(1843)
Viti-Levou. — Une île sans habitants. — Une île pillée. — Préparatifs de guerre. — Entretiens avec les indigènes sur la religion. — Curiosités. — Les crustacés rouges divinisés. — Un compatriote. — Bonnes dispositions chez les insulaires. — Un chef veut devenir l’ami de Hunt. — Il lui sert de guide. — Un parapluie merveilleux. — Une mort en mer. — Un ensevelissement nocturne. — Craintes de Hunt au sujet des siens. — Sa conduite à l’égard de l’équipage. — Dangers au milieu des récifs. — Retour à Viwa. — Expériences religieuses du missionnaire pendant ce voyage.
On vient de voir que l’activité de John Hunt s’était donné un vaste champ de travail. Ce champ, il voulait l’étendre encore. Son regard se portait depuis longtemps sur la grande île dont Viwa est géographiquement l’une des humbles satellites, et il se disait avec chagrin que rien n’avait encore été entrepris pour cette île. Viti-Levou (ou Fidji la Grande) mesure 98 milles de l’est à l’ouest et 50 du nord au sud. Montagneuse et riche, elle renferme au moins 50 000 âmes, qui, au moment où nous transporte notre récit, n’avaient pour la plupart jamais vu de missionnaire. Hunt résolut d’explorer cette partie du pays et de faire le tour de cette grande île. Il partit en effet dans les premiers jours d’avril 1843. Ce voyage d’exploration a une trop grande importance pour que nous songions à le passer sous silence. Il nous initie d’ailleurs à la vie et aux mœurs de quelques-unes des tribus fidjiennes les moins connues. Laissons la parole à notre missionnaire et citons les parties principales de la narration qu’il envoya à Londres, dès qu’il fut de retour.
« J’arrive de mon exploration missionnaire autour de Viti-Levou. Cette île a environ 300 milles de circonférence et renferme, je suppose, presque un tiers de la population de l’archipel tout entier. Aucune de ses parties n’a été visitée par les missionnaires, à l’exception de celles qui sont dans le voisinage immédiat de Mbau et de Rewa. Depuis quelque temps, je désirais en faire le tour, lorsqu’on m’apprit qu’un vieux schooner devait se rendre dans la partie occidentale de cette île pour y faire le commerce. Je fis quelques arrangements avec son propriétaire qui s’engagea à me faire côtoyer l’île tout entière. Ce voyage a pu s’accomplir, non sans fatigues ; toutefois, malgré l’état de délabrement du petit bâtiment qui m’a transporté, j’ai certainement moins souffert que je ne l’eusse fait dans un canot du pays.
Jeudi, 6 avril 1843. — Ce matin nous avons quitté Rewa pour l’île de Noukoulau, à 6 milles de là ; nous avons fait assez rapidement cette traversée. Nous voulions y passer la nuit ; mais, comme nous avions encore quatre ou cinq heures avant le coucher du soleil, nous nous sommes décidés à aller le plus loin qu’il nous serait possible, et, poussés par une bonne brise, nous avons atteint l’île de Namouka avant la nuit. Nous avons débarqué, et, à notre grand étonnement, nous avons découvert que cette charmante petite île n’a pas un seul habitant. Les indigènes n’aiment pas en général à habiter une petite île où leur vie est constamment en danger, grâce aux mœurs guerrières et sanguinaires des îles Fidji. J’ai en une longue conversation religieuse avec quelques-uns des hommes du bateau, et j’espère avoir réussi, avec la bénédiction de Dieu, à produire quelque bonne impression sur leurs esprits. Je crois que nous aurons à l’avenir un peu moins de jurements à bord que nous n’en avons eu aujourd’hui.
7 avril. — Ce matin notre bateau s’est trouvé en vue de la pauvre île de Souva, où nous avons eu naguère quelques chrétiens. Hier, le peuple de Rewa est venu fondre sur la ville ; il l’a réduite en cendre et a égorgé et dévoré un certain nombre de ses habitants. Plusieurs canots étaient là encore aujourd’hui, occupés à poursuivre les misérables survivants. Le chef qui fait profession de christianisme a été épargné.
Nous avons atteint vers midi Ndeumba, une des villes principales de Viti-Levou. Nous avons débarqué et avons trouvé une petite ville à l’embouchure de la rivière ; mais les chefs ne résident pas là, et nous nous sommes acheminés vers la ville proprement dite, grande et bien bâtie, qui est leur résidence. Ils sont en ce moment en guerre avec l’une des tribus de l’intérieur et ils font les plus grands préparatifs pour assurer la sécurité de la place. Le troisième chef m’a fait faire le tour de la ville et nous avons eu une longue conversation sur les calamités qu’entraîne la guerre et sur les bienfaits de la religion. Il m’a dit que tout ce que je lui disais lui paraissait très bon et qu’il ne verrait pas avec déplaisir un missionnaire s’établir à Ndeumba, pour instruire le peuple sur la religion. Le frère aîné de ce chef, avec lequel j’ai eu un entretien le soir même, m’a paru animé de dispositions tout aussi bienveillantes ; mais, en l’absence du roi, ils n’ont pu rien me promettre de positif. Ils se sont engagés pourtant à lui faire part de la conversation qu’ils ont eue avec moi, et à me communiquer ensuite le résultat de leurs délibérations.
Nous avons été retenus dans cette localité jusqu’au 12, ce qui m’a fourni de nombreuses occasions de m’entretenir avec les chefs et avec le peuple. Le Seigneur m’a donné une grande liberté de parole et j’ai tout lieu de croire que ce temps aura été une époque bénie pour ces pauvres gens. J’ai été heureux de lier connaissance avec un jeune chef de Nandronga, qui m’a paru très désireux de recevoir quelque instruction. Je remarque que, bien que le dialecte de cette partie du pays diffère essentiellement de celui de Mbau ou de Rewa, les chefs sont initiés à ces différences, de telle sorte qu’ils peuvent me comprendre sans peine.
En parlant à ces indigènes de la religion, nous avons été forcés d’employer de curieuses preuves et de singuliers développements. Les Fidjiens ne sont décidément pas forts sur la logique, et il est extrêmement difficile de les convaincre de la vérité d’une chose par la voie du raisonnement. Ils ne comprennent rien à une argumentation un peu abstraite, et, pour défendre leur propre religion, ils n’ont jamais recours au raisonnement. Impossible, par exemple, de leur mettre dans l’esprit l’unité de Dieu, en s’en tenant aux preuves ordinaires qui résultent de la nature même de Dieu et du gouvernement qu’il exerce dans le monde. Voici comment j’ai dû m’y prendre pour leur démontrer la chose. J’ai posé en principe que si nous, hommes, nous avions deux créateurs, il serait impossible que nous nous ressemblassions tant. « Regardez, leur ai-je dit, cet homme qui est devant moi : il a deux yeux, deux oreilles, deux mains, deux pieds, tout comme moi ; son nez est au-dessus de son menton comme le mien ; nous sommes absolument semblables, excepté par la couleur de la peau, et encore n’est-ce que la peau extérieure qui diffère. Et maintenant, comprendriez-vous que votre dieu Ndengeï pût à ce point imiter Jéhovah ! » Ils m’ont tous répondu : « C’est vrai ; un seul a pu nous faire, et c’est Jéhovah ! » — « Oui, ai-je continué, il doit en être ainsi, car autrement nous ne pourrions pas être tellement semblables. Comment se fait-il que vos canots soient si différents de nos vaisseaux, et que vous ne puissiez pas faire des maisons, des couteaux ou d’autres instruments comme les nôtres ? Ne voyez-vous pas que les œuvres des hommes diffèrent entre elles ? Mais les œuvres de Dieu sont les mêmes dans tous les pays, parce qu’il y a plusieurs hommes, mais il n’y a qu’un Dieu. » — « E ndina, e ndina ! vrai, vrai ! » m’ont-ils tous répondu, puis ils se sont mis à en parler entre eux. Ils ont ensuite écouté avec un vif intérêt le récit de la création et de la chute de l’homme, de la destruction de l’ancien monde et de la délivrance de Noé ; je leur ai parlé également de Jésus-Christ, de son œuvre et de son amour, puis du ciel et de l’enfer.
13 avril. — Nous avons eu ce matin un vent favorable ; nous n’avons atteint pourtant que l’île de Mbengga, à douze milles environ de Ndeumba. Je suis descendu sur le rivage et j’ai eu une longue conversation avec le chef Roukoua ; il ne m’a pas paru prêter une oreille bien attentive à l’instruction, et je le crois dominé par l’attachement aux richesses. Noé, l’un des jeunes élèves qui m’accompagnent, a passé la nuit à terre, et l’a presque toute employée à s’entretenir de sujets religieux avec le second chef, beau vieillard qui a paru enchanté de tout ce qu’il a entendu. Nous avons donc pu répandre dans ce sol un peu de semence ; qu’il plaise au Seigneur de l’arroser ! Mbengga est une jolie petite île ; elle contient douze ou quatorze villes, la plupart assujetties à Rewa. Nous y avons vu une grotte spacieuse qui sert de sépulture aux chefs ; on nous a également montré un arbre qui, dit-on, fleurit toutes les fois que souffle le vent d’ouest. Il était en effet tout en fleurs quand nous l’avons vu, et j’ai remarqué que le vent venait bien de l’ouest. Cet arbre, toujours d’après les natifs, ne peut pas croître ailleurs qu’à Mbengga, attendu que le dieu de cette île possède seul le secret de lui faire prendre racine et de le faire grandir.
Dimanche, le 16. — Pendant que nous tenions notre service religieux sur le pont du bateau, un vent violent de l’ouest s’est élevé qui nous a forcés de nous réfugier à l’abri de l’île de Vatoulélé, et nous a détournés de quinze milles environ de notre route. Nous avons dû jeter l’ancre, avant le lever du soleil. Noé et moi nous sommes descendus à terre. Le chef principal était malade ; nous l’avons visité et lui avons annoncé Jésus, le bon Médecin du corps et de l’âme. Noé a passé cette fois encore la nuit à terre, occupé à annoncer la bonne nouvelle du salut à ses compatriotes. Notre séjour dans les eaux de cette île a dû se prolonger jusqu’au 19, ce qui nous a fourni de fréquentes occasions d’instruire les naturels qui paraissaient fort désireux d’être enseignés. Dans la journée du 18, l’un des chefs m’a fait visiter un lieu renommé, résidence de la déesse de l’île, à sept milles environ de la baie où nous avions jeté l’ancre. Les objets de la vénération superstitieuse de ces pauvres gens sont tout simplement un certain nombre de crustacés rouges, guère plus grands que des crevettes de mer. Il y a abondance de ces crustacés à Fidji ; mais ils sont en général d’un brun foncé lorsqu’ils sont vivants, et ne deviennent rouges que quand ils sont cuits ; ceux-ci étant rouges naturellement et sans avoir passé par la cuisson, on les considère comme des êtres surnaturels. On prétend que la mère de ces crustacés a des dimensions colossales et réside dans une immense grotte, et que ses enfants répondent à la voix, quand on les appelle d’un certain nom, que les habitants prononcent Oura. Le chemin qui conduit à cette grotte traverse, pendant deux milles, une partie de l’île qui est un véritable jardin par sa fertilité ; on ne voit de tous côtés qu’arbres à pain, cocotiers, avec des plantations de bananiers, les mieux cultivés que j’ai jamais vus. A moitié chemin, nous avons traversé une petite ville où Ton nous a préparé de la nourriture ; nous avons saisi l’occasion pour parler aux habitants du pain de vie, en reconnaissance de leur bon accueil. Vers midi, nous avons atteint le lieu sacré. Notre première visite a été pour une vaste grotte, de vingt pieds d’élévation, sur quinze de large et soixante de long. Cette grotte communique avec une seconde encore plus grande. Le sol des deux est un peu plus bas que le niveau du rivage de la mer sur lequel est leur ouverture ; aussi, lorsque la mer s’est retirée et que le rivage est à sec, ces deux cavernes sont toujours pleines d’eau. Le chef qui m’accompagnait se tenait sur le seuil et a crié à pleins poumons : « Oura, oura ! venez ! afin que le chef qui est venu d’Angleterre puisse vous voir. » Son appel est demeuré sans réponse ; j’ai vu seulement quelques poissons qui étaient là d’ailleurs avant qu’il commençât à crier. Dans la seconde grotte, le résultat a été le même ; j’attendais avec patience que la mère dont on m’avait parlé fît son apparition ; mais ni la mère ni un grand nombre de ses enfants ne se décidèrent à se montrer. J’ai alors engagé mon compagnon à continuer à crier pour les faire sortir de leur retraite, mais l’écho seul a répondu à ses appels, et nous n’avons pu voir que quelque menu fretin se trémoussant dans l’eau sans paraître prendre grand souci de leur adorateur. J’ai profité de l’occasion pour essayer de convaincre le chef qui m’accompagnait de l’insigne folie qu’il y avait à voir des dieux dans ces crustacés.
Mes remarques ont paru faire quelque impression sur lui, et à certains moments de notre entretien, il m’a paru presque déterminé à devenir chrétien.
Ce peuple est tributaire de Rewa et n’oserait pas trop se décider par lui-même à renoncer au paganisme. Mais, si Rewa se mettait à la tête du mouvement, nous aurions bientôt cent mille chrétiens de profession dans les îles Fidji. L’île de Vatoulélé a quatre villes principales ; c’est un charmant pays ; tout y est beau, excepté l’homme. J’ai quitté cette île, reconnaissant envers Dieu pour les nombreuses occasions qu’il m’a fournies de prêcher Jésus-Christ à ces insulaires ignorants.
19 avril. — Un vent favorable nous a poussés jusque dans les environs de Nandronga ; puis, il est tombé, et il a régné un calme si complet que nous avons été obligés de passer la nuit en mer.
20 avril. — Nous avons tué ce matin un grand requin. J’ai eu, pour ma part de la dépouille, la mâchoire, et l’épine dorsale. Une bonne brise nous a portés à Nandronga. J’y ai trouvé un Anglais qui est établi là pour le commerce ; nous avons été heureux de nous voir. Nous avons fait visite aux chefs qui nous ont déclaré qu’ils recevraient avec joie un missionnaire ou un évangéliste, aussitôt que la guerre actuelle sera finie. Nandronga a deux villes importantes et deux chefs principaux ; tous deux sont animés de bonnes dispositions envers le christianisme, et leurs fils qui prennent une part active dans le gouvernement sont dans les mêmes sentiments. L’Anglais qui y réside a déjà obtenu que le dimanche fût respecté et qu’aucune expédition guerrière ne s’entreprît ce jour-là.
Nandronga est une place de grande importance ; je n’ai pas compté moins de cent villes qui en dépendent. Le missionnaire qui y serait placé aurait accès à cent cinquante villes et aurait en main, pour ainsi dire, la clef de toute cette partie de l’Archipel. Le chef de Nandronga est du nombre des rois les plus puissants de Fidji, et je considère comme un fait très digne d’attention qu’il consente à recevoir un missionnaire. Je dois informer le Comité que j’ai fait espérer à ce peuple l’établissement prochain d’un missionnaire anglais. J’ose croire qu’il ne voudra pas permettre que l’attente de ces pauvres gens soit trompée.
22 avril. — Nous avons quitté Nandronga pour Mba, à soixante ou soixante-dix milles de distance, l’un des lieux les plus mal famés des îles Fidji. Notre traversée a duré jusqu’au 27, le vent étant faible et souvent contraire. Je n’ai pas cru qu’il fût prudent de débarquer, sans avoir pris quelques mesures de précaution, et avant d’avoir vu quelques-uns des natifs et un peu gagné leur confiance. Plusieurs des chefs se sont approchés et ont paru disposés à entrer en relation de commerce avec notre équipage pour la vente des hotothuriesa. Le second chef m’a dit qu’il voulait me choisir pour son ami. J’ai accueilli avec plaisir cette déclaration faite dès le premier instant, et j’ai dû l’appeler, à partir de ce moment, noqui tau « mon ami », et il m’a donné également ce titre affectueux.
a – Vers fort recherchés des Chinois et qui forment un objet de commerce assez actif dans les îles de la mer du Sud. On appelle aussi ces vers du nom français de biches de mer.
29 avril. — Je suis descendu à terre, et mon ami Tonggambale m’a fait remonter avec lui une rivière pour me faire visiter la ville dont il est le chef. Lui et l’un de ses hommes tiraient le bateau et je le gouvernais. J’étais à la merci de ces hommes. Nous sommes arrivés à un petit village, à un mille en amont de la rivière où nous avons fait halte un moment ; le chef a ordonné qu’un repas fût préparé pour notre retour. Votoua, la ville de mon ami, où nous nous sommes ensuite rendus, est grande, pour une ville fidjienne ; elle est assez jolie, et entourée de grands arbres et d’une admirable verdure qui donnent à cette localité une apparence de fraîcheur et de calme tout à fait agréable. J’ai annoncé l’Évangile à bon nombre de gens dans la maison de mon ami ; tout cela leur était bien nouveau et leur paraissait bien étrange ; cependant ils écoutaient avec un plaisir évident. Il faut que je dise que mon parapluie, le seul qu’ils aient jamais vu, a excité chez ces pauvres gens une admiration qui dépasse tout ce que je pourrais dire ; la foule se précipitait sur mon passage pour jeter un regard sur ce merveilleux objet. Nous sommes revenus au village où les naturels nous avaient préparé un repas que nous avons dévoré du meilleur appétit du monde. Après le repas, nous nous sommes encore entretenus de sujets religieux, puis j’ai regagné le bateau avant que la nuit fût complètement venue. J’y ai trouvé dans un état alarmant une femme que j’avais laissée malade le matin. C’est la femme d’un marin de la Nouvelle-Zélande que nous avons rencontré en mer, il y a trois jours, et qui, parti pour un long voyage, nous l’a confiée en nous priant de la déposer, jusqu’à son retour, à l’établissement missionnaire de Viwa, pour qu’elle y trouve des secours médicaux et des soins qu’elles ne pouvait recevoir en pleine mer. J’ai accepté ce dépôt, bien qu’un seul coup d’œil m’ait fait comprendre qu’il y avait peu d’espérance de rétablissement pour cette femme.
Le dimanche matin, l’état de la pauvre femme a tellement empiré que nous avons craint qu’il ne nous fût impossible d’atteindre, avant sa mort, quelque terre hospitalière où nous pussions déposer ses restes, car il ne fallait pas songer à l’ensevelir à Mba ; nous savions très bien que les natifs la déterreraient sûrement, pour s’emparer de la bière où nous l’aurions renfermée. Nous avons donc mis à la voile dans l’espérance d’atteindre avant le soir quelque îlot désert. La pauvre femme est morte vers midi.
Je m’étais efforcé, pendant le peu de temps que je l’avais eue sous mes soins, de faire quelque bien à son âme, mais sa grande faiblesse m’avait empêché de me rendre bien compte de son état spirituel. Je crois pourtant qu’elle craignait Dieu, et j’ai bonne espérance à son sujet. Vers le soir, nous avons débarqué ce pauvre cadavre sur un banc de sable, et, n’ayant pas d’instrument aratoire sous la main, nous avons dû nous servir de nos mains et d’un morceau de bois pour creuser une fosse dans laquelle nous avons déposé les restes de la pauvre Marie, loin de son pays natal et dans des circonstances qui remplissaient l’âme de mélancolie. La nuit était noire quand notre travail a été achevé ; nous nous sommes agenouillés alors sur le sol et nous avons adressé à Dieu une prière où nos âmes ont mis toute leur tristesse. L’obscurité de la nuit semblait ajouter à la solennité de cette scène. Elle demeurera certainement dans mon souvenir, au nombre des circonstances les plus touchantes de ma vie.
Pendant plusieurs jours, nous eûmes des vents contraires, à tel point que, n’étant séparés de Mboua que par 120 milles, nous n’y arrivâmes pourtant que le 11 mai. Je ne m’étendrai pas sur ces jours. Ce fut un temps d’épreuve qui me sera profitable, j’espère. Je commençais à m’inquiéter sérieusement, en pensant à ma femme, me rappelant que l’époque indiquée pour mon retour était passée et que rien n’annonçait un terme prochain pour mon voyage. J’eus beaucoup de tentations, beaucoup de bénédictions et beaucoup d’occasions de parler de mon Maître, surtout à l’équipage. Et tout compté, je crois que cette partie du voyage, quoique la plus pénible de beaucoup, a été celle d’où est résultée pour moi la plus grande somme d’utilité.
11 mai. — Arrivé ce matin à Mboua, j’ai trouvé l’un de nos évangélistes indigènes qui m’a renseigné sur l’état des choses. Pour le moment, il n’y a pas grand chose à faire, le peuple étant tout absorbé par la guerre. J’ai pu tenir un service public, et j’ai réussi à décider la femme d’un chef à devenir chrétienne.
Dimanche, le 14. — Ce dimanche a été un jour béni pour moi. J’ai prêché à l’équipage sur cette parole : « Celui qui cache ses péchés ne prospérera point, » etc. Le Seigneur m’a rendu capable d’être simple. Je suis net maintenant, j’en ai l’assurance, du sang de mes compagnons de voyage. Je leur ai enseigné en public et en particulier les choses qui concernent leur paix. J’ai présidé le culte de famille dans la cabine, et plusieurs ont profité de ce moyen de grâces. J’ai eu peu d’occasions de les entretenir en particulier ; cependant le Seigneur m’en a fourni au moins une pour chacun d’eux. Je crois qu’il ne leur sera pins aussi facile de se livrer au péché qu’auparavant.
16 mai. — Nous avons eu un bon vent, principalement pendant la nuit ; nous avons voulu en profiter et naviguer, contrairement à nos habitudes, toute la nuit, mais nous avons failli nous en repentir. Au milieu de la nuit, notre bateau a glissé sur la pointe d’un récif ; heureusement qu’il ne s’y est pas endommagé et s’est trouvé dans un bassin où il a pu jeter l’ancre. Lorsque le jour a paru nous nous sommes trouvés tout environnés d’écueils et de bancs de sable. Nous avons réussi pourtant à nous dégager de ce mauvais pas ; j’en ai rendu grâce à Dieu.
18 mai. — Ce matin, la brise était faible et je n’osais pas me promettre de revoir les miens dans le jour. Vers dix heures pourtant, un bon vent s’est élevé qui nous a mené à Viwa sur les quatre heures. J’ai trouvé ma chère femme en bonne santé. La famille de l’un de mes collègues lui avait tenu compagnie pendant mon absence. Le chef Namosimaloua était parti à ma recherche, et toute la population était fort alarmée à mon sujet, dans la crainte que quelque malheur ne me fût arrivé. Grâce à Dieu, me voici revenu sain et sauf chez moi et en meilleure santé, de corps et d’âme, que lorsque je partis. »
On vient de lire le journal, pour ainsi dire, officiel de John Hunt, celui qu’il était tenu d’adresser au comité directeur ; il nous reste à emprunter quelques extraits sur ce même voyage, à son journal intime, dont lui seul avait le secret et où il épanchait son âme sans réticences. Nous venons de voir le missionnaire ; nous allons voir l’homme et le chrétien. Ces notes écrites sur le pont d’un vaisseau sont l’expression sincère et naïve de sa vie intérieure.
Vendredi, 28 avril. — J’ai consacré ce jour au jeûne et à la prière. J’ai demandé à Dieu un passage heureux, une prospérité plus abondante dans ma vie spirituelle et dans mon œuvre. J’ai prié aussi pour ma chère femme qui doit commencer à être dans l’anxiété à mon sujet.
Lundi, 1er mai. — Nous avons essayé d’avancer un peu aujourd’hui, mais sans grande réussite. J’ai passé le jour à prier pour un bon vent et pour un cœur pur, sans oublier ma chère femme qui doit être fort inquiète à ce moment. J’ai besoin de plus de patience, pour me sentir à l’aise et en paix quand je suis ainsi éloigné de ma famille.
Mardi, le 2. — Le vent a été contraire tout aujourd’hui, et sa violence a été telle que nous avons dû rester à l’ancre tout le jour. Il n’a pas cessé de toute la nuit suivante, de telle sorte que nous avons dû lutter sans interruption contre la force des vagues. Ce temps m’a été profitable ; il m’a obligé à sonder mon cœur.
Mercredi, le 3. — A l’ancre tout le jour. Je me suis senti plus résigné à la volonté de Dieu que précédemment, et ma foi s’est accrue. Je soupire après une parfaite ressemblance avec Dieu, et je sens que je suis loin d’en être là.
Je me sens très ignorant. Je possède peu de cette « onction du Saint, » par laquelle, d’après saint Jean, les croyants « connaissent toutes choses. » (1Jean.2.20) Je ne discerne pas toujours très facilement la volonté de Dieu, tant pour ce que je dois croire que pour ce que je dois enseigner ou pratiquer. Je ne possède pas dans la prière l’onction du Saint-Esprit, au point où je devrais la posséder. Cette onction qui m’est si nécessaire aussi pour m’apprendre à gagner des âmes, me manque souvent dans mes études et dans ma prédication.
J’ai besoin de rectitude intérieure. Dans mes désirs, pour que je ne désire que ce qui plaît à Dieu et ce qui peut être utile à mes semblables, et que je désire cela même avec énergie et persistance. J’ai besoin de rectitude dans mes affections, pour pouvoir n’aimer que ce que Dieu aime et comme Dieu l’aime ; pour aimer Dieu par-dessus tout ; pour mettre mon bonheur à aimer son peuple ; pour aimer le monde avec toute la pitié que Dieu lui-même lui témoigne. Et, comme je ne puis imiter Dieu que dans la proportion où je l’aime, je dois l’aimer de tout mon cœur, de toute ma pensée, de toute mon âme et de toute ma force. J’ai besoin d’une grande rectitude de conscience ; il me faut une conscience si éveillée qu’elle ne soit exposée à aucune surprise, — si juste que rien ne puisse jamais la corrompre, — si attachée à ce qui est droit, que ce soit pour elle une cause de joie continuelle, — si affligée de tout ce qui est mauvais qu’elle ne puisse supporter le péché. Quand j’en serai arrivé là, je posséderai la rectitude de volonté. Ma volonté sera perdue dans celle de Dieu ; ma prière continuelle sera : « Que ta volonté soit faite, par moi et en moi, sur la terre comme elle est faite aux cieux. » Voilà ma règle. Et voici ce que j’entends par une complète résignation à la volonté de Dieu : être entièrement persuadé que Dieu dirige tous les événements, grands et petits ; s’abandonner soi-même entre les mains de Dieu, et avec soi tout ce que l’on a, corps, âme, famille, propriétés, influence, caractère ; croire que tout ce qui arrive est pour le mieux, et le croire si fermement que l’on soit disposé à se réjouir en tout temps, à prier sans cesse et à rendre grâces pour toutes choses.
J’ai besoin d’une sainteté véritable. Je trouve en moi bien des choses qui sont contraires à la volonté et à la nature de Dieu : de l’orgueil, de l’envie, de la malice, peu de charité, de l’impatience (qui me tourmente parfois extrêmement, et, plus ou moins, chaque jour), un esprit de censure et de médisance, de l’hypocrisie, de l’incrédulité, un esprit trop mondain, la crainte de l’homme, peu de douceur et de support, et, par-dessus tout, un manque effrayant d’amour pour Dieu et pour les hommes. J’ai donc grand besoin de sainteté. Ces misères n’ont plus la domination de mon cœur, mais j’ai la preuve quotidienne qu’elles existent encore, et qu’elles s’efforcent de gouverner. Le résultat naturel de cette absence de sainteté est une absence correspondante de bonheur et d’utilité.
… Je sens que l’incrédulité émousse et paralyse chez moi l’intelligence du monde moral. Combien indistinctement j’entrevois la grandeur de la colère de Dieu qui menace les pécheurs, en même temps que les terribles résultats qu’elle doit avoir ! Avec quelle difficulté mon âme entend les pleurs, les gémissements et les grincements de dents des millions de réprouvés qui peuplent l’enfer ! Avec quelle peine aussi je distingue le bras de Dieu étendu pour sauver tous ceux dont la perdition n’est pas encore consommée ! Oh ! combien difficilement mon âme se soulève au-dessus d’elle-même, à la pensée que Dieu m’a donné la mission de proclamer au monde son salut ! Combien faiblement je me rends compte de l’amour de Dieu pour un monde perdu, et avec quelle froideur j’annonce aux autres ce divin message ! J’en suis venu à pouvoir entendre et employer moi-même, sans une vive émotion, des mots tels que ceux-ci : Dieu, Christ, Saint-Esprit, ciel, enfer, perdu, sauvé, et d’autres de même nature. O Dieu, où est ma foi ? Si elle était vivante, elle associerait toujours à ces mots des idées enflammées, qui remueraient toutes les puissances de mon âme et de mon corps. Seigneur, augmente ma foi, et ne permets pas que je vive un seul moment sans la mettre en exercice ! Elle me semble si petite, et dans mes prières et dans mes prédications ! Hélas ! les vérités qui font l’objet de mes prières ou de ma prédication ne produisent peut-être pas autant d’effet sur moi qu’en produisent sur un botaniste les plantes qu’il décrit, et sur un acteur ou sur un poète les fictions qu’ils débitent. Et pourtant combien plus intenses devraient être les émotions, les sentiments, les réalités de la foi !
… Comme le lépreux, je veux aller à Christ. Je tombe à ses pieds et je l’adore. Comme lui, je m’écrie : « Seigneur, si tu le veux, tu peux me nettoyer ! » Non seulement je crois qu’il peut le faire, mais je le considère comme mon ami ; je crois qu’il est mort pour me nettoyer ; je crois « qu’il est capable de sauver pleinement tous ceux qui s’approchent de Dieu par Lui, puisqu’il est toujours vivant pour intercéder pour eux. » Je m’attends à lui, je m’appuie sur lui, et la prière de mon âme est : « Seigneur augmente ma foi ! » Je n’ai pas une foi aussi forte que je le désirerais, ni telle que la puissance et l’amour de mon Dieu me la garantissent ; mais, telle qu’elle est pourtant, ma foi m’apporte la paix et un peu de joie. »
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