de l’humanité normale, mais encore le représentant de l’humanité spécifique, le second Adam dans toute la force du terme. Jésus ne fait ici que développer les conséquences d’une position qu’il a prise dès l’origine vis-à-vis de l’humanité, et que l’histoire subséquente du christianisme a confirmée dix-huit siècles durant, il apporte un nouveau principe de solidarité spécifique. Ce que nous accomplissions dans la solidarité du premier Adam, nous l’accomplissons désormais dans la solidarité du second.
Au point de vue particulier qui nous occupe, celui de l’attitude de Jésus en face de sa mort, il résulte de l’ensemble des discours qu’il prononce à Jérusalem que le moment où il prévoit le plus clairement sa mort (la ruine, semble-t-il, de tout son ministère) est celui précisément où il attache la plus haute importance à sa personne ; et qu’il regarde cette mort, tout ensemble comme la plus épouvantable calamité pour ceux qui l’accomplissent et comme une grâce par excellence pour ceux qui l’accepteront. Tandis que ceux qui perpétreront ce meurtre participeront à ce qu’on pourrait appeler un crime universel, un crime absolu qui les précipitera dans la ruine, ce même crime sera pour, lui, Jésus, l’occasion d’accomplir le salut même de l’humanité. Et le principe qui rend compte des deux faces de ce même fait est celui de son identification avec tout ce qui est juste, tout ce qui est bien, tout ce qui est normal dans l’humanité ; il représente et résume le bien tout court, et c’est en lui que le mal hait le bien, cherche à le détruire, et que, par l’effet même de cette haine, le bien triomphe à jamais du mal.
Passons maintenant des discours publics aux enseignements privés. Nous passerons du même coup dans une atmosphère plus paisible, plus sereine, où la pensée de Jésus, cessant d’être conditionnée par les violentes antithèses de la plus dramatique des situations, va s’épancher dans le cercle intime des siens.
Le premier incident révélateur de cet ordre est celui qui se passe dans la maison de Simon le lépreux (Matthieu 26.6-13 ; Marc 14.3-9). On sait en quoi il consiste : l’onction des pieds de Jésus par un parfum de nard d’un grand prix et les réflexions imbéciles et sordides des disciples. Ce qui importe, c’est la réponse de Jésus. Elle est bien inattendue. Tandis que les siens se livrent à des calculs de bienfaisance où percent les convoitises de l’avarice, Jésus, pour la première fois de sa vie, pense à lui-même, c’est-à-dire à sa mort. « Laissez cette femme, elle a fait une bonne action ; en répandant ces parfums sur mon corps elle a devancé les événements ; sa sympathie lui a fait accomplir un acte prophétique. Ma mort sera de telle sorte qu’elle ne pourra pas être adoucie ; mes amis ne pourront me donner aucun des soins qui calment la souffrance (la leur et la mienne) ; c’est donc maintenant ou jamais qu’il me les faut rendre si vous n’étiez stupides d’intelligence et de cœur, ce n’est pas cette femme, c’est vous qui me les auriez rendus. » Jésus se réjouit de voir l’esprit de son propre sacrifice se refléter dans celui que fait cette femme ; l’amour de celui qui va donner sa vie par amour et sans calcul est réconforté par l’amour analogue qui lui est témoigné.
Mais il y a plus encore que ce réconfort et la pensée dominante de la mort prochaine : en pressentant la mort, Jésus pressent une universelle renommée, un souvenir qui ne se perdra pas. Son Evangile « sera prêché dans le monde entier » et ce qu’a fait cette femme sera raconté à travers les âges, en mémoire d’elle. Etre associé à sa mort, fût-ce inconsciemment, c’est s’associer à un acte que les hommes n’oublieront jamais plus. Rien de plus accusé que cette certitude ; rien de plus simple, de plus familier, de plus sobre, de plus tranquille que la manière et l’occasion de l’exprimer. Sous une autre forme, c’est la même importance et la même signification donnée à sa mort que dans les discours précédents. Plus le dénouement approche, plus haute est sa valeur ; et le sentiment du triomphe, la certitude de l’avenir grandissent à mesure que la ruine s’approche et que l’échec s’avance.
Si, du souper chez Simon le lépreux, nous passons à celui de la Pâque, nous arrivons au centre même de notre sujet. C’est le point central de notre étude, car la mort de Jésus est ici l’objet d’un enseignement à la fois direct et symbolique auquel il est impossible d’échapper et que l’Eglise affirme et confirme de siècle en siècle chaque fois qu’en distribuant le pain et le vin de la Sainte-Cène elle répète les paroles qui ont présidé à son institution2. L’institution de la Cène ouvre un double problème : le problème sacramentel, et le problème plus strictement théologique. Le problème sacramentel porte sur la limite respective du symbolisme et du réalisme dans le rite (jusqu’où va et s’arrête le symbolisme, jusqu’où va et s’arrête la réalité ?) ; cette question, qui se complique de l’influence probable qu’ont exercée les mystères païens de la décadence romaine sur la Cène chrétienne, ne nous occupera pas ici. Nous n’aborderons que la question théologique ; elle ne porte pas sur la valeur plus ou moins symbolique du rite comme rite, mais sur le rapport de l’institution avec la mort de Jésus ; nous demandons plus spécialement : que signifient, sur sa mort, les mots prononcés par Jésus à l’occasion de l’institution de la Cène ?
2 – Or il n’y a pas d’Eglise constituée sans l’institution de la Cène. Cela est à la fois significatif et curieux.
Nous possédons quatre versions différentes de l’institution de la Cène et sur ces quatre il n’en est pas une qui soit littéralement identique à l’autre3.
3 – Forte preuve en faveur de l’authenticité du fait et des paroles qu’elles relatent. Car une relation uniforme pourrait donner lieu de croire à une copie, et l’hypothèse d’une copie porte atteinte à l’indépendance des témoins et des historiens. Au contraire, quatre témoins relatant le même fait en des termes différents attestent que de quatre points différents le même fait a été vu, c’est-à-dire qu’il est réel et que ceux qui en parlent ne répètent pas une leçon apprise.
En outre des deux courants, celui de Paul et de Luc, celui de Marc et de Matthieu, qui se font jour dans la relation de cet épisode, des différences subsistent encore de Paul à Luc et de Matthieu à Marc4.
4 – Voir les textes en question : Matthieu 26.26-30 ; Marc 14.17-26 ; Luc 22.14-23 ; 1 Corinthiens 11.23-25.
Pour ce qui concerne la formule relative au pain, voici ces différences entre Marc, Matthieu, Paul et Luc : — Marc : « Prenez ! ceci est mon corps. » — Matthieu : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » — Paul est plus détaillé : « Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous, faites ceci en mémoire de moi. » — Luc, plus détaillé encore — « Ceci est mon corps qui est donné, pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. » —
Pour ce qui concerne la formule relative au vin, les différences, sont encore plus marquées. Marc est le plus simple : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, lequel est répandu pour plusieurs. » — Matthieu : ceci est mon sang, le sang, de l’alliance, lequel, en faveur de plusieurs, est répandu pour la rémission des péchés, » — Paul : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi, toutes les fois que vous boirez. » - Luc : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang qui est répandu pour vous. »
Ces différences, aisément explicables par ce que nous savons de la formation et de la liberté de la tradition évangélique primitive, n’ont une valeur décisive qu’au point de vue sacramentel. Elles montrent que la validité de la Cène ne dépend en aucune manière de l’uniformité de la formule. Car des paroles si librement modifiées ne pouvaient, avoir à l’origine, l’efficacité sacramentelle (plus exactement : l’efficacité magique) qu’on leur a attribuée dans la suite.
Relativement à la question qui nous occupe, celle de la signification de la mort de Jésus, ces différences, n’y atteignent pas, comme nous allons le montrer, et les quatre versions manifestent, un accord de fond, complet.
Paul et Luc disent : « la nouvelle alliance dans mon sang » ; ils désignent l’alliance comme reposant, sur ou dans le sang, c’est-à-dire ayant le sang pour condition.
Matthieu et Marc disent : « c’est le sang de l’alliance » ; ils désignent le sang comme donnant à l’alliance son caractère, le sang qui est le sceau ou la sanction de l’alliance. L’idée est évidemment la même, soit en ce qui concerne l’alliance, soit en ce qui concerne le sang (ou la mort dont il est le signe), soit en ce qui concerne leurs rapports mutuels. Paul et Luc l’appellent « l’alliance nouvelle » par opposition à l’« ancienne » — tandis que Matthieu et Marc l’appellent « l’alliance » tout court et la représentent comme absolue. La différence est de point de vue, non d’essence.
Paul ne dit rien en ce qui concerne la personne pour laquelle le sang est répandu ; Luc dit : « pour vous ». Matthieu et Marc : « pour plusieurs ». Mais il est évident que Paul a en vue les mêmes personnes que Luc et que le « pour vous » de Luc couvre le « pour plusieurs » de Matthieu et de Marc. Le « pour plusieurs » n’est qu’un élargissement du « pour vous ». Le « pour vous » n’est que le rétrécissement du « pour plusieurs » à ceux qui les représentent actuellement, c’est-à-dire aux disciples.
D’autre part si Matthieu seul précise et définit l’intention ou le but du sang versé, il est évident que le « pour la rémission des péchés » n’est que la teneur explicite de la notion implicitement renfermée dans le « pour vous » et le « pour beaucoup » de Marc, Luc et Paul ; car quelle autre idée Jésus ou les disciples pouvaient-ils donner à ce sang versé (à cette mort, subie) « pour eux », ou « en relation avec plusieurs » si ce n’est celle de la rédemption messianique, c’est-à-dire d’une délivrance morale, donc, d’une rédemption, d’une délivrance du péché ? La phraséologie diffère, le langage est d’un auteur à l’autre plus ou moins explicite ; l’idée de fond ou de base est identique chez tous.
Cela dit, quelle est maintenant cette idée de fond ? Nous ne pensons pas nous tromper beaucoup en y attachant une importance singulière et spéciale. Tout nous y porte : les circonstances qui se préparent, l’heure et le lieu, la relation certaine avec la Pâque juive, la relation non moins certaine avec une institution qui doit durer aussi longtemps que l’Eglise et la prédication de l’Evangile.
Dans la première circonstance, à Césarée de Philippes, Jésus avait parlé de sa mort comme d’un martyre, en relation avec la réalisation du messianisme par les instruments messianiques. Dans la seconde, Jésus en avait parlé comme d’un sacrifice volontaire, d’une rançon pour plusieurs, en relation avec l’esprit et la nature de son service envers l’humanité. Là, dans l’institution de la Cène, ces deux conceptions de sa mort se rejoignent, en une troisième, qui les complète et les synthétise, celle d’une alliance nouvelle ou, pour user de l’ancienne expression calviniste qui est restée attachée à l’Evangile tout entier, celle d’un : nouveau testament, c’est-à-dire que Jésus conçoit sa mort comme inaugurant une nouvelle relation de l’homme avec Dieu, une nouvelle économie de l’amour et de la sainteté divines, et devenant à la fois la base et le point de départ d’une nouvelle situation spirituelle pour l’homme. Cette notion présente la mort sous un triple aspect, qu’il nous faut maintenant examiner dans ses rapports avec la conscience que Jésus a de lui-même et des événements qui se préparent :
a) Un aspect que j’appellerai historico-idéal, par lequel la mort, dans ses relations avec le passé, marque la fin d’une économie, et dans sa relation avec l’avenir, le commencement d’une autre économie.
b) cette mort a une importance en elle-même, indépendamment de la forme qu’elle doit revêtir ou des moyens qui l’entraîneront ;
c) son but et son efficacité est de créer un nouveau peuple de Dieu une humanité nouvelle ; elle n’est qu’un moyen5.
5 – Peut-être trouvera-t-on que l’exposé qui suit n’est pas très clair. Pourquoi? Il m’eût été, facile d’être clair en exposant une interprétation postérieure (théologique) de la Cène. Mais c’est précisément ce que je ne veux pas. Je veux m’en tenir à la pensée de Jésus lui-même, laquelle n’est pas un enseignement didactique mais un symbole, c’est-à-dire une invitation à se former soi-même cet enseignement. Jésus pose la base de la réflexion théologique, mais ne dispense pas ses disciples de penser par eux-mêmes. Il reste dans le plasticisme du symbole.
a) L’alliance que Jésus établit en instituant la Cène une alliance nouvelle, en contraste implicite ou explicite avec l’ancienne alliance et trouve sa condition constitutive dans le sang (règne de la mort) c’est-à-dire dans la mort. Jésus meurt victime de l’ancienne alliance, mais en mourant de la sorte, il l’abolit et en inaugure une autre. Sa mort est l’expression concrète de l’antithèse de l’une et de l’autre et cette antithèse est une donnée de sa conscience personnelle, lentement et douloureusement acquise par l’expérience de son ministère. D’une part en effet, Jésus, nous venons de le voir, a conscience d’être entièrement un avec l’humanité ; de l’autre il est complètement étranger au système et à l’institution religieuse que le peuple (l’humanité empirique) incarne actuellement. Il a fait sienne toute la vérité religieuse de l’hébraïsme prophétique, mais il est en conflit radical avec ceux qui en représentent le type officiel et la forme autorisée (avec ceux qui représentent concrètement l’humanité). Et c’est précisément parce qu’il est Juif sans l’être (homme sans être pécheur), ou plutôt parce qu’il est Hébreu sans être Juif, que l’antagonisme de Jésus et des Juifs (le saint et les pécheurs) est devenu irréconciliable. Il fallait devenir le crucifié du judaïsme, pour être le Messie de la prophétie hébraïque. Il fallait devenir le crucifié de l’humanité anormale, pour être le représentant de l’humanité normale.
Le tragique de la situation culminait en ceci : c’est que le peuple d’Israël (l’humanité empirique) créé pour produire le Messie (l’homme normal), accomplissait en Jésus sa destinée messianique idéale, mais que ce même peuple (cette même humanité), une fois le Messie paru, ne le comprenait pas, ne le connaissait pas, ne trouvait point de place pour lui dans ses institutions et le rejetait de son sein en le livrant à la mort. La parole de Caïphe, bien qu’elle ne nous ait été conservée que dans le quatrième évangile, est exactement vraie de ce que nous savons par les synoptiques ; les scribes et les prêtres pensent tous de même : « Il est expédient pour vous qu’un seul meure pour le peuple et que la nation ne périsse point » (Jean 11.50). C’était l’expression officielle d’un sentiment que Jésus avait vu grandir autour de lui et dont il avait prévu l’issue. Mais quant à l’effet même de cette mort, Jésus et les principaux différaient complètement. Eux pensaient que par la croix Jésus mourrait et qu’eux-mêmes vivraient ; Jésus savait que sa mort, loin de les faire vivre, les ferait mourir. L’anticipation de cette mort, de cette ruine de son peuple, amenée par la sienne propre, remplit tous ses derniers discours. Elle est le fond moral non seulement de son enseignement apocalyptique mais des paraboles que nous avons citées tout à l’heure, de celles qu’il prononcé sur les femmes de Jérusalem (Luc 23.28-31) et de ses lamentations sur la cité qui tue les prophètes (Matthieu 23.38 ; Luc 19.43-44).
La mort de Jésus est donc la mort de l’ancienne alliance (humanité empirique), qui se condamne en le condamnant comme incapable de réaliser son but, et indigne de survivre à son crime. C’est là la partie négative, en quelque sorte rétrospective de la mort de Jésus.
b) Mais en même temps, elle a une partie positive : elle n’est pas seulement le signe, elle crée une alliance nouvelle.
Sans entrer dans aucun détail sur le sens exact (et controversable autant que controversé) du mot « alliance » ou « testament », il nous suffira d’en statuer le sens général, qui est celui d’un nouveau rapport de Dieu avec l’homme, inaugurant pour l’homme une nouvelle forme de la foi et un nouveau principe d’obéissance (c’est-à-dire une initiative nouvelle de Dieu appelant une nouvelle réponse de l’homme).
Or cette relation nouvelle, Jésus la met en rapport avec son sang, c’est-à-dire avec sa mort. C’est là ce qu’il nous importe de comprendre et, pour le comprendre il faut l’interpréter par les circonstances qui président à l’institution de la Cène. Jésus avait fort désiré manger la Pâque avec ses disciples avant de souffrir sa passion (Luc 22.15) et il avait envoyé Pierre et Jean devant lui pour la préparer (Luc 22.8). Il y avait donc entre le dernier souper et la Pâque juive une association d’idées, soit dans l’esprit de Jésus, soit dans celui des disciples. Et c’est par cette association d’idées que les paroles de l’institution de la Cène doivent être comprises, c’est par la Pâque que la mort de Jésus doit être interprétée. Or que signifiait la Pâque juive ?
- C’était la plus familiale et la moins rituelle de toutes les fêtes juives. Son sanctuaire n’était pas le temple, mais la maison ; son officiant n’était pas le prêtre, mais le père de famille. L’agneau pascal n’était pas le symbole de la suprématie sacerdotale, mais celui de l’unité familiale et sociale.
- C’est autour de l’agneau, comme autour de son centre, que se constituait la famille et, par l’ensemble des familles le peuple de Dieu, l’humanité de la promesse.
- Le sang de l’agneau pascal n’est pas versé pour apaiser une divinité vengeresse, pour l’induire en quelque sorte à épargner la famille et la maison qui en présentent le sacrifice ; il est bien plutôt la marque d’une appartenance antérieure et déjà existante de la famille à Dieu (voir le récit de l’Exode). En d’autres termes, le sacrifice pascal n’a pas pour effet de se rendre Dieu propice, mais il témoigne que Dieu l’est et l’a été de tout temps et que ceux qui l’offrent ne sont pas au bénéfice du sacrifice, mais au bénéfice de la grâce prévenante de Dieu. Loin d’être le prix d’une miséricorde achetée par le sacrifice, il est le sceau d’une rédemption gratuite.
- Et du même coup le sacrifice pascal était un signe d’affranchissement. Il indiquait que le peuple d’Israël étant le peuple de Dieu ne pouvait rester esclave de Pharaon, mais qu’il devait vivre comme il convenait à ceux qui appartenaient à celui dont l’autorité n’en souffrait aucune autre. La Pâque hébraïque constituait donc le symbole d’une grâce gratuite, c’est-à-dire rédemptrice, par laquelle se réalisait l’unité de la famille, et par celle de la famille, celle du peuple qui était l’objet de l’affranchissement d’un ancien esclavage.
Il est remarquable qu’entre tous les rites et tous les sacrifices de l’Ancien Testament Jésus ait choisi celui et n’ait choisi que celui-là, pour l’associer à l’institution de la Cène. Mais cette association d’idées elle-même, Jésus ne l’emploie pas selon la lettre (qui tue), mais selon l’esprit (qui vivifie). Il la transporte de la tradition qui s’enchaînait au passé dans le présent, et il en fait un idéal régulateur de l’avenir. Manifestement il conçoit sa personne comme celle de l’agneau pascal ; c’est par cette identification seule que nous pouvons comprendre le rôle qu’il donne au sens de la nouvelle alliance. Entre toutes les figures de L’Ancien Testament, celle-là seule était assez belle et assez pure pour s’appliquer au Fils de l’homme. Elle est l’emblème de l’innocence, de la douceur, de la pureté, l’image de celui qui se laisse tondre et même égorger sans élever la voix, sans protestation. Or le sang ne pouvait être symbole qu’à la condition d’être aussi réalité, je veux dire de signaler et de marquer un membre de la famille de Dieu délivré de l’esclavage du péché, introduit dans tous les privilèges et dans toute la liberté de la filialité divine.
Tel est donc le sens de la mort de Jésus dans la nouvelle alliance : exactement ce qu’était celui de l’agneau pascal dans l’ancienne ; à cette différence près que le symbole cesse d’être symbole et devient réalité. Cette mort marque la fondation et le point de départ d’une nouvelle économie. Elle est un don de Dieu aux hommes, une grâce libératrice (rédemptrice) par laquelle se constitue l’unité du nouveau peuple de Dieu. Quelque chose se fait une fois, pour toutes, sur quoi il n’y a plus à revenir et par quoi l’humanité croyante est affranchie d’un esclavage ancien, de l’esclavage même de l’ancienne alliance.
c) Reste la signification des mots : « pour vous » et « pour plusieurs ».
En quoi et comment le sang versé, c’est-à-dire la mort soufferte, l’est-il « pour plusieurs », « concernant plusieurs » ? C’est ici qu’apparaît, dans l’institution de la Cène et dans son mode, la grande idée que nous avons vu transparaître ailleurs, et qui est le fond de la conscience du Fils de l’homme : celle de son identité humaine, de son unité avec la race dont il est membre, de sa portée représentative par la solidarité spécifique.
Nous l’avons entendu dire déjà que les actes faits à l’égard du plus humble, du plus petit, du plus misérable de ses frères, lui sont faits à lui-même. Cette identification en implique nécessairement une autre : c’est que les actes qu’il fait, lui sont faits par l’homme. En d’autres termes, il est, lui, le Fils de l’homme, le centre de la famille humaine, le point de ralliement de tous les individus humains, l’humanité de toute l’humanité, l’homme de tous les hommes, l’homme central ; de telle sorte qu’au sens réel du mot ses actes deviennent ceux de l’humanité, et sa mort la sienne. Ce que, lui, le Fils de l’homme fait ou souffre, l’humanité entière le fait et le souffre en lui. Or que fait-il? D’une part il est l’agneau pascal dont le sacrifice inaugure le nouveau peuple de Dieu, établit et fonde la nouvelle alliance ; d’autre part, et au même moment, il remplit l’office de père de famille, lequel résume la famille entière, parle et agit au nom de la famille entière. D’une part donc il réalise le sacrifice que symbolisent les éléments ; de l’autre il distribue les éléments qui symbolisent le sacrifice. Cette dualité de fonctions et de relations est parfaitement nette et parfaitement légitime, elle n’a rien de contradictoire ni de forcé ; elle se fonde sur la conscience que Jésus a de lui-même et sur la conscience que les disciples ont de Jésus. Par la première, il est celui dont la mort est un sacrifice, un service, un don de soi pour beaucoup ; par la seconde, il est celui qui agit en lieu et place de ses disciples, celui en qui et par qui ses disciples font ce qu’il fait. Sa souffrance, son martyre, sa passion, sa mort sont donc les leurs ; et leurs aussi le don, le service, le sacrifice qu’il fait de sa vie à la volonté de Dieu. La notion centrale de la Cène est donc celle-ci : l’unité indissoluble du sacrifié et du sacrificateur, la victime se livrant elle-même, la solidarité de Jésus-Christ comme sacrifice et sacrificateur avec les disciples, c’est-à-dire avec l’humanité nouvelle fondée en Jésus-Christ sur la terre.
C’est cette solidarité qui explique le « pour plusieurs », c’est-à-dire qui étend à tous les siens l’acte dont Jésus est l’initiateur et le fait se répéter en chacun d’eux. C’est en vertu de cette solidarité que les disciples sont associés à la mort de Jésus, à tout ce qu’elle suppose et à tout ce qu’elle signifie, et qu’ils deviennent à leur tour des sacrifiés-sacrificateurs, c’est-à-dire des victimes se sacrifiant elles-mêmes. Sans doute, au moment où Jésus parle tout cela n’est encore qu’image et que symbole. Ni la mort n’est encore intervenue, ni les disciples ne s’y associent encore, car à peine comprennent-ils ce que Jésus leur enseigne. Mais le symbole est de telle sorte qu’il se réalisera. Une religion comme le christianisme ne souffre pas de symbole qui ne se réalise pas d’une manière adéquate, et l’on ne peut supposer que celui-là même qui a institué le culte « en esprit et en vérité » institue la Cène comme une chose inadéquate, à jamais irréalisable par l’esprit, c’est-à-dire irréelle et purement symbolique. La réalité du symbole sera donnée, d’une part, dans la mort effective de Jésus, le sacrifié-sacrificateur, la victime se sacrifiant elle-même en esprit et en vérité d’autre part dans la foi des disciples qui, les unissant, les solidarisant avec l’objet de leur foi, fera d’eux comme de Jésus lui-même des sacrifiés-sacrificateurs, des victimes se donnant elles-mêmes. Ainsi se réalisera la parole que l’apôtre répète si souvent « morts avec Christ, crucifiés avec Christ » qui est la vraie chose signifiée par la Sainte Cène. Et de cette mort, effectuée en esprit par la solidarité de la foi, résulteront les effets mêmes que Jésus a indiqués en parlant de la « nouvelle alliance en son sang » ; à savoir pour les disciples comme pour Jésus, la condamnation de l’ancienne économie de l’ancien rapport de l’homme avec Dieu où régnaient la loi et le péché ; mort en Christ équivaudra à : mort à la loi, mort au péché ; — à savoir l’établissement d’une nouvelle économie, d’un nouveau peuple de Dieu, d’un nouveau rapport avec Dieu, où règnent la grâce et la liberté. « Etant donc morts avec Christ, vous n’êtes plus sous la loi, mais sous la grâce », ne cesse de répéter saint Paul.
L’acte figuré dans la Cène est donc réellement une communion. L’Eglise l’a bien nommée : une communion des disciples les uns avec les autres par la communion de chacun d’eux avec la mort de leur maître. Celle-ci n’est pas un sacrifice accompli une fois pour toutes ; elle doit se répéter, se reproduire dans chaque disciple. Et voilà pourquoi la Cène se répète et non le baptême. A cette condition seulement elle sera une « nouvelle alliance », une libération d’un ancien état de choses qui se condamne et se détruit dans cette mort même, une entrée dans une nouvelle économie. Cela résulte de la solidarité que Jésus proclame en instituant la Cène et par laquelle il associe les siens à son sacrifice.
Mais si la mort de Jésus, dans sa pensée, n’est pas une mort isolée, accomplie une fois pour toutes, un sacrifice qui dispense du sacrifice, mais au contraire un sacrifice qui fait du sacrifice un devoir pour tous, il n’en reste pas moins que la mort de Jésus garde un caractère spécial en ce qu’elle est initiatrice de toutes celles qui la doivent reproduire. En ce sens elle est unique. Tous doivent mourir comme Christ est mort et pour les mêmes raisons, mais nul, ne le peut qu’en lui. Les disciples ne peuvent que répéter et reproduire : Christ inaugure. Il pose le type ; il donne non seulement l’esprit du sacrifice, mais sa mesure et surtout le motif et la force de l’accomplir. Lui seul l’a pu faire, parce que lui est le Fils de l’homme. Sa prééminence par rapport aux fils des hommes se retrouve dans sa mort comme elle était dans sa vie.
Tels sont donc, dans l’institution de la Cène, le sens et la portée que Jésus attribuait à sa mort : la condamnation et la fin d’une ancienne économie, l’ouverture et l’établissement d’une économie nouvelle, dont une mort solidaire de la sienne, dont un sacrifice associé au sien — mais dont le sien reste initiateur et typique — rendent participatifs tous les disciples.
Telle est la triple affirmation que Jésus pose et dont il incarne, en quelque sorte, les éléments dans la Sainte-Cène.
Mais, chose remarquable, il ne l’explique pas. Il ne donne pas une doctrine théologique de sa mort. Il ne justifie pas devant ses disciples la portée et la signification qu’il lui donne. Il se contente de la symboliser. S’il avait voulu faire davantage, il l’aurait pu. C’est donc qu’il ne l’a pas voulu. Pourquoi ? Pour la même raison sans doute qui l’a empêché de s’interpréter lui-même comme Messie auprès de ses disciples. Sa méthode est aussi libérale que ses affirmations sont catégoriques. Et comme il voulait que la conviction de sa messianité résultât pour ses disciples de l’expérience de sa personne, afin qu’elle fût leur conviction personnelle, de même il veut que la conviction de la valeur rédemptrice de sa mort résulte de l’expérience de l’efficace de cette mort pour la foi. La justification théorique du fait sera donnée par l’expérience pratique du fait. Jésus laisse le fait avec le sens qu’il lui donne ; bien certain que le fait et sa signification se confirmeront dans l’expérience de la foi des disciples. A ceux-ci d’en produire la théorie complète ; à ceux-ci de mettre la mort de Jésus en relation intelligible avec d’autres faits, tant ceux de l’histoire que ceux de leur vie intérieure, et de la légitimer ainsi devant leur raison comme elle se légitime dans leur expérience.
C’est précisément ce qui nous reste à tenter nous-mêmes. Mais auparavant, il nous faut examiner le fait subjectif, celui de la nécessité psychologique de la mort de Jésus pour le croyant.