C’est dans l’Évangile et les épîtres attribuées à l’apôtre Jean que la christologie apostolique atteint son plus riche développement. Nous n’avons pas à discuter ici la question d’historicité ; elle est résolue pour nous dans le sens affirmatif. Tout en reconnaissant que la subjectivité de l’auteur s’accuse à chaque page de son évangile, nous croyons que l’objectivité du récit demeure et que le Christ de saint Jean est bien, comme celui des synoptiques, un Christ réel et vivant. Seulement son histoire nous est racontée par un génie religieux différent et en vue d’un but particulier. Tandis que les synoptiques se tenant sur le terrain de la réalité historique, nous mettent en présence du Messie promis, du Sauveur attendu, saint Jean, dont la pensée aime à s’élever jusqu’aux plus hautes cimes, nous transporte directement dans les profondeurs de l’éternité, en face du Fils de Dieu, du Verbe divin, qui « était au commencement avec Dieu, qui était Dieu », et qui « s’est fait chair » pour nous donner la vie divine et éternelle. En vertu de son individualité et sous la direction du saint Esprit, l’évangéliste a donc choisi dans la vie du Sauveur et a groupé ensemble les actes et les paroles du Christ qui s’accordaient le mieux avec le point de vue où il s’est placé. De là le caractère plus intime, plus mystique des discours de Jésus contenus dans le quatrième évangile ; de là ce fait souvent remarqué qu’en nous rapportant ces discours, la pensée du disciple s’est tellement confondue avec celle du Maître qu’il est souvent difficile de marquer avec une pleine certitude le point précis où finissent les paroles de Jésus et où commencent celles de saint Jean (voyez en particulier Jean 3.21). Il y a là, évidemment un travail de triage à faire, travail quelquefois difficile et toujours délicat, mais qui ne nous paraît pas de nature à affaiblir la confiance que nous avons dans la fidélité de l’écrivain à nous transmettre ce qu’il déclare dans sa première épître « avoir vu et entendu de la Parole de vie » (1 Jean 1.1-2). Ce qui confirme cette impression, c’est que, comme nous le verrons, ce même écrivain qui met en lumière la nature divine du Christ, insiste aussi avec une sorte de prédilection sur son humanité et nous donne des détails d’une rare exactitude sur tout ce qui tient à la Judée, aux localités du pays et aux coutumes des habitants. Nous reconnaissons toutefois qu’il faut nettement distinguer entre les formules théologiques employées par l’auteur et les paroles que Jésus-Christ a prononcées. Au reste, il les a distinguées lui-même dans son évangile ; c’est ainsi qu’il ne met jamais dans la bouche du Sauveur ce terme de Logos ou de Verbe qu’il lui applique dans son prologue. — Commençons par étudier la doctrine christologique contenue dans ce prologue ; puis, nous examinerons celle qui découle des actes et des paroles de Jésus rapportés par l’évangéliste.
Ce prologue est, comme on le sait, renfermé dans les dix-huit premiers versets du premier chapitre. Je me borne à formuler quelques-unes des propositions qui se dégagent de cette page célèbre et qui sont relatives à notre sujet.
a) Avant qu’il y eut rien de créé (ἐν ἀρχῆ), Dieu n’était pas solitaire ; il y avait auprès de Lui un être de même nature que Lui, vivant avec Lui et en Lui et cependant possédant une existence personnelle et destiné à exprimer la plénitude de sa pensée (Jean 1.1-2). Cet être est le Logos, la Parole.
b) C’est par cette Parole que le monde et tout ce qu’il contient a été créé, Dieu demeurant la cause première. En elle était la vie, vie physique, intellectuelle et morale, car « comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d’avoir la vie en lui-même » (Jean 5.26), et cette vie « était la lumière des hommes », car en recevant cette vie l’humanité avait reçu aussi la vérité qui éclaire, de telle sorte que l’homme tout entier était illuminé du Verbe divin (Jean 1.4).
c) Un moment est arrivé où les rayons de cette lumière sont tombés dans les ténèbres, car l’humanité tout entière devenue esclave du péché n’est plus que ténèbres. Toutefois, l’obscurité n’est pas absolue : la lumière du Verbe persiste à briller dans les ténèbres, quoique les ténèbres ne l’aient point reçue (Jean 1.5,9-10).
d) Pour vaincre la résistance du mal et dissiper les ténèbres, « la Parole a été faite chair » (ὁ λόγος σἀρξ ἐγένετο, Jean 1.14), c’est-à-dire s’est faite homme, est devenue un être humain complet. C’est bien là le vrai sens du mot σάρξ . Nous savons bien que ce mot revêt dans l’Écriture des acceptions diverses, mais ici il ne peut avoir que celle que nous indiquons ; voyez tous les passages où Jésus se présente comme un homme véritable et ceux où il déclare qu’ « il donnera sa chair à manger ». Ceux qui n’entendent par le mot chair que le corps humain ou la partie sensible de l’être humain, tombent dans l’Apollinarisme, qui est lui-même une des formes du docétisme (Jean 1.14).
e) Cette Parole ainsi incarnée est devenue Jésus-Christ, dont l’évangéliste prononce enfin le nom au verset 17 et dont il va raconter la vie. En le contemplant, ses contemporains ont contemplé « la gloire du Fils unique qui est au sein du Père et qui est venu du Père, et ont reçu de sa plénitude grâce sur grâce » (Jean 1.14-18).
Nous n’avons pas besoin de pousser plus avant notre analyse ; ce que nous venons d’établir d’après le texte sacré suffit à démontrer que saint Jean a cru à la divinité métaphysique du Christ, à sa préexistence personnelle, à sa subordination au Père et à la réalité de son incarnation et de son abaissement.
On a beaucoup discuté sur les sources où l’évangéliste a puisé pour remploi de ce mot Logos et de la théorie qui s’y rattache. Il m’est absolument impossible d’entrer dans cette discussion qui exigerait un travail spécial ; Je renvoie ceux que cette question peut intéresser aux deux savantes dissertations que MM. Astié et Godet ont insérées dans leur commentaire sur saint Jean. Qu’il me suffise de rappeler qu’on a supposé deux sources : l’une sacrée, la littérature de l’Ancien Testament ; l’autre profane, la philosophie grecque et spécialement celle de Philon. Pour la première, on a invoqué une série de passages des livres canoniques où est exprimée l’idée générale d’un Médiateur entre le Dieu suprême et le monde, où il est parlé tantôt de « l’ange de l’Éternel » qui est l’Éternel lui-même, tantôt de « l’ange de l’alliance » qui entrera dans son temple, tantôt de « la Parole » qui apparaît personnifiée et revêtue des attributs divins, tantôt de « la Sagesse » qui est comme la fille aînée de Dieu et l’objet de ses délices.
On a surtout cité les apocryphes de l’Ancien Testament, Jésus fils de Sirach, l’Ecclésiastique, et particulièrement la Sapience où la personnification de la sagesse est plus complète encore. Mais je demeure convaincu qu’il n’y a là que des germes de la théorie de saint Jean et qu’elle n’en serait point sortie si l’évangéliste n’avait puisé dans son expérience religieuse, dans son intimité avec le Christ la conviction que c’était lui qui réalisait dans toute leur plénitude et d’une manière personnelle et vivante toutes ces notions demeurées vagues et flottantes.
Je ne dirai rien de la seconde source, la philosophie grecque, et tout particulièrement celle de Philon, n’ayant pas eu encore le loisir d’étudier de près la question. Il me semble toutefois que l’influence de Philon sur saint Jean, si elle était démontrée, n’a pu être que formelle, car il n’est rien moins que prouvé que Philon ait admis la personnalité du Logos dont il parle, sa philosophie tout entière le poussant au panthéisme. Nous pouvons donc souscrire à la conclusion de M. Astié : « Enrichi lui-même par les formules de la spéculation grecque, Philon aurait fourni à l’auteur du quatrième évangile les moules destinés à imprimer leur dernière forme à des notions que la contemplation de Jésus avait fait naître dans son esprit. »
Si du prologue nous passons au corps même de l’évangile, nous arriverons à des conclusions analogues à celles que nous avons déduites de la première page. Mais ici nous devons encore abréger, car il nous faudrait citer l’évangile tout entier. Dans ses discours, Jésus se présente comme « le pain de vie », comme « la source d’eau vive », comme ayant reçu de Dieu « le pouvoir d’avoir la vie en lui-même », comme « le chemin, la vérité et la vie ». Il s’arroge le droit de dire : « Moi et le Père sommes un » (Jean 10.36) et de répondre à l’apôtre Philippe qui, dans le dernier entretien de la chambre haute, s’est écrié : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit », « Il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne m’as pas connu ! Philippe, celui qui ma vu a vu le Père » (Jean 14.8-9). Au reste, les œuvres de Jésus rendent témoignage de sa divinité (Jean 14.11). La manière dont il parle du Saint-Esprit n’est pas moins significative. C’est le Christ glorifié qui l’envoie à ses disciples ou plutôt c’est à sa prière que le Père l’envoie (Jean 14.16). Cet Esprit est l’esprit de vérité qui leur enseignera toutes choses et leur remettra en mémoire toutes celles que le Seigneur a dites, qui prendra de ce qui est à lui et le leur donnera et qui le glorifiera (Jean ch. 14, 15, 16, passim). Enfin, le rôle que le Christ de saint Jean attribue à la foi conduit au même résultat. La foi est le lien intime et vivant qui nous unit à Jésus, de telle sorte que nous demeurons en lui et qu’il demeure en nous ; or, cette foi produit la vie, et cette vie est la vie éternelle (Jean 3.16-19 ; 5.40 ; 15.1-8).
Mais si l’auteur du quatrième évangile insiste plus que personne sur la divinité du Christ, il se plaît aussi à mettre en relief son humanité. C’est lui qui a écrit dans sa première épître, par opposition au gnosticisme naissant : « Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu, et tout esprit qui ne confesse pas Jésus-Christ venu en chair n’est pas de Dieu, mais est de l’Antéchrist » (1 Jean 4.2-3). Et dans son évangile, nous retrouvons les traits essentiels de la nature humaine dans la personne de Jésus. Le Christ est revêtu d’un corps semblable au nôtre et sujet aux mêmes infirmités, à la faim, à la soif, à la fatigue, au sommeil, à la souffrance et à la mort (Jean 4.6,10 ; 19.28-30). Il est notre frère par les sentiments et les affections ; il s’associe à toutes les douleurs, comme à toutes les joies légitimes ; il s’assied à un banquet de noces à Cana et il pleure avec Marthe et Marie sur le tombeau de Lazare ; il prie, il lutte, il frémit, il est étreint par l’angoisse ; il se sanctifie lui-même pour ses disciples, et ce n’est qu’au prix de terribles combats qu’il obtient la victoire et boit jusqu’au fond le calice amer que le Père lui présente à boire (Évangile de saint Jean, passim). Jésus confesse d’ailleurs son entière dépendance de Dieu et il va jusqu’à dire que « Dieu est plus grand » que lui (Jean 6.57 ; 5.30 ; 14.10 ; 10.28). Mais cette vie de luttes et de souffrances est une vie sans péché : Christ a été l’homme pur, absolument saint (1 Jean 9.3,5 ; Jean 8.46 ; 14.30).
Nous avons réservé pour la fin de cette étude rapide sur la Christologie johannique les trois passages bien connus dans lesquels Jésus affirme sa préexistence : Jean 8.58 : « Avant qu’Abraham fût, je suis » ; Jean 17.5 : « Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi-même de la gloire que j’ai eue auprès de toi avant que le monde fût », et Jean 17.24 : « Père, je désire que ceux que tu m’as donnés soient avec moi où je serai, afin qu’ils contemplent la gloire que tu m’a donnée avant la fondation du monde. » Dans la première de ces déclarations, le Seigneur s’attribue une existence personnelle antérieure à celle d’Abraham, et dans les deux dernières, il se présente comme ayant été l’objet de l’amour de Dieu avant la création du monde et comme ayant possédé une gloire antérieure à cette création. Comme l’a très bien démontré M. le professeur Wabnitz dans deux récents et intéressants articles de la Revue théologique (nos 3 et 4, 1889), il est absolument impossible d’accepter l’interprétation que l’école de Ritschl donne de ces passages et d’admettre que le Christ a voulu parler d’une préexistence idéale du Messie dans la pensée de Dieu et dans le plan rédempteur. Non, il s’agit bien ici d’une existence antérieure, réelle et personnelle, aussi réelle et personnelle que celle d’Abraham dont le Seigneur rappelle le souvenir dans le premier passage.
Nous pouvons donc affirmer que, dans l’évangile comme dans le prologue, dans le témoignage qu’il se rend a lui-même comme dans celui que lui rendent ses disciples, le Christ apparaît comme étant de même nature que Dieu, ayant vécu auprès de Dieu avant son incarnation, par laquelle il est devenu réellement homme, semblable à nous en toutes choses, mais sans péché.
L’incarnation du Verbe divin en Jésus est donc pour saint Jean le point de départ de son évangile et le fait central de l’histoire religieuse de l’humanité. Mais comment se représente-t-il cette incarnation ? Est-elle à ses yeux un véritable abaissement, un dépouillement de ses attributs divins ? Dans son Histoire de la théologie apostolique, M. Reuss soutient nettement le contraire. Voici ce qu’il dit : « Dans la théologie johannique l’incarnation du Verbe et tout ce qui se rattache à son passage sur la terre n’est point un abaissement. Le Verbe n’est point descendu (sauf le sens purement local de ce mot) à une existence qui l’aurait privé de sa dignité, il n’est point privé de quoi que ce soit relativement à sa divinité. En un mot, il n’est pas le moins du monde question de ce que la théologie de l’Église a appelé le status inanitionis du Sauveur. Son existence terrestre et corporelle n’est point opposée à son existence céleste et spirituelle, elle n’est par rapport à cette dernière que quelque chose d’accessoire. Le Christ sur cette terre est dans un rapport ininterrompu avec le ciel qui est toujours ouvert pour lui (Jean 1.52), il est en possession de la plénitude de sa gloire comme de la grâce et de la vérité (Jean 1.14) ; en un mot tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur la nature, les conditions et le but de l’incarnation exclut jusqu’à l’idée d’un état d’inanitionis, d’une kénosis » (Histoire de la théologie apostolique, t. II, p.365). »
Nous avons d’autant plus tenu à citer textuellement les paroles de M. Reuss qu’elles répondent à l’une des impressions premières que nous a fait éprouver la lecture attentive du quatrième évangile. Oui, nous reconnaissons que l’apôtre Jean met surtout en saillie dans la personne de Jésus la Parole faite chair, le Fils de Dieu venu d’auprès du Père, dont les disciples ont vu la gloire et qui manifeste cette gloire par ses œuvres et par ses paroles. Mais nous ne pouvons oublier non plus que c’est ce même saint Jean qui nous fait dans sa biographie du Christ le tableau le plus vivant des souffrances et des humiliations de son héros, qui nous le montre fatigué du chemin auprès du puits de Jacob, pleurant et frémissant auprès du tombeau de Lazare, lavant les pieds des disciples, souffleté et insulté devant ses juges. Comment un tel personnage pourrait-il jouir dans ce moment de la plénitude de gloire qu’il avait auprès de son Père, comme l’affirme notre théologien ? Rappelons-nous d’ailleurs de quelle manière dans le quatrième évangile Jésus parle de sa mort imminente ; ce n’est pas avec indifférence ou avec impassibilité qu’il l’envisage, c’est avec un sentiment de trouble et d’effroi : « Maintenant, dit-il, mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, délivre-moi de cette heure, mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure-là » (Jean 12.27). Sans doute cette mort et pour lui un moyen de glorification, la condition même d’une gloire plus haute (Jean 12.23 ; 13.31) ; mais elle n’en demeure pas moins une grand épreuve, le dernier degré de son abaissement. Quoiqu’il en soit, rien ne peut diminuer la force probante des paroles que nous avons déjà citées et par lesquelles le Christ demande à son Père de « glorifier son Fils de la gloire qu’il possédait auprès de lui avant que le monde fût » (Jean 17.5), et de cette autre déclaration qui n’est pas moins explicite : « Vous avez entendu que je vous ai dit : je m’en vais, et je viens à vous. Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père, parce que mon Père est plus grand que moi » (Jean 14.28). — Nous sommes donc fondés à croire que, malgré certaines oscillations de sa pensée qui tiennent au point de vue métaphysique où il s’est placé dès l’abord et au but qu’il poursuit, l’auteur du quatrième évangile voit dans l’incarnation du Logos un abaissement, un dépouillement et dans le Christ le Fils éternel de Dieu devenu le Fils de l’homme pour notre salut.