Voici maintenant ce qui se serait passé hors du Plerum : l’Enthymèse du Sophia supérieur, qu’ils appellent encore Achamoth, ayant été séparée, comme nous l’avons dit, et rejetée du Plerum, avec sa passion, fut emportée dans les régions des ténèbres et du vide, comme par la violence d’un tourbillon. Plus de lumière pour elle, loin du Plerum ; sans forme, sans figure, elle ressemblait à un fruit avorté, parce que ses efforts n’avaient rien réalisé.
Le Christ, touché de son malheur, ainsi que nous l’avons dit, l’étendit sur la croix, et par sa propre vertu lui donna une forme, seulement sous le rapport de l’essence, car il ne lui communique pas l’intelligence : rappelant ensuite toute sa force, il remonta au Plerum, et laissa Sophia ; mais celle-ci étant restée comme imprégnée du parfum d’immortalité du Christ et de l’Esprit saint, et comprenant mieux toute l’étendue de son malheur, elle en avait conçu un désir plus vif de revoir le Plerum, dont elle était exilée.
Les valentiniens donnent deux noms à cette infortunée, le nom patronimique de Sophia et celui d’Esprit saint ; de ce même esprit qui animait le Christ. Plus tard, l’intelligence lui fut donnée, et son corps fut formé ; alors ayant recherché la raison qui avait pu l’isoler de l’union invisible du Logos ou Christ, elle ne put en venir à bout ; Horos était là, s’opposant au succès de ses recherches. Horos l’arrêtant, s’écria : Iao, et ce mot resta. Ne pouvant donc surmonter la barrière qu’Horos lui opposait, dans la passion qui l’emportait elle demeura abandonnée seule au dehors, et se livra à tous les emportements de cette passion ; elle était dévorée par le chagrin de n’avoir rien saisi, par la crainte de voir sa vie s’évanouir comme la lumière qu’elle avait perdu, l’anxiété, la honte d’une ignorance complète, non plus celle qui troubla sa mère, la première Sophia. Sa souffrance n’était pas changée, seulement elle avait un autre objet. À ces douleurs, une nouvelle passion vint s’ajouter encore ; elle éprouva un violent désir de se réunir à celui qui avait donné l’être à tout ce chaos : cette union produisit la substance matérielle dont ce monde est formé. D’elle naquirent avec le monde Demiurgos, et toutes les âmes ; la crainte et le chagrin, à leur tour, produisirent tous les autres êtres ; ses larmes produisirent tout ce qui est fluide ; son sourire fit éclore la lumière, et les autres éléments du monde matériel prirent naissance de son chagrin et de sa crainte. Tantôt on la voyait pleurer son isolement au sein des ténèbres et du vide ; tantôt, au souvenir de la lumière qu’elle avait perdue, la joie se répandait dans son cœur, et elle riait ; d’autres fois elle était en proie à la crainte, à la perplexité, aux illusions de son esprit.
Ici ce ne sera pas sans peine qu’on parviendra à accorder entre eux nos docteurs, car leur imagination multiplie à l’infini les causes et les éléments de toute création. Ils ont raison, ce me semble, de garder les secrets de tels mystères, et de ne les livrer qu’à ceux qui en payaient bien cher la connaissance ; car ils ne sont pas de ceux à qui notre Seigneur a dit : « Vous avez gratuitement reçu, donnez sans récompense. » Leurs mystères sont profonds, prodigieux, bien au-dessus de l’intelligence du vulgaire ; il faut de la peine, même à ceux qui veulent se tromper et tromper les autres, pour les apprendre : mais qui ne déploierait pas tout ce qu’il a d’énergie dans l’âme, pour savoir comment les larmes de l’Enthymèse, l’Æon infortunée, ont pu produire les mers, les fleuves et toutes les substances liquides ? Comment son sourire a fait éclore la lumière ; comment de sa crainte et de son anxiété sont nés tous les éléments matériels de ce monde ? Quant à moi, je me sens très-disposé à faire ressortir ce système. Les eaux, en effet, ne sont-elles pas ou douces ou salées ? douces comme les fontaines, les fleuves, la pluie, etc. ; salées comme les mers. Mais qui me dira que les larmes de l’Enthymèse ont pu produire des eaux de qualités si différentes ? J’aime à croire, moi, qu’au milieu de ses perplexités et de ses erreurs, la malheureuse Æon sentit la sueur ruisseler de son visage ; que les larmes ont produit les fontaines, les fleuves et toutes les eaux douces ; les sueurs, les mers et toutes les eaux salées. Cette explication n’est-elle pas plus vraisemblable ? Or, il y a des eaux chaudes, des eaux acres, des eaux plus ou moins pures ; je vous laisse à deviner comment elles les aurait produites : voilà où aboutissent leurs systèmes extravagants.
Ainsi, ayant parcouru tous les degrés de sa passion, la mère des Æons se mit à supplier la lumière qui l’avait abandonnée, c’est-à-dire le Christ. Celui-ci, de retour au Plerum, et ne voulant pas recommencer un nouveau voyage, lui envoya le Paraclet ou Sauveur, muni de tous les pouvoirs du Père, et investi de tout pouvoir, jusque sur les Æons eux-mêmes ; elle étend aussi sa domination, sur le visible et l’invisible, sur les trônes, les vertus et les puissances : celui-ci s’avance vers la mère, escorté des anges qui sont nés en même temps que lui. Achamoth, à en croire les valentiniens, pleine de crainte et de respect en sa présence, se voila chastement ; mais sitôt qu’elle l’eût entrevu, brillant de tant de gloire et de majesté, elle rassembla ses forces et accourut vers lui. Le Paraclet la rendit intelligente, et aussitôt ses souffrances disparurent ; non qu’elles pussent être entièrement anéanties comme celles de la première Sophia, car elles avaient jeté de profondes racines et s’étaient singulièrement développées. Il ne fit que les séparer, les diviser, et puis les agglomérer en un seul point, les métamorphoser, de telle sorte que d’affections immatérielles, elles vinrent à l’état de corps ; il les rendit ensuite aptes à toute cohésion, et douées d’une double essence ; l’une mauvaise, sujette aux passions ; l’autre exposée à ces mêmes passions, mais capable de retour ; et c’est même de la puissance de celle-ci qu’ils disent que le Sauveur est né. Libre enfin de sa passion, éblouie et ravie par les corps lumineux qui l’entouraient, c’est-à-dire par les anges, elle s’unit à eux, et donna devant eux naissance à de nouveaux êtres, êtres spirituels semblables à elle et aux satellites du Sauveur.