Je ne crois pas me tromper beaucoup en disant que cette thèse est aujourd’hui dominante, et qu’elle influe sur ceux-là même qui ne la soutiennent pas expressément. L’opinion qu’elle énonce sera toujours la grande tentation des époques socialistes, par où j’entends les époques chez lesquelles la question sociale se trouve être au premier plan des préoccupations. Or, notre époque est éminemment socialiste.
Sous une forme qui n’est plus guère de mode aujourd’hui, c’est Rousseau qui a formulé la thèse le premier, avec quelque retentissement : L’homme, disait-il, est bon ; la société est mauvaise ; c’est la société qui rend mauvais l’individu bon. Sous cette forme brutale le paralogisme est évident : comment admettre que la somme d’un nombre soit qualitativement différente de chacune de ses unités, et qu’en additionnant des pommes saines, vous ayez un total de pommes pourries ? Si l’homme individuel est bon, comment l’homme social serait-il corrompu ? Si vous définissez la société : l’ensemble des individus, plus leurs rapports réciproques, comment y aurait-il dans la société ce qu’il n’y a pas chez l’individu ? Il faudrait pouvoir dire que ce sont ces rapports eux-mêmes qui sont mauvais en eux-mêmes ; que l’état social est un mal en soi, une chose malsaine et qui, moralement, ne devrait pas être, une déchéance à je ne sais quel état primitif autre que l’état social. C’était en une certaine mesure la pensée de Rousseau. Avec quelques modifications, c’est encore celle de l’anarchisme moderne, lequel condamne la société sans rejeter la sociabilité. Il prétend que l’homme est fait pour vivre avec l’homme, sans doute, mais que cette vie commune et sociable ne devrait pas aboutir à l’état social, à la société organisée, telle que nous la connaissons et que l’humanité l’a toujours pratiquée. Eh bien ! Messieurs, je ne puis pour ma part refuser quelque chose de juste et de légitime à cette aspiration. Elle rejoint une parole de Vinet que je ne puis oublier, à savoir que nous n’étions pas destinés à l’état social, mais à la communion libre des esprits et des cœurs ; et que la société, l’état social, tel que la nécessité de l’ordre nous l’impose, mais avec les éléments de contrainte, et donc de crainte et de mensonge, qu’il implique et produit, n’est pas un bien, mais un moindre bien, mais un mal nécessaire. Et pour tout dire que l’état social est un fruit de la déchéance humaine. Telle était l’idée de Vinet ; c’est aussi la mienne. Sous cet angle, c’est-à-dire envisagée comme suite et conséquence d’un mal premier qu’elle manifeste, je crois qu’elle est acceptable et qu’elle explique bien des choses : instabilité de tout état social, impossibilité d’en trouver un définitif et parfait, malaise profond et répulsion instinctive des âmes généreuses (au nombre desquelles se placent précisément les anarchistes sincères) pour l’organisation, et pour toute organisation sociale. — Mais ce point de vue n’était pas celui de Rousseau et n’est pas celui de l’anarchisme moderne. Pour eux, l’homme est bon, l’individu est bon, l’humanité est bonne ; l’état social seul est mauvais, c’est-à-dire la nécessité de rapports fixes, réguliers et contraignants ou légaux entre les individus. Le problème pour eux est au fond un problème pratique : il faut qu’ils nous montrent dans les faits la possibilité, la bonté, la moralité de la sociabilité humaine anarchiste telle qu’ils la comprennent. Tant qu’ils ne l’auront pas fait, nous ne serons pas convaincus. Et nous avons l’impression qu’ils n’y réussiront jamais d’une façon durable et générale. Pourquoi ? Parce que l’homme n’est pas ce qu’ils croient, parce qu’ils s’illusionnent ou se mentent à eux-mêmes en proclamant que l’homme est bon et l’état social seul mauvais. Parce qu’au contraire, le mal qui est dans l’homme est tellement plus grave que celui qui est dans l’état social, que ce dernier nous paraît comme le seul correctif possible du premier. Tout au plus faut-il concéder ceci : que la vie sociale, si elle réprime souvent, intensifie aussi les manifestations du mal individuel, les rend plus flagrantes et plus palpables en en révélant les conséquences. Et qu’ainsi, le mal individuel ne devient vraiment sensible, n’éclate dans toute son horreur que par sa répercussion sociale. Mais il la précédait puisqu’il la crée.
Il est très curieux de voir que la thèse de Rousseau n’est pas morte de son évidente erreur. Elle survit dans les prétentions du socialisme moderne. Les socialistes (j’entends les vrais, les purs) ne condamnent pas la société et toute société, comme Rousseau (et les anarchistes) ; mais ils tiennent comme lui que l’homme est bon et que, non la société en soi, mais un certain état social (le nôtre), le corrompt ; changez l’état social, vous restituez l’homme à lui-même : vous le rendez au bonheur et à la vertu. Les institutions sociales ont ce pouvoir de rendre l’homme bon ou méchant, de le pervertir ou de le régénérer. Transformer une constitution serait transformer l’humanité même à laquelle elle s’applique : la constitution parfaite donnerait l’humanité idéale. De là vient que tout l’effort des socialistes porte sur l’organisation sociale : en la corrigeant ils s’imaginent corriger l’homme lui-même. Sous une forme atténuée, c’est encore la tendance des « politiques » (des législateurs sociaux) dans leur opposition aux « moralistes ». — Il saute aux yeux qu’il y a dans cette conception une part de vérité, et que la forme politique et civile d’une société étant considérée comme le milieu ambiant de la moralité individuelle, la nature du milieu influe considérablement sur la formation morale de l’individu. Il est clair encore que les institutions sociales ne sont pas moralement indifférentes ; qu’elles préparent les générations qui les subissent soit au bien, soit au mal, et que ce mal ou ce bien une fois éclos, elles l’emmagasinent, le transmettent, le propagent et l’augmententa. Nous accordons tout cela. Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si le remède complet et effectif au mal de l’humanité peut être trouvé dans une organisation sociale quelconque, et si, par conséquent, sa cause, sa vraie cause est là tout entière. Supposez que cette organisation idéale soit celle des phalanstères, comme le voulait Fourier, ou celle des syndicats obligatoires, ou celle du collectivisme étatiste, comme le veulent les socialistes modernes, ou la coopération enfin, comme le veulent quelques autres avec plus d’apparence de raison. Il n’importe, au fond. Il me semble parfaitement certain que la qualité des associations ainsi formées dépendra toujours de la qualité des associés. Établissez la coopération des paresses, des alcoolismes, des débauches, vous n’obtiendrez pas de brillants résultats, ni sous le rapport du travail, ni sous celui de la fortune, ni sous celui du bonheur et de la vertu. Et puis une autre question se pose, inévitable : si l’homme est bon, s’il tend par nature au bonheur vrai, à la vérité, au bien, comment expliquez-vous que les institutions sociales actuelles, source de tous les malheurs et de tous les crimes, aient pu devenir mauvaises ? Ce qui est au fleuve, ne se retrouverait-il pas à la source ? C’est la même difficulté que tout à l’heure : elle nous ramène à la même réponse : le mal et le bien sont dans l’individu avant d’être dans la société, ils la précèdent et ils la font ; ils la précèdent comme un être précède un fait, un état ; et c’est dans l’individu qu’il en faut chercher l’origine véritable.
a – Influence des constitutions libérales et despotiques sur la formation des citoyens. Les uns esclaves, les autres libres ; etc.