Le souverain bien, l’objet de la morale, peut être étudié, nous avons eu déjà l’occasion de le dire, sous trois aspects principaux. Il est, d’une part, le royaume de Dieu dans sa plénitude et, à ce titre, il reste le moment le plus élevé vers lequel doit tendre toute notre existence. En outre, il s’impose comme la perfection réalisée et personnifiée dans l’individu. Cette perfection trouve son modèle dans la vertu accomplie, en la personne du Seigneur Jésus et elle doit s’efforcer de l’imiter. Il est, enfin, la loi de Dieu, l’impératif divin s’adressant à la conscience, le devoir. La forme scientifique, la disposition systématique que doit revêtir la morale, dépend, par conséquent, de cette question première : dans quel ordre étudier les trois faits qui la constituent ? Etudierons-nous, d’abord, la théorie du royaume de Dieu, origine et modèle de toute société humaine, la famille, l’état et l’Eglise ? Aborderons-nous, ensuite, la doctrine de l’imitation de Jésus-Christ pour la faire suivre par l’étude du devoir et de la vertu ? Ou bien, devrons-nous suivre l’ordre inverse ? Cette question, on le sait, a été l’objet des solutions les plus diverses. Les grands moralistes de notre époque, Schleiermacher et Rothe, l’un essentiellement philosophe, l’autre surtout théologien, ne comprennent la morale qu’avec l’idée du souverain bien pour point de départ. Et ce souverain bien, ils ne le conçoivent que sous sa forme la plus réelle et la plus concrète, le royaume de Dieu, Pour eux, dès lors, il faut, avant toutes choses, mettre à la base de la morale la société idéale. Ce n’est, qu’après cette étude, qu’ils abordent celle de la vertu et du devoir. D’autres veulent une méthode tout opposée. Ils ne comprennent la morale, qu’avec la loi pour commencement et premier principe. C’est l’homme, disent-ils, conscience individuelle, qui est appelé à la pratique du souverain bien ; comment pourra-t-il se comprendre lui-même et le devoir, si on le met, d’abord, aux prises avec un idéal qui est le total, la somme de toutes ses obligations et de tous ses devoirs ? Cette conception, ajoutent-ils, pourrait avoir sa raison d’être dans la morale ancienne, mais elle ne se comprend pas dans la morale chrétienne. Et ils observent, à cet effet, qu’il est toujours très dangereux de reléguer dans l’ombre l’individu, la personne morale et, qu’en outre, on ne saurait sans grand inconvénient, ravir à la loi la place d’honneur que lui donne la révélation. Pour eux, la morale est essentiellement la loi dont les assises profondes tiennent au plus vif de la nature humaine. Ils invoquent les traditions et l’autorité de l’Eglise, qui n’a jamais compris la loi, que comme le pédagogue divin qui nous conduit à Christ. Nous reconnaissons volontiers la part de vérité qu’implique cette méthode et, avec elle, nous admettons qu’une morale qui débute par une théorie de la société, est bien plus en harmonie avec la conception antique qu’avec celle de l’Évangile. Nous croyons, néanmoins, qu’à juste titre, la morale peut très bien revendiquer pour son commencement la théorie du souverain bien. Il n’est, après tout, que le total des aspirations morales, le but vers lequel doivent tendre toutes les volontés et toutes les énergies humaines. Nous observons seulement que la morale ainsi conçue, doit être traitée avec un plan et dans un cadre tout autres que ceux, que généralement nous assigne cette discipline. Au reste, en cette question, il ne s’agirait pas pour nous de choisir entre l’une ou l’autre de ces deux méthodes, mais de les concilier.
Pour nous, en effet, la morale ne peut avoir sa raison d’être, qu’à la condition de répondre aux deux besoins premiers de notre nature, tous les deux parfaitement légitimes, parce qu’ils sont profondément humains. L’un essentiellement intellectuel et contemplatif, s’enquiert, avant tout, de la vérité abstraite et des principes, l’autre, au contraire, éminemment pratique, ne comprend l’idée morale, que si elle parvient à revêtir une forme concrète et visible. Dans notre conviction, ces deux intérêts veulent être traités distinctement, à leur place et dans leur milieu, et avec tous les développements que comporte leur respective signification. On ne peut faire droit à cette exigence que si, tour à tour, on les subordonne l’un à l’autre, les étudiant l’un par l’autre. Mais, en distinguant l’intérêt spéculatif de l’intérêt pratique, il faudra nous rappeler que cette distinction n’est que relative et qu’elle n’existe que dans l’intérêt de la morale qui ne veut être qu’une question pratique.
L’intérêt spéculatif appelle la vérité objective et générale. Mais cette vérité relevant, avant tout, du monde moral ne peut être étudiée que dans ses rapports avec les forces constitutives de ce monde, la société et l’individu. L’intérêt spéculatif doit donc commencer par s’assurer, au moins dans ses linéaments premiers, d’une conception de ce monde, au point de vue moral. Cette conception, implique celle du but qui lui est assigné, de la force qui le dirige et de la loi qui préside à l’action de sa liberté. Le royaume de Dieu dans sa réalisation, devient alors le fait qui domine tous les moments de l’histoire, le souverain bien, but suprême vers lequel tendent et se concentrent tous ses moments. La lumière qui éclaire le monde moral et sans laquelle tout n’est que confusion ou ténèbres, nous ne pouvons la recevoir que du royaume de Dieu, cette fin de toutes choses. Elle doit être notre critère pour l’appréciation et l’étude des événements et des révolutions que l’histoire est appelée à traverser. Ce n’est que par elle que nous pouvons apprécier la valeur des choses humaines. Nous ne pouvons entreprendre cette étude, qu’à l’aide d’une règle certaine, à laquelle nous rapporterons toutes nos appréciations comme à l’étalon régulateur, à la pierre de touche infaillible ; cette règle ne peut être qu’un fait d’une valeur incontestée et souveraine. Nous n’avons donc pas à la chercher, nous la possédons, dès lors que nous nous plaçons sur le terrain de la révélation chrétienne. Le Christianisme, en nous disant la fin réservée à ce monde, nous fait connaître en même temps qu’elle en est la signification morale. Quand une fois, cette fin nous sera connue, nous pourrons revenir à son commencement et comprendre son développement historique. Nous retenons donc comme un véritable axiome, que l’étude du monde moral ne peut commencer que par la fin qui lui est assignée. Cette connaissance seule est la clef qui nous livrera les secrets de l’histoire et dans le passé et au présent. Notre étude cependant ne prétend pas faire double emploi avec la philosophie de l’histoire dont le champ reste tout autrement vaste. Mais, nous dira-t-on, d’où vient donc qu’avec ce critère infaillible, il y ait tant de moralistes éminents pour aboutir à des conclusions si tristement discordantes ? D’abord, parce qu’ils séparent la morale individuelle de la morale sociale et de la vie universelle, le fonds dont elles procèdent toutes les deux. Ils ne savent pas non plus les rattacher à l’histoire et à l’ensemble de tous les êtres. Leurs travaux sont donc incapables de jeter la moindre lumière sur les événements, les principes et les forces qui nous entourent et concourent à notre développement moral. Grâce à ces omissions, ils n’ont pu nous donner qu’une morale incomplète. Plus vive et plus instante, se fait aujourd’hui la question des rapports qui doivent unir l’humanité au Christianisme, plus il en est pour les nier ou pour les mettre en opposition. Il n’est donc plus permis au moraliste de les ignorer. Mais ce n’est pas en intercalant dans un traité de morale quelques alinéas sur la conception de la création qu’on pourra répondre à cette exigence. Il faut que ce sujet soit traité de telle manière que, tout en inspirant les données générales, les faits principaux de la morale, il nous donne l’explication du monde moral et de tous les phénomènes, si divers soient-ils, qui en sont la manifestation. Il faut donc que nous apprenions à connaître l’individu, la personnalité individuelle, car le monde moral est un royaume de libres personnalités, soumis tout entier au principe de la personnalité. A ce titre, la morale réclame, avec la conception du monde moral, celle de la vie elle-même. Ces deux conceptions sont inséparables, car on ne peut pas plus comprendre l’individu si, au préalable, on ne sait ce qu’est la vie, qu’on ne peut connaître l’ensemble des êtres, sans l’intelligence du monde ou du milieu qui leur est assigné. L’étude que nous voulons ici entreprendre, devra se restreindre aux faits généraux, c’est-à-dire aux principes qui président au développement du monde moral et sont la règle et l’expression de la vie. Mieux ils seront compris, et mieux ils vaudront comme les réalités objectives qui toujours se retrouvent et s’incarnent dans l’histoire. Si l’on ne veut pas se contenir dans les limites que nous recommandons, on peut, prenant pour point de départ l’idée du souverain bien, aborder, dès le début, toutes les formes particulières, les organismes sociaux qui en sont la manifestation. Mais, à cette exposition, si recommandée qu’elle puisse être par le talent et la science, on aura toujours le droit d’objecter, qu’elle ne fait pas à l’individu la part qui nécessairement lui appartient et qu’elle subit en même temps, d’une manière trop sensible l’influence de l’objectivisme, exclusif et païen. Telle est, soit dit en passant, l’objection que provoque la morale de Rothe. Remarquable et excellente, comme exposé de nos devoirs, elle ne sait pas nous montrer dans la loi le pédagogue qui conduit à Christ. L’auteur répond, il est vrai, qu’il ne peut pas y avoir de morale scientifique si, dès l’entrée et comme point de départ, on ne la subordonne pas à l’idée du souverain bien. Mais, Rothe oublie, et c’est là toute la question, que l’intérêt scientifique, quelle que soit la forme qu’on lui donne, n’est pas le seul dont la morale ait à se préoccuper et qu’il en est un autre, d’une valeur tout autrement considérable, qui nous oblige à intervertir pour mieux les étudier, l’ordre dans lequel doivent se présenter les faits moraux.
Ce n’est pas, en effet, dans l’intérêt d’une spéculation théorique et abstraite, que nous abordons l’étude de la morale. Pour nous, elle ne vaut, qu’à la condition d’être une règle et, au sens strict du mot, la loi du bien vivre, s’imposant à l’existence actuelle, s’adressant à elle seule, sans faire intervenir, même dans ses grands traits, la préoccupation d’une existence idéale. Il en est cependant qui, se plaçant à un point de vue exclusivement spéculatif, aiment à répéter, que la morale est la plus intéressante de toutes les sciences, mais à la condition qu’elle ne s’occupe que des principes généraux, et ne vise qu’à la recherche d’une idée première qui lui permette d’expliquer la vie, la création et l’histoire. Ils ne craignent pas de dire, qu’elle devient la plus vulgaire et la plus ennuyeuse de toutes les redites, lorsqu’oubliant la haute spéculation, elle s’abaisse à détailler des prescriptions, des recettes pour la conduite de chaque jour. Contrairement à ce préjugé, il faut savoir affirmer que l’intérêt moral et pratique peut seul, au sens le plus large et le plus humain, ennoblir la vie et lui donner sa véritable signification. Ainsi conçue, la morale ne doit jamais se désintéresser des grandes questions qui restent la passion et l’honneur de la pensée humaine. Mais ces grandes théories, elle ne les abordera jamais, qu’en se rappelant, qu’elles n’ont de valeur, qu’à la condition de devenir une réalité pratique, applicables à toutes les circonstances d’une existence humaine digne de ce nom. Il faut donc que la morale, non seulement nous donne une conception idéale de la vie et de la création, mais qu’avec cette conception, elle sache faire un idéal susceptible d’être vécue et de faire de la vie présente, la plus vraie et la plus belle de toutes les réalités. En d’autres termes, nous devons lui demander, non seulement, la théorie des principes et de l’idéal, mais l’art du bien vivre au sens le plus’élevé. Ce résultat ne peut être obtenu que par la formation d’un caractère, d’une personnalité. L’intérêt pratique exige donc, qu’à l’exposition théorique et générale, on ajoute une instruction spéciale qui, avec les moyens capables d’affermir et de diriger notre développement moral, nous indique aussi les obstacles et les dangers que nous aurons à rencontrer et à surmonter. En un mot, la morale avec une pédagogie, et une pédagogie imprégnée du sérieux chrétien, doit aussi nous donner une forte discipline capable de nous retenir sous une influence éducatrice. Nous pouvons ici, pour cette partie de la morale, faire une place d’honneur à Epictète, l’un des moralistes païens qui, dans ses divers traités et surtout dans son manuel, s’est préoccupé de faire un homme du philosophe. Il ne veut pas que son sage idéal s’inquiète seulement de ses élèves pour modifier leurs idées, ou leur en inculquer de nouvelles ; il veut surtout qu’il s’applique à les rendre meilleurs dans la vie intime et dans tous leurs rapports sociaux. Dans l’Eglise chrétienne, toute la littérature édifiante est inspirée par la même préoccupation. Nous renvoyons volontiers aux écrits dans le genre de ceux de Tauler, l’Imitation de la vie humiliée du Seigneur Jésus-Christ, à l’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis, au Véritable Christianisme de Arndta. Tous ces traités et d’autres encore de la même école, inspirés par un ascétisme toujours fortifiant, ne font que développer sous une forme populaire et pratique ce que la morale, à son tour, expose et coordonne dans un système scientifique. Cet intérêt pratique, une fois admis, nous devons faire du développement de la personnalité humaine, l’objet principal de notre étude. Dominé par cette préoccupation, avant de nous mettre en présence du monde moral, du royaume, de l’ensemble de toutes les personnalités que présuppose nécessairement l’individu, il nous faudra, d’abord, rechercher une personnalité unique qui, une fois trouvée, nous aidera à nous élever jusqu’à l’ensemble de toutes les personnalités, c’est-à-dire, jusques au royaume qui représente toutes ces libres personnalités. Cette personnalité première n’absorbe pas ce glorieux ensemble, elle n’en est qu’un des membres, le chef. Nous aurons également à connaître, comme concourant à la formation de ce royaume, divers organismes, la famille, le peuple, l’état, l’Eglise, la commune. Ces organismes, à leur tour, deviennent tout autant de personnes morales, agrandies qui, en raison même des devoirs spéciaux qu’ils ont à remplir, ont aussi des obstacles à rencontrer, des difficultés, des luttes à soutenir. Pour reconnaître à cette lutte un caractère moral, une influence généreuse, il faut regarder à la loi qui l’inspire ; seule la qualité de cette loi pourra nous en garantir la valeur réelle. Toutes les œuvres qui relèvent de cette loi seront tout autant de moments particuliers pour marquer sur la route qu’ici bas poursuit le royaume de Dieu, les états divers, les principales stations qu’il est appelé à traverser. On peut dire, à ce point de vue, que la morale pratique, au sens strict du mot, commence par l’imitation de Christ, mais pour tendre toujours plus à la vie dans la communion avec Dieu et nos semblables. Mais, la vie qui imite le Seigneur Jésus, suppose la vie sous la loi et dans le péché et, par conséquent, un développement antérieur et anormal qui doit erre contredit par la conversion. Nous n’aurons donc le développement complet de la personne morale, qu’à la considérer, d’abord, sous la loi et dans le péché. Si spéculatives que puissent paraître les études que nous allons aborder, elles n’en seront pas moins inspirées par l’intérêt immédiat de la morale pratique.
a – Pour le lecteur Français les meilleurs ouvrages d’édification à consulter, seraient d’abord : l’Histoire de nos pères (Puaux et de Félice), le Voyage du chrétien de Bunyan, la Préparation à la communion de Claude. Les Adieux de Adolphe Monod et l’éducation progressive de Mme Necker de Saussure. (N. du T.)
Ces deux intérêts, la théorie et la pratique, doivent l’un et l’autre trouver leur satisfaction dans l’étude de la morale, sans que jamais l’un ait à souffrir au détriment de l’autre. Pour satisfaire à cette double exigence, il nous suffira de les étudier attentivement, chacun à sa place, et de leur accorder à tous les deux, la part légitime et entière qu’ils ont le droit de réclamer. La morale, pour nous, comprend donc deux parties, une partie théorique ou spéculative et une partie pratique. En ce sens, nous voulons rester fidèle à l’ancienne division de la morale. Comme elle, nous voulons la morale générale et la morale particulière ou spéciale, Mais, pour prévenir toute méprise, nous tenons à dire que notre morale spéciale ne sera pas une sous-division, un deuxième chapitre de la morale généraleb.
b – Nous voulons en faire une œuvre indépendante ; elle aura tous les développements qui lui sont nécessaires, une économie appropriée à son objet spécial et un point de vue nouveau.
Avant d’aborder la théorie du monde et de la vie selon la morale, il nous faut dire, au préalable et aussi succinctement que possible, les axiomes ou les postulats que réclame la morale et sans lesquels, on ne saurait la concevoir car, sans eux, elle n’aurait plus aucune raison d’être. Dans les pages qui précèdent, plusieurs fois nous les avons entrevues, mais nous n’avons pu que les signaler en passant. Maintenant nous allons en faire l’objet spécial de notre étude, et cette étude sera la première partie de la morale générale.