En dehors de la Palestine, les Juifs, depuis Alexandre, et encore plus depuis Ptolémée, fils de Lagus (319 av. J.-C.), se trouvaient nombreux surtout à Alexandrie. Là, leur activité intellectuelle fut considérable et ils entrèrent en contact plus intime avec l’hellénisme. Aussi est-ce là que s’accusent davantage les caractères propres au judaïsme de la Diaspora, et est-ce presque exclusivement par les écrits venus de l’Égypte que nous les connaissons. On ne sera donc pas surpris que les lignes suivantes envisagent principalement le judaïsme hellénique, tel qu’il se présentait à Alexandrie.
Le premier soin des Juifs, en s’établissant dans cette ville, avait été d’apprendre le grec. Ils oublièrent si bien l’hébreu qu’une traduction de la Bible leur devint bientôt nécessaire. Mais apprendre et parler le grec, c’était pénétrer dans la littérature, dans la philosophie, dans les conceptions, dans le génie grecs, dans la civilisation, l’esprit que cette langue représente, dans tout ce qui a fait de la race grecque la maîtresse et l’éducatrice de l’ancien monde classique. Quelle attitude allaient prendre les Juifs vis-à-vis de ce monde nouveau pour eux ? Allaient-ils, comme leurs frères de Palestine, se renfermer dans leur Loi, et renouveler sur les païens et leurs spéculations les anathèmes des prophètes, ou bien allaient-ils chercher un terrain de conciliation qui sauvegarderait tout ensemble leurs intérêts et leur foi ?
Ils s’arrêtèrent à ce dernier parti, le seul possible d’ailleurs pour eux, vu l’éloignement où ils se trouvaient de leur patrie et de tout centre religieux. Le système adopté, et dont nous avons dans Philon l’expression complète, peut se ramener aux points suivants : 1° Le Juif reste Juif ; Israël est le peuple choisi, possédant dans les livres de l’Ancien Testament la vérité religieuse complète et pure : cette vérité reposant sur deux dogmes fondamentaux, le monothéisme et l’immortalité de l’âme. 2° De cette vérité le paganisme n’est cependant, pas entièrement sevré. Soit par une tradition orale, soit par des emprunts aux Livres sacrés des Juifs, ses plus grands philosophes, Pythagore, Platon et les autres, ont connu, en partie du moins, la vraie doctrine sur Dieu, la Providence, l’homme. 3° Dès lors rien ne s’oppose à ce que, d’une part, les Grecs adoptent les enseignements bibliques, comme complément, et parfois rectification de leur philosophie, ni à ce que, d’autre part, les Juifs adoptent les spéculations, d’ailleurs conformes à leur Loi, que le génie grec a multipliées dans le domaine de la métaphysique, de la psychologie et de la morale, ces spéculations dérivant, en dernière analyse, de cette révélation dont les Juifs possèdent les premiers monuments. 4° Toutefois, comme les mythes grecs paraissent bien étranges à des esprits juifs, la philosophie et l’histoire juives bien pauvres et bien étroites à des esprits grecs, il faut montrer le vrai contenu des uns et des autres, ne voir dans les fables grecques que l’idée religieuse et morale qu’elles ont mise en action, et savoir trouver, sous les simples récits de la Bible, toutes les idées philosophiques et religieuses que Dieu a voulu y cacher. Il faut éteindre les premières et féconder les seconds, ne voir ici et là que des allégories. C’est le principe de la méthode allégorique appliquée à l’interprétation de l’Écriture, et dont la fortune, chez les Alexandrins, devait être portée si haut. Les faits racontés par la Bible sont quelquefois historiques, d’autres fois non : ils ne sont que des symboles. En tout cas, il importe peu : ce qui importe, c’est de dégager de ces récits l’idée qu’ils contiennent, l’enseignement qui s’y cache et que Dieu a voulu nous inculquer en les faisant écrire. 5° Et ainsi dans la pensée des Juifs alexandrins, le rapprochement se fera entre le judaïsme et l’hellénisme : celui-ci, sans cesser d’être une philosophie, deviendra une religion parce qu’il adoptera le principe surnaturel de la Révélation, avec les conséquences qui en découlent ; le judaïsme, sans cesser d’être une religion, deviendra une philosophie, parce qu’il recherchera par la raison, sous la Lettre révélée, les doctrines rationnelles qu’elle recouvre.
Trois points nous frappent dans ce programme. 1° Le peu d’importance qu’on y donne aux cérémonies légales, quelques-uns les proclamant indifférentes, d’autres, comme Philon, pensant qu’elles étaient utiles pour une meilleure intelligence de la Loi, et qu’il les fallait conserver. 2° Le caractère universaliste qu’y prend la religion juive : elle cesse d’être un culte national pour devenir la religion de tous. 3° Le peu de place qu’y tient l’idée du Messie : à l’image d’un Messie personnel se substitue celle de l’ère messianique, le triomphe d’une doctrine ou d’un peuple à celui d’un individu déterminé.
C’est là le cadre du système religieux judéo-alexandrin. Mais, en dehors de cette conception générale, il est des particularités doctrinales qu’il faut signaler. Elles se présentent soit dans les livres canoniques, écrits par des Juifs hellénistes, soit dans les livres authentiques ou apocryphes restés en dehors du canon. Parmi les premiers, il faut nommer la traduction grecque des Septante, commencée au iiie siècle, achevée vers le milieu du iie siècle avant J.-C., le Livre de la Sagesse, le Deuxième livre des Macchabées, et peut-être les additions deutéro-canoniques d’Esther et de Daniel, ainsi que la seconde partie du Livre de Baruch ; parmi les autres, mentionnons le Troisième et le Quatrième livre des Macchabées, la Lettre du Pseudo-Aristée, les Oracles sibyllins dans leurs plus anciennes parties, l’Apocalypse anonyme éditée par M. G. Steindorff, les Fragments d’Aristobule, les écrits de Philon et de Josèphe.
[On trouvera le tableau complet de la littérature judéo-hellénique, avec indication des dates et des éditions, dans Schürer, Gesch. des jüd. Volk., Kautzsch (Die Apokr. und Pseudep. des A. T.,) donne la plus grande partie des apocryphes. Les deux fragments plus importants d’Aristobule sont dans Eusèbe, Praepar. evang., VIII, 10 ; XIII, 12. Les parties juives plus anciennes des Oracles sibyllins sont les suivantes : liv. III, 97-828 (143-117 av. J.-C.) ; 36-92 (vers 40-30 av. J.-C.) ; les 84 vers cités par Théophile d’Antioche (Ad Autolyc., II, 36, Otto, VIII, 164), et qui devaient former le début du livre III ; le livre IV en entier (vers 80 ap. J.-C.), et la majeure partie du livre V (fin du ier siècle ap. J.-C.). Entre les éditions signalées par Schürer on consultera, pour ce dernier ouvrage, celle de J. Geffcken, 1902. — Des vers fabriqués par des Juifs et attribués aux plus anciens poètes grecs, Orphée, Hésiode, Homère, Linus, Eschyle etc., ont aussi circulé dès le iiie siècle avant J.-C., qui confirmaient les enseignements et les récits de Moïse. On les trouve cités par Aristobule et aussi par les Pères de l’Église, Clément d’Alexandrie, le pseudo-Justin (Cohortatio ad Graecos, De monarchia). Ces faux cadrent bien avec ce que nous avons dit sur la prétention de faire dériver de la Bible les traditions grecques.]
La doctrine fondamentale de ces ouvrages concorde généralement avec celle des livres palestiniens : elle s’en distingue cependant par certains traits. Ainsi, le soin y paraît plus grand d’éviter ou d’expliquer les anthropomorphismes quand on parle de Dieu. On y trouve la personnification de la Sagesse, mais plus accentuée encore que dans les Proverbes et l’Ecclésiastique. Aristobule (Eusèbe, Praep. evang., xiii, 12, 5) cite comme vers d’Orphée ce passage : « Le Verbe ancien luit avant le monde ; mais il subsiste par soi et tout subsiste par lui : il circule partout, et aucun des mortels ne le voit, mais lui nous voit tous deux. » La Sagesse est décrite, au livre qui porte ce nom (ch. 7 à 11), en des termes qui reviendront sous les plumes chrétiennes écrivant du Verbe ou de l’Esprit-Saint (v. surtout 7.25-26). Emanée de Dieu, elle en a les attributs (7.22-23) ; elle est mise en parallèle ou identifiée avec l’Esprit-Saint (9.17) ; elle exerce le rôle de démiurge (9.2,9), mais elle a aussi et surtout un rôle moral (8.4-8 ; ch. 10-11). Ces détails nous montrent — chose importante à remarquer — que, bien avant Philon, flottaient à Alexandrie des doctrines relatives au Logos qu’il a développées, mais qu’il n’a point inventées.
Dans l’homme, l’âme est nettement distinguée du corps ; elle lui est opposée et souffre plutôt de son union avec lui (Sagesse 8.19-20 ; 9.15) : c’est le dualisme grec. Mais cette âme est immortelle ; non pas seulement celle des justes : on comprendrait difficilement le beau tableau du chapitre 5 de la Sagesse, si l’auteur n’admettait pas l’immortalité de celle des impies. Toutes les âmes doivent donc survivre pour recevoir la récompense ou le châtiment qui leur est dû (Sagesse 3.1-8 ; 4.2, 10, 18 ; 5.1-24).
L’eschatologie est dans l’ensemble plus simple dans la littérature judéo-hellénique que dans la palestinienne. Il faut mettre à part les Livres sibyllins dont le caractère exigeait naturellement des descriptions plus imagées. Leur plus ancien auteur connaît les maux qui doivent précéder la fin du monde et la venue du Messie (iii, 796-806 ; 632-651), le règne de ce Messie victorieux et pacificateur (iii, 652-660), la ligue formée contre lui et son peuple par les méchants princes (iii, 660-668), la défaite des coalisés et leur écrasement par Dieu lui-même (iii, 669-697), la domination définitive et éternelle (iii, 767-784 du Messie son envoyé (iii, 712-731 ; 744-758 etc.). Dans les autres écrits, nous l’avons déjà remarqué, les espérances proprement messianiques ont généralement passé au second plan. Non qu’elles aient été totalement oubliées : on en trouve des souvenirs dans Philon, dans le deuxième livre des Macchabées et peut-être dans Josèphea ; mais le sort des âmes après la mort et à la fin des temps semble avoir attiré surtout l’attention. Josèphe (Antiquités, 18.1.3) a admis peut-être, avec les Pharisiens, un état provisoire pour les âmes justes ὑπὸ χϑονός en attendant la résurrection, et l’on connaît le fameux passage du deuxième livre des Macchabées (12.42-45) sur la prière pour les mortsb. L’idée dominante toutefois dans le judaïsme hellénique est celle d’une rétribution immédiate, à la sortie de la vie. Tous nos témoins s’accordent, en tout cas, pour déclarer éternels et les récompenses des bons et les châtiments des méchants.
a – Philon, De execrat., 8-9 ; De praem. et poen., 15-20 ; 2Macch.2.18 ; Joséphe, Antiq., 4.6.5.
b – Voir aussi Apocalypse anonyme, pp. 154, 155.
Quant à la résurrection des corps, bien que la philosophie grecque, et surtout platonicienne lui fût en général opposée, elle est, en ce qui regarde les justes du moins, formellement enseignée dans le deuxième livre des Macchabées (vu, 9, 11, 14, 23 ; xn, 43, 44).
C’est dans Philonc, on l’a déjà dit, que prend son expression définitive le système qui doit rapprocher le judaïsme et l’hellénisme. En lui les deux courants de la pensée antique viennent réellement se confondre, Philon est un croyant et un philosophe, mais autant, pour le moins, un philosophe qu’un croyant. J’ai déjà signalé, à l’occasion, quelques-unes de ses doctrines. Voici les principales entre les autres.
c – Sur Philon on peut consulter spécialement E. Herriot, Philon le Juif, Paris, 1893 ; et E. Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie, Paris, 1908.
Dieu y paraît plus concret que dans Platon (ὁ ὤν), mais l’auteur le conçoit d’une façon analogue. De ce Dieu on ne saurait rien affirmer de limité ni même de précis, car toute précision est une limite, toute propriété une exclusion. Il est sans doute éternel, immuable, simple, libre et indépendant ; mais mieux vaut dire simplement qu’il est (ἐγώ εἰμι ὁ ὤν ––– ᾧ μόνῳ πρόσεστι τὸ εἶναι), car en réalité il est ἄποιος, sans qualité, sans propriété.
Comment ce Dieu placé si haut pourra-t-il créer et communiquer avec le fini ? Comment celui-ci pourra-t-il venir de l’infini, le mal venir de Dieu ? C’était le grand problème qui troublait la philosophie platonicienne. Philon essaie de le résoudre en combinant, ou plutôt en mêlant — car son système manque essentiellement d’unité — en mêlant, dis-je, ensemble le concept platonicien des idées, le concept stoïcien del’âme, force immanente au monde, la croyance grecque sur les démons et l’enseignement biblique sur les anges. En Dieu sont les idées d’après lesquelles il forme le monde ; mais ces idées sont en même temps des forces : il y a la puissance créatrice (creativa, deus), qui engendre la puissance bienfaisante (benefica) et la puissance royale (regia, dominus) dont dépend la puissance législative (legislativa, percussiva). Philon en nomme d’autres ; il en compte plus ou moins, et en soi elles sont innombrables. Ces idées-forces sont les intermédiaires de l’action de Dieu sur le monde, les λόγοι par où il opère : la Bible les appelle des anges, la philosophie des démons. Mais comme elles ne possédaient ni toute la science ni toute la sainteté de Dieu, elles n’ont pu mettre dans leur œuvre la perfection dont elles manquaient : de là l’imperfection et le mal dans le monde.
[« L’homme étant disposé de telle sorte que souvent il pèche, Dieu a fait coopérer à sa création les puissances diverses, afin que, dans l’homme, ce qu’il y a de bien seul se rapportât à lui. Il n’était pas bienséant que dans l’âme de l’homme Dieu traçât le chemin au vice » (De confusione linguarum, 35).]
Ces idées-forces sont-elles réellement distinctes de Dieu ? Il le faut, si l’on ne veut pas que Dieu lui-même communique avec le fini et soit l’auteur du mal. Il ne le faut pas, si l’on veut que, par elles, le fini participe de l’Infini et en vienne. Et si d’ailleurs elles sont finies, le problème qui se posait pour le monde se pose aussi pour elles. Philon, qui voulait maintenir l’origine divine du monde, mais l’origine seulement médiate, ne pouvait donc faire à la question, on le sent, de réponse précise. Aussi le voit-on constamment osciller, sur ce point, entre l’affirmative et la négative, sans qu’il soit possible de trouver chez lui une doctrine fixe. Suivant les besoins du système, les puissances divines se personnifient et prennent corps, ou bien s’évanouissent dans l’essence de Dieu : rien n’est défini dans leur état.
L’ensemble de ces puissances constitue le Verbe (λόγος) : il en est la source à la fois et la synthèse. Venu de « Celui qui dit », il est le principe des puissances créatrice et bienfaisante, royale et législative, mais il en est aussi la somme et la combinaison (σύνοδος, κρᾶσις). Dès lors, il offre comme elles un double aspect. Vis-à-vis de la création, il représente Dieu, dont il est l’image et la force active. Il est son nom, son ombre, son premier-né (υἱὸς πρωτόγονος, πρεσβύτατος ϑεοῦ), son image, son empreinte, sa copie (εἰκών, χαρακτήρ, ἀπεικόνισμα), par conséquent un autre Dieu, un second Dieu (ἕτερος ϑεός, δεύτερος ϑεός) ; il est la réflexion, la pensée projetée de Dieu (ἔννοια, διανόησις) ; il est le principe, l’ange le plus ancien, l’archange à nom multiple, le prophète, l’interprète de Dieu. Mais, d’autre part, le Verbe, vis-à-vis de Dieu, représente le monde et l’homme dont il est l’archétype et qui, par lui, se trouve participer de Dieu. Il est donc l’homme par excellence fait à l’image de Dieu (ὁ κατ᾽ εἰκόνα ἄνϑρωπος) : « L’homme sensible a été créé à l’image d’un homme intelligible, incorporel, qui est le Verbe de Dieu (Quaest. et solut. in Genes., i,4). » « Le monde intelligible est composé d’idées, paradigmes incorporels », et le Verbe est le soleil paradigme (ἥλιος παράδειγμα), l’archétype de la cause (ἀρχέτυπος τοῦ αἰτίου). Et de même que par le Verbe Dieu crée et gouverne le monde, de même le monde, par le Verbe, rend à Dieu ses devoirs et implore sa grâce : le Verbe est le grand-prêtre, le suppliant du monde (ἀρχιερεύς, ἱκέτης). Il n’est donc pas simplement un médiateur physique : il semble qu’il exerce une médiation religieuse et morale.
[Le Logos sépare et unit à la fois Dieu et l’âme : il est, d’une part, une borne limite, une frontière entre le sensible et la divinité. D’autre part, en tant que prière et culte, il est auprès de Dieu notre supplication ; comme grand prêtre, il prie pour le monde entier dont il est revêtu comme d’un habit » (Brehier, op. cit., p. 104).]
Ce verbe est-il personnel et distinct de Dieu ? Pas plus que pour les Puissances divines, Philon ne répond ici clairement. Il semble affirmer et nier tour à tour, et la raison de ces incertitudes est toujours la même. Au fond le concept philonien du Logos est contradictoire. Il faut qu’un être soit Dieu ou créature, fini ou infini. Philon cherche entre ces deux extrêmes un moyen terme : il nous dit que le Verbe n’est « ni inengendré comme Dieu, ni engendré comme nous, mais quelque chose d’intermédiaired » ; mais c’est là une formule, une simple affirmation, l’expédient désespéré de la raison en face du mystère de la création, des relations du fini et de l’infini.
d – Οὔτε ἀγέννητος ὡς ὁ ϑεὸς ὤν, οὐδὲ γεννητὸς ὡς ὑμεῖς, ἀλλὰ μέσος τῶν ἄκρων Quis rerum divinarum haeres, 12.
Il faut donc bien se garder de confondre le Verbe philonien avec le Verbe chrétien, le Verbe de saint Jean. Si l’appellation est identique, les concepts diffèrent. Jamais Philon n’a mis son Verbe en rapport avec le Messie ; jamais il n’a eu ni n’aurait pu avoir l’idée de l’Incarnation. Son Verbe est avant tout une force démiurgique, cosmique, un être liturgique, vague, ce n’est pas un Dieu révélateur et rédempteur.
[On trouve souvent dans Philon la distinction du λόγος ἐνδιάϑετος et du λόγος προφορικός pour rendre le rapport de la pensée exprimée à la pensée intérieure, mais nulle part l’application n’en est faite au λόγος divin.]
A plus forte raison ne doit-on pas chercher dans le Juif alexandrin l’idée de la Trinité chrétienne. Les textes où l’on a cru la voir — par exemple De Abrahamo, 24 — ont un tout autre sens que celui qu’on leur prête.
Dieu crée donc, d’après Philon, par son Verbe et ses Puissances. Créer n’est peut-être pas tout à fait le mot qui conviendrait, car il semble bien que Philon admette, coéternelle à Dieu, une matière première (ὕλη, οὐσία) informe, sans rien de positif ni de bon, source de l’imperfection et du mal. Dans cette matière Dieu introduit un élément divin, le νοῦς, la forme et la vie, dans la mesure dont chaque être est capable de la recevoir.
Le premier objet de cette création, ce sont les anges. Ils remplissent l’air. Les uns, dans les sphères supérieures, sont uniquement occupés du service de Dieu ; d’autres, qui se trouvaient plus près de la terre, se sont unis à des corps et sont devenus les âmes des hommes. Les démons ne sont que de mauvaises âmes. Participant ainsi à ce que le corps a de grossier et de sensuel, les âmes se propagent, comme lui, par génération ; toutefois l’intelligence (νοῦς), « l’âme de l’âme », vient de Dieu. Philon, on le voit, admet la préexistence au moins des premières âmes, et la trichotomie.
Le corps, de même que la matière dont il est formé, est essentiellement mauvais : c’est la prison qui enferme l’esprit, le cadavre que celui-ci traîne avec soi (νεκροφοροῦντα). Par le seul fait de son contact avec l’âme, le corps la souille et la porte au péché. Personne, dans sa vie, n’évite ce péché, du moins s’il marche sans autre appui que soi (ἐξ ἑαυτοῦ). Philon ne semble pas cependant avoir une idée, au moins distincte, de la tache originelle.
Avec de pareilles vues, il ne pouvait être, en morale, que stoïcien : il l’est en effet. Bien vivre est le but de toute science et de toute étude : la morale est de toute la philosophie la partie la plus importante. Il faut donc renoncer au plaisir sensuel, mener une vie aussi simple et aussi austère que possible. Mais Philon n’a pas l’orgueil des stoïciens : il ne croit pas que l’homme puisse de lui-même pratiquer la vertu : c’est Dieu qui la donne et la fait croître en l’âme : être vertueux, c’est se rapprocher de Dieu. Et enfin — nous touchons ici au point culminant du système philonien — cette ascèse, cet exercice de l’âme, aussi bien que les études auxquelles elle se livre, n’ont qu’un but, la conduire graduellement à la contemplation directe de Dieu, à l’extase. Nous ne connaissons Dieu ordinairement que par ses œuvres, et dans les attributs dont ces œuvres offrent le reflet. L’extase nous affranchit des raisonnements, nous conduit par delà les attributs, plus haut que le Logos lui-même, jusqu’à l’essence divine dont nous saisissons l’ineffable unité. C’est la vision intuitive transportée, pour un instant, sur la terre.
On constate combien Philon s’éloigne ici de ce qui sera la conception chrétienne du salut. De rédemption, de satisfaction, il n’est pas question pour lui. L’extase n’est que le dernier effort de l’intelligence en quête de Dieu : c’est le partage d’une élite, des philosophes, des savants.
Voilà dans quel milieu moral et religieux fut prêchée et se développa d’abord la doctrine chrétienne. Il n’était pas possible, nous l’avons dit, que ce milieu n’influât pas sur la façon dont les premières générations chrétiennes se représentèrent, et traduisirent elles-mêmes aux générations suivantes l’enseignement révélé. L’influence du judaïsme palestinien fut naturellement la première à s’exercer, puisque c’est en Palestine que fut fondée l’Église. Elle est sensible dans les synoptiques, dans certaines interprétations, certains procédés logiques de saint Paul, un peu faits pour nous dérouter : elle est sensible encore dans l’eschatologie chrétienne : le millénarisme n’est qu’un legs malheureux du judaïsme à Papias et à d’autres. Cette influence immédiate du judaïsme palestinien ne dépassa guère toutefois le début du iie siècle. A ce moment le christianisme rompit définitivement avec lui : il avait, et depuis longtemps, atteint le monde gréco-romain, et s’adressait à des hommes qui avaient en tête autre chose que la Loi et ses commentaires. L’influence du judaïsme hellénique fut plus durable. Comme il était, en définitive, le pont qui reliait les deux civilisations, il servit au christianisme d’intermédiaire pour aborder le paganisme. Plus tard aussi, les procédés d’exégèse et les conceptions du judaïsme alexandrin déteignirent fortement sur la plus grande école de théologie des trois premiers siècles, celle de Clément et d’Origène. Quant à l’hellénisme proprement dit, c’est par sa philosophie principalement et par tout l’ensemble de sa culture qu’il agit sur la doctrine chrétienne. A partir des apologistes surtout, on se mit à repenser en grec l’évangile palestinien, je veux dire que l’on jeta dans un moule grec, que l’on enferma dans les formes, dans les catégories de la pensée gréco-romaine la matière révélée ; que l’on se mit à la concevoir et à en raisonner suivant les manières de concevoir et de raisonner des Grecs. L’esprit grec était curieux : de nouvelles questions surgirent ; il aimait à définir, il voulait une exactitude rigoureuse : on se mit à définir, on visa à une rigoureuse acribie. Par une assimilation lente, ce qu’il y avait de largement humain, de profondément pensé ou de finement analysé dans la morale, dans la métaphysique grecque passa dans la doctrine évangélique pour en féconder et en relier les enseignements. Assurément tout ne fut pas sain dans cette influence de l’hellénisme, et le dogme chrétien dut, pour se conserver pur, livrer plus d’un combat. Mais, au demeurant et dans l’ensemble, rien ne fut plus heureux que cette action. Jamais le christianisme n’eût conquis le monde, et ne fût devenu une religion universelle, s’il ne s’était coulé dans la seule forme de pensée qui pût alors et qui puisse encore prétendre à l’universalité, la forme hellénique. Jamais il n’aurait supprimé, au point de vue religieux, la distinction des Grecs et des Barbares, des Juifs et des Gentils, s’il était resté juif d’allure, et s’il n’avait acquis, au contact du génie grec, une souplesse qui lui permit d’atteindre tous les esprits et toutes les âmes.
La grosse question est seulement de savoir dans quelle mesure la doctrine chrétienne primitive s’est trouvée modifiée par son alliance avec la philosophie et la culture grecques, et si le contenu même de la révélation n’en a pas été altéré. Les dogmes, dans la forme nouvelle que leur a donnée la théologie en s’aidant de notions étrangères, sont-ils bien restés l’équivalent doctrinal de la prédication évangélique et apostolique qu’ils prétendent traduire : l’équivalent, dis-je, sans exclure les développements légitimes dont cette prédication contenait les germes ? L’hellénisme s’est-il borné à fournir aux Pères et aux conciles des excitants et des moules pour leur pensée, des termes et des formules pour leur enseignement, ou bien a-t-il pénétré au cœur même de cet enseignement pour y introduire des notions inconciliables avec lui ? Les chrétiens d’aujourd’hui, en un mot, croient-ils toujours en Jésus et en Paul, ou bien en Aristote et en Platon : sont-ils chrétiens ou grecs ? C’est le problème que l’histoire des dogmes doit aider à résoudre, mais dont la solution par la seule histoire, on le comprend, demande infiniment de délicatesse d’analyse et de rectitude d’appréciation.