Avènement de Pie V. Son caractère, ses actes. Redoublement de persécutions en Italie. Tableau de Rome. Le protonotaire Carnesecchi. Chasse aux hérétiques. Francesco Cellario. L’inquisiteur Fra-Angelo de Crémone. Premières poursuites dirigées contre Paleario à Milan. Son procès est évoqué à Rome. Requête à la seigneurie. Triste séparation. Prisons romaines. Les martyrs italiens, Algieri, Pascali, Mollio. Paleario captif à Tordinona. Son attitude devant ses juges. Sa condamnation. La confrérie de Saint-Jean décollé. Nuit funèbre. Suprêmes adieux. Martyre. Conclusion.
Le 9 décembre 1565, Pie IV mourut entre les bras de ses neveux Charles Borrhomée et Philippe de Néri que l’Église a élevés au rang de saints. Un mois après, le 8 janvier 1566, le conclave élut à sa place un ancien moine dominicain connu par la rigidité de ses sentiments et l’austérité de sa vie : ce fut Pie V. Nul homme ne pouvait mieux représenter le catholicisme dans cette phase de concentration et de lutte à outrance contre l’hérésie, où le concile de Trente l’avait fait entrer. Prédicateur de son ordre, inquisiteur, évêque, cardinal, Michele Ghislieri avait déployé partout un zèle intolérant et farouche. Paul IV, qui se connaissait en hommes, et qui n’estimait que ses pareils, avait coutume de dire que Fra-Michele était un grand serviteur de Dieu, réservé à de hautes destinées. Après l’élection, les admirateurs de Caraffa, les partisans d’une sévère discipline, écrivaient à leurs amis : « Venez à Rome, Dieu nous a ressuscité le pape Paul IVa ! »
a – Ranke, Hist. de la papauté, t. 1, p. 363, 364.
Pie V méritait cet éloge, et sa religion sans charité, mais non sans grandeur, était un singulier mélange d’humilité monastique, d’orgueil sacerdotal et de ferveur exaltée jusqu’au plus violent fanatisme. Il y avait deux hommes en lui, l’inquisiteur et le saint, et la vertu du second ne faisait qu’ajouter au rigorisme du premier. Inhabile aux affaires d’État, il ne prétendait pas moins exercer, au spirituel comme au temporel, un empire absolu : « Sa Sainteté, dit le Vénitien Soriano, est d’un aspect grave, d’une stature au-dessous de l’ordinaire, maigre, mais nerveuse et robuste. Elle a le nez aquilin, signe d’un esprit fier et dominateur ; son teint est vif, et sa chevelure blanche inspire la vénération. D’une nature colérique et soudaine, le feu lui monte tout entier au visage au moindre mécontentement. » Le peuple de Rome, qui avait traîné dans la boue la statue de Paul IV, et médiocrement regretté son successeur, avait pour Pie V un sentiment mêlé de respect et de crainte. La foule était émue quand elle voyait l’austère pontife s’avancer dans les processions pieds nus, tête nue, les yeux levés au ciel avec l’expression de la plus ardente piété. « Jamais, disait-on, un pape si exemplaire n’a régné sur l’Église. » Quelques-uns affirmaient qu’un seul de ses regards avait suffi pour convertir les hérétiques les plus endurcis. Malheureusement c’est à d’autres moyens que le nouveau pape devait recourir pour restaurer l’unité de l’Église. Ces belles maximes du chancelier L’Hôpital sur la tolérance qui semblent un écho des paroles du Christ, et qui auraient été si bien placées dans la bouche de son vicaire, n’étaient point à l’usage de Pie V. L’impartiale histoire, qui ne connaît ni complaisantes apologies, ni canonisations officielles, et qui lève l’un après l’autre tous les voiles sous lesquels est cachée la vérité, nous le montre tramant avec Philippe II l’assassinat d’Elisabeth, glorifiant les massacres des Pays-Bas, soufflant incessamment à la cour de France le fatal esprit de la Saint-Barthélemy. S’il mourut trop tôt pour en être le témoin, il en fut le plus constant, le plus impitoyable promoteur.
[Sur le premier point, le doute n’est guère permis après les révélations des archives de Simancas. (Mignet, Histoire de Marie Stuart, t. II, p. 160.) Relativement aux deux autres, il n’existe que trop de preuves dans les Lettres de Pie V sur les affaires religieuses de son temps, publiées par de Potter. In-8°. Paris, 1846.]
Le pontife qui préconisait au dehors le meurtre et l’extermination, qui considérait la clémence envers les hérétiques comme un outrage envers Dieu lui-même, était incapable d’un acte de mansuétude et de pardon dans ses propres États. « On remarqua, dit Léopold Ranke, qu’il n’adoucissait jamais une sentence criminelle. Il ne lui suffisait pas que l’inquisition punît les crimes récents ; il donna ordre de rechercher ceux qui remontaient à dix, vingt années en arrière. Existait-il une ville où il n’eût été prononcé qu’un petit nombre de peines, il attribuait ce résultat non à la pureté des sentiments, mais à la négligence des inquisiteurs. Des correspondances contemporaines nous tracent le tableau le plus sombre de l’Italie à cette époque. Durant cinq ans, de 1566 à 1571, la plus cruelle persécution s’exerça dans les États de l’Église. Siège d’une université célèbre, la ville de Bologne comptait de nombreux sectateurs des doctrines nouvelles. Ils furent livrés aux plus rigoureux traitements : « Tous les rangs, écrit Tobias Eglinus, viennent se confondre indistinctement dans les mêmes prisons, dans les mêmes tortures, dans le même genre de mort. » On lit dans une lettre de Camerarius : « Trois personnes ont déjà été brûlées vives, et deux frères de la noble famille d’Ercolani, arrêtés sur un soupçon d’hérésie, ont été conduits à Rome comme de vils malfaiteurs ? » C’est dans la capitale de l’Église que se déployait surtout l’activité du saint-office et le zèle des bourreaux. « Dans ce siège de la catholicité, il y a tous les jours quelques malheureux ou pendus, ou brûlés, ou décapités pour cause de religion. Toutes les prisons, toutes les maisons d’arrêt sont encombrées. On est obligé d’en bâtir de nouvelles. Cette ville immense n’a pas assez de cachots pour la foule de personnes pieuses qu’on arrête continuellement. Un personnage de distinction, autrefois ambassadeur près du duc de Toscane (Carnesecchi, dont il sera parlé plus loin), a été livré aux flammes, et deux hommes plus distingués encore, le baron Bernardo di Angole et le comte Petiliano qui est un brave romain, ont été incarcérés. Après une longue résistance, ils ont enfin consenti à se rétracter, sur la promesse d’être rendus à la liberté. Mais qu’est-il arrivé ? Le premier a été condamné à une amende de huit mille écus et à une captivité perpétuelle ; le second à payer mille écus, et à finir ses jours dans un couvent de jésuites. Ainsi, par une triste défection, ils se sont condamnés eux-mêmes à une vie plus insupportable que la mortb. » Non content des actes de rigueur exercés dans le domaine de Saint-Pierre, Pie V stimulait par ses lettres le zèle persécuteur des princes d’Italie, vassaux du saint-siège. Jaloux de mériter sa faveur, le duc de Ferrare, Alphonse II, un fils de la noble Renée qui avait personnifié la tolérance avec tant d’éclat, assistait, entouré de ses dames, et le sourire sur les lèvres, à des auto-da-fé dignes de l’Espagne !
b – Lettre d’Eglinus à Bullinger, du 2 mars 1568. (De Porta ; Hist. Eccl. Rhœticarum, t. II, p. 486.)
Un procès qui eut un très grand retentissement, inaugura dignement le pontificat de Pie V. Parmi les lettrés qui avaient accueilli avec le plus de faveur les idées de réforme en Italie, on remarquait le protonotaire Pierre Carnesecchi. Né en Toscane, comme Ochino et Martyr, ministre tout puissant à Rome sous le pontificat de Clément VII, il avait vécu à Naples dans l’intimité de Valdez, durant ces belles années d’évangélique apostolat interrompues par l’inquisition. Suspect dès lors à la cour de Rome, il vint en France où Catherine de Médicis, Henri II le reçurent avec honneur et goûtèrent vivement son esprit. De retour en Italie, en 1552, il fut poursuivi par Paul IV et frappé d’une sentence d’excommunication dont Pie IV le releva. Il se fixa dès lors à Florence, sous la protection du duc Côme II, qui l’appelait dans ses conseils, et l’admettait à sa table dans la plus libre familiarité. Tant de faveur n’éblouit point Carnesecchi. Comme s’il eût pressenti le sort qui lui était réservé, il songeait à quitter la Toscane, et à chercher un asile à Genève. Pie V ne lui en laissa pas le temps. Le regard de l’ancien inquisiteur, à peine monté sur le trône, se fixa sur Florence, et sur l’homme dont l’absolution était un scandale pour le saint-office. Le maître du sacré palais alla réclamer l’extradition de Carnesecchi. Au moment où Côme reçut ce message, il était à table avec l’homme qu’on lui demandait de livrer. Il donna ordre de l’arrêter sur-le-champ, au mépris des lois de l’hospitalité, et le remit ainsi aux bourreaux. Carnesecchi fut conduit à Rome, où son procès, instruit sans retard, aboutit à une sentence capitale. Cédant à un sentiment de pitié, peut-être à un remords, Côme chargea son ambassadeur de solliciter la grâce du condamné. Il faut lire dans les dépêches d’Averardo Serristori ses démarches auprès des cardinaux, ses instances auprès du pape, pour obtenir une commutation de peine, et la triste réponse de Pie V : « Si j’avais entre les mains un homme qui eût été dix fois meurtrier, je n’hésiterais pas à accorder sa grâce à votre maître. Je ne puis rien pour Carnesecchi. Son sort est entre les mains des inquisiteurs. »
[Le texte original doit être ici reproduit intégralement : « Sua Santita mi disse ch’ io credessi che se Ella avesse in mano uno che avesse morto (sic) dieci homini, non mancherebbe di darglielo e concederglielo, mà che del Carnesecchi non ne poteva dir l’esito particolare, sendo il giudizio in mano di questi signori cardinali. » (Legazioni di Averardo Serristori, ambasciatore di Cosimo. In-8o. Florence, 1853. Page 436.)]
Après avoir subi la torture, et refusé de se rétracter, Carnesecchi fut tiré de sa prison, le 1er octobre 1567, et monta sur l’échafaud dressé au pont Saint-Ange. En considération de son rang, il eut la tête tranchée ; son corps fut livré aux flammes.
Le sort de Carnesecchi était un avertissement pour Paleario. Il en trouvait de non moins significatifs à la frontière du diocèse de Milan, administré avec un redoublement de vigilance par Charles Borrhomée. Aux confins de la Lombardie, dans les régions voisines du lac de Côme et du lac Majeur, s’élevaient les républiques pastorales des Grisons, placées sous la protection de la Suisse. Là s’étaient formées de bonne heure de libres Églises, Chiavenna, Baveno, Sondrio, dont les pasteurs, pour la plupart des réfugiés, retrouvaient sur ce versant des Alpes une image de la patrie qu’ils avaient perdue. Rome ne pouvait voir avec indifférence ces évangéliques congrégations dont l’esprit rayonnait au delà des limites de leur territoire. Pour étouffer un prosélytisme alarmant, tout moyen lui parut licite. Les marchands étrangers que les nécessités du commerce amenaient chaque année dans le Milanais, furent soumis aux mesures les plus vexatoires, emprisonnés, condamnés aux galères comme hérétiques. L’inquisition ne recula pas même devant un attentat inouï chez les nations civilisées. Des brigands soudoyés par elle se répandirent dans la Valteline, épiant les voyageurs, enlevant les suspects, et les livrant à l’inquisiteur de Milan. Ainsi fut pris un ancien religieux de Pavie, Francesco Cellario, ministre de Morbegno. Il revenait d’un voyage dans l’Engadine supérieure, et sortait à peine de Chiavenna, quand les bandits s’élançant d’un bois voisin, le saisirent de force, et, l’entraînant dans un bateau, le déposèrent à Côme d’où il fut aussitôt transféré à Milan. Les réclamations des Grisons furent inutiles. Le gouverneur don Albuquerque de la Cueva répondit qu’il n’avait nul pouvoir sur le saint-office, et que d’ailleurs le droit du pape d’enlever les hérétiques dans le monde entier était absolu. Cellario languit en prison durant un an. Mené à Rome, il fut condamné à être brûlé vif, comme moine apostat. Lié déjà au poteau fatal, on l’en détacha pour le soumettre à un traitement moins rigoureux, s’il consentait à se confesser. Sur son refus, il fut ramené au bûcher, et il expira courageusement dans les flammes (20 mars 1569). La même année vit périr du même supplice un autre athlète de la foi réformée, Bartolomeo Bartocci, qui, déjà consumé à demi par le feu, répétait : Victoire ! victoire !
Paleario n’était pas moins désigné que ces obscures ou illustres victimes au ressentiment de la papauté. Le pontife régnant appartenait à l’ordre des Dominicains dont Aonio avait encouru l’inimitié vingt-cinq ans auparavant ; à cette congrégation du saint-office dont il avait osé comparer les sentences à un poignard levé sur tout homme de bien. L’auteur du Beneficio, l’orateur éloquent de Sienne, le professeur de Milan suspect à tant de titres d’hétérodoxie, ne pouvait trouver grâce aux yeux de l’inquisiteur Ghislieri, devenu le pape Pie V. Si la protection des Médicis, si les droits sacrés de l’hospitalité n’avaient pu arracher Carnesecchi à la mort, quel prince, quels magistrats seraient assez hardis pour prendre la défense de Paleario ? Sa célébrité, ses talents étaient un titre de plus à la proscription. Sans les graves démêlés qui suivirent le retour du cardinal Borrhomée dans son diocèse, et les conflits de juridiction auxquels donna lieu l’application des décrets du concile de Trente dans le Milanais soumis à la jalouse autorité de Philippe II, Paleario n’eût pas même connu le repos qui lui fut accordé pendant les deux premières années du pontificat de Pie V, temps de recueillement et de préparation au dernier combat !
L’occasion des premières poursuites dirigées contre lui à Milan, fut la publication de ses lettres et de ses discours faite à Bâle par les soins de l’imprimeur Thomas Guarini (1566). Sur le titre on lisait les mots consacrés : Edition revue par l’auteur. Il n’en fallut pas davantage à l’inquisiteur Fra-Angelo de Crémone pour intenter à Paleario un procès d’hérésie, dont la rigueur des temps redoublait encore la gravité. L’accusé ne s’y méprit pas, comme l’attestent les derniers mots de sa lettre à Guarini : « Le coup est porté ! Vivez libres, heureux, en abandonnant à leur triste destinée ceux qui livrés ici, sous le moindre prétexte, à des vexations sans nom, ne peuvent soupirer qu’après la mort ! »
Une profonde obscurité couvre cette première phase du procès instruit à Milan, et dont la longueur même témoigne que les magistrats milanais ne demeurèrent pas insensibles au sort qui menaçait leur plus illustre professeur, et tentèrent peut-être de le sauver : « Un an s’est écoulé, leur écrivait Paleario, depuis que le Révérend Père inquisiteur a élevé contre moi une accusation qui comble la mesure des maux que j’ai eus à souffrir dans une trop longue vie. C’est une incroyable conjuration de gens acharnés à me perdre à cause d’un discours que j’ai composé pour ma défense, il y a plus de vingt-cinq ans. Pour répondre à leurs imputations, je me vois contraint de me séparer, bien à regret, de la jeunesse de cette ville à l’instruction de laquelle vous m’aviez appelé par lettres revêtues du sceau royal. » Au moment où Paleario s’exprimait ainsi, le procès qui lui était intenté venait d’entrer dans une phase nouvelle. Une lettre du cardinal de Pise, grand inquisiteur, évoquait l’affaire à Rome, et le sommait de comparaître devant le tribunal du saint-office pour se justifier. Il se tenait prêt à partir, après avoir imploré pour sa famille l’appui de la seigneurie dont il avait si longtemps éprouvé la faveur : « Malgré mon âge avancé et ma santé chancelante, je n’hésite pas, Messeigneurs, à entreprendre un si long voyage. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pouvoir accomplir les devoirs de ma charge jusqu’au terme de l’année. » Quoiqu’il affectât, sans doute dans l’intérêt de ses enfants exposés aux redoutables conséquences d’une condamnation d’hérésie, de croire à la possibilité d’un acquittement, il prenait toutes ses mesures comme l’homme qui s’éloigne sans espoir de retour. Malgré l’interruption de ses leçons, il sollicitait le payement de sa pension tout entière : « Ainsi, disait-il, j’obéirai plus aisément aux injonctions de l’inquisiteur, sous le pouvoir duquel je suis placé maintenant. Votre libéralité sera pour moi un témoignage de plus de bienveillance, un monument de celle du souverain dont je prie le Roi des rois de prolonger les jours et de bénir le règne. »
Il ne restait plus à Paleario qu’à dire aux siens l’adieu dans lequel se résument les douleurs de la suprême séparation. Ce qu’il éprouva dans cette circonstance, il l’avait pour ainsi dire décrit lui-même, en un de ces moments où l’homme qui s’immole pour une grande cause, pressent les orages de sa destinée, et prend d’avance le deuil des joies et des affections domestiques : « Quand je sortais de ma demeure avec le dessein d’élever enfin une voix libre et chrétienne, je n’ignorais pas les périls et les épreuves auxquels j’allais m’exposer. Ce n’est pas peu de chose, en effet, que ces anathèmes pontificaux dont je devais affronter la menace, pour rendre témoignage à la vérité, car il n’y a nul accord possible entre le Christ et le pape. Renier le Christ dont la Parole est gravée au plus profond de mon cœur, je ne le pouvais ; attaquer les pontifes romains, c’était attirer sur moi les rigueurs du plus implacable gouvernement qui fut jamais. Je voyais, dans le cours des siècles, les traitements odieux infligés à quiconque avait refusé de se prosterner à leurs pieds, des Césars et des rois abreuvés d’outrages, des cités vouées à l’exécration, des peuples tout entiers mis au banc des impies, et retranchés pour ainsi dire de la surface de la terre. Si personne, me disais-je, quel que fût son rang ou sa vertu, n’a pu se croire à l’abri de la fureur des pontifes romains, que peut espérer un homme qui, dénué de tout appui, pauvre et obscur, ose braver leur ressentiment ? Les plus tristes images s’offraient alors à mes yeux. Je me voyais seul, sans autre soutien que le Christ pour lequel j’ai toujours vécu, dépouillé de tout ce qui attire la considération des hommes, renié de tant d’illustres amis dont je n’ai reçu que des bienfaits et pas une injure. Je perdais en un jour les avantages acquis par tant d’années de travail, non seulement le champ qui me nourrit, mais aussi mes parents, mes amis, une épouse chérie, des enfants tendrement aimés. Je devais m’exiler de l’Italie, fuir dans des régions inconnues, si je ne préférais expirer au fond d’un cachot ou dans les supplices. Ah ! ne vous étonnez pas si à l’heure du départ, ne pouvant cacher ces tristes perspectives à ceux que j’aime, et les recommandant à la pitié de quelque ami, j’ai laissé ma maison plongée dans le deuil et les larmes ! » Avant de prendre congé des siens, Paleario avait du moins pourvu, autant qu’il était en lui, aux tristes nécessités de l’avenir. C’est sur une terre amie que Marietta et ses enfants devaient se retirer ; c’est à Colle qu’ils devaient attendre des nouvelles de l’époux, du père qui ne leur fut jamais rendu !
Il pouvait dès lors quitter Milan, se rendre à Rome sous la surveillance des agents auxquels l’inquisiteur avait confié sa garde, lamentable voyage dont les détails nous sont inconnus, et dont il était aisé de prévoir l’issue ! C’était en 1568. Paleario touchait à sa soixante-sixième année. Un demi-siècle s’était écoulé depuis que s’éloignant pour la première fois de Veroli, sa ville natale, il entrait confiant et libre dans la capitale de la chrétienté rayonnant de tant de splendeurs sous le pontificat de Léon X. Déjà, il est vrai, paraissaient à l’horizon tous les signes de l’orage qui devait éclater sur l’Église, détacher une moitié de l’Europe du trône de Saint-Pierre, et semer dans la Péninsule bien des germes de désaffection et de schisme que le saint-office comprima impitoyablement. Des réformés italiens, les uns avaient fui sur la terre étrangère ; les autres, acceptant l’épreuve de la persécution, avaient attendu l’heure du grand sacrifice par lequel ils devaient tôt ou tard sceller leurs croyances. Paleario était de ceux-là. Courbé sous le poids des années et d’une accusation capitale, il rentrait captif dans la ville ou s’étaient écoulées les plus brillantes années de sa jeunesse, mais où sa trace était effacée. Le temps, dans sa marche inflexible, avait fauché plusieurs générations. La mort avait frappé successivement Philonardi, Bembo, Sadolet, Flaminio, « nobles esprits autrefois relégués sur la terre, maintenant recueillis dans le sein de la Divinité. » Maffei, enlevé à son tour, ne pouvait prêter à son ami l’appui d’une voix respectée, mais en tous cas impuissante sous l’inexorable pontife qui dirigeait le gouvernement de l’Église. Dans cet isolement absolu, alors que tout semblait conjuré contre lui ou indifférent à son sort, que nulle main amie ne serrait la sienne, Paleario porta ses regards plus haut que ce monde, aux mystérieuses régions où monte la prière, d’où le secours descend. « Il tint ferme, comme voyant celui qui est invisible. »
Le courage lui était plus nécessaire que jamais dans l’épreuve de la captivité où il se vit confondu avec les plus vils criminels. Rome comptait trois prisons, outre celles du château Saint-Ange et du Capitole. La première, située sur la rive droite du Tibre, au Borgo, et particulièrement réservée aux détenus du saint-office, était celle où Paul IV avait lui-même installé le lugubre appareil de l’inquisition, dit aux supplices et aux tortures : Vous serez mes ministres ; et que, par un juste retour, le peuple en fureur avait démolie à sa mort. Reconstruite par ses successeurs, elle attristait de son ombre la cité Léonine. La seconde, s’élevait dans l’ancien Champ de Mars ; c’était la Torre Savella communiquant avec le tribunal criminel qui y tenait ses assises. La troisième, et la plus redoutée, était celle de Tordinona, sur l’emplacement de laquelle s’élève de nos jours le théâtre d’Apollon, aux bords du Tibre. Le fleuve emprisonné dans ses rives étroites qu’unit le pont Saint-Ange, et que domine le sombre mausolée d’Adrien, coulait au niveau des cachots humides, creusés dans les profondeurs du sol, sépulcre anticipé qui ravit plus d’une fois à l’échafaud ses victimes. Ce fut la prison de Paleario.
Chacune de ces prisons gardait le souvenir et comme la lumineuse trace de quelque martyr, qui s’était joyeusement immolé pour la cause de l’Évangile en Italie. Les cachots de la cité Léonine avaient été témoins des extases, des ravissements de Pomponio Algieri se préparant à la mort comme à une fête. Originaire de Nole, dans le royaume de Naples, étudiant à l’université de Padoue, il avait embrassé la Réforme avec la ferveur de l’enthousiasme et de la jeunesse. Livré au pape Paul IV par la seigneurie de Venise qui essaya vainement de le sauver, et condamné, au supplice du feu à l’âge de trente-trois ans, il écrivait à ses amis de Padoue : « J’ai trouvé le miel dans la gueule du lion, une retraite agréable dans un précipice affreux, les perspectives rayonnantes de la vie dans le séjour de la mort, la joie et la paix dans un abîme de l’enfer. La prison est dure pour le criminel, mais elle est douce à l’innocent. Elle distille la rosée, et donne avec abondance le lait qui restaure l’âme. Priez pour moi cependant. Je salue, avec un saint baiser, Silvio, Pergola, Justo, mes maîtres, ainsi que Fedele de Petra, et une personne nommée Lelia que je connais, quoique éloigné d’elle. Je salue aussi le syndic de l’université, et tous ceux dont les noms sont inscrits au livre de vie. » Conduit au bûcher dans une cour attenante au château Saint-Ange, il y monta comme à un autel. Sa constance au milieu des flammes fut un sujet d’étonnement, presque de terreur pour les cardinaux qui assistaient à ce spectacle.
Les annales de l’Église apostolique, ce beau poème de la foi et du martyre, n’ont pas d’histoire plus touchante que celle de Luigi Pascali, le pasteur de ces Vaudois de Calabre, livrés à la plus effroyable boucherie sous le pontificat de Pie IV. Traîné de prison en prison, transféré successivement de Cosenza à Naples et à Rome, après avoir vu mourir de faim à son côté son ami Stefano Negrino, Pascali déploya dans les horreurs d’une longue captivité un courage surhumain, avec une douceur qui ne put attendrir ses bourreaux. A la nouvelle de sa condamnation, son frère était accouru de Coni, en Piémont, pour solliciter sa grâce. A force d’instances, il obtint de voir le captif, en présence d’un juge délégué à cet effet. « Quel spectacle affreux ! Il avait la tête nue, les bras et les mains ensanglantés par les cordes dont il était lié, comme un homme qu’on va conduire au supplice. En m’avançant pour l’embrasser, je tombai sans forces. « Mon frère, me dit-il, si vous êtes chrétien, pourquoi vous laisser abattre ainsi ? Ignorez-vous qu’un seul cheveu ne saurait tomber de notre tête sans la volonté de Dieu ? Rassurez-vous en Jésus-Christ. Les maux présents ne sont rien à côté de la gloire à venir. » Il fut à ces mots interrompu par le juge : « Tu blasphèmes ! » s’écria celui-ci, incapable de s’élever à la hauteur de tant de magnanimité chrétienne ; et les prières de Bartolomeo Pascali pour obtenir un adoucissement au sort de son frère furent inutiles.
« Voici, écrivait le martyr avant son dernier combat, quelles sont les dispositions de mon cœur. Ma foi devient plus vive à mesure que l’heure approche où je dois être offert comme un sacrifice d’agréable odeur au Christ. Oui, ma joie est si vive que je crois voir mes fers se briser, et je serais prêt à braver mille morts, s’il le fallait, pour la cause de la vérité ! » Tous les liens qui l’attachent à la terre sont déjà rompus ; un seul subsiste encore, et son âme est attendrie au souvenir de sa fiancée, Camilla Guarina, qu’il ne doit plus revoir : « L’affection que je vous porte augmente par celle de mon Dieu, et plus j’ai souffert, plus aussi j’ai profité en la religion chrétienne, plus aussi je vous ai aimée ! … Consolez-vous en Jésus-Christ. Que votre vie soit un portrait de la sienne ! » Tels étaient les sentiments du pasteur de Saint-Xiste avant de se rendre au couvent de la Minerve pour y entendre sa condamnation, et de monter sur le bûcher dressé au Campo di Fiore. Le pape Pie IV et les cardinaux étaient présents à l’exécution, et leurs regards ne purent surprendre un signe d’abattement et de faiblesse sur les traits de l’athlète chrétien comme transfiguré par la mort.
Un nom manquerait au martyrologe romain, si l’on n’y joignait celui d’un disciple de Valdez, d’un savant professeur de l’université de Bologne, Mollio, de Montalcino. Sa condamnation précéda de plusieurs années celle d’Algieri et de Pascali. Saisi à Ravenne sous le pontificat de Jules III, et traduit devant l’inquisition, il parut le 5 septembre 1553 devant une assemblée solennelle, une torche à la main, avec plusieurs de ses disciples qui l’avaient suivi dans les cachots, mais dont la constance n’égala pas la sienne. Invité à parler, Mollio se défendit avec la hardiesse d’un homme qui n’a plus aucun intérêt terrestre à ménager. Il confessa hautement la doctrine de la justification par la foi, traita la messe d’idolâtrie, et d’usurpation le pouvoir que s’arrogeaient le pape et les cardinaux. « Vous prétendez, leur dit-il, être les successeurs des apôtres, les héritiers du Christ, et vous êtes altérés du sang des saints, vous méprisez la Parole de Dieu, vous persécutez ses ministres comme s’il n’y avait pas un vengeur au ciel ! … Ah ! j’en appelle de votre sentence, quelle qu’elle soit, au tribunal du souverain Juge, et je vous somme de répondre au dernier jour, alors que vos titres pompeux, vos ornements superbes ne nous éblouiront pas plus que vos tortures ne nous effrayent. En témoignage de ceci, je vous rends ce que vous m’avez donné ! » A ces mots, il jeta la torche qu’il tenait à la main, et l’éteignit du pied. Les cardinaux frémissants le condamnèrent à périr sur l’heure, avec ceux de ses compagnons qui ne renieraient pas ses sentiments. Tisserano, de Padoue, ne voulut pas séparer son sort de celui de Mollio. Conduits au Campo di Fiore, ils moururent avec une égale intrépidité sur le bûcher.
Paleario n’ignorait pas ces exemples d’héroïsme et de foi portée jusqu’au mépris de la mort. Il s’en souvenait peut-être, quand il traçait en tête de l’Actio la déclaration suivante : « Si dans les précédentes années, devant le triste appareil des tortures incessamment dressé sous les yeux des fidèles, nous avons vécu de telle sorte que nous n’avons pas témoigné assez ouvertement notre foi, peut-être avions-nous pour excuse que notre sacrifice ne pouvait être d’aucune utilité pour le salut de nos frères et l’édification de l’Église chrétienne. Maintenant l’heure est venue… Que craindrais-je, en effet, et pourquoi redouterais-je d’affronter l’ignominie, la hache et le bûcher qui menacent tout fidèle confesseur de Jésus-Christ ? Il est temps de montrer, après tant de saints hommes, non comment on peut vivre en pactisant avec l’infidélité, mais comment on doit mourir pour la sainte cause de l’Évangile. C’est la vérité qu’il me reste à signer de mon sang. Moi donc, Aonio Paleario, serviteur du Christ, je dépose ici un ferme témoignage, prêt à faire le sacrifice de ma vie pour l’auteur de ma paix et de mon salut ! »
Ces sentiments, Paleario les porta dans sa prison, devant ses juges, comme il en déposa l’expression suprême dans ses lettres à l’heure de la mort. A peine arrivé à Rome, il put pressentir le sort qui lui était réservé, dans le cachot de Tordinona où il fut mis au secret le plus rigoureux. La procédure commencée contre lui à Milan, fut reprise devant le tribunal du saint-office où siégeaient trois cardinaux, grands inquisiteurs de la foi. C’était l’archevêque de Pise, Scipione Reviva, qui avait déployé contre Carnesecchi le zèle le plus fougueux, Francesco Pacheco, cardinal de Burgos, qui portait dans ses fonctions l’inflexibilité d’un prélat espagnol formé à l’école de Torquemada ; enfin le cardinal Gambara, évêque de Viterbe. L’accusé subit de nombreux interrogatoires, dans lesquels sa constance ne se démentit point. On a droit de l’affirmer d’après la relation de l’annaliste catholique pour lequel les archives de l’inquisition n’avaient pas de mystère. « Il y a, dit-il, dans le procès original, bien des réponses téméraires qui trahissent un hérétique digne du plus rigoureux châtiment ; » aveu précieux à recueillir, car il atteste la persévérante fermeté de Paleario devant ses juges.
La principale base de l’accusation dirigée contre lui fut le Discours de Sienne, tant admiré de Sadolet. On y releva l’éloge d’Ochino, l’apologie des réformateurs allemands, et la virulente sortie contre les moines. On y signala surtout le passage où l’orateur exaltant la doctrine de la grâce, et faisant dériver le salut de la pure miséricorde de Dieu apaisé par le sacrifice volontaire du Christ, montrait dans la foi au Rédempteur le fondement assuré de l’espérance chrétienne, et le principe fécond d’une nouvelle vie. On reconnaît à ces traits le Beneficio. Le succès inouï de ce livre où l’homme est solennellement placé en face de Dieu, sans aucun intermédiaire terrestre, où le Christ est partout et le prêtre nulle part, formait un des plus redoutables griefs de l’inquisition contre son auteur. Après une minutieuse enquête, il fut accusé de nier le purgatoire et l’efficacité des prières pour les morts, de tourner en dérision la vie monastique, d’attribuer la justification aux seuls mérites du Christ, à l’exclusion des œuvres et des pratiques recommandées par l’Église. Un seul de ces points suffisait pour faire condamner Paleario ; réunis, ils rendaient sa perte certaine.
A vrai dire, il s’agissait moins pour l’accusé de se justifier que de mourir, en rendant un dernier hommage aux croyances pour lesquelles il avait déjà soutenu tant de luttes. En face du terrible tribunal, n’ayant pour armes que sa foi, sa piété, sa profonde connaissance des saintes Écritures, il confessa hautement les doctrines qu’il y avait puisées. Pressé de se rétracter, il répondit aux impérieuses sommations de ses juges par ces paroles, où la lassitude du vieillard et l’ardeur du martyr forment un touchant contraste : « Après tous les témoignages que vous avez évoqués contre moi, qu’est-il besoin, Messeigneurs, de plus longs débats ? Je suis déterminé à suivre le précepte de l’Apôtre qui dit : Le Christ a souffert pour nous, et nous a laissé un exemple, afin que nous suivions ses traces. Lui qui n’avait commis aucun péché, et dans la bouche duquel ne se trouva jamais de fraude, il a été traité comme un malfaiteur. Quand on l’a injurié, il n’a point répondu par l’injure ; quand on l’a frappé, il n’a fait entendre aucune plainte, mais il s’est volontairement livré au juge inique. Rendez donc votre sentence. Remplissez votre office, et par la condamnation de Paleario comblez de joie ses ennemis. » Ces paroles si belles et si résignées ne paraissent qu’un cri de rage à l’historien qui les rapporte, triste aberration de l’esprit de parti, ou plutôt juste châtiment de l’intolérance qui ne sait qu’outrager ce qui mérite l’universel respect ! « Quand il fut bien reconnu, ajoute Laderchi, que cet enfant de Bélial était opiniâtrement attaché à ses erreurs, et qu’on ne pouvait le ramener par aucune voie à la lumière, on le condamna, comme il l’avait mérité, à périr dans les flammes, afin que ce supplice d’un instant fût suivi des châtiments éternels. »
La sentence prononcée le 15 octobre 1569, ne reçut son exécution que le 3 juillet de l’année suivante, comme l’atteste le rapport de la confrérie de Saint-Jean décollé. Sous ce nom s’était formée à Rome une congrégation spécialement chargée d’assister les condamnés à l’heure de la mort. On y recevait des hommes de toute profession, de tout rang, les uns adonnés aux austérités du cloître, les autres aux distractions du siècle, et se dérobant tout à coup à une affaire, à un plaisir pour accomplir obscurement un acte de charité. Jules Romain, Michel-Ange, Benvenuto Cellini étaient membres de cette confrérie, dont Nicolas V avait confirmé les statuts. Ses successeurs y joignirent un privilège, celui de délivrer chaque année un condamné à mort, droit sublime qui ne s’exerça jamais au profit d’un condamné pour hérésie. La congrégation de Saint-Jean décollé s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Elle a des archives où sont conservés de douloureux récits. Son registre tenu avec la régularité d’un journal quotidien depuis le quinzième siècle, en sait long sur les luttes suprêmes du crime et de la foi, du désespoir et de la charité. Mais on ne put y consigner, le 3 juillet 1570, que l’inaltérable sérénité d’un martyr !
Avertis, la veille de ce jour, que leur ministère devrait s’exercer auprès d’un condamné du saint-office, destiné à mourir le lendemain, huit membres de la confrérie se présentèrent au cachot de Tordinonac. Introduits auprès du prisonnier, ils lui annoncèrent qu’il n’avait que peu d’heures à vivre. Il reçut cette nouvelle avec joie. Sans refuser les secours religieux qui lui étaient offerts, les consolations toujours douces à qui va mourir, il persévéra dans ses sentiments. Ce n’était l’heure ni de fléchir, ni de disputer. Sur le seuil de l’éternité dont le calme auguste empreignait ses pensées, toute controverse était superflue. Il ne demanda qu’une faveur, de pouvoir adresser ses adieux à sa famille. On ne la lui refusa point, et la foi du chrétien unie aux plus tendres sentiments de l’époux et du père, s’épancha dans ce dernier message à sa femme et à ses enfants :
c – Leurs noms nous sont connus : un dominicain, Fra-Alessandro, de la Minerve, un Aldobrandini figurent sur la liste funèbre conservée à la bibliothèque de Sienne.
« Ma chère femme, je ne voudrais pas que ma joie fût pour toi un sujet de chagrin, ni le bien qui m’arrive une source de larmes. L’heure est venue de quitter cette vie, pour paraître devant mon Seigneur, mon Père et mon Dieu. Je pars avec autant de plaisir que si j’allais aux noces du Fils du grand Roi. Cette grâce, j’ai toujours prié mon Seigneur de me l’accorder dans sa miséricorde et sa bonté infinies. C’est pourquoi, ma chère femme, il faut que la volonté de Dieu et mon contentement soutiennent ton courage. Tu te dois à la famille désolée qui me survit. Soutiens-la ; guide-la dans la crainte de Dieu. Sers-lui à la fois de père et de mère. Je ne suis plus aujourd’hui qu’un inutile vieillard de soixante-dix ans. Nos enfants doivent se suffire à eux-mêmes par leur vertu et leur industrie. Que Dieu le Père, que notre Seigneur Jésus-Christ et le Saint-Esprit soient avec vous.
Ton mari,
Aonio Paleario
Rome, 3 juillet 1570. »
« Mes chers enfants, l’obligeance de Messeigneurs ne se dément pas, même dans l’extrémité où je me trouve ; ils me permettent de vous écrire. Il plaît à Dieu de me rappeler à lui par une voie qui vous semblera peut-être rude et douloureuse. Mais si vous réfléchissez bien que j’accepte cette épreuve avec résignation, et même avec plaisir, vous vous soumettrez plus facilement à sa volonté. Je vous laisse pour patrimoine l’industrie et la vertu, avec le peu de biens qui vous restent… Elevez votre jeune sœur, selon que Dieu vous l’accordera. Saluez Aspasia, Aonilla, mes filles chéries. Mon heure approche. Que le Saint-Esprit vous console et vous protège !
Votre père,
Aonio Paleario
Après avoir ainsi pris congé de tout ce qu’il aimait sur la terre, Paleario pouvait mourir. Sa foi, grandissant d’heure en heure, lui montrait toujours plus visible le Christ miséricordieux, immortel, qui l’attendait sur le bord d’une autre vie, et l’humble prière du chrétien n’était plus que l’extase du martyr. Qui pourrait en sonder les mystérieuses splendeurs ? Ames de Pascali, de Mollio, d’Algieri, et de tant d’autres confesseurs immolés pour la même cause, dites-nous le secret de vos ravissements dans les cachots, de votre allégresse devant la mort ! La foi qui vous soutint fut aussi celle de Paleario ! Le trajet était court de la prison au pont Saint-Ange où l’échafaud s’élevait ; il le franchit d’un pas ferme. Il contempla d’un œil assuré les apprêts du supplice. Aux premiers rayons du matin colorant la ville et le Tibre, comme l’aube du jour éternel, il expira sur le gibet. Son corps, encore palpitant, fut jeté aux flammes !
[Est-il besoin d’ajouter que nous tenons pour apocryphes les détails relatifs à une prétendue rétractation de Paleario : « Il quale confesso e contrito domandò perdono a Dio, e alla sua gloriosa madre Virgine Maria, e a tutta la corte del cielo, e disse voler morire da buon cristiano, e credere tutto quello che crede la santa Romana Chiesa. » Ainsi s’exprime le procès-verbal des frères de Saint-Jean décollé, qui n’a qu’un tort, c’est d’être complètement démenti par les dernières lettres du martyr. (Lazeri, Miscellanea, t. II, p. 184.)]
Ainsi périt, du supplice de Savonarole, un homme qui ne ressentit pas moins vivement que lui les deux maux de son temps, la décadence de la religion, la corruption des mœurs. Mais tandis que l’éloquent dominicain vivant dans un cloître demandait à l’institution monastique l’idéal d’une Église régénérée, d’une société rajeunie par l’ascétisme, Paleario nourri dans les écoles, unissant l’enthousiasme d’un lettré de la Renaissance à la ferveur des premiers chrétiens, chercha dans le siècle apostolique le modèle d’une Église sainte et libre, n’ayant pour loi que l’Évangile, pour pontife que Jésus-Christ. Une réforme était nécessaire ; il ne se lassa pas de l’invoquer. Il l’espéra tour à tour d’un concile représentant la chrétienté tout entière, des princes également intéressés à réprimer les abus et à limiter le pouvoir de la papauté. Son espoir fut déçu. A ses aspirations généreuses, à ses rêves si purs de démocratie chrétienne et de liberté spirituelle, le concile de Trente répondit par l’anathème, le saint-office par la proscription. Il n’essaya pas de s’y dérober. Sur une terre tristement asservie, en face de la papauté triomphante et de l’inquisition souveraine, il ne pouvait être un réformateur ; il fut un témoin, et pour ainsi dire un héraut du Christ. Il le confessa par sa vie, il le glorifia par sa mort qui semble une page détachée du martyrologe apostolique.
Le sort de Paleario n’émut pas ses contemporains. Nul cri de sympathie ou de pitié ne répondit à son sacrifice. Ce n’était qu’une victime de plus dans l’immense hécatombe immolée à l’unité catholique par Philippe II et Pie V. La victoire de Rome parut assurée. Durant trois siècles l’Italie a connu les bienfaits si vantés de l’absolutisme religieux consacrant l’absolutisme politique, et ce silence de l’oppression qui ressemblerait à la paix des tombeaux, s’il n’était parfois interrompu par le frémissement d’une âme libre. De meilleurs jours sont venus enfin, et la Réforme si longtemps proscrite a obtenu droit de cité dans la Péninsule. Elle n’est pas une étrangère dans le noble pays où coula le plus pur de son sang, et ses disciples peuvent invoquer partout des noms de martyrs. Rome seule a maintenu l’antique anathème. Mais le règne de l’intolérance est près de finir ; le pontificat temporel est condamné sans retour, et le vœu de Paleario sera réalisé, quand retentiront du haut du Capitole sur la ville éternelle ces mots d’un grand Italien : Libera Chiesa in libero Stato !