Une opinion qui semblerait plus fondée que la précédente, c’est celle qui fait prophétiser Habakuk sous le règne de Manassé ou sous celui de Josias. Elle s’appuie, en effet, contrairement à l’opinion précédente, sur des arguments assez nombreux et dignes en même temps d’un plus sérieux examen. Nous exposerons ces arguments, en commençant d’abord par ceux que l’on cite pour montrer, d’une manière générale, l’antériorité du livre d’Habakuk au règne de Jojakim ; nous en viendrons ensuite aux arguments plus spéciaux qui font placer ce livre soit au temps de Manassé, soit au temps de Josias.
1° On s’appuie sur la pureté du langage, sur le style éminemment classique d’Habakuk, pour conclure qu’il a dû nécessairement prophétiser dans les beaux temps de la littérature hébraïque, au temps d’Ésaïe, de Michée, etc. Eichhorn le montre par une comparaison très poétique. « Un rossignol, dit-il, ne chante pas au cœur de l’hiver, dans un bosquet de bois mort ; ainsi Habakuk ne peut avoir chanté lorsque la langue hébraïque était déjà morte. » Mais nous nous permettrons de douter de la justesse de la comparaison. En effet, si la rigueur des frimas influe sur le rossignol, et l’empêche de faire entendre ses chants mélodieux, une époque, dans laquelle une langue aura déjà souffert de quelque corruption, pourra-t-elle influer sur un homme de génie ? Le génie n’est-il pas de tous les siècles, et doit-on raisonnablement conclure de ce qu’un écrivain a vécu dans un temps où la langue était corrompue, qu’il a dû nécessairement s’y asservir ? Évidemment, non ; et l’on peut, sans sortir de la littérature hébraïque, en donner des preuves positives. Jérémie s’élève parfois à une poésie d’une grande beauté et d’une grande richesse, dans les discours qu’il prononça sous Jojakim et même sous Sédécias. Le psaume 102, composé vraisemblablement sous l’exil, est certainement l’œuvre d’un auteur qui a su s’élever au-dessus du langage populaire d’alors. « De plus, dit Stæhelin, le langage d’Habakuk, quoique généralement pur et exempt d’araméïsmes, trahit cependant, en quelques endroits, une époque postérieure. Ainsi le verbe קלם (Habakuk 1.10, se moquer) ne se retrouve que dans 2 Rois 2.23 et Ézéchiel 16.31 ; 22.5 ; פוש (Habakuk 1.8, s’avancer avec orgueil), sauf le passage de Nahum 3.18, ne se rencontre que dans Jérémie 50.11 et Malachie 3.20. » A ces verbes, nous pourrions encore ajouter les mots עבטיט (Habakuk 2.6), כפיס (Habakuk 2.11), רפתים (Habakuk 3.17), qui ne-sont employés que par Habakuk. La racine de כפיס (כפס) est peut-être d’origine syriaque, et celle de רפתים, d’origine arabe. Ainsi donc, selon nous, le langage d’Habakuk ne peut être invoqué comme argument a priori pour rapporter nécessairement l’œuvre de ce prophète à l’époque de la grande littérature hébraïque. Eichhorn, quoique très catégorique dans son Introduction, revint cependant de son idée primitive dans un ouvrage subséquent, et plaça la composition du chap. 1 sous Jojakim, sentant sans doute le peu de valeur de l’argument qu’il avait donné d’abord.
2° Hævernick et Delitzsch, pour montrer que le livre d’Habakuk a dû être composé avant que l’on songeât à l’invasion chaldéenne, citent l’expression לא תאמינו כי יספר (vous ne la croiriez pas, si on la racontait, (Habakuk 1.5), prétendant que, depuis le règne de Jojakim, l’invasion pouvait se prévoir par une simple vue humaine, et que, par conséquent, il n’y avait rien d’incroyable à ce qu’on l’annonçât.
Mais cette objection repose, nous semble-t-il, sur une mauvaise interprétation du texte. En effet, ce n’est pas tant le fait d’être envahi par les Chaldéens qui devait paraître incroyable à Juda, surtout si, comme Hævernick l’avoue, Jérémie (ch. 4 à 6) prédisait à peu près à la même époque une invasion des Chaldéens. Mais ce que Juda ne pouvait croire, si on le lui racontait, ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, c’était la manière dont les Chaldéens se comporteraient à son égard ; c’était que lui, le peuple de Dieu, serait traîné en captivité à Babylone et cela pour un espace de soixante-dix années. Or, ce fait-là n’était pas plus incroyable sous Manassé, sous Josias, que dans les premières années du règne de Jojakim, puisque les Chaldéens n’avaient pas encore mis le pied en Palestine à cette époque.
Hævernick, pour donner plus de force à son argument, rapproche : le passage Habakuk 1.5, de 2 Rois 21.10-12 où le prophète dénonce ainsi le châtiment de l’Éternel : Et l’Éternel parla par ses serviteurs les prophètes, en disant : Parce que Manassé, roi de Juda, a commis ces abominations, surpassant en cela tout ce qu’ont fait les Amorrhéens qui ont été avant lui, et parce qu’il a fait aussi pécher Juda par ses dieux infâmes, à cause de cela, l’Éternel, le Dieu d’Israël, parle ainsi : Voici, je m’en vais faire venir sur Jérusalem et sur Juda un mal tel, que quiconque en entendra parler, les deux oreilles lui en corneront.
Mais de quoi s’agit-il ici ? Il s’agit d’un peuple entièrement idolâtre, et auquel l’Éternel annonce, à cause de cela, une punition terrible. Il s’agit d’un roi qui, le tout premier, a renversé le culte du vrai Dieu. Or, peut-on croire que si Habakuk avait vécu à cette époque, il eût passé sous silence de telles abominations ? N’eût-il pas flétri en des termes clairs et précis, non seulement le peuple qui méconnaissait son Dieu, mais ce roi surtout qui se mettait lui-même à la tête des ennemis de Jehovah ? On a voulu voir, il est vrai, dans le passage Habakuk 1.2-4 une description de l’idolâtrie ; mais il est impossible, consciencieusement, de souscrire à cette opinion. Hævernick le dit lui-même : « On n’est pas du tout autorisé à voir dans le passage 1.2-4, d’Habakuk, une description du culte des idoles. » C’est donc à tort gu’Hævernick s’est appuyé sur ce rapport entre Habakuk et le second livre des Rois pour consolider l’argument qu’il présente, avec Delitzsch, en faveur de l’antériorité du livre d’Habakuk au règne de Jojakim.
3° Hævernick, reconnaissant, avec raison, que le passage Habakuk 1.2-4, ne peut nullement s’entendre des dévastations faites par les Chaldéens dans le pays de Juda, le cite comme s’appliquant très bien au règne de Manassé, et le rapproche ici de 1 Rois 21.1-18. Sans doute, ce passage pourrait s’appliquer à ce règne, quoiqu’il en soit cependant une description bien fade et bien peu complète, mais ne cadre-t-il pas tout aussi bien avec ce que nous savons du règne de Jojakim, de ce roi qui fit ce qui est mauvais devant l’Éternel, comme ses pères avaient fait (2 Rois 23.37 ; 2 Chroniques 36.5), et qui, sourd aux exhortations de Jérémie, déchira, à coups de canif, les écrits de ce prophète et les jeta au feu de sa propre main (Jérémie 36.23) ? L’argument ne prouve donc rien spécialement en faveur des règnes de Manassé ou des premières années de Josias.
4° On avance, comme argument, la place qu’Habakuk occupe dans le Canon, et l’on prétend que, puisqu’il a été mis par le ou les collecteurs du Canon entre Nahum et Sophonie, c’est qu’il a dû prophétiser dans l’intervalle qui sépare ces deux prophètes. — Pour que cet argument eût quelque valeur, il faudrait que l’ordre, dans lequel les petits prophètes nous ont été conservés, fût un ordre chronologique. Hævernick nous dit à ce sujet : « Il y a déjà, chez les anciens, une grande incertitude sur le principe d’après lequel cette collection a été faite. C’est dans un temps plus récent qu’on a commencé à pressentir le vrai principe, quoique d’une manière encore très vacillante et indéterminée. Mais le fait que ce livre (les XII petits prophètes) a été arrangé dans un ordre chronologique, ne souffre aucun doute. »
Il nous faudrait, pour répondre à une telle assertion, faire une étude approfondie sur l’âge de chacun des petits prophètes. Le temps nous manquant pour cela, nous nous bornerons à reproduire ici les observations d’hommes qui font autorité en pareille matière.
Hævernick reconnaît lui-même qu’on est resté longtemps avant de trouver le principe qui a dirigé pour la collection du canon ; cela seul ébranle déjà sa conclusion. Mais, parmi les critiques modernes les plus distingués, nous voyons Éwald 1 qui donne, pour les petits prophètes, l’ordre suivant : Joël, Amos, Jonas, Osée, Zacharie 9.1 — 11.17 ; 13.7-9 ; Michée, Nahum, Sophonie, Habakuk, Zacharie 12.1 — 13.6 ; 14, Abdias, Aggée, Zacharie, 1-8, Malachie. — Hitzig reconnaît que l’ordre conservé dans le canon hébreu n’est pas l’ordre chronologique. De Wette confirme également cela : « L’ordre, dit-il, semble être chronologique ; mais il est différent d’après les manuscrits hébreux et les manuscrits grecs, et n’est pas tout à fait exact. » Puis, après avoir donné l’ordre d’après le Canon hébreu et d’après les LXX, il pose le suivant, comme étant l’ordre véritable : « Joël, Jonas, Amos, Osée, Michée, Nahum, Sophonie, Habakuk, Abdias, Aggée, Zacharie, Malachie. » C’est aussi celui que défend M. Preisswerk. Enfin Bleek combat directement ceux qui font, de la place des petits prophètes, un argument en faveur de leur âge. « On peut croire, selon toute vraisemblance, dit-il, que l’auteur de la collection a eu en vue un ordre chronologique ; mais c’est une erreur d’attribuer, comme le font Jérôme déjà, puis Hævernick, Caspari, Hengstenberg, à l’ordre tel qu’il a été conservé dans le Canon, une autorité telle qu’on se laisse déterminer par là dans son jugement, sur l’âge réel de chacun de ces prophètes, et sur leurs rapports les uns avec les autres. » Puis il ajoute que Joël, Abdias, Jonas et la seconde partie de Zacharie n’occupent point la place qui leur serait due dans ce cas.
Nous sommes donc conduit à voir dans l’affirmation d’Hævernick un fait qui est loin « de ne souffrir aucun doute, » et nous refusons, en conséquence, de donner une valeur critique à l’ordre des petits prophètes, tel que nous le possédons dans le Canon hébreu, cet ordre ne pouvant pas servir de base solide.
5° Hævernick seul s’appuie sur les rapports qu’il y a entre les prophéties de Nahum et d’Habakuk, pour conclure que celui-ci a prophétisé sous Manassé. « L’étroite liaison, dit-il, de notre prophétie avec celle de Nahum, avec laquelle elle est dans un rapport remarquable, ne permet pas qu’on éloigne beaucoup l’un de l’autre l’âge des deux prophètes. » Mais nous avouons franchement n’avoir pas saisi cette liaison intime. Ce que nous savons, c’est, comme le dit Hævernick, que chacun de ces prophètes avait sa vocation bien tranchée, l’un devant prophétiser sur Juda et les Chaldéens, l’autre sur Ninive. Tous deux ont des oracles de mort à prononcer, voilà le seul rapport que nous voyons entr’eux. Or ce rapport empêcherait-il ces deux hommes de Dieu d’avoir prophétisé à une époque très éloignée l’un de l’autre ? Nous ne le pensons pas.
Nous profiterons de ce que nous parlons de cet argument d’Hævernick, pour lui demander, avec Delitzsch, comment il se fait qu’Habakuk n’ait pas dit un mot des Assyriens, qui, gouvernés alors par Essarhaddon, fils de Sanchérib, étaient, sous Manassé, le seul ennemi redoutable de Juda. Nous savons, en effet, d’après le livre des Chroniques (2 Chroniques 33.11) et d’après Josèphe (Antiq.10.4) qu’ils envahirent la Judée sous le règne de ce prince, et emmenèrent Manassé captif à Babylone. Pourquoi Habakuk s’est-il tu sur ce grand fait ? Hævernick semble vouloir l’expliquer en disant : « Habakuk n’avait pas à revenir sur l’Assyrie ; cela s’opposait à son mandat, et peu avant lui, Nahum avait tout épuisé sur ce sujet. » Mais comment croire qu’Habakuk, assistant à des événements d’une telle gravité, ait pu se dire en lui-même : Nahum a tout dit ce qu’il y avait à dire sur l’Assyrie, je n’ai pas à y revenir. — L’objection d’Hævernick ne semble pas sérieuse.
6° Hævernick et Delitzsch s’appuient tous les deux sur les rapports que l’on peut établir entre différents passages de Jérémie et d’Habakuk, pour conclure d’après cela qu’Habakuk n’a pas pu prophétiser après la 13e année du règne de Josias, cette année étant le terminus ad quem qu’on ne pouvait pas dépasser. Voici les passages qu’ils indiquent :
a) Nous objecterons d’abord que cet argument n’est fondé que sur un rapport entre les mots, et que, par conséquent, il nous semble s’appuyer sur une base tout à fait arbitraire. En effet, lorsque deux écrivains distingués emploient quelques expressions semblables pour exprimer la même pensée, peut-on raisonnablement conclure qu’ils se sont copiés l’un l’autre ? La conclusion nous paraît hasardée ; nous la comprendrions toutefois s’il y avait identité entre plusieurs phrases entières. Mais puisqu’il ne s’agit que d’un simple rapport entre quelques mots, ne pourrions-nous pas avec autant de raison comparer Jérémie 8.13 avec Habakuk 3.17 ; Jérémie 8.16 avec Habakuk 2.8 ; Jérémie 10.14a avec Habakuk 2.19 et conclure de ces rapports qu’Habakuk a prophétisé dans les dernières années de Josias ? Ne pourrions-nous pas comparer également Jérémie 22.13 et Habakuk 2.12 ; Jérémie 51.58b et Habakuk 2.13, et conclure encore qu’Habakuk a prophétisé dans les dernières années de Jojakim, sous Jojakin ou la première année de Sédécias ? Si nous avons cité ces exemples, c’est pour montrer tout l’arbitraire qu’il y a dans un argument, qui ne repose que sur le rapprochement de quelques mots.
a – Ces passages de Jérémie ont été écrits sous Jojakim.
b – Ces passages de Jérémie ont été écrits sous Sédécias.
b) Mais nous ferons une autre objection à l’argument d’Hævernick et de Delitzsch, objection portant sur le fond même des prophéties de Jérémie et d’Habakuk. D’après Hævernick, les chap. 4 à 6 de Jérémie, dont il a tiré ses exemples, renferment des prophéties contre la corruption de Juda, et annoncent, en retour, un châtiment de la part de l’Éternel, châtiment qui s’exécutera par l’intermédiaire des Chaldéens. C’est bien là le sujet qui est aussi traité dans la prophétie d’Habakuk. Mais malheureusement, Jérémie parle d’un peuple qui viendra sans nommer ce peuple. Aussi beaucoup de critiques ont-ils pensé que ce peuple dont l’invasion est prédite, était, non pas les Chaldéens, mais les Scythes ; ce qui semble assez probable. Le prophète, en effet (Jér. ch. 6, parle de hordes ennemies venant du Nord (מארע צפון) ; il mentionne l’invasion comme présente ou imminente, et nous savons d’après Hérodote (1.15, 103-106) qu’à cette époque les Scythes s’étaient répandus en Asie et avaient envahi la Syrie et la Palestine, jusqu’à ce que le roi Psammétick les eût contraints à se retirer.
Mais nous admettons, pour le moment, avec Hævernick, qu’il est parlé ici de Chaldéens ; nous admettons avec lui, et c’est l’opinion la plus vraisemblable, que ce fragment de Jérémie (ch. 4 et 6) a été écrit sous Josias ; nous admettons enfin que Jérémie a emprunté d’Habakuk plusieurs expressions ; mais nous demanderons alors pourquoi Jérémie, qui était plus près qu’Habakuk du temps où devait s’accomplir la prophétie, et qui, par conséquent, devait connaître les Chaldéens mieux qu’Habakuk, ne nomme pas ce peuple par son nom, comme il le fait plus tard, tandis qu’Habakuk, qui a prophétisé sous Manassé (selon Hævernick), nomme et décrit un peuple qu’on ne connaissait encore nullement ? Il est reconnu que la prophétie est toujours plus claire à mesure qu’elle s’approche du terme de son accomplissement ; or ce serait ici précisément le contraire.
En résumé, tout en reconnaissant les rapports signalés par Hævernick et Delitzsch entre Habakuk et Jérémie, nous ne pensons pas qu’on puisse les invoquer pour établir la priorité d’Habakuk sur Jérémie, ces rapports n’étant que des rapports de mots, et ne fournissant ainsi pour l’argumentation qu’une base faible et arbitraire.
7° Delitzsch, pour arriver à déterminer l’époque à laquelle Habakuk a prophétisé, s’appuie encore sur l’expression בימיכם (en vos jours, Habakuk 1.5). « Habakuk, dit-il avec raison, déclare positivement que l’œuvre de la justice divine s’exécutera pendant les jours de ceux à qui son discours s’adresse (car בימיכים exclut, comme dans Joël 1.2, l’époque de la vie des pères et des petits-fils). » Puis il compare cette expression au בימיכים qui se trouve dans Jérémie 16.9 et Ézéchiel 12.25. — Nous n’avons pas ici à combattre son argument, car il est parfaitement fondé et exact ; aussi lui-même est-il forcé de conclure ainsi : « L’analogie de ce mot בימיכים d’Ezéchiel, semble confirmer qu’Habakuk prophétisait sous Jojakim. » Mais, on le comprend, il ne pouvait s’arrêter là ; aussi ajoute-t-il : « Il existe cependant une raison qui nous force à placer Habakuk dans le temps qui a précédé le règne de Jojakim. »
8° Cette raison, donnée par Delitzsch 2, c’est le rapport qui existe entre Habakuk 2.20 : ויהוה בהיכל קדש הם מפניו כל האתרץ et Sophonie 1.7 : הם מפני אדני יהוה. Il veut montrer que Sophonie a emprunté son passage à Habakuk, pour conclure qu’Habakuk a aussi prophétisé sous Josias.
Il nous dit d’abord qu’ « il n’est pas probable que ces deux passages soient indépendants l’un de l’autre et qu’il n’y ait aucun rapport entre eux ; » et en cela, il s’appuie sur le fait que, dans les deux prophéties, la circonstance qui amène cet appel au silence devant Jehovah, est tout à fait la même, à savoir « une grande catastrophe, une apparition de Dieu pour le jugement qui se prépare. » Ceci est vrai, la circonstance générale est la même : le prophète montre Dieu se préparant à punir, d’un côté les Chaldéens, de l’autre Juda. Mais c’est justement cette analogie des circonstances qui nous fait voir dans l’argument de Delitzsch, un argument peu concluant. Quoi d’étonnant à ce que la même circonstance, et une circonstance surtout comme celle de l’apparition de Dieu, amène dans l’esprit des deux prophètes la même pensée et les conduise à exprimer cette pensée sous une forme semblable ? Nous serions beaucoup plus surpris si, la circonstance étant différente, les deux écrivains avaient employé cette même expression ; et alors, nous semble-t-il, nous serions plus en droit de supposer que l’un a copié l’autre.
Delitzsch avait naturellement à établir que les mots :
הם מפניו כל–הארץ
d’Habakuk étaient originaux, afin de pouvoir conclure que Sophonie les lui avait empruntés.
a) Pour cela, il montre d’abord que Sophonie a emprunté beaucoup de passages à des prophètes plus anciens, comme Joël, Amos, Michée, Esaïe. Comp. :
Il montre de plus que l’on trouve dans Sophonie des passages entiers composés d’expressions empruntées à des prophètes antérieurs, ces expressions étant emboîtées les unes dans les autres, et formant ainsi comme une sorte de mosaïque, et il cite Sophonie 1.13-16, comparé avec Amos 5.11 ; Joël 2.2 ; Amos 1.13-14 ; 2.2. — Nous reconnaissons l’exactitude de ces rapports ; mais, à vrai dire, sauf pour quelques versets (comme Sophonie 3.19, et Michée 4.6), ils sont en général bien faibles. Nous reconnaissons en outre que Sophonie est peut-être un des prophètes qui a le plus emprunté à ses devanciers. Mais, nous le répéterons, nous ne croyons pas que d’un simple rapprochement de mots on soit autorisé à établir la priorité d’un prophète sur un autre, surtout lorsque, comme pour les versets qui nous occupent, la comparaison donne un rapport très peu saillant.
b) Delitzsch, en faveur de l’originalité de l’expression d’Habakuk, s’appuie encore sur ce que ce Habakuk le passage est plus complet et plus profondément enraciné dans l’ensemble du discours, tandis que « dans Sophonie il est plus court et plus obscur. » Quant à nous, nous ne saurions voir une différence essentielle dans la manière dont la phrase en question est agencée dans l’un et l’autre discours, car Habakuk et Sophonie parlent tous deux d’idolâtrie, et rappellent à ceux qui s’y adonnent qu’ils ne peuvent échapper à l’Éternel. Cependant, s’il fallait voir une différence, nous dirions que, dans Sophonie, l’expression הם מפני אדני יהוה nous paraît, au contraire, plus liée avec le contexte, étant suivie de la conjonction כי tandis que, dans Habakuk, elle est émise subitement et sous forme d’exclamation.
Nous ne saurions donc trouver avec Delitzsch que le passage d’Habakuk soit l’original et que par conséquent Sophonie ait pu le lui emprunter. Avec autant de raison, nous semble-t-il, on pourrait retourner l’argument, et conclure qu’Habakuk a emprunté l’idée à Sophonie, et qu’avec son imagination vive et son esprit éminemment poétique, il lui a donné cette forme plus brusque et plus saisissante.
9° — Delitzsch, pour établir qu’Habakuk n’a pu prophétiser avant la 12e année du règne de Josias, s’appuie sur le chap. 3 d’Habakuk, qui, vu la souscription où se trouve le mot למנעח, suppose la réorganisation de l’ancien culte et du chant liturgique. En cela nous sommes de son avis, mais nous irons plus loin encore dans notre conclusion et nous dirons que, vu cette souscription, Habakuk n’a pas pu prophétiser avant la 18e année de Josias. Nous savons en effet, d’après 2 Rois 22.3 et suiv. et 2 Chroniques 34.3, que c’est seulement dans la 18e année de son règne, que ce prince fit réparer le temple, et que, cette année-là, il fit célébrer une fête de Pâques solennelle, dans laquelle on vit apparaître des Lévites et des Chantres (משרּים לוים). Le culte cessa-t-il d’avoir lieu dans les règnes qui suivirent ? Les livres des Rois et des Chroniques n’en disent rien ; mais nous ne le croyons pas, puisque nous voyons que, sous le règne de Jojakim, Jérémie exhorte au chant des Cantiques (Jérémie 20.13), et que sous celui de Sédécias, il est fait mention de Lévites (Jérémie 33.21-22). Ainsi donc l’expression de למנצח outre qu’elle combat l’opinion de Delitzsch, peut avoir sa raison d’être aussi bien dans les dernières années du règne de Josias, que sous les règnes de Jojakim et de Sédécias.
Après avoir examiné les différents arguments avancés surtout par Hævernick et Delitzsch en faveur de leur thèse, et avoir montré la faiblesse ou l’insuffisance de ces arguments, nous concluons qu’Habakuk n’a pas prophétisé sous les règnes de Manassé ou de Josias.