Le parti de la paix, composé des vingt chefs dont j’ai parlé, garda sur la défensive toutes les tribus qui entouraient le Port. Mais le peuple de l’intérieur tua huit chefs voisins qui rentraient chez eux après avoir fait aux gens du Port une visite d’amis ; au même moment, un chef de l’intérieur qui avait plaidé la cause de la paix, était tué par ses propres hommes, ainsi que son frère, ses quatre femmes et ses deux enfants, et il était remplacé par un ami de la guerre.
Les gens de l’intérieur, selon leur manière de déclarer la guerre, tuèrent ensuite un homme du Port et foulèrent aux pieds les palissades et les plantations de cette partie de l’île. La guerre était donc déchaînée, car les jeunes gens à Tanna sont aussi prompts à l’accepter qu’ils peuvent l’être chez nous à courir à une partie de football.
Les gens du Port me prièrent de me retirer à un kilomètre et demi en arrière ; mais les gens de l’intérieur me firent dire qu’ils n’en voulaient pas à moi et que je ne devais pas quitter mon habitation, de peur qu’elle ne fût pillée et brûlée. Mais sans en informer les gens du Port, je partis, le matin suivant, accompagné d’Abraham et d’un autre Aneityumésien, pour aller faire visite aux gens de l’intérieur, et si possible arrêter la guerre. A six kilomètres de notre station, nous rencontrâmes le chef de celle des tribus du Port qui était la plus rapprochée de celles de l’intérieur ; ce chef était entouré de ses guerriers en armes. Je fus obligé de lui dire le but de notre excursion, et ce ne fut qu’avec répugnance qu’il nous laissa continuer notre chemin. Priant le Seigneur de nous guider et de nous protéger, nous pressâmes le pas pendant six kilomètres encore, en suivant le sentier qui traverse la jungle. Mes deux compagnons gardaient le plus profond silence et montraient une peur toujours plus grande. J’avais essayé de les encourager, mais à leur prière instante j’avais dû rentrer dans le silence. Nous marchions donc sans mot dire et élevant nos cœurs à Dieu. Nous traversâmes maint village complètement désert et nous tombâmes enfin tout à coup au milieu de l’armée ennemie assemblée au chef-lieu pour une grande fête. A notre vue, tous les hommes se précipitèrent sur leurs armes. Gardant mes Aneityumésiens à mes côtés, j’allai droit à eux, sans armes naturellement, et je criai aussi haut que je pus, en leur langue : « Mes salutations affectueuses à vous tous, hommes de Tanna ! Ne craignez pas, je suis votre ami, je vous aime tous et je suis venu vous parler de Dieu, l’Eternel, et de la conduite qu’il faut tenir pour lui plaire. »
Là-dessus un vieux chef vint me prendre par la main et après m’avoir conduit de côté et d’autre au milieu de ses gens, il me dit : « Asseyez-vous là à côté de moi et causons ensemble ; bientôt personne n’aura plus peur. »
Plusieurs s’enfuyaient effrayés dans les broussailles ; d’autres paraissaient fous de joie, ils dansaient en rond autour de nous, frappant le sol de leurs massues, et criaient : « Missi est arrivé, Missi est arrivé ! » La confusion allait croissant et la scène avait quelque chose d’infernal. Les hommes et les garçons accouraient en foule de tous côtés, leurs visages peints de toutes les façons, leurs chevelures remplies de plumes ; les femmes et les enfants paraissaient et disparaissaient à travers la jungle. On ne pouvait rien voir de plus sauvage, rien de plus fantastique. J’étais plein d’anxiété. Je n’en fus pas moins frappé de la quantité d’enfants présents au milieu de ce peuple ; les enfants y sont en effet beaucoup plus nombreux que sur les côtes où les femmes et les enfants, chose horrible à dire, sont détruits par le fait des vices et de la cruauté des visiteurs « civilisés. »
Après une heure d’entretien où j’eus à répondre à beaucoup de questions, ces gens se montrèrent disposés à renoncer à la guerre et me permirent de présider un culte au milieu d’eux. Après le culte, ils me firent un présent de noix de coco, de sucre de canne et de deux poules, que mes deux compagnons reçurent de leurs mains. En retour, je donnai une chemise rouge au chef principal et distribuai une quantité de hameçons et de morceaux de calicot rouge. Les principaux nous serrèrent gracieusement la main et nous invitèrent à venir les voir souvent ; car, disaient-ils, après cette visite, ils ne voudraient faire de mal à aucun des gens de la Mission. Pendant ce temps, les gens du Port ayant appris où nous étions allés, en avaient conclu que nous étions tués et mangés. Quand nous revînmes chargés d’un présent et que nous leur eûmes raconté ce que nous avions vu et entendu, leur étonnement passa toute mesure : on n’avait jamais rien vu de pareil à Tanna ! La paix sous forme de trêve se prolongea pendant plus d’un mois ; temps pendant lequel tout le monde était au travail. Beaucoup de plantations d’ignames furent complétées et toutes les palissades furent relevées.
Mais si les préjugés et les persécutions des païens étaient une grande épreuve, l’action perverse et corruptrice de mes compatriotes en était une bien plus grande. Il y avait, entre autres, un capitaine Winchester qui vivait avec une Tannésienne et qui était établi sur la baie comme trafiquant. C’était un homme instruit, mais un vaurien des plus dissolus. Il était très fâché de ce que nous avions réussi à conserver la paix. Evidemment les demandes d’échange de poules, cochons, etc., contre provisions de guerre n’étaient plus si nombreuses. Aussi se mit-il immédiatement en campagne ; il montra le plus vif intérêt aux affaires des chefs ; il leur présenta de la poudre, des capsules, des balles, leur prêta un bon nombre de mousquets fort brillants et les exhorta à n’avoir aucune crainte de la guerre, vu qu’il les fournirait de toutes les munitions nécessaires. Je le réprimandai, mais il me dit nettement que la paix ne faisait pas ses affaires. Encouragés donc par lui, mes pauvres païens s’engagèrent dans la guerre la plus injuste contre leurs voisins de l’intérieur. Ce pas fait, le trafiquant demanda un prix exorbitant pour les mousquets qu’il avait prêtés ; il haussa le prix de la poudre, des capsules et des balles à chaque nouvelle demande ; et ses hangars furent bientôt remplis de poules et de cochons qu’il vendait aux navires de passage, de sorte qu’il se faisait un argent considérable employé pour satisfaire ses plus viles passions.
La guerre engagée, le capitaine Winchester s’en glorifiait comme étant son ouvrage. Il exigeait alors un gros cochon pour un verre de poudre, ou pour trois ou quatre balles, ou encore pour dix capsules. Il se vantait des bénéfices qu’il faisait en se débarrassant de ses vieux mousquets et se glorifiait de ses enclos remplis de poules et de cochons.
Miaki, le chef de la guerre, avait un jeune frère de dix-huit ans, nommé Rarip. Or quand cette guerre commença, Rarip vint vivre avec moi à la Maison de la Mission. Miaki fit rage pendant quelque temps, puis il força Rarip à rejoindre les combattants ; mais Rarip s’enfuit bientôt dans la jungle et revint chez moi : « Missi, je hais la guerre, me disait-il ; ce n’est pas bien de tuer des hommes ; je veux rester avec vous. »
Le chef de la guerre revint et força mon cher Rarip à rejoindre l’armée. Je ne pouvais rien empêcher, je ne pouvais que supplier. Cette fois-ci, Miaki plaça Rarip à côté de lui, au milieu de ses guerriers. Quand ils arrivèrent en face de l’ennemi, au moment où les premiers hurlements se faisaient entendre et que les premiers guerriers s’élançaient de la jungle, une balle traversa la poitrine de Rarip qui tomba mort entre les bras de Miaki. Dès que j’en fus informé, je me rendis en hâte sur les lieux, et j’arrivai au milieu des cérémonies funèbres. Assises ou étendues sur le sol, toutes les femmes et les filles étaient assemblées autour de Rarip, elles s’arrachaient les cheveux ; elles se faisaient des incisions avec des morceaux de verre ou de bambous ; elles se frappaient la tête contre terre ; elles se peignaient en noir, figure, poitrine et bras, et faisaient entendre les gémissements les plus lamentables. Les hommes se frappaient la tête contre les arbres, se faisaient des balafres avec leurs couteaux jusqu’à ce que le sang ruisselât sur leur corps, et s’adonnaient à toute espèce de démonstration propre à témoigner de leur douleur. Mon cœur se brisait à la vue de ces pauvres gens étrangers à toute vraie consolation.
Je retournai à la Maison de la Mission et je rapportai un drap blanc et quelques rubans avec lesquels j’enveloppai le corps de mon cher Rarip. Les natifs parurent heureux de cette marque de respect et tous convinrent que le défunt devait avoir des funérailles chrétiennes et que je devais les présider. Les hommes creusèrent la tombe près de la maison mortuaire. Puis je lus la Parole de Dieu et priai au milieu d’une scène de pleurs et de lamentations que je n’oublierai jamais. Je n’oublierai pas davantage l’angoisse qui remplissait mon âme : « Jusques à quand ? jusques à quand, me disais-je, ce pauvre peuple ignorera-t-il les choses dont je lui parle, la vie et l’immortalité qui sont en Jésus-Christ ? »
La guerre se poursuivait et bon nombre d’hommes avaient été tués, lorsqu’enfin la justice sembla devoir atteindre le misérable trafiquant. « C’est vous qui nous avez jetés dans cette guerre, lui dit Miaki, vous nous avez trompés. Maintenant Rarip est mort et beaucoup d’autres, mais votre vie répondra pour la leur. »
Le capitaine Winchester absolument indifférent à la question de savoir combien de vies humaines pouvaient bien coûter les poules et les cochons qui affluaient dans sa cour, se mit dès lors à trembler pour sa propre vie, comme le plus insigne poltron. Il me supplia de le laisser venir, avec sa femme Maré, passer les nuits à la Maison de la Mission ; mais je refusai ; la Maison de la Mission ne devait pas être associée à ses crimes. Il se mit alors à armer de mousquets des natifs d’autres îles qu’il avait chez lui et dont il se servait comme d’esclaves ; mais comme il n’avait pas grande confiance en eux, il me conjura d’envoyer un de mes instituteurs pour monter la garde, avec sa femme, quelques heures chaque nuit, afin qu’il pût jouir d’un peu de sommeil pendant ce temps. De jour, disait-il, il saurait se servir de sa carabine et de ses revolvers. Mes instituteurs refusèrent naturellement ; de sorte que sa frayeur ne connut plus de bornes. De nuit, il couchait tout armé dans son bateau au milieu de la baie, avec un équipage prêt pour la fuite à la moindre approche du danger. De jour, il veillait sur le rivage, toujours bien armé et toujours prêt à fuir. Il mena cette triste existence jusqu’à ce qu’un vaisseau marchand de passage le prit à bord avec sa femme et tous ses biens. Vraie délivrance pour nous ! Nous ne cachâmes pas la reconnaissance que nous en eûmes.
La guerre dura encore trois mois et je parvins à la faire cesser moyennant un présent que je donnai secrètement aux deux principaux chefs. Mais les désirs de vengeance restèrent dans bien des cœurs.
Pendant toute cette guerre, je me rendis chaque dimanche au lieu du combat et je célébrai le culte au milieu des gens du Port. Des centaines se rassemblaient autour de moi, écoutaient respectueusement, mais refusaient de cesser la guerre. Un jour je me décidai à franchir la jungle qui séparait les deux armées et à célébrer aussi le culte au milieu de l’armée ennemie. Les gens du Port s’y opposèrent et l’un de leurs chefs me dit : « Missi, priez seulement pour nous, votre Dieu sera puissant pour nous venir en aide et nous n’aurons pas peur. Mais ne priez pas pour nos ennemis, de crainte qu’Il ne les secoure aussi ! »
Après cela, je me fis un devoir de visiter toujours les deux camps, d’avoir un culte en chacun des deux, d’enseigner à tous également que Dieu réprouve la guerre et qu’il ne combattrait ni pour les uns ni pour les autres, vu qu’il commande à tous de vivre en paix et d’aimer le prochain.
A cette époque, nos réunions à la Maison de la Mission comptaient environ quarante auditeurs. Nowar et trois ou quatre autres, pas davantage, semblaient aimer et servir Jésus-Christ. Ils étaient cependant indécis et changeants, bien qu’ils exerçassent une bonne influence dans leurs villages et qu’ils fussent généralement bien disposés envers nous et notre culte.
Les circonstances favorisaient parfois grandement notre ministère. En voici un exemple. Un homme sacré qui pêchait sur les récifs de corail fut mordu par un poisson venimeux et mourut après une terrible agonie. Or ses parents se préparaient à étrangler ses deux femmes afin qu’elles pussent l’aller servir dans l’autre monde. De telles strangulations étaient ordinairement accomplies avant que nous en eussions entendu parler. Mais en ce moment je me trouvais au village où la tragédie allait avoir lieu et j’eus le bonheur de pouvoir persuader à ces gens d’enterrer le mort tout seul : ses deux femmes furent donc sauvées. Ce fait mit de nouveau en question la strangulation des veuves, horrible coutume qui tomba ainsi quelque peu en discrédit.
Il y avait quelques poissons dont la chair était un vrai poison ; d’autres étaient malsains et même toxiques, mais seulement à certaines époques ; d’autres enfin étaient toujours sains, bons, nourrissants. Nous n’usions de poissons que modérément et avec précaution. Quand la qualité d’un poisson était pour nous douteuse, nous mettions une pièce d’argent dans l’eau où nous le faisions cuire. Si l’argent changeait de couleur, le poisson était malsain ; si l’argent ne changeait pas, le poisson était bon.
Un matin, à l’aube du jour, je trouvai ma maison entourée d’hommes en armes, et un chef me déclara qu’ils étaient venus pour m’ôter la vie. Voyant que j’étais entièrement entre leurs mains, je m’agenouillai et me remis corps et âme entre les mains du Seigneur. Quand je me levai, je parlai calmement à ces hommes de leur méchante conduite à mon égard ; je leur montrai combien elle contrastait avec celle que j’avais toujours eue vis-à-vis d’eux ; et je leur exposai quelles seraient les tristes conséquences de leur crime. De sorte qu’un des chefs qui avait assisté à notre culte se leva et dit : « Notre conduite a été mauvaise, mais maintenant nous combattrons pour vous et nous tuerons tous ceux qui vous haïssent. »
Je ne laissai point aller ce chef qu’il ne m’eût promis de ne tuer personne à cause de moi, vu que Jésus nous avait commandé d’aimer nos ennemis et de rendre le bien pour le mal. Pendant ce temps une partie des hommes s’en alla et ceux qui restèrent s’engagèrent à être nos amis et à nous protéger. Mais peu après, en assemblée publique, ils décidèrent que nous serions tués, vu qu’ils haïssaient Dieu et son culte qui ne permettaient pas de continuer à faire sans crainte ce qu’ils avaient toujours fait. Si je voulais renoncer à visiter les villages, à prier et à parler de Dieu avec eux, disaient-ils, ils seraient heureux de trafiquer avec moi comme avec les autres trafiquants. Mais quant à un missionnaire, ils n’en voulaient pas. Je leur dis que seule l’espérance de les amener à adorer Dieu me conservait en vie au milieu d’eux ; que je n’y étais ni pour le gain, ni pour le plaisir, mais parce que je les aimais, parce que j’avais pitié d’eux et que je cherchais continuellement leur bien.
Un de leurs chefs qui avait vécu à Sidney et qui parlait anglais répliqua : « Missi, nos pères ont aimé et adoré celui que vous appelez le diable, le mauvais esprit ; et nous sommes décidés à faire de même, car nous aimons la conduite de nos pères. Missi Turner vint ici et essaya d’abolir notre culte, mais nos pères le combattirent et il nous quitta ; ils combattirent de même Peta, l’instituteur samoain, qui s’enfuit. Ils tuèrent plusieurs de ces instituteurs de Samoa placés de l’autre côté du Port et les autres s’enfuirent. Nous tuâmes les instituteurs d’Aneityum et brûlâmes leurs maisons. Et après chacun de ces actes, l’île de Tanna fut bonne ; nous vivions tous comme nos pères, et la maladie et la mort ne nous visitaient plus. Maintenant nous sommes décidés à vous tuer, si vous ne quittez pas notre île, car vous changez nos coutumes et détruisez notre culte. Nous haïssons le culte de Jéhovah ! »
Alors soutenu par plusieurs hommes qui avaient passé quelques années dans les colonies, il reprit avec violence : « Le peuple de Sidney appartient à votre Grande-Bretagne ; ils savent ce qui est bien et ce qui est mal aussi bien que vous. Nous les avons vus nous-mêmes pêcher, travailler, festoyer et chercher le plaisir le dimanche aussi bien que les autres jours. Vous dites que nous n’avons pas besoin de faire la cuisine, ni de travailler le dimanche ; mais vous-mêmes vous faite la cuisine ce jour-là, car vous faites bouillir votre eau ! Nous avons vu à Sidney le peuple faire tout ce que vous appelez mal et que nous aimons. Or ils sont nombreux ; et vous, vous n’êtes qu’un ; ils ont raison et vous avez tort. Pour établir votre culte, vous nous enseignez des mensonges. »
Après bien des discours semblables, je répondis complètement à toutes les questions que l’on me fit et je questionnai à mon tour mes adversaires sur plusieurs sujets sur lesquels ils se contredirent grossièrement, de sorte que la majorité de l’assemblée s’écria : « Ils mentent ; ils ne disent que des faussetés ! Missi connaît parfaitement le peuple de Sidney, etc. »
Hélas ! je devais reconnaître la vérité de leurs allégations au sujet de la multitude de ceux qui, en terre anglaise, font du dimanche un jour de plaisir ; mais je leur montrai que les serviteurs de Dieu ne font nullement partie de cette multitude. Ils me laissèrent enfin la parole et je les entretins des bienfaits de la Bible et du dimanche ; puis je fis le culte, auquel ils ne manquèrent pas d’assister.
Mais si mes ennemis pouvaient être déjoués, calmés un moment, ils n’abandonnaient guère leurs desseins meurtriers. Peu après les faits que je viens de raconter, les natifs étant assemblés en grand nombre à la Maison de la Mission, un homme se précipita comme un furieux sur moi, la hache levée. Mais le chef Kaserumini, saisissant une bêche dont je venais de me servir, para les coups et me sauva d’une mort imminente. J’appris en de telles circonstances à me tenir bien près du Seigneur Jésus. Pendant près d’une heure je ne vis pas quand ni comment le danger serait écarté ; mais la main dans la main de Celui qui fut crucifié au Calvaire et qui maintenant tient le sceptre de l’univers, je demeurai calme, en paix, résigné.
Le lendemain, un chef des plus féroces me suivit pendant environ quatre heures avec son mousquet chargé, et bien qu’il me mît souvent en joue, Dieu retint toujours sa main. Je lui parlai avec bonté et continuai mon travail comme s’il n’avait pas été présent, persuadé que Dieu qui m’avait placé à Tanna m’y protégerait jusqu’à ce que la tâche qu’il m’assignait fût finie. Je regardais au Seigneur dans une prière incessante, abandonnant tout entre ses mains, et je me sentais immortel jusqu’à ce que mon œuvre fût terminée. Les épreuves se succédaient sans interruption, je n’échappais souvent à la mort que d’un travers de cheveu, mais ma foi en était affermie ; chaque danger me semblait n’avoir d’autre effet que de me fortifier pour les dangers qui devaient suivre. Sans la conscience continuelle que j’avais de la présence et de la toute-puissance de mon Sauveur, rien au monde n’aurait pu me préserver de perdre la raison et de mourir misérablement. Ses paroles : « Voici, je suis toujours avec vous jusqu’à la fin du monde, » avaient pour moi une telle réalité, que je n’eusse pas été surpris de le voir, comme le vit Etienne, surveillant la scène du monde. Je sentais sa puissance me soutenir, comme devait la sentir Paul quand il s’écriait : « Je puis toutes choses par Christ qui me fortifie ! » C’est la vérité toute simple, sans aucune exagération, — et à vingt ans de distance j’en suis encore délicieusement ému, — jamais le regard et le sourire de mon cher Sauveur ne m’apparaissaient plus clairement et ne me réjouissaient plus que dans ces moments terribles, où le mousquet, la lance ou la massue étaient levés pour m’ôter la vie. Quelle bénédiction que de vivre et souffrir en voyant « Celui qui est invisible ! »
Une nuit je fus réveillé trois fois par le bruit que faisaient un chef et ses hommes qui cherchaient à enfoncer la porte de ma maison. Ils avaient tellement le sentiment qu’ils faisaient mal que, bien qu’armés de mousquets, ils furent effrayés par un petit épagneul qui s’était souvent jeté entre la mort et moi. Dieu les arrêta, tellement que le lendemain on disait partout au Port que « la frayeur avait frappé de faiblesse » ceux qui avaient voulu me tuer. Aussi mes ennemis résolurent-ils de mettre à exécution un autre projet : il s’agissait d’incendier nos maisons et de nous assommer si nous tentions d’en sortir. Mais nos instituteurs aneityumésiens eurent vent de la chose et Dieu nous donna de mettre à néant le complot. Quand les meurtriers virent que leur projet était connu, ils perdirent confiance en eux-mêmes et résolurent d’agir d’une manière plus secrète.
Namuri un de mes instituteurs aneityumésiens fut placé dans le village le plus rapproché de la Maison de la Mission. Il y bâtit une maison pour lui et sa femme et y mena la vie d’un chrétien humble et pur. Presque chaque matin il venait me faire un rapport sur l’état des choses dans son village. Il était sans livres, ni école ; il instruisait cependant les natifs des choses de Dieu ; il tenait un culte au milieu d’eux, et leur enseignait beaucoup de choses par son bon exemple. Son influence allait croissant. Mais un matin, un homme sacré, suivi de quelques autres, lui lança son kawas. Kawas signifie pierre à tuer ; le kawas est en effet une pierre d’un demi-mètre de longueur, tranchante comme une faux, que les natifs lancent à une grande distance avec beaucoup de précision, et qui constitue une arme très meurtrière. Avec une grande agilité, l’instituteur para le coup de la main gauche qui reçut une profonde coupure, réservant son bras droit pour parer aux coups de massue qui allaient suivre. Le prêtre, en effet, poussant un cri sauvage, sautait sur lui la massue levée. L’instituteur s’esquiva, mais non sans recevoir mainte blessure ; il échappa aux mains de tous ceux qui le poursuivaient et arriva à la Maison de la Mission couvert de sang, défaillant, et suivi d’une bande de meurtriers qui hurlaient comme des fauves. Comme je l’attendais avec inquiétude, je me précipitai dehors au premier bruit.
En me voyant Namuri tomba sous un arbre et me cria : « Missi, vite, vite ! sauvez-vous ou vous êtes mort ! Ils viennent pour vous tuer ; ils ont commencé par moi, mais ils disent qu’ils veulent nous tuer tous, car ils haïssent Jéhovah et le culte ! »
Je courus vers Namuri, je lavai et pansai ses plaies ; et Dieu, d’une façon incompréhensible pour nous, retint les meurtriers à la baie ; ils y restèrent en faction, épiant nos mouvements, et peu à peu disparurent dans la jungle. Nous transportâmes l’instituteur à la Maison de la Mission et au bout de trois ou quatre semaines des plus grands soins, il put de nouveau se lever et sortir. Plusieurs demandèrent son retour au village ; mais j’insistai pour que les chefs des tribus du Port s’entendissent et punissent le meurtrier.
Je savais que celui-ci n’avait fait que suivre l’impulsion de tous, Nowar et un ou deux autres exceptés, et je voulais que la leçon fût pour tous. Ils offrirent alors à l’instituteur, en signe de réconciliation, un cochon et quelques ignames. Mais je refusai : « Une pareille conduite doit être punie, répondis-je ; si elle ne l’est pas, nous quitterons l’île à la première occasion. »
Mais le meurtrier, qui était un chef, partit en guerre contre d’autres tribus et tous ses hommes furent tués. Les autres chefs tinrent alors des conférences qui durèrent trois semaines, puis ils le saisirent, le lièrent avec une corde et me firent dire qu’après tout ils ne désiraient pas que je quittasse l’île et qu’ils me priaient de venir constater que le meurtrier était puni. J’y allai ; et après beaucoup de pourparlers et de belles promesses, le meurtrier fut relâché.
Comme chacun se montrait, pour le moment, bienveillant, disposé à écouter et à apprendre, l’instituteur désirait ardemment retourner à son poste. Je fis mon possible pour le persuader de rester à la Maison de la Mission jusqu’à ce que la position au village parût plus sûre, mais il répondit : « Missi, quand je les voyais ainsi altérés de mon sang, il me semblait me voir moi-même tel que j’étais quand le premier missionnaire vint dans mon île. Je désirais le tuer, tout comme ils désirent me tuer maintenant. Et si ce missionnaire avait fui le danger, je serais resté païen ; mais il persévéra à nous annoncer le salut et, par la grâce de Dieu, je devins ce que je suis maintenant. Or, le même Dieu qui m’a changé, peut aussi changer ces pauvres Tannésiens, de sorte qu’ils en viennent à l’aimer et à le servir. Je ne puis pas m’éloigner d’eux ; je passerai donc la nuit à la Maison de la Mission ; mais de jour, je ferai tout ce que je pourrai pour les amener à Jésus-Christ. »
Je ne pouvais empêcher un tel homme, avec de tels motifs, de se rendre au poste qu’il considérait comme celui du devoir. Il y retourna donc et pendant plusieurs semaines tout parut fort encourageant. Les habitants témoignaient un intérêt croissant à notre œuvre et se montraient de moins en moins effrayés par les menaces des prêtres qui s’efforçaient d’entretenir contre nous la haine de tous. Mais un matin, pendant le culte, comme le bon instituteur priait à genoux, le même sauvage prêtre se rua sur lui avec sa massue et le laissa pour mort. Les assistants l’abandonnèrent dans son sang et s’enfuirent ne voulant pas être confondus avec le meurtrier. L’instituteur se remit un peu et se traîna jusqu’aux Maisons de la Mission qu’il atteignit, mourant, à midi. En le voyant, je courus à sa rencontre, mais il tomba près de la maison des instituteurs en disant : « Missi, je meurs ; ils veulent vous tuer aussi ; fuyez pour sauver votre vie ! »
J’essayai de le consoler, je m’assis auprès de lui, je pansai ses plaies, je lui fis prendre de la nourriture et le soignai de mon mieux. Il était tout à fait résigné ; il regardait à Jésus et se réjouissait à la pensée qu’il serait bientôt avec Lui dans la gloire. Ses souffrances étaient grandes, mais il les supporta très calmement « pour l’amour de Jésus, » comme il le répétait continuellement. Il priait sans cesse pour ses persécuteurs : « O Seigneur Jésus, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Oh ! ne retire pas de Tanna tes serviteurs ! Oh ! que cette île pleine de ténèbres ne soit pas privée de ton culte ! O Dieu ! fais que tous les Tannésiens apprennent à aimer et à suivre Jésus ! »
Pour lui, Jésus était tout et en tout ; et dans sa mort il montra qu’il était libre de tout lien. Il nous quitta pleinement assuré qu’il entrait dans la gloire de son Seigneur. Si humble qu’il pût paraître aux yeux du monde, je voyais qu’un grand homme tombait au service de Christ et prenait rang dans la glorieuse armée des martyrs. Je lui fis un cercueil et creusai son tombeau près de la Maison de la Mission.
Et c’est avec beaucoup de prières et de larmes que nous y déposâmes sa dépouille mortelle ; mais nous le faisions dans la certitude d’une bienheureuse résurrection. Un tel converti, à lui seul, serait déjà une triomphante récompense pour le Dr et pour Mme Geddie que Dieu a honorés en les employant à sa conversion. Puissent-ils, au grand jour de la rémunération, avoir pour sujet de joie et pour couronne de gloire, beaucoup d’âmes comme celle de Namuri !
Ces funérailles étaient à peine terminées, que plusieurs chefs avec leur suite me rendirent visite à la Maison de la Mission. Ils firent profession d’une grande amitié pour moi et me dirent : « M. Turner donna à nos pères une grande quantité de calicot, de haches et de couteaux, de sorte que nos pères devinrent ses amis. Si vous voulez nous en donner autant, cela nous fera plaisir et nous ne combattrons plus votre culte. »
Je répliquai : « Si vos pères ont été les amis de M. Turner, comment se fait-il qu’ils l’ont persécuté ainsi que M. Nisbet, tellement que ces deux missionnaires ont dû quitter l’île ? Votre conduite est mauvaise et dépourvue de droiture. Je ne vous récompenserai jamais pour de mauvaises actions. Je ne donnerai aucun présent. »
Ils se retirèrent grandement désappointés. Un peu plus tard, un chef étant mort, tous les gens du Port. étaient assemblés pour étrangler sa veuve. Un de mes instituteurs Aneityumésiens entendant parler de la chose, se hâta de m’en informer. Je courus au village et avec beaucoup de peine je réussis à persuader la population : on épargna la veuve. Or, quelques semaines après, elle donna le jour à un jeune chef qui prospéra parfaitement. D’après ce que dirent les gens du Port, les veuves de tous ceux qui tombèrent alors dans la guerre, furent sauvées par nos instances.
Immédiatement après le fait que je viens de raconter, un homme sacré mourut et une foule s’assembla devant sa maison attendant la strangulation de ses trois femmes. Je parlai à tous de l’horrible méchanceté d’une pareille action. Je leur dis que Dieu avait créé l’homme mâle et femelle de façon à ce qu’il y eût autant d’individus d’un sexe que de l’autre, de sorte que pour chaque homme qui avait plusieurs femmes il se trouvait plusieurs hommes qui n’en avaient point et que c’était une source de jalousie et de querelles. Je leur montrai ensuite que les veuves épargnées feraient des femmes heureuses et utiles pour de bons maris qui les aimeraient. Je fis le culte, puis j’en appelai, au Chef. Il me répondit : « Nos pères n’avaient pas la coutume d’étrangler les veuves ; cette pratique nous est venue d’Aneityum. Mais les Aneityumésiens l’ont abandonnée depuis qu’ils adorent Jéhovah ; il est bon que nous l’abandonnions aussi. »
C’est ainsi que les trois veuves furent sauvées, et dès lors nous espérâmes beaucoup que l’horrible coutume disparaîtrait bientôt de Tanna.
Jusqu’alors nous n’avions en fait d’eau douce, qu’une source d’eau bouillante ; plus un grand marais dans lequel les natifs se baignaient constamment. A part cela, il n’y avait aucune eau potable dans la contrée : il fallait faire près de deux heures de marche avant d’en rencontrer d’autre. Aussi me mis-je à creuser un puits près de la Maison de la Mission, opération qui me réussit parfaitement. A quatre mètres de profondeur, je trouvai une eau fraîche excellente ; mais, chose étrange, le niveau de cette eau montait et baissait avec la marée. Cette eau fut dès lors la seule qui nous approvisionnât, non seulement nous, mais tous les natifs de la contrée jusqu’à six kilomètres dans l’intérieur. De toutes les parties de l’île, les Tannésiens arrivèrent en foule pour voir le plus grand miracle qu’ils eussent jamais vu : « de la pluie venant d’en bas ! » Les parois circulaires de ce puits étaient construites avec une pierre que j’étais allé chercher avec mon bateau de l’autre côté de la baie. Beaucoup de vaisseaux visitant notre port furent tout heureux de renouveler leur provision d’eau à mon puits et tous se montrèrent fort reconnaissants envers moi.
Mais ce puits ne produisit pas une révolution semblable à celle que produisit le puits d’Aniwa dont je parlerai plus tard.
Nous travaillâmes ensuite pendant trois mois, avec tous les natifs que nous pûmes louer, à ériger un bâtiment qui servît d’église et d’école. Ce bâtiment avait dix-sept mètres de long sur huit de large. Il avait un beau toit de bois de fer et de feuilles de canne à sucre qui dépassait d’un mètre les parois, de manière à former extérieurement abri contre la pluie. A l’intérieur, le sol était pavé de corail recouvert de tapis de feuilles de cocotier. Pour portes et fenêtres, cet édifice n’avait que des espaces tout ouverts ; il n’en offrait pas moins autant de confort qu’on peut en demander sous les tropiques.
J’avais acheté le bois dur aux prix d’Aneityum et je l’avais payé cinquante paires de pantalons pour natifs, pantalons qui étaient un don de ma Classe biblique de Glasgow, tous coupés et cousus par les élèves de cette Classe biblique. J’avais donné encore cent trente mètres de toile et diverses autres marchandises pour le reste du bois de l’édifice.
Les Tannésiens s’étaient d’abord opposés à l’érection d’une église, car ils ne désiraient pas que Jéhovah eût une maison pour son service dans leur île. Aussi le jour de l’inauguration, nous n’eûmes, outre nos instituteurs aneityumésiens, qu’une assistance de cinq hommes, trois femmes et trois enfants. Après le service du matin de ce jour, je visitai dix villages et célébrai le culte dans chacun. Mais le peuple était généralement réservé et même hostile. On disait que nous étions la cause des maladies et des fièvres qui régnaient alors. Les Tannésiens n’avaient aucune idée d’une maladie et d’une mort naturelles ; ils croyaient toujours que la maladie et la mort étaient causées par quelqu’un qui ensorcelait la victime. De là, leurs querelles incessantes et tous les meurtres qui s’en suivaient.
Comme nous creusions le sol pour poser les fondements de l’église, nous découvrîmes une énorme pierre ronde très singulière, à la vue de laquelle les Tannésiens demeurèrent consternés. Le plus ancien des chefs me dit : « Missi, cette pierre a été apportée là par Karapanamun (le Mauvais Esprit) ou peut-être a-t-elle été cachée là par notre grand chef qui est mort. C’est le dieu de pierre auquel nos pères offraient des sacrifices humains ; voici les creux qui retenaient le sang des victimes jusqu’à ce qu’il fût bu par l’Esprit. Car l’Esprit de cette pierre mangeait les hommes et les femmes et buvait leur sang, ainsi que nos pères nous l’ont enseigné. Et maintenant nous sommes dans une grande frayeur. »
Un Homme Sacré réclamait cette pierre et il avait le plus grand désir de s’en emparer ; mais je m’arrangeai de façon à la garder et je fis tout ce qui était possible pour montrer à ces pauvres païens l’absurdité de leurs croyances.
Un événement à jamais mémorable pour moi fut l’impression de mon premier livre en tannésien. M. Thomas Binnie, Jun., Glasgow, me donna une presse et tous les caractères nécessaires. Mais l’impression d’un livre fut pour moi chose bien plus difficile que la construction d’une maison, je ne savais comment arranger les pages ; ce n’est qu’à force de persévérance que j’y arrivai ; et l’on ne saurait croire quelle fut ma joie quand j’obtins une première feuille parfaitement réussie. C’était à une heure du matin ; j’étais le seul blanc dans l’île ; tous les natifs dormaient depuis plusieurs heures ; et j’étais dans une vraie extase. Je chantais, je lançais mon chapeau en l’air, je dansais autour de ma machine, tellement que j’en vins à me demander si je perdais la raison.
Est-ce que cela n’aurait pas été plus digne d’un missionnaire de se mettre à genoux et de rendre grâce ? Lecteur, crois-moi, ce fut un vrai culte, comme celui que David rendit à Dieu quand il dansait devant l’arche. Du reste, cette première feuille de la Bible en main, je ne manquai pas de m’agenouiller, de rendre grâce et de demander, comme chaque jour depuis lors, que Dieu fasse pénétrer la lumière et la joie de sa Parole dans tout cœur tannésien.
Mais les natifs de Tanna ont peur des livres ; et c’est une frayeur superstitieuse qu’ils éprouvent surtout à l’égard de la Bible.
Peu après ces travaux d’imprimeur, je fus grandement réjoui et encouragé par la visite d’un baleinier américain, le Camden Packet, capitaine Allan. Ce capitaine, le chef de ses officiers et un bon nombre de ses matelots étaient des chrétiens décidés, — grand contraste avec la plupart des trafiquants qui visitaient Port Resolution.
Le capitaine m’invita cordialement à venir à bord prêcher et présider une réunion religieuse. Quelle joie ce soir-là ! — sources d’eau vive dans le désert ! Le capitaine m’introduisit auprès de ses hommes en me disant : « Voici ma société ; mon premier officier et la plupart de mes hommes sont de vrais chrétiens, s’efforçant d’aimer et de servir le Seigneur Jésus. Nous avons été trois ans loin du pays pendant ce dernier voyage, et nous sommes très heureux les uns avec les autres. Dans notre vaisseau on ne voit ni n’entend jamais rien de pire que ce que vous voyez et entendez maintenant. Et Dieu nous a donné pleine prospérité. »
Il me dit ensuite que le vaisseau était à peu près rempli d’huile de baleine, cargaison d’un très grand prix. Il était très désireux de me laisser des provisions, ou de faire quelque chose pour moi ; mais je n’avais besoin d’aucune des choses qu’il pouvait me donner. En examinant mon bateau, son Second y trouva un trou ainsi que plusieurs planches brisées et enfoncées, ce qui n’était pas étonnant car, dans une de mes courses missionnaires, j’avais donné sur des récifs et vu la mort de bien près. Le jour suivant, le capitaine remit ce bateau aux soins de son charpentier qui me le répara si bien qu’il était désormais aussi bon qu’un neuf. Aucun d’eux ne voulut accepter quoi que ce fût pour prix du travail. Leur amour chrétien les récompensait suffisamment. J’avais longtemps désiré de trouver une occasion d’envoyer ce bateau à Sydney pour qu’on me le réparât et j’étais profondément reconnaissant de ce secours inattendu. Le capitaine n’admettait pas que le retard occasionné par cette réparation fût une perte pour lui, vu que ses bateaux avaient employé la journée à acheter des noix de coco et d’autres provisions.
Oh ! comme l’Esprit unit et attache les uns aux autres tous les vrais disciples de Jésus-Christ ! Quel lien terrestre ou humain aurait jamais pu attacher pareillement l’un à l’autre cet étranger et moi ? Dans l’amour de Jésus-Christ nous étions véritablement des frères.
Les dangers se renouvelaient toujours. Un jour comme je travaillais à ma nouvelle maison, je fus tout à coup entouré par le Chef de guerre, son frère et un fort détachement d’hommes armés. Ils m’observèrent d’abord en silence ; puis chacun d’eux leva son mousquet et le dirigea contre ma tête. Il était impossible d’échapper et toute parole eût accru le danger. Je demandai au Seigneur de me protéger ou de me prendre à Lui, dans sa gloire. Puis j’essayai de continuer mon travail comme si personne ne se trouvait près de moi. A ce moment, ces paroles me vinrent à l’esprit comme jamais auparavant : « Tout ce que vous demanderez en mon nom vous sera accordé, » et je sentis que j’étais sauvé. Mes ennemis reculèrent silencieusement et recommencèrent à me coucher en joue, chacun d’eux paraissant exciter son compagnon à tirer le premier. Mais le Seigneur les retint et ils disparurent bientôt tous, me laissant une nouvelle raison de me confier en mon Sauveur. J’avais cependant à être plus prudent que jamais. Certains jours j’osais à peine m’aventurer hors de la Maison de la Mission. Car j’ai toujours cru fermement et je crois encore que nous ne devons compter sur la protection de Dieu qu’après avoir pris toutes les précautions possibles.
Le vaisseau d’un réfugié français qui se donnait le nom de Prince Jean de Beuve et qui s’était fait naturaliser américain, visita ensuite Port Resolution. Ce beau et grand bâtiment était équipé et armé comme un vaisseau de guerre. Il était manœuvré surtout par des esclavesa que Jean de Beuve gouvernait d’une main de fer. Grand contraste avec le vaisseau du capitaine Allan ! Cependant ce nouveau capitaine fut aussi des plus sympathiques et des plus aimables à mon égard. Ayant entendu parler de mes épreuves et des dangers que je courais, il mit à l’ancre au milieu de la baie et vint aussitôt à terre avec un corps d’hommes armés. Avec une politesse pleine d’effusion, il m’offrit de faire tout ce qui était possible en ma faveur. Il m’aurait emmené avec tous mes bagages, à Aneityum, à Sidney ou dans tout autre port, à mon choix. Le vaisseau lui appartenait ; il voyageait surtout pour son plaisir et il était venu aux Nouvelles-Hébrides pour voir si l’on pouvait faire avec ces îles un commerce qui justifierait l’établissement d’une ligne de steamers.
a – C’était en 1860. (T. E.)
Quant à moi, malgré les dangers imminents que je courais, je ne me sentais pas libre de quitter Tanna ; je craignais de ne pouvoir rentrer dans l’île et que l’œuvre de Dieu n’eût à souffrir. Dans la vive espérance que j’avais encore d’amener les Tannésiens à aimer et à servir Jésus-Christ, je déclinai avec beaucoup de gratitude l’offre aimable qui m’était faite. Mon hôte parut vraiment triste d’avoir à me laisser dans les circonstances où je me trouvais ; et, après avoir passé deux heures à terre, il regagna son vaisseau sur le soir.
Comme les Tannésiens menaçaient de brûler la Maison de la Mission que je désirais transporter sur la colline pour l’ajouter à la maisonnette que j’y occupais déjà, je profitai de la présence du vaisseau du prince pour mettre à l’œuvre mes instituteurs aneityumésiens et quelques natifs amis. Nous commençâmes par le transport du toit. Mais malheureusement j’oubliai d’informer mon ami français de mes intentions. Quand donc nous brûlâmes à part le chaume du toit, afin de ne transporter que la charpente de bois dur, notre ami voyant les flammes s’élever furieuses dans les airs, mit aussitôt ses hommes sous les armes, chargea ses gros canons, laissa un détachement à bord pour tirer, à un signal donné, et protéger ceux qui débarqueraient. Puis, dans une grande excitation, il vint à terre, avec une forte troupe dont il laissa la moité pour la garde des bateaux. Suivi de l’autre moitié, il arriva sur nous en courant, tout couvert de transpiration et criant : « Où sont-ils ? où sont-ils, les coquins ! Ah ! je les corrigerai, les gredins ! »
Il était si excité qu’il pouvait à peine comprendre mes explications. Enfin, comprenant quelque peu, il partit d’un grand éclat de rire. Puis il me pressa de nouveau d’abandonner cette île et de partir avec lui ; car il ne pouvait supporter l’idée que je menasse une pareille vie seul au milieu des sauvages. Il fit manœuvrer ses hommes sur le rivage, puis les laissa à ses officiers tous prêts pour l’action. « Pour un jour, ils seront mieux à terre, » me dit-il. Ensuite il désira partager mon dîner, à la fortune du pot ! Mon thé et mon humble repas ne durent pas être un festin pour lui ; mais il était heureux d’être délivré, au moins pour une fois, du joug des convenances mondaines.
Avant de quitter l’île, il fit dire, de son propre mouvement, à tous les chefs du voisinage que s’ils me faisaient le moindre mal, il reviendrait avec son vaisseau de guerre les tuer et brûler leurs villages, et qu’un vaisseau de guerre anglais viendrait de même mettre toute l’île en feu. Les Tannésiens firent alors les plus belles promesses, car ils avaient une peur extrême. Ce Français plein de cœur ne pouvait assez exprimer son admiration pour mon courage ainsi que sa pitié pour mon sort. Nul doute cependant que je ne fusse pour lui un rêveur, une sorte de fou.
La conduite d’un des employés du capitaine T., marchand de bois de santal à Sydney, fut bien différente. A notre départ de Glasgow, nous avions reçu chacun, M. Copeland et moi, un bateau dit de baleinier, bateau qui était considéré comme partie nécessaire de l’équipement d’un missionnaire partant pour les Nouvelles-Hébrides. Or, mon bateau étant très grand et très lourd, je le vendis à cet employé, capitaine V. Mais après s’en être servi douze mois (dans le trafic du bois de santal le meilleur bateau ne dure guère que deux ans), le capitaine V. se rendit chez M. Copeland et se fit donner par lui une note concernant la vente de son bateau qui était remisé chez moi. Après cela, ce même capitaine vient me voir et me déclare que M. Copeland l’a autorisé à me ramener mon bateau et à prendre en échange le sien. Je demande à voir la lettre de M. Copeland, et il se trouve que cette lettre n’était qu’une autorisation donnée à moi de vendre le bateau de M. Copeland, contre argent comptant seulement et au même prix que le mien. Le capitaine V. alors s’emporte et, furieux, déclare qu’il va me ramener mon vieux bateau et prendre de force celui de M. Copeland. Jurant d’une manière effroyable, il se rend à son vaisseau et revient avec une bande d’hommes qu’il avait ramassés un peu partout dans les îles ; il réunit aussi une bande de Tannésiens auxquels il offre du tabac ; puis, avec tout ce monde, il brise et jette à bas ma palissade, force l’entrée de mon hangar à bateaux et commence à tirer dehors l’embarcation qu’il convoite.
Je me rends sur place et m’oppose formellement à ce vol. Mais le capitaine V., jurant, écumant, me bouscule, me frappe devant les natifs, et me donne même des coups de pied, qu’heureusement je puis éviter. Je dis alors en tannésien : « Vous aidez cet homme à me voler mon bateau ; il le vole, comme vous le voyez. »
En entendant cela, les Tannésiens se retirent ; et les hommes du capitaine ne peuvent tirer seuls le bateau. En grande colère, V. retourne à son vaisseau et en rapporte un grand mouchoir de poche tout rempli de tabac ; mais même à ce prix, nos natifs refusent de l’aider. Il offre alors le tabac à un groupe de sauvages de l’intérieur qui s’étaient rassemblés au fond de la baie ; et malgré mes remontrances ces sauvages lui mettent le bateau à l’eau. Après cela, au lieu de me ramener mon bateau, V. le détache de son vaisseau et le laisse flotter à la dérive.
Ce bateau alla échouer sur des récifs où il était battu par les vagues et ce n’est qu’avec beaucoup de peine que je pus le ravoir et le remiser. Si de tels hommes sont capables de traiter ainsi un missionnaire, sujet anglais, qu’on imagine leur conduite envers les pauvres indigènes !
A la première occasion j’écrivis tous ces faits au capitaine T. de Sydney qui était le patron du capitaine V., mais je ne reçus pas même une réponse. Ce dernier, qui continuait dans les îles les affaires de son maître, était une malédiction pour les natifs, une honte pour son pays et pour l’humanité. Les Tannésiens hostiles à la Mission disaient alors à mon sujet : « Si un homme blanc de son propre pays peut ainsi le maltraiter et lui voler son bateau et sa chaîne sans être puni, nous pouvons nous aussi faire tout ce qui nous plaît. »
Je n’hésite pas à déclarer que la conduite de V. eut un effet déplorable, elle encouragea les actes malhonnêtes à mon égard et les attentats contre ma vie, tellement qu’enfin la Mission dut être abandonnée.
Après mon départ de Tanna, n’ayant pu sauver que ma vie, c’est encore un des capitaines du même T. de Sydney qui, abordant à Port Resolution, donna aux natifs trois livres de tabac avarié, coûtant à Sydney à peine un franc la livre, pour pouvoir s’emparer de mon bateau, de ses rames, de ses voiles, de ses mats et autres accessoires. Les gens du capitaine T. achetèrent de même tout le butin qu’on put faire dans ma maison. Mon bateau, ainsi que celui de M. Copeland, était si grand et si solide qu’en ajoutant une planche ou deux ils en firent de petits schooners à demi pontés, admirablement adaptés au commerce du bois de santal. Ces bateaux suivaient les dentelures de la côte, recueillant partout le précieux bois, tandis que les grands bâtiments restaient à l’ancre en lieu sûr et recevaient les chargements qu’ils leur apportaient.
Plus tard me trouvant à Sidney avec le Dr Inglis, nous nous rendîmes chez le capitaine T. et, lui exposant tout ce qui s’était passé, nous lui demandâmes de nous payer au moins le prix de nos bateaux. T. reconnut que nos bateaux nous avaient été enlevés et qu’ils étaient à son service. « Je vous les payerai, nous dit-il, si vous voulez me rembourser la forte somme que mes capitaines ont dû payer pour les avoir. » Puis il appela un de ses commis et lui dit de chercher dans les livres combien on avait dû payer aux Tannésiens pour avoir le bateau du missionnaire. Le jeune homme répondit innocemment : « Trois livres de tabac. » T. en colère répliqua qu’on avait payé bien davantage. « Non ! dit le commis, il n’y a pas autre chose que cela. »
Le capitaine T. après avoir reconnu que le bateau valait environ 12 000 €, consentit à nous en payer 9 000 ; mais en écrivant le chèque nécessaire, il jeta sa plume et s’écria : « J’examinerai la chose. »
Nous ayant ensuite offert 7500 €, nous acceptâmes. Mais T. revint encore en arrière : « Je ne vous donnerai pas un sou de plus que 4500 € ! » s’écria-t-il. Nous en appelâmes à sa conscience, lui montrant qu’il s’agissait d’une dette d’honneur et le pressant de cesser son marchandage, lui rappelant aussi à quel point nous avions été lésés, ce qu’il savait fort bien. Mais il répliqua : « Je fabrique justement en ce moment-ci des bateaux tout semblables pour 3750 € ; si vous voulez, je vous en enverrai un ; si vous ne voulez pas, vous vous en passerez ! »
Nous acceptâmes le bateau, heureux d’en finir avec un tel homme, à n’importe quel prix ; et l’année suivante T. envoyait pour moi un de ses bateaux à Aneityum.
Les marchands de bois de santal font des bénéfices énormes ; mais la bénédiction de Dieu n’est pas sur eux. Ils sont souillés de tous les vices et leur trafic baigne dans le sang humain. Que de prières nous avons fait monter à Dieu pour être délivrés de ces êtres pervers ! Ils tuent les insulaires pour leur dérober leur bois, les insulaires les tuent pour se venger. Ils se tuent les uns les autres dans leurs débauches et leurs querelles. Et bon nombre d’entre eux se tuent eux-mêmes, ne pouvant supporter leur triste vie. C’est à peine si j’en ai connu un qui n’ait pas fini par la ruine et la misère. Ils pensent que personne ne veille sur les pauvres sauvages ; mais leur péché les trouve : ils font l’expérience de la loi immuable : « le salaire du péché, c’est la mort. »
Des vaisseaux assurés pour une très forte somme ont été envoyés à Tanna soi-disant pour y faire le commerce de bois de santal, tandis qu’en réalité on les envoyait là pour les détruire par un naufrage prémédité. C’est ainsi qu’un dimanche soir, à la nuit tombante, le capitaine H., commandant un grand vaisseau, entra dans la baie et laissa son vaisseau aller à la dérive et se briser contre la côte, sans faire aucun effort pour le sauver. Le lendemain matin chacun de ses hommes se promenait dans l’eau prétendant avoir tout perdu ! Le capitaine, — un homme qui fut mis en prison à son retour à Sidney, pour s’être enfui avec la fortune et la femme d’autrui, — le capitaine nous abusa en nous demandant tous les biscuits, la farine et les couvertures dont nous pouvions disposer, pour secourir ses prétendus naufragés dénués de tout. Mais peu après nous découvrions que tout ce que contenait le vaisseau, situé seulement à quelques mètres du bord, pouvait être retiré sans le moindre danger. Or, ce que nous avions donné était nécessaire à notre entretien. Le capitaine H. nous fit bien un billet adressé au capitaine T. et reconnaissant tout ce que nous avions fourni, mais jamais un centime ne nous fut payé. Il afficha de même la prétention de payer aux natifs la nourriture qu’il recevait d’eux ; mais quelques heures après ses hommes armés parcouraient l’île la nuit et pillaient tout ce qui était à leur portée. Les natifs se voyant ainsi dépouillés et affamés, voulaient-ils intervenir, ils étaient massacrés sans pitié. Par contre tout homme blanc était désormais marqué du sceau de la vindicte publique. Bienheureux fûmes-nous quand un vaisseau arriva et nous débarrassa de tous ces sauvages à peau blanche.
C’est le même capitaine T., de Sidney, qui commença le scandaleux trafic des Canaquesb que l’on transportait aux colonies, nouvel esclavage qui a dépeuplé les îles en détruisant les natifs par milliers. Et T. publiait une brochure où il osait dire que lui, ses trafiquants de santal et ses trafiquants de Canaques avaient plus fait pour la civilisation des insulaires que tous les missionnaires ensemble. Eux, civiliser les insulaires ! En semant partout au milieu d’eux les vices, la misère, les maladies et la mort ; en les réduisant en esclavage, en les anéantissant par de rudes corvées, en les massacrant au moindre prétexte ! Ils civilisaient les insulaires ! alors qu’ils disaient hautement : « Qu’ils périssent et que les blancs prennent leur place dans les îles ! » parole qu’ils n’ont que trop bien exécutée, car il est positif que c’est par milliers qu’ils ont envoyé les natifs à la mort !
b – Nom donné aux insulaires. (T. E.)
C’est cette conduite qui rendit tous les étrangers suspects aux yeux des indigènes, qui fut cause de la haine de ceux-ci pour tout homme blanc et qui poussa toujours le natif à rechercher sa revanche dans le pillage et le meurtre. En voici encore un exemple. Un marchand de bois de santal et traitant de Canaques qui s’était établi à Port Resolution, avait traité d’une façon abominable quantité de Tannésiens. Ceux-ci décidèrent de se venger en pillant son magasin qui était situé sous sa maison. Le traitant couchait sur la trappe même qui était l’unique porte d’entrée de son magasin. Nuit et jour il était gardé par des hommes armés, natifs d’autres îles, et l’approche de tous les bâtiments de sa station était gardée par de féroces dogues qui donnaient l’alarme au moindre danger. Il se croyait donc en parfaite sécurité. Mais les Tannésiens construisant un tunnel partant de la jungle et aboutissant à la cave-magasin, emportèrent toutes ses richesses.
Mon cœur saignait de voir des hommes si intelligents et si capables maltraités, démoralisés, massacrés. Par l’Évangile et la civilisation qu’il apporte, ils auraient tout appris et seraient devenus une utile et noble race. Mais l’influence des trafiquants a toujours été funeste ; elle a été mortelle à notre œuvre.
Le chef Nowar était mon meilleur ami, le plus digne de confiance. Il était un des neuf ou dix qui étaient favorables à l’œuvre de la Mission. Il assistait au culte assez régulièrement, il le présidait même dans sa propre maison et dans les villages qui lui étaient soumis ; quoique peu stable, il faisait généralement profession de christianisme. Un ou plusieurs chefs, lui entre autres, m’accompagnaient souvent quand j’allais le dimanche tenir un culte dans les villages de l’intérieur et parfois ils me protégeaient contre les mauvais traitements que j’aurais pu subir. Nowar parvint à décider les chefs du Port et des environs, ainsi que leurs gens, jusqu’à quinze kilomètres à l’intérieur, à se rassembler pour célébrer une grande fête en l’honneur du culte de Jéhovah. Tous furent personnellement invités et ce fut la plus grande assemblée que j’aie jamais vue dans les îles.
Quand tout fut prêt, Nowar m’envoya plusieurs chefs pour m’escorter, ainsi que mes instituteurs aneityumésiens, et nous amener à la fête. Quatorze chefs parlèrent tour à tour à la multitude. Les thèmes de tous ces discours étaient qu’il fallait abandonner la guerre et les combats ; qu’il ne fallait plus prétendre tuer personne par Nahak, vu que la sorcellerie et les enchantements n’étaient que mensonge ; que les hommes sacrés devaient abandonner la prétention de faire le vent et la pluie, la famine et l’abondance, la maladie et la mort ; que les Tannésiens devaient quitter les ténèbres du paganisme ; que tous devaient adopter le culte de Jéhovah tel qu’il était enseigné par le missionnaire et les instituteurs ; que toutes les tribus bannies devaient être invitées à revenir dans leur patrie et à y vivre en paix ! Et ces étranges discours ne provoquaient pas la moindre opposition. Ils étaient certainement sérieux ; et s’il s’était trouvé parmi les natifs quelque esprit supérieur capable de les diriger et de les façonner, la régénération de ce peuple eût commencé. Mais les Tannésiens sont inconstants ; comme la vague soulevée par le vent, ils se jettent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Ils sont nés bavards ; ils pérorent à toute occasion ; mais leurs discours n’ont pas grande valeur, ils ne portent pas de fruit.
Après ces discours, nous eûmes une cérémonie idolâtre qui me remplit d’horreur. Cette cérémonie avait trait à la quantité immense de nourriture préparée pour la fête, cochons et poules surtout. Un monceau énorme avait été préparé pour chaque tribu, et une portion magnifique pour nous, missionnaire et instituteurs. Voici la cérémonie, autant que je pus voir. Une centaine d’hommes, des principaux, s’avancèrent dans un grand espace laissé libre au milieu de l’assemblée, ils se disposèrent en deux lignes faisant face l’une à l’autre, lignes distantes d’environ trois mètres dans leur milieu et allant en se rapprochant vers leurs extrémités, un homme à chaque extrémité fermant le passage entre les deux lignes. Puis il y eut un grand silence qui dura quelques minutes ; après quoi chaque homme s’agenouilla sur son genou droit, étendit en l’air son bras droit, et s’inclina jusqu’à toucher le sol de sa figure. Alors l’homme qui était à l’une des extrémités marmotta quelques paroles, et sa voix s’éleva de plus en plus à mesure qu’il se redressait et finit par de formidables hurlements quand il fut tout à fait droit sur ses pieds. Tout le long des lignes, tous, comme un seul corps, firent de même ; puis vint le tour de l’homme qui fermait les lignes à l’autre extrémité ; cet homme-là répéta la même cérémonie isolément comme le premier. Tout cela fut répété trois fois, chaque fois avec une frénésie nouvelle. Puis tous, allant et venant comme des possédés, poussèrent un long gémissement d’une voix grave et caverneuse. Ensuite, avec joie et sourires, ils se distribuèrent de tous côtés force poignées de mains.
Nowar et un autre chef parlèrent alors brièvement ; puis on procéda au partage et à l’échange des vivres. Chaque tribu était représentée par un chef qui recevait la part commune et la tenait sous sa garde.
Nowar et Nerwangi nous dirent, à moi et aux instituteurs : « Cette fête a pour but de pousser tous les chefs, ainsi que leur peuple, à abandonner la guerre et les combats, à devenir tous amis et à adorer Jéhovah, votre Dieu. Nous désirons que vous restiez dans notre île et que vous nous enseigniez à tous à nous bien conduire. Comme preuve de notre sincérité et de notre affection nous vous avons préparé ce monceau de vivres. »
Je fis, en réponse, un petit discours à toute la multitude qui m’entourait. Je leur dis combien j’étais heureux des discours que j’avais entendus, des résolutions qu’ils avaient prises, des promesses qu’ils avaient faites. Je les exhortai vivement à rester fermes dans leurs décisions, m’efforçant de leur montrer tout le bien qui en résulterait pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Puis je m’avançai jusqu’au centre de l’assemblée et y déposai un paquet de morceaux de calicot blanc, de bandes de calicot rouge, de hameçons, de couteaux, etc., demandant à deux chefs de bien vouloir partager ce présent entre les tribus assemblées ; puis de faire de même de notre monceau de vivres, en signe de mon affection pour eux tous.
Mais ils insistèrent pour que je prisse les vivres, ce qui me mit dans la désagréable et dangereuse nécessité de leur expliquer le refus que j’en faisais. Je les remerciai très chaudement et leur dis que, vu la consécration qu’ils avaient faite, en ma présence, de tous ces vivres à Karapanamun, le grand Esprit mauvais, ni moi, ni les miens ne pouvions en manger, ce qui serait faire acte de communion avec leur idole ; que les chrétiens ne pouvaient reconnaître d’autre Dieu que le Dieu vrai, vivant et tout puissant ; qu’ils ne pouvaient demander d’autre bénédiction sur leur nourriture que la sienne, et qu’ils ne pouvaient consacrer eux et leur pain qu’à ce Dieu-là. Nowar et Nerwangi firent encore de grands discours pour expliquer mes paroles, et tous parurent satisfaits.
Je ne pouvais cependant m’empêcher de penser qu’il serait mieux de manger avec des hommes qui reconnaissent un dieu et demandent sa bénédiction, que de manger avec les païens de mon pays qui ne prient et ne remercient aucun Dieu, se montrant en cela inférieurs à l’animal qui lèche la main qui le nourrit.
Après les discours commencèrent les danses païennes. La peinture, les plumes et les ornements dont chacun était couvert, ajoutaient à tout ce que la scène avait de sauvage. Les hommes formaient un cercle intérieur, les femmes un cercle extérieur, et tous dansaient à une distance considérable l’un de l’autre. La musique n’était autre que le chant de tous accompagné du claquement des mains. L’ordre était parfait et les figures très compliquées. Mais je n’ai jamais su associer la danse avec ces choses « aimables et de bonne réputation » dont nous parle l’Évangile.
Après la danse, ils se retirèrent tous dans la jungle, et commencèrent un combat simulé sur l’emplacement resté libre. Une armée de sauvages peints déboucha du fourré et prit possession de cet emplacement en chantant et en poussant des cris. Mais du côté opposé et dans le lointain, les femmes firent entendre un chant toujours plus distinct à mesure qu’elles approchaient. Puis tout d’un coup prenant les bûches allumées d’un grand feu qu’elles avaient préparé, elles se précipitèrent sur les hommes, les battirent et leur jetèrent leurs tisons enflammés, poussant elles-mêmes les cris les plus assourdissants au milieu des rires de la foule. Les hommes en fuite, elles s’emparèrent de la place et y dansèrent en chantant l’hymne de victoire.
Après cela, les hommes aidèrent leurs femmes à serrer les vivres dans leurs paniers pour les emporter chez eux ; car les différentes tribus ne mangent pas ensemble ; elles ne se rencontrent que pour partager et échanger les vivres.
La question des vivres réglée, tous les groupes se mêlèrent, chacun se dirigeant de côté et d’autre et fraternisant avec tous ceux qu’il rencontrait, à la façon de Jonathan et de David. Ils ôtaient leurs vêtements fantastiques, leurs jupons d’herbes magnifiquement tissées et tordues, leurs jupes de feuilles, leurs tabliers d’herbes et de feuilles, et les échangeaient contre d’autres ; ils faisaient de même avec leurs ornements, leurs arcs et leurs flèches, leur calicot et leurs vêtements d’étoffe récemment acquis. Cette effusion, ces dons et ces échanges semblaient indiquer un peuple aimable. Mais on était en fête ; et ces cérémonies ne faisaient oublier aucun sujet de querelle. Bientôt les cris de haine et les flots de sang devaient effacer toute trace de ce jour.
J’avais alors six stations tenues par mes instituteurs aneityumésiens ; elles étaient dans les villages principaux de la côte, s’étendant en une longue chaîne du côté du midi. D’autres villages étaient préparés à recevoir de nouveaux instituteurs. Ces précieux auxiliaires avaient été cannibales autrefois ; et tous, excepté un, se sont montrés fidèles et dévoués serviteurs de Jésus-Christ. Je les visitais périodiquement et fréquemment, les guidant et les encourageant ; je m’efforçais aussi d’intéresser les villageois à leur œuvre. Mais toutes les fois que la guerre éclatait, tous ces instituteurs devaient rentrer à la Maison de la Mission, y passer leurs nuits et ne visiter leurs stations que le jour, quand du moins la chose était possible. Ces braves évangélistes avaient aussi leurs persécutions à supporter. En voici un exemple de plus.
Une femme indigène prétendait avoir une grande amitié pour la femme d’un de ces instituteurs et lui apportait de temps en temps des plats préparés de sa main. Ayant ainsi gagné sa confiance, elle lui apporta un jour un plat de poisson noir vénéneux et se vanta, à son retour, de lui avoir administré ce qu’il fallait pour l’envoyer dans l’autre monde. Un voisin ami courut alors vers la femme de l’instituteur afin de l’avertir ; mais le fatal poisson venait d’être mangé et la pauvre femme mourait bientôt après dans d’atroces souffrances.
Peu après les événements que je viens de raconter, je fus réveillé un matin de bonne heure par les sauvages hurlements de tribus en guerre. Il y avait en effet querelle entre deux tribus au sujet d’une femme, et les hommes se battaient déjà à coups de massue. Selon ma coutume, je me précipitai au milieu d’eux et, non sans beaucoup de difficultés et de blessures, je parvins à les séparer avant qu’aucun coup mortel ne fût donné. Les deux chefs ennemis étant en ce moment très bien disposés pour moi, se rendirent à mes appels pressants et firent reculer leurs hommes. Mais ils restèrent à peu de distance les uns des autres et s’injurièrent mutuellement à qui mieux mieux. Je m’assis alors sur un canot également éloigné des uns et des autres, espérant toujours pouvoir empêcher le renouvellement des hostilités. Et je fus aidé en cela d’une étrange manière. Un chef, homme sacré nommé Sapa, se mit à jouer une pantomime qui mit tout le monde de belle humeur. D’un bond il vint vers moi en dansant et en chantant ; puis, hurlant et frappant de sa massue mon canot, et se précipitant tantôt vers un parti, tantôt vers l’autre, il représenta très habilement la querelle ainsi que mes efforts pour séparer les combattants. Enfin, épuisé et hors d’haleine, il vint se planter à côté de moi, riant de tout son cœur. Mais au même instant le cri « Sail O ! Sail Oc ! » se faisait entendre et tous bondissaient du côté du rivage, car à Tanna, les plus grands événements, y compris la guerre elle-même, sont peu de chose en comparaison de l’arrivée d’un navire, bâtiment colossal arrivant du Grand Inconnu d’au delà des mers. La guerre était donc évitée.
c – Une voile ! cri des matelots anglais. (T. E.)
Mais peu de jours après, à l’aurore, j’entends des coups de feu tirés coup sur coup dans le port. Et l’un de mes instituteurs arrive en courant et me crie : « Missi, six ou sept hommes viennent d’être tués pour servir à un grand festin destiné à réconcilier les tribus qui ont été en guerre et à permettre à une tribu bannie de revenir en paix. »
Les chefs réunis en conseil avaient décidé un grand sacrifice ; ils avaient choisi les victimes ; mais comme d’habitude, ils en avaient tenu les noms secrets jusqu’au dernier moment. Chose curieuse, en cas pareil, l’incertitude où chacun se trouve de son sort et la torture morale qui en résulte, sont considérées comme choses inévitables et personne ne cherche à éviter la mort. De nuit les hommes sacrés apostent un meurtrier à la porte de chaque victime, au point du jour un coup de feu est tiré comme signal, tous se précipitent hors de leurs demeures, et les victimes tombent sous la balle ou la massue du bourreau. Les cadavres sont emportés et pendus momentanément à un arbre sacré comme offrandes aux dieux.
Dans le cas dont il s’agit, on les dépendit bientôt et on les transporta en grande cérémonie sur le rivage, près de la Maison de la Mission, où on les laissa sous bonne garde. Il s’agissait de compléter le nombre des victimes, qui, paraît-il, n’était pas suffisant.
Or nous apprîmes que nous étions, mes instituteurs et moi, destinés à compléter ce nombre. Nous nous mîmes sur nos gardes ; mais nous n’eûmes pas à attendre longtemps ; nous aperçûmes bientôt une bande d’hommes armés se dirigeant vers nos bâtiments. Nous nous enfermâmes aussitôt, les instituteurs, leurs femmes et moi, dans la Maison de la Mission. Et, sans espérance du côté des hommes, nous nous mîmes à prier demandant au Seigneur de nous protéger ou de nous prendre avec Lui dans la gloire. Toute la matinée nous entendîmes le pas des hommes qui rôdaient autour de notre maison, parlant à voix basse et s’arrêtant à nos portes et à nos fenêtres. Ils savaient qu’il y avait dans la maison un fusil de chasse à deux coups et un revolver, et bien que je n’en eusse jamais fait usage, Dieu a pu se servir de ce fait pour les retenir. La pensée d’employer ces armes ne pouvait entrer dans notre esprit. J’étais venu pour sauver, non pour détruire. Du reste, à n’importe quel moment, il eût été plus facile pour moi de mourir que de tuer un de ceux qui cherchaient à nous ôter la vie. Notre unique recours était donc le Seigneur qui nous avait placés où nous étions et auquel tout pouvoir a été donné dans le ciel et sur la terre. Celui qui était avec nous était plus que tous ceux qui étaient contre nous. Notre force et notre paix étaient dans le sentiment que nos devoirs, nos épreuves, tout ce qui nous concernait avait été remis au Seigneur Jésus, et que, quoi qu’il advînt, il userait de nous pour sa gloire et pour notre vrai bien.
Pendant toute cette terrible matinée et pendant une grande partie de l’après-midi, nous restâmes ensemble ayant le sentiment bien net que nous étions unis à notre bien-aimé Seigneur. Nous eûmes avec Lui la plus douce communion, nous contemplâmes sa personne et méditâmes sur les espérances et les gloires de son royaume. Oh ! que mes lecteurs fassent l’expérience de ces choses ! Je ne puis rien désirer de plus précieux pour eux.
Au coucher du soleil, contraints par Celui qui est invisible, nos ennemis se retirèrent. Ils emportèrent les cadavres laissés sur le rivage, près de notre maison ; ils les firent cuire et les partagèrent entre les différentes tribus pour être mangés dans la grande fête de réconciliation : traité de paix scellé dans le sang, et hélas ! bientôt après effacé par le sang !
Nous dûmes ensuite prendre les plus grandes précautions, car de méchants hommes étaient cachés dans les buissons, près de notre maison, n’attendant qu’une occasion favorable pour nous ôter la vie. Nous fîmes donc tout ce que nous pûmes, et Dieu fit le reste ; — ou plutôt, Dieu fit tout, sa sagesse nous conduisit et sa puissance anéantit les conseils de nos ennemis.
Peu après, la guerre fut déclarée par les tribus de l’intérieur qui attaquèrent celles du Port. C’était une vieille querelle sans cesse renouvelée. J’allai tous les jours au milieu d’eux faisant tout ce qui était possible pour la cessation des hostilités ; et bientôt se produisit un incident qui attira sur moi l’attention de tous.
Un jour, tenant un service dans le village où s’assemblaient les tribus, je leur déclarai que s’ils voulaient croire en Jéhovah et suivre ses commandements, il les délivrerait de tous leurs ennemis et leur donnerait une heureuse vie. Trois chefs, hommes sacrés, professeurs en sorcellerie et héros ayant accomplis les plus hauts faits, hommes devant qui chacun tremblait, se levèrent aussitôt et déclarèrent qu’ils ne croyaient pas en Jéhovah, qu’ils n’avaient pas besoin de lui et qu’ils avaient le pouvoir de me tuer par Nahak (ensorcellement) pourvu qu’ils eussent un morceau d’un fruit que j’aurais mangé. (Condition essentielle ! de là le soin que mettent les natifs à recueillir la peau des oranges, des bananes, et toute partie de ce qu’ils mangent, afin que cela ne tombe pas entre les mains d’un homme sacré qui pourrait s’en servir contre eux.)
Ayant demandé le secours de Dieu, je me tournai vers une femme qui tenait une grappe de quonquores, fruit indigène qui ressemble à nos prunes, et je lui en demandai : « Prenez ce que vous voulez, » me dit-elle.
J’en pris trois et, priant l’assemblée de bien faire attention à ce que je faisais, je mangeai un morceau de chacun de ces fruits et je remis les trois restes aux trois hommes sacrés, un à chacun, et je dis à tous : « Vous avez vu que j’ai mangé un morceau de chacun de ces fruits maintenant aux mains de ces hommes. Ils disent qu’ils peuvent me tuer au moyen de ces restes, or je les défie de le faire. J’affirme que par leur sorcellerie, et sans employer aucune arme, ils n’ont aucun pouvoir, ni sur moi, ni sur qui que ce soit.
Le défi fut accepté et les natifs me regardèrent avec terreur. La cérémonie du Nahak se pratique ordinairement sans témoins, vu que l’homme sacré ne peut la commencer sans que tout le monde s’enfuie dans une frayeur extrême. Je restai naturellement, curieux d’observer tout ce que feraient les sorciers. Mais lorsqu’ils se dirigèrent vers un arbre sacré pour y faire leur cérémonie, tous les natifs s’enfuirent dans l’épouvante : « Missi, Jawé ! Hélas ! Missi, » criaient-ils.
Avec force balancements et incantations, ces prêtres roulèrent dans des feuilles de l’arbre sacré les morceaux de fruit que je leur avais donnés ; ils firent ainsi des rouleaux ayant la forme de bougies. Puis ils allumèrent un feu « sacré » au pied de l’arbre et continuèrent leurs marmottages, brûlant de temps en temps et de plus en plus leurs petits rouleaux, les faisant tournoyer autour de leur tête, soufflant dessus, les balançant dans l’air et me lançant de temps à autre un regard sauvage, comme s’ils s’attendaient à la destruction subite de ma personne. Me disant qu’après tout ils étaient peut-être capables de croire à leur propre mensonge, et désirant plus que jamais mettre à néant une si abjecte superstition, je leur criais de temps en temps : « Dépêchez-vous ! secouez un peu vos dieux, réveillez-les, qu’ils viennent vous aider ! je ne suis pas encore tué, je me porte parfaitement bien. »
A la fin ils s’arrêtèrent et dirent : « Nous devons attendre jusqu’à ce que nous ayons appelé tous nos hommes sacrés ; et nous tuerons Missi avant que son dimanche revienne. Quand nous serons tous là, il mourra bientôt ; cela ne manquera pas. »
Je répondis : « Très bien ! Je défie tous vos prêtres ensemble de me tuer par Nahak. Et si, dimanche prochain, je reviens en santé dans votre village, vous admettrez bien tous que vos idoles n’ont aucun pouvoir sur moi et que je suis protégé par Jéhovah, le Dieu vivant et vrai. »
Chaque jour, pendant tout le reste de cette semaine, on sonna de la trompe et tous les hommes sacrés, du côté de l’île où nous étions, furent sur pied, travaillant à me tuer par leur art. A tout moment et de tous les points de l’île, arrivaient des messagers s’enquérant anxieusement de ma santé et s’étonnant de ce que je n’étais pas encore malade. L’excitation gagnait de plus en plus ces pauvres idolâtres jusque là si misérablement trompés.
Le dimanche venu, je me rendis dans le village en meilleure santé que jamais. Une grande foule s’était assemblée ; et quand j’apparus, ils se regardèrent les uns les autres avec terreur, comme si le personnage qu’ils voyaient ne pouvait être moi. En arrivant sur la place publique, je les saluai en ces termes : « Je vous salue tous bien cordialement, mes amis ; je reviens pour vous parler de Jéhovah et de son culte. »
Quand on interrogea les trois hommes sacrés, ils reconnurent qu’ils s’étaient efforcés de me tuer par ensorcellement et qu’ils n’y avaient pas réussi ; puis quand on leur demanda pourquoi ils avaient échoué, ils firent cette fine et subtile réponse que moi aussi j’étais un homme sacré et que mon Dieu, étant le plus fort, m’avait protégé contre leurs dieux. M’adressant alors à la foule je répondis : « Oui, vraiment, Jéhovah, mon Dieu, est plus puissant que vos dieux ; il m’a protégé et aidé ; il est le Dieu vivant, le seul vrai Dieu, le seul qui puisse entendre et exaucer la prière des hommes. Vos dieux ne peuvent pas entendre les prières ; mais mon Dieu peut et veut vous entendre et vous répondre, si vous voulez lui donner votre cœur et votre vie, le servir et l’aimer lui seul. Il sera votre ami si vous voulez écouter et suivre sa voix. »
Ayant terminé mon discours, je m’assis sur un tronc d’arbre, et leur dis : « Venez et asseyez-vous autour de moi, je vous parlerai de l’amour et de la miséricorde de mon Dieu et je vous enseignerai comment il faut l’adorer et lui plaire. »
Deux des hommes sacrés s’assirent et tous s’assemblèrent autour de nous. Puis je m’efforçai de leur faire comprendre ce qu’est le péché ainsi que le salut qui est en Jésus-Christ.
Pendant ce temps le troisième homme sacré, celui qui était du rang le plus élevé, homme de grande taille et d’une force extraordinaire, était allé chercher sa lance. Il revint en la brandissant contre moi. Je leur dis alors : « Il est sûr qu’il peut me tuer avec sa lance ; mais il a entrepris de me tuer par Nahak et il a promis de n’employer contre moi aucune arme de guerre ; si vous le laissez me tuer, vous tuerez votre meilleur ami, celui qui est votre hôte et qui ne cherche qu’à vous faire du bien, comme vous le savez. Or, je sais que si vous me tuez ainsi, mon Dieu sera irrité et vous punira. »
Là dessus je m’assis calmement au milieu de la foule, tandis que l’homme sacré bondissait de rage autour de nous, grondant tous ceux qui m’écoutaient. Les autres hommes sacrés se placèrent alors à mes côtés et, comme beaucoup d’autres se déclaraient en ma faveur et m’entouraient, il ne me jeta pas sa lance. Pour apaiser le tumulte et éviter l’effusion du sang, j’offris de m’en aller immédiatement avec mes instituteurs ; ce que je fis en exhortant chaleureusement toute l’assemblée à vivre en paix.
Nous arrivâmes sains et saufs à la maison ; mais le vieux homme sacré semblait avoir soif de mon sang. Pendant plusieurs semaines, partout où j’allais, je le voyais apparaître me menaçant de sa même lance de Goliath. Dieu seul l’empêcha de la lancer contre moi. Mais, bien qu’usant de toutes les précautions possibles, je ne laissai pas de vaquer à mon œuvre, comme si aucun ennemi n’était présent ; je remettais à Jésus le soin des conséquences.
Les faits que je viens de raconter ont certainement ébranlé la confiance que beaucoup de natifs avaient en la sorcellerie ; cependant, même parmi ceux qui se convertirent, il n’y eut que bien peu de gens qui s’affranchirent entièrement de toute crainte superstitieuse au sujet du Nahak.
A partir de ce jour, si les deux prêtres ne furent pas véritablement convertis, ils furent, du moins, pour moi de solides amis, ainsi qu’un autre chef appartenant au même district qu’eux. Ils reçurent un instituteur aneityumésien dans leur village, le protégèrent et lui témoignèrent de la bonté. L’un des hommes sacrés parlant la langue d’Aneityum était même constamment chez cet instituteur, et plusieurs jeunes gens furent autorisés à suivre notre école. Ces deux hommes sacrés ainsi qu’un bon nombre d’autres hommes se mirent dès lors à porter un jupon ; plusieurs adoptèrent en outre la chemise. Trois individus surtout n’étaient pas loin du royaume de Dieu ; si du moins ils n’y étaient entrés ; ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour me protéger et m’aider. Plusieurs commencèrent à prier Dieu dans leur maison et à offrir à Dieu un culte domestique très élémentaire. Ils faisaient les prières que je leur avais enseignées, afin de parvenir à la connaissance de Dieu et du Sauveur ; et ils m’accompagnaient de village en village quand je visitais leur district.
Mais revenons à la guerre. Beaucoup de chefs et de villages étaient absorbés par elle. On avait brûlé la jungle sur une grande étendue afin de prévenir les surprises. Malgré cela, notre peuple du Port étant assemblé un soir pour tenir conseil, une troupe de guerriers de l’intérieur parvint, en rampant, à s’approcher assez pour leur envoyer une volée de balles presque à bout portant. Plusieurs hommes furent tués et l’ennemi disparut au milieu de la confusion et de la nuit. Toutes les tribus du Port se levèrent alors comme un seul homme pour en tirer vengeance et se portèrent sur la frontière des tribus hostiles. Je les visitai sur le terrain de la lutte. Et dès que les deux prêtres âgés, mes amis, me virent, ils vinrent à ma rencontre et m’escortèrent, me protégeant de leurs massues et de leurs mousquets. L’un des deux qui avait perdu un œil dans le combat, marchait devant moi ; l’autre marchait sur mes talons, brandissant sa lance et sa redoutable massue. Ils me firent asseoir au centre de la place, assemblèrent tous leurs guerriers, excepté les sentinelles, et tous écoutèrent mon message avec la plus grande attention, s’agenouillant pendant la prière et gardant un religieux silence. Dieu sait quels ont pu être les fruits de cette heure dans ces pauvres âmes païennes. Le culte terminé, mes deux amis prêtres m’accompagnèrent jusqu’à ce que je fusse hors de danger.
Je me rendis souvent au milieu d’eux, et leur bonté pour moi fut exceptionnelle, jusqu’au jour où je pris la résolution de me rendre aussi au camp ennemi dans l’espérance d’obtenir la cessation de la guerre. Notre peuple s’y opposa vivement, non par crainte pour ma sécurité, mais par crainte que priant pour les ennemis, mon Dieu ne leur vînt en aide. Mais mes deux amis, les vieux prêtres, les persuadèrent de me laisser aller et de cesser le feu jusqu’à mon retour. Ils pensaient ainsi acheter mon intercession auprès de Dieu, exclusivement en leur faveur ; mais je leur expliquai, comme je l’avais fait dans de précédentes occasions, que j’étais à Tanna pour le bien de tous également, que je les aimais tous, que je cherchais à les amener tous à abandonner la guerre et toute mauvaise conduite, et que Dieu bénirait ceux-là seulement qui l’aimeraient et lui obéiraient.
J’eus une longue entrevue avec les ennemis et fis tout mon possible pour leur faire poser les armes. Ils m’écoutèrent favorablement, me permirent de célébrer le culte au milieu d’eux, et je retournai auprès des gens du Port, sans qu’un coup de feu eût été tiré, ni de part ni d’autre. La guerre continua cependant, mais d’une manière languissante ; puis les chefs s’entendirent pour la suspendre et nous eûmes la paix pendant quelques semaines.
Je devais visiter de temps en temps la station missionnaire de la côte sud-ouest de Tanna ; mais je n’eus pas toujours à le faire, vu que M. et Mme Mathieson, étant souvent malades, firent bien des séjours dans l’île d’Aneityum. Un jour, étant à Tanna, ils me firent dire qu’ils n’avaient plus de nourriture européenne et qu’ils me seraient bien obligés si je pouvais leur envoyer un peu de farine. La guerre rendait le voyage par terre impossible ; un vent violent, une mer en furie, le rendaient par eau également impossible, du moins pour mon bateau. Je pouvais louer un canot, mais je ne pouvais louer personne pour en former l’équipage ; il y avait trop à craindre de perdre la vie en tombant entre les mains des ennemis. Je suppliai donc Nowar, Manuman et quelques autres chefs de prendre leur meilleur canot et de m’accompagner. J’avais un grand récipient à fond plat avec un couvercle fermant très bien ; je le remplis de farine et le fixai au centre du canot, dans une position aussi élevée que possible ; et nous liâmes autour de nos ceintures tous les autres objets dont nous avions besoin. L’entreprise était très périlleuse, mais une cruelle nécessité en faisait à mes yeux un devoir. Mes compagnons étaient tous de bons nageurs, et comme je ne savais pas nager, le plus fort d’entre eux fut placé derrière moi, afin qu’en cas de naufrage il pût me saisir et me pousser à la nage jusqu’au rivage.
Nous nous tînmes tout le temps aussi près de la côte que possible ; il fallait cependant se tenir à quelque distance des terribles récifs qui nous renvoyaient la vague furieuse en une averse d’écume qui nous inondait tous de la tête aux pieds. Nous devions aller avec notre canot jusqu’au point où cessait le territoire ami des chefs qui m’accompagnaient ; mais trois kilomètres avant ce point, la mer était si terrible que mes compagnons déclaraient ne pouvoir aller plus loin. Cependant comment aborder ? Le canot serait certainement mis en pièces, les provisions perdues et quelques-uns de nous noyés. Ils n’en tournèrent pas moins le canot, la pointe du côté du rivage ; puis s’arrêtant, ils observèrent la mer. Bientôt leur capitaine cria : « Missi, tenez-vous ferme ! voici une petite vague ; nous aborderons avec elle. »
Tout tremblant, j’élevai mon cœur au Seigneur. Notre canot vola bientôt comme une mouette sur la crête de la vague qui se brisa sur les écueils et fut lancée au delà en un nuage d’écume. Avant que j’eusse compris comment, mes compagnons étaient à la nage ; Manuman, l’homme sacré qui n’avait qu’un œil, se tenait seul au canot plein d’eau ; et moi, je me cramponnais à mon banc ; mais bientôt je sautai sur l’écueil et courus vers un homme qui venait à nous à la nage. La prochaine vague balayait le récif quand cet homme me saisit et m’amena sain et sauf au rivage. Les autres se portèrent au secours de Manuman et l’un d’entre eux me rapporta mon pot de farine qui n’avait pas souffert. Le canot à son tour fut mis en sûreté, mais non sans mainte blessure pour mes vaillants compagnons. Je bénissais Dieu de tout mon cœur. Nous étions encore en pays ami. Je pus louer un homme pour porter mon pot de farine et je pus arriver bientôt à la station missionnaire. J’approvisionnai M. et Mme Mathieson ; et, après quelques heures de repos, je me préparai à retourner chez moi, par terre et de nuit. Je ne pus plus alors trouver aucun natif pour m’accompagner ; tous me disaient que je serais certainement tué en route. Mais je voyais qu’il ferait nuit noire avant que j’eusse atteint les districts hostiles et je savais que les païens, très peureux, ne quittent pas leur village quand la nuit est sombre. Je me mis donc en route, suivant le bord de la mer, moitié marchant, moitié courant et me cachant dans la jungle dès que j’entendais des voix humaines.
Au milieu de mon voyage, j’arrivai à un endroit très dangereux ; le sentier était là taillé dans un rocher presque à pic dont la base était battue par les flots. Elevant alors mon cœur à Dieu et me tenant aux buissons, je grimpai jusqu’au sommet du rocher. Mais là se trouvait un village ; et, pour l’éviter, je devais ramper longtemps le long des buissons, tout au bord du précipice, chose que je n’aurais jamais pu faire, même de jour, sans l’excitation qui doublait mes forces. Je me mis donc en route et je sentis que le Seigneur me conduisait et me portait. Bientôt des lumières m’apparurent et j’entendis des voix. Je m’enfonçai aussitôt dans les buissons. Puis voulant revenir au sentier, je m’égarai et cherchai mon chemin jusqu’à ce que je fusse épuisé. Dans cette nuit noire, je craignais à chaque pas de me tuer en tombant dans le précipice ; d’autre part, si j’attendais le jour, je risquais d’être pris et tué par les sauvages. Je savais qu’il y avait un endroit où le rocher presque à pic était cependant incliné vers la mer de façon à ce qu’il y avait possibilité de s’y laisser glisser, et je pensais avoir trouvé cet endroit. Je fis rouler plusieurs pierres pour juger, au bruit qu’elles feraient dans l’eau, si je pouvais suivre le même chemin qu’elles ; mais la distance était trop grande, je ne pus entendre le bruit de leur chute. A marée haute, l’eau eût été trop profonde ; mais à marée basse, je pouvais descendre. Je fis glisser mon parasol en bas, le lançant de toutes mes forces, mais aucun bruit de chute qui m’eût éclairé ne parvint jusqu’à moi. Sûr cependant que j’étais à la place que je désirais, je pris la résolution de me laisser choir sur le rivage, en glissant sur le flanc du rocher. Je priai, puis je serrai fortement mes vêtements autour de mon corps ; et, sur le dos, les pieds en avant, je me laissai aller. Je fendis l’air, comme un oiseau de proie qui s’abat sur le sol ; puis, mes pieds dans l’eau, je fus arrêté soudain. La marée était basse, j’étais sauvé ! Je bénissais le Seigneur de tout mon cœur.
Je retrouvai mon ombrelle, suivis la côte et découvris bientôt un bon sentier qui me conduisit à un village ami, à vingt ou trente kilomètres de mon point de départ. Là je quittai le sentier de la côte et louai quelques jeunes gens pour me conduire à travers la jungle jusque chez moi. En approchant de la station nous fûmes pris pour des ennemis, on nous coucha en joue et je dus crier : « Je suis Missi, ne tirez pas ! Mes amitiés à vous tous, mes amis ! » Et, bénissant Dieu, je pus me rendre chez moi et prendre un repos bien nécessaire.
Le lendemain, les naturels apprenant mon voyage de nuit, me disaient : « Nous nous y serions tous tués ! Il faut que Jéhovah vous protège merveilleusement ! » Et je leur répondais qu’il en était certainement ainsi et que Dieu les protégerait de même s’ils voulaient lui obéir et se confier en Lui.