Ainsi armé, Chrétien se dirigea, accompagné de ses amies, vers la porte du Palais. Il demanda au portier s'il avait vu passer quelque pèlerin.
— Oui, répondit Vigilant.
— Le connaissez-vous ? demanda Chrétien.
— Je lui ai demandé son nom, il m'a dit se nommer Fidèle.
— Oh ! dit Chrétien, je le connais ; il est mon compatriote et mon plus proche voisin. Il vient de la ville où je suis né. Croyez-vous qu'il soit déjà bien loin ?
— Il doit être maintenant au pied de la colline.
— Eh bien, cher ami, que le Seigneur vous bénisse pour toute la bonté que vous m'avez témoignée, dit Chrétien.
Puis il se mit en route. Discrétion, Crainte-de-Dieu, Charité et Prudence voulurent l'accompagner jusqu'au bas de la colline.
— Je m'aperçois, observa Chrétien, que si l'a colline est pénible à gravir, elle est aussi dangereuse à descendre.
— Oui, dit Prudence, cela est vrai ; car il est difficile à tout homme de descendre dans la vallée de l'Humiliation où tu es maintenant, sans glisser ou tomber quelques fois.
Il commença à descendre en prenant beaucoup de précautions, mais cela ne l'empêcha pas de chanceler une ou deux fois. Quand il fut arrivé au bas de la colline, ses compagnons prirent congé de lui en lui donnant un pain, une bouteille de vin et une grappe de raisins, après quoi il continua son chemin. A peine avait-il fait quelques pas dans la vallée de l'Humiliation, que Chrétien aperçut un terrible ennemi qui venait au-devant de lui. Son nom est Apollyon.
Le Pèlerin commença à avoir peur, et à se demander s'il voulait continuer à avancer ou rebrousser chemin.
Mais il réfléchit que son dos n'était protégé par aucune armure, et que fuir devant l'ennemi, c'était lui donner l'avantage ; il résolut donc de l'attendre de pied ferme, car, pensait-il, n'eussé-je d'autre désir que celui de sauver ma vie, que ce serait encore le meilleur parti à prendre.
Apollyon le rejoignit bientôt. C'était un monstre, horrible à voir : son corps était couvert d'écailles, comme celui d'un poisson ; il avait les ailes d'un dragon et les pieds d'un ours. De son ventre sortaient du feu et de la fumée, et sa gueule était semblable à celle d'un lion.
Apollyon le rejoignit bientôt. C'était un monstre, horrible.
— D'où viens-tu, et où vas-tu ? cria-t-il à Chrétien.
— Je viens de la ville de Destruction, et je me rends à la cité de Sion, répondit Chrétien.
— Ceci me prouve que tu es un de mes sujets, car tout ce pays est à moi ; j'en suis le prince et le dieu. Comment as-tu osé fuir loin de ton roi ? Si je n'attendais pas de toi quelques services, je t'étendrais, d'un seul coup, sur le sol.
— Je suis né, il est vrai, dans tes domaines, mais ton service est pénible, et le salaire que tu donnes à tes serviteurs est si petit, qu'on ne peut en vivre, car « le salaire du péché, c'est la mort ». (Romains 6.23) C'est pourquoi, lorsque je suis devenu homme, j'ai fait comme beaucoup d'autres, j'ai cherché si je ne pouvais pas améliorer ma condition.
— Aucun prince ne consentirait à perdre ainsi ses sujets, et je ne veux pas que tu m'échappes. Puisque tu te plains de ton service et de ton salaire, ne t'inquiète pas, tout ce que notre pays peut produire de meilleur, je te le donnerai.
— Mais je me suis déjà engagé à un autre Souverain, au Roi des rois; comment pourrais-je loyalement rentrer sous tes ordres ?
— Tu as changé le mauvais contre le pire, comme dit le proverbe ; mais il est fréquent que je voie revenir à moi ceux qui se disaient ses serviteurs. Fais comme eux, et tout ira bien.
Je lui ai engagé ma foi, et juré fidélité ; comment pourrais-je me dédire sans être un traître ?
— Tu as agi de la même manière envers moi, et cependant, je suis tout disposé à l'oublier, si tu reviens à moi maintenant.
— Quand je me suis engagé envers toi, j'étais encore mineur, et je sais d'ailleurs que le Prince, sous la bannière duquel je me suis enrôlé, est capable de me libérer, et même de me pardonner ce que j'ai fait autrefois. En vérité, ô Apollyon destructeur, j'aime son service, son salaire, ses serviteurs, sa domination, sa compagnie et son pays, qui valent mieux que tout ce que tu peux m'offrir. Ainsi, cesse de me tenter plus longtemps; je suis son serviteur et je veux le suivre.
— Considère, pendant que tu es de sang-froid, ce qui t'attend dans la voie où tu t'engages. Tu sais que la plupart de ses serviteurs finissent mal, parce qu'ils m'ont abandonné. Combien d'entre eux ne sont-ils pas morts de mort honteuse ! Et d'ailleurs, quoique tu prétendes que son service vaut mieux que le mien, ton Prince n'est jamais sorti de sa demeure pour délivrer ses sujets de mes mains, tandis que tout le monde sait que j'ai toujours délivré, par force ou par ruse, ceux qui m'ont fidèlement servi, et je le ferai pour toi aussi.
— S'il semble parfois oublier de délivrer les siens, c'est afin d'éprouver leur amour, et de connaître s'ils se confieront en lui jusqu'à la fin. Et ce que tu appelles une fin malheureuse, ils le considèrent comme une mort glorieuse, car ils ne se soucient guère d'une délivrance temporelle, sachant quelle gloire leur est réservée lorsque leur Prince viendra sur les nuées du ciel, accompagné de ses anges.
— Tu as cependant déjà été infidèle à son service ; comment peux-tu espérer recevoir une récompense ?
— En quoi, Apollyon, ai-je été infidèle ?
— Dès le commencement de ton voyage, tu es tombé dans le bourbier du Découragement, où tu as manqué être étouffé. Tu t'es fourvoyé dans de mauvais chemins pour être plus vite délivré de ton fardeau, au lieu d'attendre que ton Roi t'en décharge lui-même. Tu t'es endormi au lieu de veiller, et tu as alors perdu ton trésor le plus précieux. Tu as hésité à rebrousser chemin quand tu as rencontré les lions, et dans tout ce que tu racontes sur toi-même et sur ton pèlerinage, tu recherches secrètement ta propre gloire.
— Tout ceci est vrai, et il y a bien d'autres choses encore, que tu n'as pas dites ; mais le Prince que je sers et que j'honore est miséricordieux et prêt à pardonner. D'ailleurs, j'ai commis toutes ces fautes pendant que j'étais encore dans tes domaines. J'en ai gémi, je les ai déplorées, et j'ai obtenu le pardon de mon Roi.
A ces mots, Apollyon se mit dans une violente rage, et dit :
— Je suis l'ennemi de ton Prince, je le déteste, ainsi que ses lois et son peuple. Je suis venu contre toi dans l'intention de te combattre.
— Apollyon, prends garde à ce que tu fais ! dit Chrétien, car je suis dans le chemin du Roi, la voie de la sainteté ; encore une fois, prends garde à toi !
Apollyon se plaça alors en travers du chemin, et dit :
— Je n'ai aucune crainte ; prépare-toi à mourir, car je jure, par mon gouffre infernal, que tu n'iras pas plus loin ; c'est ici que je verserai ton sang.
En disant ces mots, il lança un dard enflammé dans la poitrine de Chrétien, mais celui-ci le repoussa avec le bouclier qu'il avait à sa main, et évita ainsi le danger.
Alors Chrétien se mit en garde, car Apollyon lançait sur lui ses dards, dru comme grêle, et tout ce que le Pèlerin pouvait faire était de les éviter.
Apollyon le blessa à la tête, à la main et au pied, ce qui le fit un peu reculer.
Apollyon en profita pour l'attaquer toujours plus vigoureusement, mais Chrétien prit courage et résista aussi fermement qu'il le put.
Ce combat dura une demi-journée, jusqu'à ce que Chrétien fut exténué, ses plaies l'affaiblissant de plus en plus.
Apollyon, profitant de son avantage, serra Chrétien de plus près et lui porta un coup terrible. L'épée du Pèlerin lui tomba des mains.
— Je suis sûr de toi, maintenant, cria Apollyon, et en disant cela, il l'étouffait presque, à tel point que Chrétien désespéra de sa vie.
Mais Dieu le protégeait, et tandis qu'Apollyon allait lui asséner un dernier coup pour l'achever, il réussit à saisir son épée et se mit à crier :
— « Ne te réjouis pas à mon sujet, mon ennemi, car si je suis tombé, je me relèverai. » (Michée 7.8)
Puis, il frappa Apollyon si fort qu'il recula comme un homme qui a reçu un coup mortel.
Voyant cela, Chrétien l'attaqua encore une fois, en disant :
— « Dans toutes ces choses, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés. » (Romains 8.37)
A ces mots, Apollyon étendit ses ailes de dragon et s'envola. Chrétien ne le revit plus.
Personne ne peut s'imaginer, à moins de l'avoir entendu, comme moi, les affreux rugissements qu'Apollyon poussait pendant le combat, ou les soupirs et les gémissements qui s'échappaient du cœur de Chrétien !
Je ne vis aucun rayon de joie sur le visage du Pèlerin, jusqu'au moment où il s'aperçut qu'il avait blessé Apollyon avec son épée à deux tranchants. Alors il sourit et leva les yeux au ciel !
Ce combat est la plus terrible chose que j'aie jamais contemplée.
Quand tout fut fini, Chrétien dit :
— Je veux remercier celui qui m'a délivré de la gueule du lion, et qui m'a donné la, victoire sur Apollyon.
Et il se mit à chanter :
Beelzébub, ce roi de la troupe infernale,
Avait lâché sur moi son chef le plus ardent ;
Ce dragon, animé de fureur sans égale,
Venait fondre sur moi sans perdre un seul instant.
En vain, par ses discours, il tenta ma constance :
Dans un pareil combat, il faut vaincre ou mourir !
Et j'aurais succombé, malgré ma résistance,
Si mon Roi n'eût été prompt à me secourir.
Oui, l'archange Michel, veillant pour ma défense,
D'un glaive à deux tranchants arma ma faible main.
Par son puissant secours, j'obtins la délivrance
Je blessai le dragon qui s'envola soudain.
Béni soit à jamais l'auteur de ma victoire,
Mon cher Emmanuel, mon divin protecteur !
Donne-moi, désormais, de vivre pour ta gloire,
Toi qui, dans ce combat, fus mon libérateur !
Alors j'aperçus une main qui donna à Chrétien quelques feuilles de l'arbre de vie, pour les appliquer sur ses blessures, qui furent aussitôt guéries.
Le Pèlerin s'assit un moment pour manger son pain et boire une goutte du vin qui lui avait été donné ; puis, rafraîchi et restauré, il se remit en marche, son épée à la main ; car, disait-il, je ne sais quel ennemi je pourrais encore rencontrer. Mais il n'eut à subir aucun autre assaut pendant qu'il traversait la vallée.