O profondeur des richesses, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont incompréhensibles.
Une des principales sources de la corruption des hommes, c’est qu’ils ne se forment point d’assez nobles idées de la Divinité. L’idée de la morale que l’on suit, et l’idée du Dieu qu’on adore sont deux choses étroitement jointes ensemble. Si l’on regarde la Divinité comme un être élevé, grand, sublime, on se fera une morale grande, sublime, élevée. Si l’on considère Dieu au contraire comme un être limité dans ses vues, borné dans son pouvoir, peu épuré dans ses conceptions, on se fera une morale sortable à la divinité qu’on imagine. Mais il y a deux voies bien différentes, mes frères, pour se former cette sublimité de conception qui a tant d’influence sur la religion et sur la conduite de la vie. On voit la grandeur de Dieu « dans ce qu’on peut connaître de lui, (Romains 1.19) » selon l’expression d’un apôtre, dans le brillant de ce soleil qui nous éclaire, dans l’étendue de ce firmament qui nous couvre, dans la variété de ces créatures qui frappent nos yeux : et jugeant de l’ouvrier par l’ouvrage, on s’écrie à la vue de tant de merveilles avec le prophète : « O Dieu que ton nom est magnifique par toute la terre ! Tu as établi ta majesté par-dessus les cieux : quand je regarde les cieux qui sont l’ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as agencées, je m’écrie : Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l’homme pour que tu le visites (Psaumes 8) ? »
Mais il y a une autre voie pour connaître la grandeur de Dieu, voie moins accessible véritablement, mais plus noble et même plus sensible à celui qui a « les yeux de son esprit éclairés (Éphésiens 1.18), » c’est de juger de Dieu, non par les choses que l’on voit, mais par celles que l’on ne voit point ; non par les choses que l’on connaît, mais par celles que l’on ignore : voie sublime où l’âme, après s’être perdue dans l’abîme des grandeurs divines, couvre ses yeux, à l’exemple des séraphins (Ésaïe 6.2), devant la majesté de Dieu, et s’écrie avec un prophète : « Certainement tu es le Dieu fort qui te caches (Ésaïe 45.15). Les choses cachées appartiennent à l’Éternel, mais les choses révélées sont pour nous et pour nos enfants (Deutéronome 29.20). » C’est par ce côté ténébreux que nous nous proposons de vous faire envisager la Divinité. Les ténèbres nous serviront de lumière, et la nuit impénétrable de ses profondeurs sera notre guide, pour nous conduire jusques à la clarté inaccessible. « O profondeur des richesses de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont incompréhensibles ! »
Pour bien entrer dans la pensée de l’apôtre, il est important de se mettre devant les yeux le sujet auquel il l’applique, et de ne perdre jamais de vue le but de toute cette épître. L’apôtre se proposait principalement de s’opposer à un schisme scandaleux qui déchirait l’Église de Rome. Elle était composée de deux sortes de chrétiens, dont les uns venaient d’entre les Gentils, et les autres du judaïsme. Les derniers conservaient pour les autres ce mépris qu’ils avaient toujours eu pour les nations étrangères. Ils soutenaient que quant à eux, ils avaient un droit naturel aux grâces que le Messie venait de répandre dans l’Église, parce qu’étant nés Juifs, ils étaient les légitimes héritiers d’Abraham, à qui la promesse était faite, au lieu que les Gentils n’y participaient que par pure grâce. Saint Paul a combattu ce préjugé. Il a prouvé que les Juifs et les Gentils étant tous également « assujettis au péché (Romains 3.1), » ils avaient un égal besoin de l’alliance de grâce : qu’ils devaient les uns et les autres leur vocation à la miséricorde de Dieu ; que nul n’était rejeté comme Gentil, ni admis comme Juif, mais que ceux-là seuls auraient part au salut, qui avaient été élus par les décrets éternels de Dieu. Les Juifs ne pouvaient goûter des idées si humiliantes, et ajuster toute cette doctrine avec les prérogatives de leur nation : beaucoup moins pouvaient-ils entrer dans le système de saint Paul sur la prédestination. Saint Paul destine le chapitre dont nous avons pris notre texte, et les deux qui le précèdent, à répondre à leurs difficultés. Il s’est tourné, s’il faut ainsi dire, de tous les côtés pour les éclairer. Il a raisonné, prouvé, argumenté. Mais après avoir entassé preuves sur preuves, raisonnements sur raisonnements, solutions sur solutions, il avoue, dans les paroles de mon texte, qu’il met sa gloire à demeurer au-dessous de son sujet ; il se range en quelque façon dans la classe des plus ignorants de ceux à qui il écrit ; il reconnaît qu’il n’a pas reçu une mesure assez abondante de l’esprit de Dieu pour pénétrer dans ces abîmes, il s’écrie sur leurs bords : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont incompréhensibles ! » Ainsi l’apôtre, en parlant des profondeurs divines, avait principalement en vue la conduite de Dieu à l’égard de ceux qu’il destine à la gloire, et à l’égard de ceux qu’il laisse dans leur perdition. J’avoue que pour traiter ce texte dans la plus exacte précision, il faudrait le considérer par rapport à ces événements et à ces dogmes, mais rien n’empêche que nous ne l’envisagions dans une plus grande étendue. L’apôtre propose une maxime générale : d’un sujet particulier, l’apôtre prend occasion d’établir une vérité universelle ; c’est que la grandeur divine est telle, qu’elle absorbe nos conceptions et nos pensées, et que c’est porter la témérité à son comble, que de vouloir réduire la conduite de Dieu au niveau de notre faible raison.
C’est ce que nous devons vous prouver. Suivez-nous, venez apprendre, chrétiens, à vous connaître vous-mêmes, et à sentir votre petitesse. Nous allons vous ouvrir quatre abîmes, en vous faisant envisager la Divinité sous quatre différentes faces. Nous allons vous donner quatre sujets de vous écrier avec l’apôtre : « O profondeur ! » Les quatre voies dont Dieu se sert pour se faire connaître à l’homme, et qui sont en effet quatre miroirs de ses perfections, sont en même temps quatre abîmes, où notre faible raison se perd. Ces voies sont : l’idée de la Divinité, la nature, la Providence, la Révélation. Voilà quatre chemins, si j’ose ainsi dire, tout rayonnants de lumière ; mais en même temps voilà quatre abîmes tout couverts d’une obscurité adorable.
Le premier miroir où nous contemplons la Divinité, et en même temps le premier abîme où notre faible raison se trouve égarée, c’est l’idée des perfections divines. C’est une voie qui nous conduit à Dieu ; c’est un miroir de la Divinité. Pour le prouver, il n’est pas besoin que nous examinions d’où nous avons puisé cette idée, si elle nous est naturelle, ou si elle nous est acquise, si nous la devons à ceux qui nous donnèrent la naissance, ou à ceux qui prirent soin de notre éducation ; si elle vient immédiatement de l’auteur de notre être, qui l’a gravée dans notre âme, ou si nous l’avons formée nous-mêmes par un enchaînement de principes et de conséquences : question si agitée dans l’école, tant de fois établie et tant de fois combattue, et sur laquelle chacun semble dire des choses si claires et si solides, quoiqu’opposées. Toujours sais-je par moi-même que j’ai l’idée d’un être souverainement parfait, et dont je ne pourrais séparer une seule perfection, sans détruire l’essence de son sujet. Je sais même qu’il doit y avoir hors de moi un objet qui réponde à cette idée ; car par cela même que je pense, et que je sais que je ne suis pas l’auteur de cette faculté qui pense au-dedans de moi, j’ai lieu de conclure qu’une cause étrangère l’a produite. Si cette cause étrangère est un être qui tire son existence d’une autre cause étrangère, il faut remonter nécessairement de degré en degré, jusqu’à ce que nous trouvions celui qui tire son existence de son propre fonds : l’être qui tire son existence de son propre fonds, c’est l’être infini. J’ai donc l’idée de l’être infini. Cette idée n’est pas une chimère de mon esprit ; c’est le portrait d’un original qui existe indépendamment de mes réflexions. Voilà la première voie par où nous allons jusqu’au Créateur : voilà le premier miroir de ses perfections.
Mais que cette voie a de profondeurs ! Mais que ce miroir est obscur ! Et que mon âme est confondue lorsqu’elle veut, si j’ose ainsi dire, voguer sur cet Océan ? Un homme infâme qui vivait au commencement du siècle passé ; un homme qui avait formé le plus abominable dessein qui fut jamais ; qui avait levé avec onze personnes de sa trempe un collège d’incrédulité, d’où il devait répandre ses émissaires dans tout l’univers, pour déraciner de tous les cœurs le dogme de l’existence de Dieu ; cet homme, dis-je, se prit d’une façon bien singulière à prouver qu’il n’y a point de Dieu, ce fut d’en donner l’idée. Il crut que le définir c’était le détruire, et que le meilleur moyen de faire voir qu’il n’y a point de Dieu, c’était de dire ce que Dieu est. « Dieu, » disait cet impie, « Dieu est un être qui subsiste depuis d’infinies révolutions de siècles, et cependant il n’a point de temps et n’est susceptible ni de passé ni d’avenir : il remplit tout sans être dans aucun lieu, il est immobile sans situation ; il parcourt tout sans mouvement ; il est bon sans qualité, grand sans quantité, universel sans parties, mouvant toutes choses sans se mouvoir ; sa volonté constitue sa puissance, et sa puissance est confondue avec sa volonté ; au-dessus de tout, hors de tout, au dedans de tout, au delà de tout, avant tout, et après touta. »
a – Vanini, Amphiteatrum Providentiæ.
Mais s’il y a de l’extravagance à vouloir tirer de la sublimité des perfections divines des arguments pour combattre l’existence de Dieu, il est de la sagesse de l’homme d’y trouver des sujets pour humilier cette superbe raison à laquelle il encense. Nous ne rougissons pas d’une partie de la définition que notre athée donne de Dieu, et nous détestons le but qui la lui a inspirée. Bien loin que cette définition nous porte à dégrader l’objet de notre culte du rang suprême qu’il occupe dans la nature des êtres, elle nous porte à lui rendre l’hommage le plus profond dont la créature puisse être capable, et de prosterner notre faible raison devant son immensité.
Oui, « Dieu subsiste depuis des révolutions infinies de siècles ; cependant il n’est susceptible ni de passé ni d’avenir. » Ces amas de siècles écoulés, que la rapidité des temps a emportés, sont aussi présents à ses yeux que le moment indivisible où nous subsistons, et l’avenir le plus reculé ne saurait mettre aucun voile qui cachât à ses yeux les choses qui sont à naître. Il réunit dans un seul point le passé, le présent et l’avenir. Il est par excellence : « Je suis celui qui suis. » Il ne perd rien par les années consumées, il n’acquiert rien par celles qui leur succèdent. « Oui, Dieu remplit tout, sans avoir de lieu. Montez au delà des voûtes des cieux, il y est ; descendez dans le sépulcre, l’y voilà ; prenez les ailes de l’aube du jour et logez-vous à l’extrémité de la mer, là sa main vous conduira, là sa droite vous saisira ; couvrez-vous des ombres de la nuit, la nuit même lui servira de lumière autour de vous (Psaumes 139.8). » Cependant il n’a point de lieu, et cette qualité par laquelle notre corps est renfermé dans l’enceinte de ces murs, et s’ajuste avec les parties de cet air qui nous environne, ne saurait convenir à sa spiritualité. « Dieu parcourt tout sans mouvement. » La promptitude de l’éclair, qui dans un instant passe de l’Orient à l’Occident, ne peut égaler la rapidité avec laquelle son intelligence monte jusqu’au plus haut des cieux, descend au fond des abîmes, et visite dans un moment toutes les parties de l’univers. Cependant il est immobile ; pour se trouver dans un lieu, il n’abandonne point un autre lieu, demeurant avec ses disciples sur la terre, lors même qu’il se trouve au ciel, dans le centre de la félicité et de la gloire. « Sa volonté constitue sa puissance et sa puissance n’est point distincte de sa volonté. » Toutes les créatures de l’univers doivent leur existence à un seul acte de cette volonté, et mille mondes nouveaux n’attendent qu’un acte pareil pour sortir du sein du néant et pour paraître avec éclat. « Dieu est au-dessus de tout, » tout étant soumis à sa puissance ; « au dedans de tout, » tout étant un écoulement de sa volonté ; « avant tout, après tout. » Guinde ton imagination, créature faible, mais superbe : fais des efforts de génie, élève ta méditation ; concentre-toi dans tes pensées ; vois si tu pourras atteindre à comprendre une existence sans commencement, une durée sans succession, une présence sans circonférence, une immobilité sans situation, une agilité sans mouvement, et tant d’autres attributs, où la langue, moins puissante pour s’expliquer que l’âme pour concevoir, ne saurait trouver d’expression. Vois, pèse, calcule. « Ce sont les hauteurs des cieux, qu’y ferais-tu ? Ce sont les profondeurs de l’abîme, qu’y connaîtrais-tu ? » Crions donc sur le bord de cet abîme : « O profondeur ! (Job 11.8) »
La seconde voie qui nous conduit au Créateur, et en même temps le second abîme où notre raison se perd, ce sont les ouvrages de la nature. L’étude de la nature a un côté clair et lumineux ; c’est là, selon le style du prophète, « le langage des cieux, qui racontent la gloire du Dieu fort (Psaumes 19.1) ; » c’est « l’image visible des choses invisibles (Romains 1.20) de Dieu, » comme parle saint Paul. Mais elle a aussi un côté sombre et ténébreux. Quelle prodigieuse variété de créatures, qui sont hors de la sphère de nos sens ! Que de milliers, que de dix mille milliers d’esprits que l’Écriture nomme anges, archanges, chérubins, séraphins, trônes, puissances, vertus, principautés, et dont nous ignorons les propriétés, les opérations, le nombre, le ministère ! Quelle prodigieuse multitude d’astres, de soleils, de mondes mouvants, au prix desquels notre terre n’est qu’un point, et dont nous ne connaissons ni la variété, ni l’éclat, ni la destination ! Combien, dans le sein de la terre, de plantes, de minéraux, d’animaux, dans la connaissance desquels l’industrie de l’homme n’a pu encore pénétrer ! A quoi servent tant de trésors, que la mer renferme dans ses abîmes ? A quoi ces vastes campagnes, ces forêts impénétrables ; et ces pays inhabités qu’on n’a jamais découverts et qu’on ne découvrira peut-être jamais ? A quoi ces insectes, ces monstres, qui semblent être à charge à la nature, et ne faire que la défigurer ? Pourquoi le Créateur laisse-t-il l’homme privé de tant de riches productions, qui lui seraient d’un si grand usage, tandis qu’il les abandonne aux animaux des champs ou aux poissons de la mer, à qui elles sont inutiles ? D’où viennent les fleuves, les fontaines, les vents et les tempêtes ; la vertu de l’aimant, le flux et le reflux de la mer ? Philosophe, répondez, ou plutôt avouez votre ignorance, et reconnaissez les profondeurs des voies du Créateur.
Mais ce serait peu de confondre l’homme dans les sujets que nous venons de produire. Il n’est pas étonnant qu’il s’égare dans les voies les plus sublimes, et il lui est plus glorieux d’avoir tenté ces routes impraticables, que honteux de l’avoir fait sans succès. Il y a des objets plus propres à humilier la raison humaine. Les objets les moins susceptibles en apparence de grandeur et de difficultés absorbent l’esprit de l’homme, s’il veut les approfondir. Qu’il se considère soi-même, il se perdra dans la méditation de sa propre essence. Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce que cette âme qui pense et qui réfléchit ? Qu’est-ce que cette union d’un esprit à une portion de matière ? Qu’est-ce que cette matière même à laquelle un esprit est uni ? Autant de questions, autant d’abîmes, autant de profondeurs impénétrables dans les voies du Créateur.
1° Qu’est-ce que cette âme ? Qu’on nous dise en quoi consiste son essence ? Est-ce la puissance de déployer ses facultés ? Mais de là il suit cette conséquence qu’une âme peut avoir l’essence d’une âme sans avoir jamais pensé, raisonné, réfléchi, pourvu qu’elle ait la puissance de le faire. Est-ce l’acte même de penser ? Mais de là il suit cette autre conséquence qu’un esprit cesse d’être esprit lorsqu’il cesse de penser : ce qui semble contraire à l’expérience. Qu’est-ce donc que notre âme ? Est-ce cet amas de pensées qui nous occupent et qui se succèdent l’une à l’autre ? Mais comment telles ou telles pensées, dont aucune n’est essentielle à l’âme, constituent-elles son essence lorsqu’elles sont jointes ensemble ? Est-ce un sujet différent de chacune de ces pensées particulières ? Mais qu’on nous donne, s’il est possible, une idée distincte de ce sujet. Qu’est-ce donc qu’une âme ? Est-ce une substance immatérielle, indivisible, différente du corps, et qui ne peut être enveloppée dans ses ruines ? Sans doute ; mais lorsque vous en donnez cette notion, vous dites plutôt ce que l’âme n’est pas que ce qu’elle est en effet : vous en éloignez les fausses idées, mais vous n’en donnez pas une véritable : vous dites bien que l’esprit n’est pas un corps, mais vous n’expliquez pas ce que c’est que l’esprit ; et je cherche une idée claire, réelle, positive.
2° Mais si je me confonds moi-même en considérant la nature de mon âme, je me confonds de nouveau quand je cherche la liaison de cette âme avec ce corps. Qu’on me dise par quelle merveille une substance sans étendue et sans partie peut s’unir à un sujet matériel et étendu ? Quelle liaison il y a entre la volonté de se mouvoir et le mouvement ? Quel rapport entre la trace d’un cerveau et l’idée d’un esprit ? Comment l’âme, avant que d’avoir son idée présente, va la chercher ? Et si elle l’a présente, comment il est besoin qu’elle la cherche ? Avoir recours à la puissance de Dieu, cela est sage, j’en conviens, si l’on se sert de cette réponse pour avouer son ignorance ; mais si l’on s’en sert pour la couvrir, si l’on prétend avoir beaucoup expliqué quand on a dit que c’est Dieu qui sait toutes ces choses, on se trompe sans doute ; c’est dire je n’en sais rien, en termes philosophiques, et lorsqu’il semble que l’on va dire je le sais.
3° Enfin je demande que l’on explique ce que c’est que le corps humain. Que dis-je, le corps humain ; j’en prends la plus petite partie ; je n’en prends qu’un atome, et qu’un petit grain de poussière, et je le donne à examiner à toutes les écoles et à toutes les académies de l’univers. Cet atome a de l’étendue, il peut être divisé ; il est susceptible de mouvement, il réfléchit la lumière. Il n’y a pas un seul de ses attributs qui ne nous fournisse mille et mille questions, que le plus grand philosophe ne saurait résoudre. Mes frères, quand on est dans une école, quand on occupe une chaire académique, quand on se fait une loi de répondre à tout, il est aisé de parler, et de « trouver beaucoup de discours (Ecclésiaste 7.29), » comme s’exprime le sage. Il y a un art, qui s’appelle « soutenir, » et cet art est bien nommé, car il ne consiste pas à peser les difficultés, et à les résoudre, ou à reconnaître son ignorance, mais à persister dans sa propre thèse, et à la défendre avec acharnement. Mais quand on est dans son cabinet, quand on médite de sang-froid, quand on cherche à se satisfaire, et qu’on a d’ailleurs quelque justesse d’esprit, on raisonne d’une autre manière. Il n’y a point d’homme sincère, s’il a un bon génie, qui ne soit contraint de reconnaître que la pesanteur, que la dureté, que la lumière, que l’étendue, sont des sujets sur lesquels on a dit jusqu’à ce jour des choses très curieuses et très spirituellement imaginées, mais qui laissent l’esprit, après tout, à peu près dans la même incertitude où il était auparavant. Ainsi ce génie sublime, cet auteur de tant de volumes, ce philosophe consommé, ne peut pas expliquer ce qu’est un grain de poussière ; un atome, un atome est un écueil fatal à sa philosophie, où toute sa science se brise et s’évanouit.
Concluons que la nature, ce miroir où Dieu se peint à nos yeux, est couvert d’ombres et d’obscurités. C’est ce qui est énergiquement exprimé par deux auteurs sacrés, par saint Paul et par le saint homme Job. « Dieu a fait, dit le premier, Dieu a fait l’étendue de la terre, l’ordre des temps et des saisons, les bornes de l’habitation des hommes, afin qu’ils cherchent le Seigneur, pour le trouver en quelque sorte comme en tâtonnant (Actes 17.26-29). » Voilà la voie de Dieu, et l’abîme tout ensemble. « Afin qu’ils cherchent le Seigneur : » voilà la voie qui nous conduit jusqu’à Dieu ; « pour le trouver en quelque sorte comme en tâtonnant : » voilà l’abîme. Et dans le chap. 26 de Job, l’auteur sacré dépeint, avec de vives couleurs, la multitude, la variété, le nombre innombrable des ouvrages du Créateur, et il finit par reconnaître que tout ce que nous connaissons n’est rien, au prix de ce que nous ignorons encore. « Il étend le septentrion, dit-il ; il suspend la terre sur le néant ; il a compassé des bornes sur les eaux tout autour ; les colonnes des cieux s’étonnent et s’ébranlent à sa menace : il fend la mer par son pouvoir ; il frappe les flots par son intelligence. Cependant ce ne sont là que les bords de ses voies. » Pesez bien ces expressions. Cette étendue, cette terre, ces trésors d’eaux amassés, ces colonnes des cieux, ces espaces infinis, ce soleil avec sa lumière, ces cieux avec leurs astres, cette terre avec ses plantes, cette mer avec ses poissons, « ce ne sont là que les bords de ses voies, ce que nous en savons est peu de chose, et qui est-ce qui pourrait sonder le grand éclat de sa puissance ? » Crions donc, placés sur les bords des ouvrages de la nature : « O profondeur ! »
La Providence est la troisième voie qui nous conduit à Dieu et qui nous donne de nouveaux sujets d’adorer ses perfections, mais qui confond notre esprit, et qui nous fait sentir que Dieu n’est pas moins incompréhensible dans la manière dont il gouverne le monde, que dans la manière dont il l’a formé. C’est ce qu’il serait aisé de prouver, si les bornes qui nous renferment nous permettaient d’examiner les ressorts dont la Providence se sert dans le gouvernement de cet univers. Contentez-vous de jeter les yeux un moment sur la conduite de la Providence dans le gouvernement de l’Église, depuis un siècle et demi.
Qui eût cru que dans un royaume voisin, un roi cruel et superstitieuxb, le plus grand ennemi que la réformation eût jamais, lui qui, par la fureur de ses armes et par les productions de sa plume s’opposait à ce grand ouvrage, réfutant ceux qu’il ne pouvait persécuter, persécutant ceux qu’il ne pouvait réfuter ; qui eût cru que ce monarque servit le premier au dessein qu’il voulait renverser, frayât le chemin à la réformation, et en secouant le joug du pontife romain, exécutât le plan de la Providence, lorsqu’il semblait ne faire qu’assouvir sa volupté et son ambition ?
b – Henri VIII, roi d’Angleterre, fondateur de l’Église anglicane.
Qui eût cru que l’ambitieux Clémentc, pour soutenir des droits chimériques, que l’orgueil du clergé a forgés, et auxquels la lâcheté des peuples et la mollesse même des souverains les soumet ; qui eût cru, dis-je, que cet ambitieux pontife, en lançant les foudres du Vatican contre ce roi, eût perdu tout un grand royaume et eût porté ainsi le premier coup à la tyrannie qu’il avait dessein d’affermir ?
c – Le pape Clément VII, qui refusa de sanctionner le divorce d’Henri VIII, prononcé par l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Cranmer. En lançant l’excommunication contre ce prince, il hâta la séparation de l’Angleterre de l’Église romaine.
Qui eût cru que Zwingle eût eu de si grands succès au milieu du peuple de l’univers le plus inviolablement attaché aux coutumes de ses pères ; d’un peuple qui retient avec scrupule jusqu’à la forme des habits de ses ancêtres ; d’un peuple surtout si ennemi des innovations en matière de religion, qu’il peut à peine souffrir une explication nouvelle d’un passage de l’Écriture, un argument qui n’avait point encore été employé, une remarque de critique ; qui eût cru qu’on eût pu lui persuader une religion si diamétralement opposée à celle qu’il avait sucée avec le lait ?
Qui eût cru que Luther pût triompher de tant d’obstacles, qui s’opposaient au succès de ses prédications en Allemagne, et que ce superbe empereurd, qui comptait parmi ses captifs des pontifes et des rois, ne pût triompher d’un misérable moine ?
d – Charles V.
Qui eût cru que ce tribunal barbare de l’inquisition, qui asservit tant de peuples à la superstition, eût été dans ces provinces une des premières causes de notre réformation ? Et peut-être que de cette nuit ténébreuse qui enveloppe aujourd’hui une partie de l’Église va s’élever la lumière. Peut-être que ceux qui parleront après nous sur la Providence auront lieu de mettre dans le catalogue de ses profondeurs la manière dont Dieu aura délivré la vérité opprimée dans un royaume, où elle fleurissait avec tant d’éclat, et que ces coups redoublés qu’on porte contre les réformés ne serviront qu’à affermir la réformation. Mais nous abrégeons ce troisième article, et nous passons au quatrième, où nous devons vous entretenir des profondeurs de la révélation.
Vous produirons-nous la liste mortifiante des questions insolubles, dont plusieurs dogmes de notre foi sont susceptibles ; comme sont, par exemple, la trinité, l’incarnation, l’union des deux natures en Jésus-Christ, les voies secrètes que suit le Saint-Esprit dans la conversion des cœurs, la nature précise du bonheur dont nous jouirons dans l’intervalle qui sera entre notre mort et notre résurrection, les facultés des corps glorifiés, les idées qui nous resteront de ce que nous aurons vu dans ce monde, et divers dogmes de ce genre ?
Mais nous vous éloignons trop longtemps du but principal de l’apôtre. Il est temps de vous ramener au sujet précis qui lui a inspiré cette exclamation. Les paroles de notre texte sont, ainsi que nous l’avons insinué, la conclusion des chapitres 9 à 11 de cette épître. Ces chapitres sont la croix des théologiens. Les questions sur les décrets de Dieu, qui y sont traitées, sont si abstruses, que dans tous les siècles de l’Église, et particulièrement depuis le schisme de Pélage, les théologiens orthodoxes ont employé tous leurs efforts pour nous donner un système exempt de difficultés, et ils ont tous échoué dans ce dessein.
Pour vous le faire comprendre, nous allons vous rapporter succinctement leur différents systèmes ; et la courte revue que nous en ferons suffira pour vous convaincre que la matière passe la portée de l’esprit humain, et que si le sentiment de nos Églises a cet avantage par-dessus les autres, qu’il est plus conforme à la droite raison, et aux décisions de l’Écriture, il a pourtant ses abîmes et ses profondeurs.
Commençons par le système de Socin et de ses sectateurs. Dieu, selon eux, non seulement n’a pas déterminé le salut de ses enfants, mais même il n’a pu le prévoir. Tout ce que l’homme résout dépend de la liberté, et tout ce qui dépend de la liberté de l’homme ne saurait être l’objet de la connaissance de Dieu ; ainsi Dieu ne saurait prévoir si je croirai ou si je ne croirai point, si j’obéirai ou si je n’obéirai point, si je recevrai l’Évangile ou si je le rejetterai. Il n’a fait d’autre décret que celui de sauver celui qui croira, qui obéira, qui se soumettra à l’Évangile : ces choses dépendent de ma volonté, ce qui dépend de ma volonté est incertain ; un objet incertain ne peut être l’objet d’une connaissance certaine : Dieu ne peut donc pas prévoir certainement si ma condition sera éternellement heureuse, ou si mon sort sera funeste dans l’éternité.
Voilà ce système. Grâce au ciel, nous prêchons à un auditoire chrétien. Il n’est pas nécessaire que nous nous arrêtions à réfuter ces erreurs, et vous sentez, je m’assure, que raisonner de cette manière, ce n’est pas éclaircir la religion ; c’est renverser la religion, c’est dégrader d’un même coup Dieu de sa qualité de Dieu, et l’Écriture de son infaillibilité.
C’est vouloir dégrader Dieu de sa qualité de Dieu ; car qu’est-ce, je vous prie, qu’un Dieu qui a fait des êtres, et qui n’a pu prévoir ce qui résulterait de leur existence ? Un Dieu qui a formé des esprits unis à des corps sous de certaines lois, et qui n’a pas su faire une juste combinaison de ces lois, pour connaître ce qu’elles pourraient produire ? Un Dieu qui est forcé à suspendre ses jugements ? Un Dieu qui apprend tous les jours quelque chose de nouveau, et qui ignore aujourd’hui ce qui arrivera demain ? Un Dieu qui ne saurait connaître si la paix sera conclue, ou si la guerre continuera à ravager l’univers ; si la religion sera reçue dans tel royaume, ou si elle en sera bannie ; si le légitime successeur succédera à la couronne, ou si la couronne sera usurpée ? Car selon la différente détermination de la volonté des hommes, du roi, du peuple, le prince fera la paix ou il déclarera la guerre, la religion sera bannie ou reçue, le tyran ou le véritable roi occuperont le trône ; et si Dieu ne peut pas prévoir à quoi se déterminera la volonté humaine, il ne peut prévoir aussi aucun de ces événements, ce qui est dégrader Dieu de sa divinité, et faire, de la plus parfaite de toutes les intelligences, un être environné de ténèbres.
Mais nier la prescience de Dieu, c’est dégrader l’Écriture de son infaillibilité ; car comment oser soutenir qu’on respecte l’Écriture, lorsqu’on nie que Dieu connaisse les déterminations de la volonté humaine ? Que voudraient donc dire tant de déclamations expresses qui sont faites sur ce sujet ? Que voudrait dire le psalmiste Psaumes 139.2-4 : « O Dieu, tu connais quand je m’assieds et quand je me lève, tu découvres de loin ma pensée, tu as une parfaite connaissance de toutes mes voies, même devant que la parole soit sur ma langue, tu sais tout ce que je vais dire ? » Que voudrait dire Dieu lui-même par la bouche d’Ézéchiel ? « Ainsi a dit l’Éternel, vous parlez de cette manière, ô maison d’Israël ! mais je connais toutes les pensées de votre esprit (Ézéchiel 11.5). » Et par la bouche d’Ésaïe : « J’ai su que tu agirais avec perfidie (Ésaïe 48.8) ? » Que voudrait dire saint Pierre, parlant de ses propres conceptions : « Seigneur, tu connais toutes choses ? Que voudrait dire le Sage, qui nous assure non seulement que Dieu connaît le cœur des rois, mais « qu’il le tient même en sa main et qu’il le fléchit comme le cours des eauxe ! »
e – Jean 21.17 ; Proverbes 21.1.
Surtout comment accorder avec ce principe tant de prophéties expresses d’événements qui, ayant une liaison intime avec la volonté humaine, n’auraient pu être prédits certainement, si Dieu n’avait une connaissance certaine de ces déterminations ? « La prescience de Dieu, dit Tertullien, a autant de témoins qu’elle a fait de prophètes et de prophétiesf. » Si Dieu n’a pas prévu que Jésus-Christ viendrait prêcher l’Évangile, que les Juifs concevraient de la haine contre lui, qu’ils le livreraient à Pilate, qu’ils solliciteraient sa mort, que Pilate aurait la lâcheté de mollir et de se rendre à leurs instances ; si Dieu n’a pas connu toutes ces choses, comment a-t-il pu les prédire ?
f – Tertullien, liv. 2, contre Marcion.
Mais ceux que nous combattons ne respectent guère l’Écriture et ses décisions. Et voilà à quoi conduit ce principe, que c’est à la raison à décider des dogmes de l’Écriture, et non aux dogmes de l’Écriture à diriger la raison. Ce principe une fois posé, tous les dogmes de notre foi croulent et l’expérience confirme cette réflexion. Voyez dans quels précipices ce principe a conduit Socin et ses sectateurs. A quelle décision de l’Écriture, à quel dogme de la foi, à quelle vérité établie, pressée, répétée, ne les fit-il point porter atteinte ? L’esclavage de la volonté humaine semble détruire la nature de l’homme : il faut nier cet esclavage. Mais le dogme des décrets absolus semble choquer la liberté de l’homme : il faut nier ces décrets absolus. Mais la prescience de Dieu ne saurait subsister dans ce dogme : il faut nier cette prescience. Mais mille et mille prophéties prouvent cette prescience : il faut nier le sens mystique de ces prophéties. Mais Jésus-Christ les a vérifiées : il faut contester à Jésus-Christ ses titres, ses attributs, ses ouvrages, son culte, sa satisfaction : il faut nier sa divinité, son unité avec Dieu, son incarnation : il faut en faire un homme, un prophète, un docteur distingué des autres seulement par quelques talents extraordinaires ; il faut nier tout le système de l’Évangile, du salut, de la rédemption. Suivre ses idées, mes frères, c’est aller de précipice en précipice.
Nous proposons, en second lieu, le système de nos frères de la confession d’Augsbourg, et celui d’Arminius ; car, quoiqu’ils diffèrent sur d’autres articles, ils sont les uns et les autres à peu près dans les mêmes principes sur ce point. Les voici. Ils accordent la prescience, et ils nient la prédestination. Ils disent bien que Dieu a prévu de tout temps quels seraient les bienheureux dans le ciel, et les victimes de l’enfer ; mais ils frémissent de la thèse qui établit que Dieu a prédestiné les premiers à la félicité et les autres à la misère. Selon eux, Dieu n’a fait d’autre décret que de sauver les croyants, et de damner les incrédules ; il a donné à tous les hommes des secours suffisants pour croire, et ayant seulement prévu quels seraient ceux qui auraient la foi, quels seraient ceux qui seraient incrédules, il n’a formé aucun décret d’où suive ni la foi des uns, ni l’incrédulité des autres.
Mais quoique ce ne soit nullement notre coutume d’envenimer les controverses, et de crier à l’hérétique dès qu’on n’est pas de notre opinion ; quoique nous aimions mieux concilier les sentiments qui nous sont contraires, que de triompher en les réfutant, nous ne saurions nous empêcher de faire trois réflexions sur ce système, et de remarquer : 1° qu’il s’accorde peu avec lui-même ; 2° qu’il est directement opposé à diverses décisions du Saint-Esprit, et particulièrement à la doctrine des trois chapitres que nous avons cités ; 3° que quand nous accorderions à ceux qui le proposent tout ce qu’ils prétendent prouver, ils laisseraient encore mille difficultés dans la doctrine des décrets de Dieu, et qu’ils seraient toujours obligés de s’écrier comme nous sur cet article : « O profondeur ! »
Nous disons que ce système s’accorde peu avec lui-même, que la doctrine de la prescience suppose celle de la prédestination, et qu’à moins de nier que Dieu prévoit notre salut, on est obligé, par sa propre thèse, de dire qu’il nous y prédestine. J’avoue qu’il y a un sens très véritable, selon lequel il est vrai de dire que prévoir une chose est une action de l’esprit, différente de la résoudre. Mais il y a un autre sens, où résoudre et prévoir ne sont qu’une action unique. Si je prévois que le souverain, en envoyant des troupes armées dans la maison de la veuve et de l’orphelin, exposera cette maison au pillage, il est certain que ma prévision n’a aucune influence sur le sort de cette maison, et que prévoir son pillage, ce n’est pas la prédestiner à être pillée. Mais si le souverain prévoit cet événement, s’il connaît la rage et la fureur dont les soldats sont animés, s’il sait par expérience que dans des conjonctures pareilles, ils ont fait de pareils désordres, si, malgré cette prescience, il envoie ces furieux dans cette maison, s’il leur laisse leurs armes, s’il ne leur donne aucun frein, aucun maître supérieur pour retenir leur fureur, ne sentez-vous pas, mes frères, que prévoir et résoudre ne sont en cette occasion qu’une même chose ?
Appliquez ces réflexions à notre sujet. Supposons qu’avant la création de cet univers, Dieu eût subsisté seul, avec un autre esprit tel qu’il vous plaira l’imaginer ; supposons ensuite que Dieu ait formé le plan du monde, et qu’il l’ait communiqué à cet esprit qui subsistait avec lui ; supposons enfin que Dieu qui formait ce plan, et que cette intelligence à qui Dieu l’a communiqué, aient prévu l’un et l’autre qu’il y aurait des hommes de ce monde sauvés, et qu’il y en aurait de damnés, ne sentez-vous pas qu’il y aurait une différence essentielle entre la prescience de Dieu et la prescience de cet esprit que nous avons supposé ? La prescience de ce dernier n’a aucune influence sur le salut ni sur la damnation des hommes, parce que cet esprit ne fait que prévoir et qu’il en demeure là. Mais la prescience de Dieu n’est-elle pas d’un autre genre ? Est-ce une prescience nue, oisive et sans influence ? Non seulement il prévoit, mais il crée ; non seulement il prévoit qu’un homme libre fera un bon ou un mauvais usage de sa liberté ; mais il la lui donne. Prévoir et résoudre en Dieu, n’est-ce pas une même chose ? Que si l’on ne veut soutenir, en disant que ce sont deux actes différents, si ce n’est que Dieu n’a pas fait violence à sa créature, mais que, nonobstant sa prescience, l’un s’endurcit librement, et l’autre croit librement : si l’on ne veut établir que cela, donnons-nous la main d’association ; voilà précisément notre système, et nous n’avons point de sujet de nous noircir les uns les autres, puisque nous avançons la même thèse.
Nous trouvons un second inconvénient dans le système de la simple prescience, c’est qu’il ne saurait cadrer avec le système de l’Écriture, qui établit clairement la doctrine obscure de la prédestination. Nous laissons plusieurs passages que l’on allègue communément sur cette matière ; comme ce que Jésus-Christ dit à son Père : « Je te rends grâces de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux petits enfants : il en est ainsi, ô mon Père, parce que tel a été ton bon plaisir Matthieu 11.25 : » comme ce que dit saint Paul, au chapitre premier de son Épître aux Éphésiens, que « Dieu nous avait élus avant la création du monde, nous ayant prédestinés pour nous adopter à soi Éphésiens 1.4 : » comme ce fameux passage du huitième de l’épître aux Romains : « Ceux qu’il a auparavant connus, il les a aussi prédestinés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés. Romains 8.28-29 »
Nous laissons tous ces passages, parce que ceux que nous combattons contestent les explications que nous leur donnons, et qu’il est de l’équité ou d’écouter ce qu’ils y opposent et de leur répondre (ce que les limites de ces exercices ne sauraient nous permettre), ou de ne pas nous en servir, en supposant cela même qui est en question, qu’il s’agit là de la prédestination telle que nous la concevons. Contentons-nous, pour combattre le système de la prescience sans prédestination, de vous faire jeter les yeux sur ces trois chapitres de l’Épître aux Romains, dont notre texte fait la clôture.
Je sais bien ce qu’on nous oppose. On dit que nous nous formons des fantômes pour les combattre ; que la pensée de saint Paul y est claire ; qu’elle paraît dans tout son jour, par le but qu’il se proposait, et que ce but n’a aucun rapport avec les décrets absolus, bien loin de les établir. L’apôtre avait posé cette thèse, que l’Évangile serait désormais la seule alliance qui conduirait les hommes au salut, au lieu que l’adhérence à l’économie lévitique serait funeste. Là-dessus les Juifs se récrient ; ils ne peuvent comprendre que l’adhérence à une loi émanée de Dieu conduise à la perdition. Saint Paul répond à ces plaintes : il dit que Dieu est en droit d’annexer sa grâce aux conditions que bon lui semble ; que les Juifs ayant renié le Messie qui leur apportait le salut, n’ont aucun lieu de se plaindre, si Dieu les prive des fruits d’une alliance dont ils rejettent les conditions. Voilà, selon ces théologiens, tout le mystère de ces chapitres, où il n’y a, disent-ils, aucune trace de prédestination.
Mais comment borner là le but de saint Paul ? Supposez qu’un juif parut dans cet auditoire, et qu’il nous fit cette objection : Vous autres chrétiens, vous vous formez de Dieu une idée contradictoire ; Dieu a dit que le culte mosaïque serait éternel, et vous soutenez que Dieu l’a aboli ; Dieu a dit que « celui qui ferait ces choses vivrait par elles (Romains 1.5), » et vous dites que leur observation conduit à la perdition éternelle ; Dieu a dit que le Messie viendrait pour les enfants d’Abraham, et vous dites qu’il s’est retiré de cette postérité, et qu’il a traité alliance avec des nations étrangères. Supposez qu’un juif nous fit ces difficultés, et que nous voulussions simplement les résoudre, indépendamment des décrets éternels que nous supposons en Dieu, que répondrions-nous à ce juif ? Nous lui dirions d’abord qu’il a mal compris le sens de la loi ; que cette éternité qui était promise à l’économie lévitique ne devait s’étendre que jusqu’à la venue du Messie. Surtout nous lui dirions que les plaintes qu’il fait contre le Messie sont très mal fondées. Vous vous plaignez, dirions-nous, que Dieu déroge à la fidélité en vous abandonnant ; mais votre plainte est injuste : Dieu a traité son alliance avec vos pères ; il a promis de bénir leur postérité ; il s’est engagé de vous envoyer un libérateur chargé de bénédictions et de grâce. Non seulement ce libérateur est venu, mais il est né au milieu de vous, dans votre nation, d’une de vos tribus, d’une de vos familles ; il a commencé par vous les fonctions de son ministère ; il vous a offert le salut, vous l’avez rejeté, vous avez tourné en ridicule sa doctrine, vous l’avez appelé Beelzébub, vous avez sollicité sa mort, vous l’avez crucifié, vous l’avez persécuté ensuite dans la personne de ses ministres et de ses disciples. Les Gentils, au contraire, arborent ses étendards ; ils sont prodigues de leur sang pour les intérêts de sa gloire : est-il étonnant que Dieu distingue dans la dispensation de ses grâces deux nations si étrangement différentes dans la manière dont elles ont répondu à sa voix !
Au lieu de cela, que fait saint Paul ? Écoutez ses réponses : « Avant que les enfants fussent nés, et qu’ils eussent fait ni bien ni mal, afin que ce que Dieu avait arrêté par le choix qu’il avait fait demeurât ferme, il fut dit : L’aîné sera assujetti au plus jeune : j’ai aimé Jacob, et j’ai haï Esaü ; je ferai miséricorde à celui à qui je ferai miséricorde, et j’aurai compassion de celui de qui j’aurai compassion. » L’Écriture dit de Pharaon : « C’est pour cela que je t’ai fait subsister, afin de faire voir en toi ma puissance. Il fait miséricorde à qui il veut, et endurcit celui qu’il veut. Qui es-tu, toi qui contestes contre Dieu ? Le vase d’argile dira-t-il à celui qui l’a formé : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier de terre n’a-t-il pas le pouvoir de faire d’une même masse d’argile un vase pour des usages honorables, et un autre vaisseau pour des usages vils ? Qu’y a-t il à dire si Dieu, en voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec une grande patience les vaisseaux de colère disposés à la perdition ? » Dans toutes ces réponses, saint Paul a recours aux décrets de Dieu. Et une preuve que c’est là ce qu’il veut apprendre à ce juif converti à qui il parle, c’est que ce juif lui fait des objections qui n’ont point de lieu dans le système que nous attaquons, mais qui sont précisément les mêmes que l’on a faites de tout temps sur la doctrine de la prédestination : « Pourquoi Dieu se plaint-il encore ? Qui est-ce qui peut résister à sa volonté ? » Ainsi le système de la prescience sans la prédestination ne peut s’ajuster avec l’Écriture.
Mais, en troisième lieu, à quoi ce système est-il bon ? Répand-il de la lumière sur les voies de la Providence ? comble-t-il quelques-uns de ces abîmes où notre faible raison s’absorbe ? Et n’est-il pas sujet aux mêmes difficultés que celui de la prédestination ? Ces difficultés sont les suivantes : comment un Dieu souverainement bon crée-t-il des hommes qu’il sait devoir être un jour infiniment misérables ? Comment un Dieu infiniment saint permet-il que le péché ait entrée au monde ? Comment un Dieu qui a un amour sans bornes pour la justice ne donne-t-il pas à tous les hommes des secours efficaces qui les rendent parfaitement saints ? Comment un Dieu qui nous dit qu’il « veut que tous les hommes soient sauvés 1 Timothée 2.1, » n’a-t-il fait connaître ses lois, pendant l’espace de quatre mille ans, qu’à la seule nation des Juifs ? Comment encore aujourd’hui n’étend-il pas nos conquêtes jusqu’aux extrémités de l’univers, afin que nous y portions la lumière du christianisme, et que nous fassions retentir le son de notre prédication dans les climats idolâtres et jusqu’au fond des mosquées ? Comment prête-t-il son concours à la créature, lorsqu’elle s’abandonne à ces noirs attentats, qui font frémir la nature ? Voilà les grandes difficultés qu’on semble pouvoir opposer à la Providence. Qu’on nous indique un système où elles n’aient point de lieu, nous sommes prêts à l’embrasser. Mais dans le système que nous venons de combattre, toutes ces difficultés se rencontrent, et quand nous donnerions à ceux qui l’adoptent tout ce qu’ils demandent, ils seraient obligés pourtant de s’écrier avec nous sur le bord des voies de Dieu : « profondeur ! »
Le troisième système est celui de ces théologiens qu’on nomme supralapsaires. Ce nom de supralapsaire signifie au-dessus de la chute, et on appelle ainsi ces théologiens, parce que dans la manière dont ils rangent les décrets de Dieu, ils remontent au-dessus de la chute de l’homme, comme nous allons l’expliquer. Leur grand principe est que Dieu a tout fait pour sa propre gloire ; que, dans la création de cet univers, il a eu pour but de manifester ses attributs, et particulièrement sa bonté et sa justice ; que, pour parvenir à ce but, il a créé des hommes dans le dessein qu’ils péchassent, afin qu’ensuite il parût infiniment bon, en pardonnant à quelques-uns, et parfaitement juste en condamnant les autres ; en sorte que Dieu a résolu de damner tels et tels, non parce qu’il a prévu qu’ils pécheraient, mais il a résolu qu’ils péchassent, afin de les damner. Voilà ce système en deux mots. Ce n’est pas celui qui est généralement reçu dans nos Églises, quoiqu’il ait eu pour défenseurs plusieurs de ses membres et de ses docteurs. Mais quelque vénération que nous ayons pour leur mémoire, nous reconnaissons ingénument que nous ne saurions digérer les conséquences qu’il nous semble traîner après soi. Nous y trouvons les difficultés suivantes, que nous ne faisons qu’indiquer.
1° Nous demandons qu’on nous explique ce qu’on entend par ce principe, « Dieu a tout fait pour sa gloire. » Si l’on veut dire par là qu’il est juste que la créature se dévoue à la louange du Créateur, nous y souscrivons volontiers. Si l’on veut dire que les attributs de Dieu brillent dans tous ses ouvrages, nous y souscrivons encore. Mais si l’on veut établir par là cette proposition, que Dieu en créant les hommes n’a eu d’autre vue, pour ainsi dire, que son propre intérêt, nous nions cette proposition, et nous soutenons que Dieu a créé les hommes pour leur bonheur propre, et afin d’avoir des sujets sur qui il répandit ses grâces.
2° Nous demandons qu’on nous dise comment on conçoit que résoudre de damner des milliers d’hommes contribue « à la gloire de Dieu ? » Nous concevons bien qu’il est de la gloire, de la justice de Dieu de punir des hommes coupables, mais résoudre de damner des hommes qui ne sont pas encore considérés comme pécheurs, les créer afin qu’ils pèchent, vouloir qu’ils pèchent pour les damner, c’est ce qui nous semble plus propre à ternir la gloire de Dieu qu’à la relever.
3° Nous demandons comment, dans cette hypothèse, on peut concevoir que Dieu n’est pas auteur du péché. Dans le système ordinaire de nos églises, Dieu permet seulement que les hommes pèchent : c’est le mauvais usage de sa liberté qui entraîne l’homme dans le précipice, et ce principe, tout odieux qu’il parait, est encore sujet à bien des difficultés. Mais dans celui-ci, Dieu veut le péché pour parvenir au but qu’il s’est proposé en créant le monde, et il faut que les hommes pèchent, Dieu les a créés pour cela. Si ce n’est pas là constituer Dieu auteur du péché, il faut donc que nous renoncions aux idées les plus distinctes et les plus claires.
4° Nous demandons qu’on accorde ce système avec tant de déclarations expresses, qui nous disent que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1 Timothée 2.4) ; » avec ces pressantes instances, avec ces reproches perçants, avec ces tendres regrets que Dieu fait paraître à l’égard de ceux qui ne se convertissent point : « O si mon peuple m’eût écouté ! Jérusalem, Jérusalem, combien de fois n’ai-je pas voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins, et vous ne l’avez point voulu (Matthieu 23.37) ! »
5° Nous demandons qu’on nous dise comment il est possible de concevoir un Dieu qui, étant souverainement heureux, a voulu ajouter ce degré, quoique inutile à son bonheur, de créer des hommes sans nombre pour les accabler à jamais sous des chaînes d’obscurité, et pour les faire dévorer par des flammes éternelles.
Tels sont les abîmes que nous ouvrent ces théologiens. Il n’y a personne au monde qui ait plus de sujet qu’eux de se récrier sur les voies de Dieu, conçues d’une manière si incompréhensible : « O profondeur ! » Et j’avoue que je ne puis assez m’étonner de voir des hommes qui nous disent de sang-froid que Dieu a créé cet univers à dessein de sauver un homme et d’en damner cent mille ; qu’il n’y a ni soupirs, ni prières, ni larmes, ni sanglots qui puissent faire révoquer cet arrêt ; qu’il faut subir la sentence d’un Dieu dont la gloire demandait qu’il créât tous ces peuples pour les damner : je ne puis assez m’étonner de voir des gens qui soutiennent ces propositions d’une manière crue, dure, sans adoucissement, sans restriction, et qui nous disent ensuite que tout cela n’est susceptible d’aucune difficulté, et que toutes les objections qu’on y peut opposer ne méritent pas même qu’on y réponde.
Telles étant les difficultés qui se rencontrent dans les différents systèmes qui ont été imaginés sur les décrets du Créateur, nous n’avons plus, ce me semble, qu’un seul parti à embrasser, c’est celui de nos Églises, et il paraît par les réflexions que nous avons faites que, quelques ténèbres qu’il laisse encore sur cette sombre matière, c’est pourtant celui de tous qui se trouve le plus conforme aux lumières de la raison et aux décisions de l’Écriture. Nous croyons que Dieu, par un principe de bonté, a créé le genre humain ; qu’il était de sa sagesse que les hommes fussent formés libres ; que la tige du genre humain, Adam notre malheureux père, abusât de sa liberté ; que ses descendants ont ajouté à leur corruption naturelle, et aux péchés de leurs aïeux, mille crimes qui leur sont propres ; qu’une conduite si monstrueuse rend les pères et les enfants dignes d’une misère éternelle, en sorte que sans violer les lois de la justice, Dieu peut perdre à jamais les uns et les autres ; qu’ayant prévu de toute éternité ces malheurs, il a résolu de toute éternité de tirer de cet indigne amas de créatures condamnées un certain nombre d’hommes qu’il veut sauver ; que pour eux il a envoyé son Fils au monde ; qu’il leur accorde son Esprit, pour leur appliquer les fruits de la mort de son Fils ; que cet Esprit les conduit de l’ouïe de la parole à la sanctification ; de la sanctification à la félicité éternelle. Voilà en deux mots le système de nos Églises.
Là-dessus, si vous demandez comment il arrive que de deux hommes à qui le Messie est annoncé, l’un le reçoit et l’autre le rejette, nous répondrons, avec saint Paul, que cette différence est telle, « afin que ce que Dieu a arrêté par le choix qu’il a fait demeure ferme (Romains 9.11). » Si vous demandez encore d’où vient ce choix ; d’où vient que Dieu choisit l’un pour lui donner son esprit et pour relever sa miséricorde, et qu’il choisit l’autre pour servir de victime à sa justice, à cela nous répondrons que « Dieu a compassion de celui qu’il veut, qu’il endurcit celui qu’il veut ; » c’est-à-dire qu’il le laisse dans son endurcissement. Si vous demandez encore comment Dieu peut, sans blesser sa sainteté, laisser un homme dans son endurcissement, nous répondrons que Dieu est le maître de sa créature, et « qu’un potier de terre peut faire d’une même masse un vaisseau pour des usages honorables et un autre vaisseau pour des usages vils. » Si vous demandez encore à quoi sert donc notre ministère, et de quel droit Dieu peut se plaindre par notre bouche de ce que tant de pécheurs persistent dans l’impénitence, puisque Dieu a résolu de les y laisser, à cela nous répondrons : « Qui es-tu, toi, pour contester avec Dieu ? Le vase d’argile dira-t-il à celui qui l’a formé : Pourquoi m’as-tu fait ainsi (Romains 9.21) ? »
Après toutes ces questions, quand vous en appellerez à notre conscience pour savoir si nos propres réponses sont capables de nous satisfaire pleinement ; si l’on ne peut pas se servir de nos propres armes pour nous combattre ; si les objections que nous avons opposées aux autres ne semblent pas conclure contre nous, et si tout ce système que nous venons de vous proposer nous paraît sans difficulté, à cela nous répondrons en mettant le doigt sur la bouche ; nous reconnaîtrons notre ignorance ; nous ne déchirerons point le voile dont Dieu a couvert ses mystères ; nous avouerons que notre but, en choisissant cette matière, a été moins de l’éclaircir que d’en presser les difficultés, et de faire sentir par cela même la tolérance que les chrétiens se doivent mutuellement sur cet article ; nous nous récrierons sur cet abîme du Créateur comme sur les autres : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont incompréhensibles ! »
C’est assez envisager les profondeurs divines comme un objet qui confond l’esprit et qui le ravit en le confondant. Il faut les envisager maintenant comme des sources fécondes de vertu et de sainteté. La doctrine que nous venons d’établir est le triomphe de la partie pratique de la religion, comme elle est ce qu’il y a de plus sublime dans sa partie spéculative. Rappelez dans votre mémoire tout ce que nous venons de vous dire sur les ténèbres dont Dieu se couvre à vos yeux. Faites réflexion que partout la lumière est mêlée avec l’obscurité : obscurité dans les idées naturelles, obscurité dans les ouvrages de la nature, obscurité dans la conduite de la Providence, obscurité même dans plusieurs dogmes de la révélation. Parmi tant de diverses ténèbres, je vois un principe certain, une clarté sans nuages, une lumière exempte de ténèbres, une vérité que les idées naturelles, que la voix des créatures, que la conduite de la Providence, que tout concourt à nous enseigner ; c’est qu’il faut vivre saintement.
Nous ne faisons pas cette réflexion pour plaider en faveur du pyrrhonisme, et pour diminuer la certitude de ces dogmes qu’il a plu à Dieu de nous révéler. Malheur à nous si, travaillant d’une main à établir les fondements de la religion, nous venions les saper d’une autre ! Arrière de nous ces Vanini modernes, qui, sous prétexte de nous faire envisager la Divinité comme un être couvert de saintes ténèbres, voudraient nous persuader que c’est un être contradictoire, et que la religion qu’il nous adresse choque la raison, et est incompatible avec elle-même. Mais d’où vient, je vous prie, que, parmi tant de ténèbres que Dieu laisse devant nos yeux, il a laissé les devoirs pratiques dans un lieu si clair et si éminent ? D’où vient que les dogmes mêmes qui sont le plus clairement révélés sont pourtant exprimés d’une manière qui a fourni des difficultés, sinon solides et réelles, du moins vraisemblables et apparentes, et que la partie pratique est révélée avec tant de clarté qu’elle ne saurait être susceptible d’aucune objection qui ait quelque vraisemblance ou quelque couleur ? Mes frères, ou il faut nier la sagesse du Créateur, ou il faut tirer de là cette conséquence : c’est que ce qu’il y a de plus nécessaire à savoir, c’est que ce dont la négligence eût été plus funeste à l’homme, c’est que ce à quoi nous devons être le plus inviolablement attachés, c’est la religion pratique.
Appliquons cette réflexion générale aux profondeurs des décrets de Dieu. Si « le fondement de Dieu demeure ferme (2 Timothée 2.19), » vous ne sauriez avoir de véritable joie ni de solide contentement, jusqu’à ce que vous ayez décidé chacun cette grande question : suis-je de ceux que Dieu destine à la gloire, ou si je suis de ces autres qu’il prépare à la perdition ? Mais comment se satisfaire sur une question en même temps si obscure et si intéressante ? Le décret est impénétrable. Le livre de vie est scellé. On vous l’a dit mille fois : il n’y a point d’autre voie que celle d’examiner si vous avez les caractères de l’élection, et toute votre vocation, c’est de vous employer à les acquérir. Ces caractères, vous le savez, sont la patience, la douceur, la charité, l’humilité, le détachement du monde, et les autres vertus chrétiennes. C’est à vous à les remplir. Un peu moins de spéculation et plus de pratique. Devenons moins curieux et travaillons à nous rendre plus saints. Laissons à Dieu le soin de l’arrangement de ses décrets, et pour nous, arrangeons nos actions et la conduite de notre vie. Et ne dites point : Si je suis prédestiné au salut, je serai sauvé sans que j’y travaille. Vous êtes de mauvaise foi en faisant cette objection ; car, étant persuadés que vos jours sont comptés, vous ne laissez pas de prendre des aliments, et de vous donner tous les soins nécessaires pour votre conservation. Et voilà comme il faut agir à l’égard de votre salut.
Et nous, ministres de Jésus-Christ, quelle est notre tâche ? Pourquoi sommes-nous envoyés vers ce peuple ? Est-ce pour approfondir les décrets de la prédestination et de la réprobation ? Puisque l’esprit de Dieu a révélé ces mystères, il est permis d’en entretenir nos peuples, et ce serait vouloir « être sage par dessus ce qu’il faut être sage, » que de supprimer cette partie de la religion. Mais après tout, faut-il en demeurer là ? Faut-il même en faire la principale matière de nos discours ? A Dieu ne plaise que nous connussions si mal le but de notre ministère ! J’aimerais autant voir un médecin qui, étant consulté sur une maladie pressante, s’emploierait à faire des discours sur le terme de la vie, haranguerait son patient, lui dirait que ses jours sont comptés, qu’il ne tombera pas un cheveu de sa tête sans la volonté de Dieu. Orateur hors de saison, laisse là tes discours et déploie tes actions : consulte les symptômes de mes maux, appelle l’art et la nature à mon secours, et, laissant à Dieu l’exécution de ses projets éternels, prescris-moi les remèdes que je dois prendre et le régime qu’il faut suivre ; travaille à soutenir ce corps qui chancelle, et à retenir ce souffle qui est prêt à s’évanouir. Appliquons-nous cette image. Pensons au compte que nous devons rendre à ce maître qui nous envoie. Prenons garde que, dans le grand jour de son jugement, il ne nous tienne ce langage : Arrière de moi, serviteurs réfractaires ! Je vous avais établis pour rendre l’Église sainte, et non pour la rendre savante ; pour affermir les élus, et non pour leur prêcher de pénétrer dans le mystère de l’élection ; pour leur annoncer mes lois, et non pour approfondir mes décrets.
Mais ne nous bornons pas à ces devoirs trop généraux. Les ténèbres dont Dieu se couvre à nos yeux font le procès au théologien téméraire, au zélateur indiscret, au chrétien timide et chancelant, à l’homme de chair et de boue attaché aux choses sensibles.
1° Au théologien téméraire : à vous qui distillez votre cerveau pour pénétrer des vérités impénétrables ; à vous que ce penchant audacieux jette dans l’un de ces écueils ou d’embrasser le mensonge, ou de rendre la vérité comme insoutenable en l’expliquant ; car, prenez-y garde, mes frères, celui qui rejette un dogme parce qu’il ne le comprend pas, et celui qui veut le comprendre parfaitement, parce qu’il est appelé à le recevoir, pèchent tous deux par le même principe, pour ne pas sentir les bornes de l’esprit humain, deux écueils également dangereux. Mais, d’un côté, il faut être bien téméraire, il faut avoir des idées bien bornées d’un Dieu infini, il faut être bien peu versé dans les sciences, pour n’admettre que les principes qui n’ont point de difficulté, et pour regarder la profondeur d’un mystère comme un caractère de fausseté. Quoi ! une créature misérable, une créature qui ne sait rien, une créature qui ne se connaît pas elle-même voudrait connaître les décrets de Dieu, et les rejeter si elle ne peut les approfondir ! Mais, d’un autre côté, il faut avoir la vue bien courte, il faut être d’un génie bien faible, il faut bien peu connaître les vues du Créateur, pour ne sentir aucune difficulté, pour trouver que tout est clair, pour ne vouloir suspendre son jugement sur rien, pour prétendre non seulement soutenir la vérité d’un mystère, mais pour en vouloir sonder les abîmes. Petit homme, rentre dans ton néant ; couvre-toi de la poussière, et apprends du plus grand des théologiens à t’arrêter où il faut s’arrêter, et à crier sur le bord de l’abîme : « O profondeur ! »
2° Les profondeurs divines doivent confondre le zélateur indiscret, ceux qui décrient, qui déchirent les opinions différentes de leur système, sur des matières en elles-mêmes obscures et ténébreuses. Ici nous versons notre douleur dans le sein de nos frères de la confession d’Augsbourg, dont quelques docteurs nous dépeignent avec de noires couleurs, trempent leur plume dans le fiel lorsqu’ils écrivent contre nous, nous taxent de faire de la Divinité un Dieu cruel et barbare, un Dieu qui est l’auteur du péché, et qui autorise lui-même par ses décrets le relâchement et la corruption des hommes. Vous le voyez, si c’est là notre doctrine ; vous le voyez, si nous ne joignons pas nos voix à celles des séraphins, et si nous ne faisons raisonner nos auditoires des cris redoublés : « Saint, saint, saint, est l’Éternel des armées (Ésaïe 6.3) ! » Vous le voyez, si nous n’exhortons pas nos peuples à « entrer par la porte étroite, à travailler à leur salut avec crainte et tremblementg » Mais les conséquences que nous vous imputons, nous dites-vous, ne suivent-elles pas de vos principes ? Je veux pour un moment qu’elles en suivent. Ne suffit-il pas que nous les désavouions, que nous les condamnions ? Une pareille réponse de votre bouche sur un autre dogme, ne nous a-t-elle pas satisfaits ? Accusez-nous d’être de mauvais logiciens ; mais ne nous accusez pas d’être de méchants hommes. Accusez-nous de mal raisonner ; mais ne nous accusez pas d’exercer un ministère infidèle. Mais, direz-vous, vous avez des docteurs parmi vous qui empoisonnent eux-mêmes les controverses, qui réfutent avec aigreur, qui excommunient ceux qui ne sont pas de leur sentiment sur la prédestination, et qui voudraient pouvoir mettre tout à feu et à sang. Avons-nous de ces docteurs ? Ah ! Dieu veuille nous en délivrer ! Mais ils suivent leur propre esprit, et non l’esprit de nos Églises. Nos Églises n’ont jamais séparé personne de leur communion pour ce point seul, qu’on n’était pas de leur sentiment sur la prédestination. Vous le savez par expérience. Ne vous ouvrons-nous pas notre sein ? Ne vous recevons-nous pas à notre communion ? N’avons-nous pas un désir sincère, ardent, de nous réunir avec vous ? O si Dieu voulait exaucer nos vœux ! O épouse de Jésus-Christ, si Dieu voulait terminer ces guerres intestines qui te déchirent ! O enfants de la réformation, si vous saviez unir vos efforts contre le vrai ennemi de la réformation et des réformés ! C’est la matière de nos souhaits. Ce sera sans cesse la matière de nos prières.
g – Matthieu 7.13 ; Philippiens 2.12.
3° Les profondeurs des voies divines font le procès au chrétien timide et chancelant, caractère trop commun au milieu de nous. Notre foi nous abandonne dans nos besoins ; « l’ancre ferme (Hébreux 6.19) » de l’espérance nous échappe dans la tempête ; nous nous brisons pour l’ordinaire contre l’écueil de l’adversité ; nous nous trouvons confondus lorsque nous voyons évanouir des projets, dont le succès semblait être la base de notre bonheur et du bonheur de l’Église. Mes frères, soyons mieux soutenus dans nos principes. La prudence chrétienne veut bien qu’on mette la main à l’œuvre ; il faut être vigilant, assidu, exact dans ses affaires particulières. De même dans les dangers publics, il faut assembler les sages, il faut lever des armées, il faut que chacun travaille selon son pouvoir, et qu’il porte sa pierre pour la construction du temple ; mais quand nos desseins échouent, soyons fermes, immobiles, inaltérables. Souvenons-nous que nous ne sommes que de petits enfants, au prix de cette intelligence qui est au timon du monde ; que Dieu nous laisse souvent prendre des mesures justes, raisonnables, et qu’il aime ensuite à souffler sur tous nos desseins, afin de nous délivrer par des voies inopinées, et de nous sauver avec plus d’éclat.
Quand je veux me pénétrer de cette vérité, je jette les yeux sur l’ennemi de la religion. Je le vois d’abord égalant, que dis-je ? surpassant les plus superbes potentats, parvenu à un point d’élévation qui fait l’étonnement du monde universel, nombreux dans sa famille, victorieux dans ses armées, étendu dans ses limites. Je vois des places conquises, des batailles gagnées, tous les coups qu’on porte à son trône, ne servant (s’il faut ainsi dire) qu’à l’affermir. Je vois une cour idolâtre qui l’élève au-dessus des hommes, au-dessus des héros, et qui l’égale à Dieu même. Je vois toutes les parties de l’univers inondées de ses troupes, vos frontières menacées, la religion qui chancelle, et le monde protestant au terme de sa ruine. A la vue de ces orages, je n’attends plus que le dernier coup qui va renverser l’Église, et je m’écrie : O nacelle battue de la tempête ! vas-tu être engloutie dans les flots ? O Église de Jésus-Christ, « contre laquelle les portes de l’enfer ne devaient jamais prévaloir (Matthieu 16.18), » est-ce là le fruit de tes espérances ? Voici la Divinité « qui découvre le bras de sa sainteté (Ésaïe 52.10), qui sort du sein du chaos, qui nous confond par les miracles de son amour, après nous avoir confondus par les ténèbres de sa providence. Voici, dans l’espace de deux campagnes, plus de cent mille ennemis ou ensevelis dans les ondes, ou emportés par l’épée de nos soldats, ou foulés aux pieds de nos chevaux, ou accablés de nos chaînes. Voici des provinces entières soumises à notre obéissance. Voici nos généreux guerriers couverts des plus beaux lauriers qui eussent jamais frappé notre vue. Voici cette puissance fatale qui était montée jusqu’au ciel ; la voici qui chancelle, qui tombe et qui s’en va être précipitée dans les enfers. Mes frères, que ces événements nous rendent sages. Ne jugeons pas de la conduite de Dieu par nos idées, et apprenons à respecter les profondeurs de sa providence.
Mais quoi ! serons-nous toujours dans le temps des ombres et des ténèbres ? Y aura-t-il toujours un voile entre le parvis et le sanctuaire ? Dieu nous conduira-t-il toujours à travers les gouffres et les abîmes ? Ah ! mes frères, ce sont là précisément les élans, ce sont les transports que nous voudrions vous inspirer, et c’est ce que nous disons ; les profondeurs divines nous montrent la folie de l’homme de chair et de boue, qui n’aime que cette vie ; bientôt cette nuit, cette sombre nuit sera dissipée. Bientôt nous entrerons dans ce temple, où il n’y a « plus de soleil, parce que l’agneau en est lui-même la lumière (Apocalypse 21.23) ; » bientôt nous arriverons à ce bienheureux période où ce qui est « imparfait sera aboli (1 Corinthiens 13.10). » Dans le ciel nous connaîtrons toutes choses ; dans le ciel nous connaîtrons la nature, la providence, la grâce, la gloire ; dans le ciel Jésus-Christ résoudra nos difficultés et nos objections ; dans le ciel, nous verrons Dieu « face à face (1 Corinthiens 13.12). » O que cette connaissance remplira nos esprits de joie ! O qu’il sera doux de puiser ainsi la lumière et la vérité dans leur source ! Mon âme, sors de ta poussière ; anticipe sur ces périodes de félicité, et dis comme Moïse : « Seigneur, fais-moi voir ta gloire (Exode 33.18). » Seigneur, dissipe la nuée et l’obscurité qui sont autour de ton trône. Seigneur, comble l’abîme qui nous sépare. « Mais l’homme mortel ne saurait me voir et vivre ? » Eh bien ? mourons donc ; mourons pour devenir immortels ; mourons pour connaître Dieu ; mourons pour être « participants de la nature divine (2 Pierre 1.2). » Heureux de former de si nobles vœux ! Heureux de les voir s’accomplir !