Où l’on montre l’étendue de la loi naturelle, en la considérant dans l’Évangile, et par rapport à l’homme immortel.
Si la loi de Moïse était la loi naturelle, accommodée à l’état de l’homme mortel et à l’état des Israélites en particulier, l’Évangile est la loi naturelle accommodée à l’État et aux relations de l’homme immortel.
Cela apparaît assez par le différent génie de deux économies ; sous l’économie de la loi, Dieu ne semble se manifester que pour fendre les murs, ouvrir les abîmes de la terre, embraser les montagnes, et faire descendre le feu du ciel pour menacer le corps de ses jugements, ou pour exécuter les arrêts de sa justice sur la nature périssable. Mais sous la nouvelle dispensation de la grâce, on voit des hommes animés de l’Esprit de Dieu, mépriser l’injure des éléments et la persécution des hommes, souffrir avec autant de constance, que s’ils souffraient dans un corps emprunté, transportés de joie au milieu du feu qui les consume, et triomphant de voir dissoudre ce composé que les autres hommes conservent si précieusement, parce qu’ils sont soutenus par l’idée de l’éternité, que la miséricorde de Dieu leur a fait distinctement connaître.
Ce n’est pas que la loi de Moïse n’enferme quelque égard et quelque rapport à l’éternité. Car cette loi avait du moins l’ombre des biens à venir ; on ne peut pas disconvenir aussi, que l’Évangile ne suppose les idées de la bassesse et de la mortalité de l’homme ; car il renferme tous nos remèdes et toutes nos consolations à cet égard. Mais ce qu’il y a de vrai, c’est que la loi de Moïse regarde directement la vie présente et indirectement l’éternité, au lieu que l’Évangile regarde l’éternité comme son objet principal, et indirectement la vie présente. Pour la nature elle se trouve également dans l’une et dans l’autre économie. L’Évangile est caché dans la nature, la nature est cachée dans l’Évangile, s’il est permis de parler ainsi. Mais il faut entendre ici la nature immortelle, et c’est par là qu’on trouvera le dénouement de quelques difficultés, qui pourraient faire de la peine.
En effet, il semble qu’il est contre la nature d’aimer ses ennemis, de regarder l’adversité comme un bien, et les afflictions comme un sujet de joie, et de céder à la justice en lui donnant ce qu’elle demande et même plus qu’elle ne demandait, qui sont les maximes de l’Évangile.
J’avoue que tout cela est contre le sentiment de la nature périssable qui mesure tout par rapport à la vie présente, mais il s’en faut bien que cela ne soit contre les intérêts de la nature immortelle, qui compte pour rien le temps et fait tout dans les vues de l’éternité.
Nos ennemis sont un obstacle à l’établissement de notre fortune dans le monde ; mais il n’y a que la haine que nous pouvons avoir contre, qui soit un obstacle à notre salut, et c’est ce dernier que considère l’homme immortel. Il méprise ces petites raisons de haïr, que la cupidité représente à notre cœur, et regarde les relations éternelles, que nous avons avec les autres, en Dieu qui est notre Père commun, comme de très puissants motifs de l’amour, que nous devons avoir pour notre prochain.
L’abondance et la prospérité charme un cœur qui a renfermé dans le monde qui périt, ses espérances et ses prétentions. Mais l’homme immortel y trouve d’autant plus de sujet de crainte, qu’il y a plus de sentiment. Il appréhende ces biens imaginaires, qui nous occupent et ne nous remplissent pas, ces sentiments vifs qui font un obstacle à la connaissance de ses véritables intérêts. Il regarde la prospérité comme le règne des passions, qui nous séduisent. Il est persuadé que les afflictions en nous ôtant ces sentiments agréables, ne font que chasser une infinité d’imposteurs de notre âme.
Il n’estime pas aussi que les biens du monde méritent notre envie, et de nous faire entrer en concurrence les uns avec les autres ; surtout lorsque la religion lui persuade que ces haines et ces contestations, qui naissent à l’occasion du monde corruptible, peuvent lui faire un préjudice éternel. C’est pourquoi si le droit de l’homme est de demander ce qui lui appartient, Dieu ayant établi pour cela des tribunaux dans la société, laquelle ne serait qu’une union de brigands, et une succession de meurtres et de crimes sans l’exercice de la justice, cependant la prudence de l’homme immortel ne lui permet point d’exiger ses droits avec rigueur, lorsqu’il y a la moindre probabilité, qu’il pourrait faire par là tort aux intérêts de son âme. D’où l’on peut conclure que la morale de l’Évangile n’est que l’expression du cœur de l’homme immortel ; mais on aura lieu de parler de cela ailleurs.
Nous avons vu que les perfections de l’homme roulent sur son immortalité qui seule le rend capable de bonheur. Nous venons de voir que c’est cette immortalité qui fait l’étendue de nos devoirs et de nos obligations. Nous allons montrer que c’est-elle encore qui fait la force de notre âme ou le poids qui peut nous déterminer à bien agir.