« J’ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. »
Il y avait jadis, à Genève, un banquier chrétien qui s’appelait M. Alexandre Lombard. Nous ignorons si beaucoup de personnes, parlant de lui, le désigneraient encore ainsi. Par contre, il est universellement connu sous cette étrange appellation : « Lombard-Dimanche. » C’est que la vie de cet homme de Dieu a été consacrée à la grande cause de la sanctification du septième jour et s’est, en quelque sorte identifiée avec elle, au point que, dans les pays protestants de langue française, il est difficile de parler du dimanche sans penser à M. Lombard, ni de M. Lombard sans penser au dimanche.
Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que pareille chose se produisît pour Arnold Bovet avec la Tempérance, au moins à Berne et dans la Suisse allemande. Sa vie a été tellement remplie par cette cause, qu’il l’a en quelque sorte incarnée et que raconter les vingt-six premières années de la Croix-Bleue, c’est raconter les vingt-six dernières de la vie et du ministère de notre ami.
Comment le pasteur de l’Église libre de Berne est-il entré dans le mouvement anti-alcoolique et a-t-il peu à peu étendu son activité dans toute la Suisse allemande et jusqu’au fond de l’Allemagne ? Il faut essayer de le raconter.
Pour retrouver les premiers signes de ce qui devait s’épanouir dans la maturité de la vie d’Arnold Bovet et les premières racines de la faible plante, devenue plus tard un arbre gigantesque, il est nécessaire de remonter assez haut.
Pendant son enfance et sa jeunesse, son cœur avait souvent saigné à la vue des misères qu’engendre l’alcoolisme ; et, comme jadis à Boudry en présence d’une famille ravagée par l’ivrognerie, ailleurs encore, il lui était dur d’avoir pitié, c’est-à-dire d’être le témoin impuissant d’un mal réputé jusqu’alors inguérissable.
Plus tard, à Männedorf, il vit mourir, buveur impénitent et désespéré, le propre frère de Dorothée Trudel. Certes, si jamais être humain a été enveloppé de pieuse sollicitude, de prières ardentes et de bons exemples, c’est bien cet homme. Mais contre l’épaisse muraille de prison qui enserre l’âme de l’alcoolique, tout se brise, tout, même les prières des saints.
Dans le temps où Dieu éveillait la pitié du jeune homme pour les victimes de l’alcool, par le spectacle de leur insondable misère, il préparait aussi sa foi et son énergie, en mettant sous ses yeux l’exemple de quelques vaillants qui, alors déjà, dans toute la fougue de leur jeunesse, essayaient contre l’ennemi, ce qu’on pourrait appeler des combats d’avant-postes.
Dans la lettre qu’il écrivit sur une des pages de l’album offert en août 1902 à L.-L. Rochat par les pasteurs abstinents, Arnold Bovet raconte qu’étant étudiant, il fut très impressionné par le courage de quelques-uns de ses amis : Auguste Bernus, William Monod et Théodore Noir, qui, par réaction contre les habitudes d’intempérance de la vie d’étudiant, avaient osé, en pleine Société de Zofingue, s’imposer l’abstinence. Auguste Bernus avait, dès cette époque, une remarquable intuition des principes bibliques et pratiques sur lesquels devait être, longtemps après, fondée la Société de la Croix-Bleue. Une seule chose le troublait, c’était l’opinion émise par un docteur, son cousin, à savoir que, mettre brusquement un buveur au régime de l’eau, c’était risquer de le faire mourir. Cette crainte était, chez le jeune abstinent, la seule chose qui ne fût pas conforme aux affirmations actuelles de la Croix-Bleue, et c’est aussi, parmi ses idées, la seule que l’expérience ait démontrée fausse.
Il fallut qu’Arnold Bovet fût pasteur, et pasteur dans le Jura, pour qu’il fût définitivement et complètement initié aux crimes de l’alcool. Nous employons à dessein ce mot un peu fort, en parlant des méfaits de la boisson, ne regrettant qu’une chose, c’est que la langue française n’en ait pas de plus cinglant à nous offrir pour les dénoncer et pour les flétrir.
On peut entendre, ici ou là, tel bon père de famille, chrétien calme et sage, habitué à déguster, sans trouble comme sans excès, son verre de vin ou même son petit verre de liqueur, déclarer avec quelque énervement que, décidément, « on abuse de l’anti-alcoolisme » et « qu’on ne parle plus que de tempérance ». Nous répondons que ce qui abuse de la patience humaine, ce n’est pas la parole des « tempérants », mais les cris des ivrognes, l’audace de leurs pourvoyeurs et l’inertie des honnêtes gens. L’alcool ? il serait plus court de dire ce qu’il épargne que ce qu’il détruit ! Quelle est la cause qu’il ne gâte pas ? Quel est le sentiment qu’il ne corrompe pas ? Le problème social, si poignant de nos jours, pourrait peut-être trouver une solution équitable ? Soyez assurés que, si elle se découvre, l’alcoolisme en compromettra les bienfaits.
D’avance, il fausse vos calculs ; d’avance, il brise votre effort, ô vous qui désirez affranchir le prolétariat ! En attendant d’obscurcir l’avenir, il souille le présent. Les choses les plus nobles et les plus saintes, il faut qu’il les dénature : l’allégresse des fêtes de famille ? Il en fait une griserie grossière et brutale ; la douleur des afflictions ? il la noie dans un étourdissement qui l’avilit et la stérilise ; les nobles élans du patriotisme ? Il en fait des prétextes à orgies honteuses ; le culte de la liberté ? Il s’en sert pour forger ou river des chaînes. C’est l’alcool qui, dans le criminel, achève d’étouffer la conscience, de maîtriser la volonté, d’armer la main. Il y a de l’alcool dans la flamme des incendies, dans la passion bestiale des impurs, dans la folie de certains votes, dans la sauvagerie des foules, dans le désespoir des suicidés ! Comme un refrain lugubre et monotone, ces quelques mots terminent le récit des actes qui font saigner et pleurer « Il s’agit d’un alcoolique ! »
Suprême ironie et suprême injustice ! L’alcool est le seul criminel qui bénéficie de tous ses forfaits et pour qui la récidive soit un motif d’acquittement. Il profite également des circonstances les plus contradictoires : de l’inventaire et de la grève, de la guerre et de la paix, de la joie et de la tristesse, du baptême et de l’enterrement, du gain et de la perte ; et quand la foule a contemplé l’exécution de quelque malheureux que l’alcool a conduit à l’échafaud, le vrai coupable échappe et triomphe, car lorsque le peuple impressionné par ce spectacle se disperse, c’est encore pour aller boire !
Voilà ce que fait l’alcool, et le monde ne se révolte pas.
Pourtant, des hommes se sont levés. Arnold Bovet a été un des tout premiers. À Sonvillier, il ne tarda pas à comprendre que si son ministère avait suscité quelques inimitiés, ces résistances étaient peu de chose auprès de la force terrible que lui opposait l’alcoolisme. Comme d’autres pasteurs, il constata avec tristesse que la plus grande partie de ses récoltes annuelles lui était audacieusement volée par cet ennemi. Qu’est-ce donc qui sépare de l’Église tant de jeunes gens consciencieusement préparés et qui semblaient bien disposés ? Qu’est-ce donc qui échange en un salut sec et gêné le bon sourire qui illuminait jadis le visage du catéchumène et le cœur de son pasteur ? L’ivrognerie ? Non certes ! Nos jeunes gens ne deviennent pas tous des buveurs. Mais ce qui, même sans véritables excès, tue infailliblement en eux la plante délicate de la piété, et, bien vite, flétrit leur âme, c’est l’atmosphère moqueuse et profane du cabaret. Ce qu’il y faut craindre, ce n’est pas tant ce qu’on y boit que ce qu’on y respire. La flamme qui s’y allume dans l’âme humaine est meurtrière et mortelle pour toute vraie piété, et la soif des voluptés éteint la soif de Dieu !
Le pasteur de Sonvillier résolut donc de combattre l’alcoolisme. Il ne songeait pas alors à s’attaquer à autre chose qu’au verre de « schnaps » meurtrier, et il était si loin de toute idée d’abstinence totale, qu’il avait dit à sa femme, dès son arrivée au presbytère : « À chaque visite du facteur ou de quelque commissionnaire, tu offriras un verre de vin avec du pain. » Cette petite gracieuseté se répétait forcément plusieurs fois par jour, au grand étonnement de la jeune femme qui, à Francfort, par une sorte de prédestination, avait pris l’habitude de ne boire que de l’eau.
En 1870, Arnold Bovet provoqua la nomination, par la « Caisse centrale des pauvres de Courtelary », d’une Commission spéciale pour lutter contre l’abus des boissons alcooliques dans le district. Le rapport qu’il fit à ce sujet, contient cette phrase: « Quant à fonder chez nous une société à l’instar des sociétés anglaises ou américaines, et reposant sur un engagement personnel d’abstinence des boissons distillées ou fermentées, il n’y faut pas songer. Le caractère de notre peuple est trop léger, etc… »
Comme bien d’autres avant et après lui, il se disait que l’ennemi à combattre c’était l’eau-de-vie, et que l’ouvrier en boirait moins, lorsqu’il aurait chez lui de quoi se restaurer. Aussi écrivait-il le 3 mars 1870 à sa fiancée : « A notre dernière réunion de la Société d’utilité publique, nous avons fondé, une Société par actions, pour fournir à nos gens des vins à bon marché, et agir contre l’eau-de-vie. Dieu veuille y mettre sa bénédiction. »
Dieu y mit, en effet, sa bénédiction ; mais pas exactement comme on le pensait. La Commission fondée pour lutter contre l’alcoolisme végéta pendant quelques années, et la Société par actions manqua son but, comme on aurait pu le prévoir. Il serait cruel et injuste de blâmer l’insuffisante clairvoyance de braves gens qui pensaient se servir du vin contre l’alcool, puisque aujourd’hui encore, malgré tant d’expériences faites un peu partout, quantité d’autres braves gens conservent obstinément les mêmes illusions.
Dieu, qui sait toujours récompenser les bonnes intentions, répondit aux timides tentatives du pasteur de Sonvillier par l’envoi d’un homme sans aucune timidité.
Thomas Richardson, membre de « l’Ordre des Bons Templiers », eut vent des velléités anti-alcooliques de nos amis — ces gens ont un flair redoutable —, et se rendit au presbytère de Sonvillier, où il resta deux jours, occupé à plaider devant le pasteur et sa femme la cause, si nouvelle pour eux, de l’abstinence totale. On lui fit toutes les objections que suggère ce régime jugé contre-nature, anti-humain, anti-hygiénique, anti-biblique, et surtout anti-suisse. L’obstination anglo-saxonne en eut raison, ou plutôt, par bonté d’âme et à cause de son importunité, nos amis ne voulurent pas que l’avocat de la tempérance quittât leur maison aussi malheureux qu’il avait dû quitter Bâle, et ils prirent un engagement de six mois.
L’Anglais n’en demandait pas davantage, et partit, non sans laisser derrière lui une autre trace de sa visite, par un verset écrit à côté de son nom dans l’album de famille. Il est presque inutile d’ajouter que ce verset contenait la réponse des Récabites à Jérémie : « Nous ne buvons pas de vin. » (Jérémie 35.6)
Arrivé à Genève, il s’empressa de publier dans le « Swiss Times » la première victoire remportée par lui. Le « Journal de Genève » donna à l’incident une compromettante publicité, en l’annonçant en ces termes :
« Une Société de Tempérance, sur le modèle de celles des teetotalers anglais, vient de se fonder dans le Jura où le schnaps, comme dans le reste du canton de Berne, exerce toujours une redoutable influence. Mardi dernier, une première réunion avait été convoquée dans la salle d’école de Sonvillier, et comptait un grand nombre d’assistants. Elle a prêché l’abstinence totale de toute boisson alcoolique, seul moyen de guérir les ivrognes et d’empêcher les sobres de prendre des habitudes d’ivrognerie. Un excellent pasteur du Jura, M. Arnold Bovet, a donné l’exemple, en prenant un engagement de s’abstenir pendant six mois, temps d’épreuve. Cet exemple a été suivi par sa femme et par un certain nombre d’autres assistants. »
Nous ne pouvons que difficilement nous faire une idée de l’émoi qu’une telle communication dut causer, à ce moment, autour du jeune pasteur. « Il va mourir ! » s’écriaient ses meilleurs amis. D’autres, en le félicitant, lui disaient avec un fin sourire : « Nous ne te savions pas buveur. » Il endurait ces petites misères avec sa bonne humeur habituelle, et ne s’en portait pas plus mal. Au contraire, pendant ces six mois « d’épreuve », il remarqua qu’il était plus frais et plus dispos au travail qu’au temps où il mettait du vin dans son eau ; de sorte que, l’engagement expiré, il persista librement dans un régime qui lui réussissait si bien. Il ne faisait, néanmoins, autour de lui, aucune propagande, car il restait persuadé que l’abstinence totale était incompatible avec l’humeur et les habitudes de ses compatriotes.
Lorsqu’en 1875, il quitta le Jura, pour commencer un nouveau ministère au centre même du pays, il ne se doutait pas que ce changement de résidence allait être suivi d’une transformation plus grande encore, dans ses idées et dans sa vie.
Au mois de décembre 1877, il reçut du pasteur L.-L. Rochat une lettre à laquelle il tarda longtemps à répondre.
Louis-Lucien Rochat (1849-1917), le fondateur de la Croix-Bleue
On sait que le jeune pasteur de Cossonay (Vaud) avait été amené, par un curieux concours de circonstances, à fonder à Genève une Société de Tempérance, sur le principe de l’abstinence totale de toute boisson enivrante. Les délivrances dont il avait été le témoin émerveillé en Angleterre, les misères qui déchiraient son cœur dans son propre pays et dans sa paroisse, l’étude de la Parole de Dieu et surtout la prière avaient fait naître et mûrir en lui une espérance et une décision qui, tout d’abord, parurent, à d’autres, presque de la démence. Proposer à des Vaudois de se passer de vin, c’était à peu près aussi raisonnable que de vouloir planter la vigne aux pôles ou des sapins dans le Sahara. On ne se fit pas faute de le dire à cet illuminé ; mais la voix de Dieu triompha de celle des hommes, et il alla de l’avant, continuant à croire, à espérer, à agir et à prier au milieu de l’indifférence générale.
Ayant ouï parler d’un pasteur de Berne qui, depuis des années, pratiquait l’abstinence totale sans la prêcher, il eut le pressentiment que cet homme pourrait être un collaborateur, et c’est pour lui demander son adhésion qu’il lui écrivit. La réponse n’arriva que le 8 février 1878, et encore n’était-elle qu’à moitié satisfaisante.
Arnold Bovet commençait par lui raconter ses expériences et comment, à Sonvillier, il avait été amené à pratiquer l’abstinence sans trop y croire ; puis il ajoutait :
« Je salue avec reconnaissance la création de votre Société, et il est très probable que je vous prierai de m’y recevoir ; mais j’aimerais, ce qui serait plus important, réussir à y intéresser quelques personnes d’ici, et, pour cela, il faut du temps, or je ne sais où le prendre. Et puis, le petit nombre d’hommes qui s’intéresseraient à cette question sont déjà occupés de tant d’autres choses qui les absorbent, que je ne me promets pas grand succès de démarches faites auprès d’eux. Je regrette réellement beaucoup de ne pas tenir un langage plus encourageant, et de ne pouvoir consacrer moi-même plus de temps et de force à cette affaire. Ne viendriez-vous pas nous faire une visite et nous donner une conférence sur ce sujet, pour nous mettre au courant de ce que vous avez fait jusqu’ici, de ce que vous comptez faire encore, et nous développer les arguments spécifiquement adaptés aux circonstances des Suisses ? Si vous pouvez venir, je vous promets de faire tout mon possible pour vous seconder. Il se pourrait même très bien que, dans une première visite déjà, vous parveniez, avec le secours de Dieu, à convaincre quelques hommes de l’excellence du principe ».
Puis il donnait les noms de quelques personnes dont il espérait l’adhésion, entre autres : le colonel de Büren, président du Conseil municipal de Berne, le pasteur Gross, de Vauffelin, etc…
M. Rochat ne se donna pas de repos, et continua à faire le siège de M. Bovet. Celui-ci se défendit consciencieusement. À la date du 26 février, il écrivait encore :
« Mon cher Monsieur, je vous remercie de votre bonne lettre et de la manière détaillée dont vous m’initiez à votre travail qui a toute ma sympathie et auquel je m’intéresse véritablement. Vous me demandez, dès maintenant, mon adhésion formelle, en vue de la publicité ; je comprends votre pensée, qu’une adresse à Berne donnerait plus d’ampleur à votre premier bulletin ; mais j’avoue qu’avant de m’avancer autant, il m’eût été agréable de causer à tête reposée, avec vous, et des principes et des moyens d’exécution. Il me répugne un peu d’adhérer dès l’abord à une entreprise si peu définie, et dont on ne connaît pas encore, chez nous du moins, le caractère propre. Il y a là des points qu’il est important d’élucider, et, je le répète, j’aurais désiré en causer en détail avec vous, comme étant le promoteur de l’entreprise.
« Un point, en particulier, me préoccupe, c’est celui-ci : Si je n’ai pas bu de vin, pendant quelques années, c’est uniquement dans l’espérance qu’une société d’abstinence se fonderait un jour, et non pas du tout par principe religieux ou moral ; et si je désire la fondation de cette société, c’est uniquement au point de vue philanthropique. Il me semble que la religion ne doit pas être mise en jeu ici directement, car la Bible nous condamne dès que nous voulons faire de la chose une affaire de principe. C’est, pour moi, un moyen purement pratique, en vue de créer un milieu favorable à ceux qui veulent se convertir de leurs mauvaises habitudes et d’organiser des auberges de tempérance. De sorte que, si je signais le pledge, ce serait uniquement pour entrer dans la Société, et si, pour quelque raison, je me croyais appelé plus tard à en sortir, je ne considérerais pas comme une rupture de ma promesse, le fait de reprendre l’usage du vin. Ceci est extrêmement peu probable, mais il y a cependant, là-dessous, une question de principe que j’aurais aimé discuter avec vous, à l’avance.
« Si vous désirez mon adhésion, vous pourriez la formuler à peu près comme suit : « A Berne, M. le pasteur Bovet est entièrement sympathique à notre Société, et nous fait espérer son adhésion pour un prochain avenir. »
« Si cependant ce mode ne vous convenait pas, et si vous teniez beaucoup à mon adhésion formelle, dès maintenant, à vos projets, je ne m’y refuse pas, dans l’espérance que nous nous entendrions bien en tout point, et que Dieu mettra sa bénédiction sur cette œuvre entreprise pour sa gloire. »
Il vaut la peine d’examiner cette longue épître, vrai miroir où l’on peut contempler l’âme même de son auteur. Dans cette âme se livre un étrange combat. Arnold Bovet est à la fois attiré et retenu. Ses longues hésitations sont dues, non certes aux résistances de sa gourmandise ou à la peur du qu’en-dira-t-on, choses dont il a dès longtemps triomphé, mais à la crainte de dévier, si peu que ce soit, de la ligne droite tracée par la Bible. Nous retrouvons là l’homme de Männedorf, libéré de lui-même et du monde, mais lié par la Parole et prisonnier de Jésus-Christ. On peut prévoir qu’à peine délivré de ses derniers scrupules, cet homme ne cherchera pas de prétextes et s’élancera dans la voie où maintenant il a de la peine à se hasarder. Les engagements pris de cette manière-là ressemblent aux constructions élevées lentement, avec des pierres dures, patiemment taillées. Vous n’aurez pas à y revenir : ils sont solides.
Mais il y a autre chose encore dans cette correspondance. D’une missive à l’autre, que dis-je, dans le corps même de cette dernière épître, on assiste à la chute de quelque retranchement. L’esprit d’Arnold Bovet capitule devant les assauts de son cœur ; la beauté de la cause lui apparaît toujours plus clairement, et cette lettre, commencée avec beaucoup de réserves, se termine par une adhésion.
C’est un spectacle singulièrement touchant, quand on dépouille cette première correspondance, de voir naître entre ces deux hommes, tout à l’heure inconnus l’un à l’autre, une de ces amitiés chrétiennes, dont on sent que, cimentées par Dieu lui-même, elles participent en quelque sorte à son éternité.
La première lettre de Bovet à Rochat commence par ce mot d’une politesse un peu sèche: « Monsieur. » La deuxième par ceux-ci : « Mon cher Monsieur. » Plus tard, bien que nous soyons en novembre, le dégel s’accentue et nous avons : « Bien cher Monsieur. » À la fin du même mois, le ton s’échauffe encore, il écrit : « Bien cher ami. » Enfin, plus tard, nous atteignons l’apogée de l’affection, et le terme adopté est : « Bien-aimé frère. »
Cet attachement au fondateur de l’œuvre n’était que le reflet d’un amour croissant pour celle-ci. À la date du 28 mai 1878, Bovet écrit à Rochat : « Ce soir même, nous discutons le plan d’une maison dans laquelle nous espérons faire entrer les locaux nécessaires à un Café. Mes sœurs viennent d’en fonder un à Boudry (ceci pour vous, et non pour la presse), et le succès est grand : cent tasses de chocolat en un jour ! Les statuts me paraissent bons, et l’essentiel s’y trouve. Bon courage ! Que Dieu bénisse vos efforts ! »
Enfin, le 3 juin, sur une simple carte postale, nous lisons ces quelques mots qui valent la peine d’être soulignés :
« J’adhère volontiers à vos statuts, et veux, prendre déjà maintenant la résolution de me rattacher à votre Société. »
Il y a des cartes postales qui valent plus que des lettres chargées.
Le grand pas était fait, et comme en bien d’autres occasions, les premières conséquences en furent plus pénibles qu’encourageantes. Notons d’abord la désapprobation de l’entourage. Ceci ne concerne pas les parents ou amis engagés dans le commerce des vins, et qui surent être toujours, pour l’apôtre de l’abstinence, d’une parfaite correction ; nous ne parlons pas non plus des railleries ou des félicitations ironiques de telle ou telle personne particulièrement spirituelle. Plus difficile à supporter pour un chrétien, pour un pasteur, fut le blâme discret de ses frères en la foi qui ne voyaient, dans l’abstinence, qu’un retour sous le joug de la loi, et, partant, une sorte de déchéance. Mme Bovet, elle-même, était affligée. Il lui semblait que cette adhésion à une œuvre si excentrique allait faire dévier son mari de son devoir et diminuer son ministère. Bientôt elle se convainquit avec joie qu’en appelant son serviteur à devenir l’apôtre de la Croix-Bleue, Dieu, loin d’appauvrir son œuvre, l’avait décuplée, et paraissait avoir répété en sa faveur l’antique promesse : « Je te donne les nations pour héritage. »
Au début, rien n’annonçait semblables récoltes.
La section de Berne proprement dite est née en septembre 1879, à la suite d’une conférence donnée par MM. Rochat et Fermaud, lors d’un Congrès en faveur de la sanctification du dimanche. Deux mille cartes d’invitation avaient été lancées ; il vint une trentaine de personnes. Sept hommes prirent des engagements. Arnold Bovet, qui n’avait pas encore grande confiance dans les signatures de buveurs, fut « vexé », comme il le racontait plus tard, de voir M. Rochat encourager et même pousser les assistants à donner leurs noms. Il trouvait cela précipité et dangereux.
Néanmoins, lorsqu’il vit que plusieurs de ces engagements étaient fidèlement tenus, et que le mouvement produit dans les esprits par le témoignage de ses nouveaux amis rappelait celui de l’eau de Béthesda et guérissait réellement, il changea de langage, et ses lettres respirent une joie et une confiance croissantes.
Il fallait, d’ailleurs, des miracles visibles pour garder du découragement les promoteurs de l’entreprise, car pendant longtemps elle parut ne pas devoir grandir.
Tout d’abord, la section de Berne tint ses « séances » dans une boutique de ferblantier, et comptait alors cinq membres. Le président, M. Bovet, siégeait sur une enclume, et, tout autour, à la clarté fumeuse d’une petite lampe à huile, se tenaient les membres. Plus tard, on se réunit dans l’atelier d’un lithographe. Pendant tout un an, le chiffre des participants oscilla entre quatre et cinq ; mais la persévérance et l’opiniâtreté des Bernois triompha de l’ostracisme dont la section était l’objet, et la plante si faible finit par grandir.
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L’ignorant qui n’aurait jamais rien vu ni rien appris des merveilles de la botanique, sourirait incrédule, si ou lui montrait un chêne à côté d’un gland, en lui disant que le premier est sorti du second. Plus étonnante est la croissance de la Tempérance bernoise : nous venons de voir le gland, il est temps de contempler le chêne.
Entrez, un mercredi soir, dans la grande salle de la Croix-Bleue, au « Vereinshaus » de la rue de l’Arsenal. Vous aurez quelque peine à vous placer, car le local, pourtant si grand, est déjà trop exigu pour la section sans cesse croissante — au dernier recensement ils étaient plus de mille —. Parcourez du regard cet auditoire où dominent, chose bien rare dans nos églises, les hommes, les hommes du peuple, en habits de travail. Vous lisez sur ces visages, non point la haine ou la moquerie, mais le respect et l’amour, quand retentit le nom du Sauveur. Leurs rudes voix, qui jadis déchirèrent le silence des rues, pendant la nuit, du cri bestial, provoquant ou désespéré, du buveur, chantent maintenant « un cantique nouveau » ; dans leur langue nerveuse et expressive ils racontent ce que Dieu a fait pour eux… Ce peuple d’abstinents compte plus de quatre cents hommes qui sont d’anciens buveurs, et plus de deux cent cinquante sont abstinents depuis plus d’un an. C’est une grande force morale pour une ville qu’un millier d’abstinents qui chantent, combattent et prient… Tout cela est sorti de la boutique du ferblantier.
Il y a plus. L’activité d’Arnold Bovet ne pouvait pas se satisfaire dans les limites de la ville fédérale. Bientôt elle le conduisit dans toute la partie allemande du canton de Berne qu’il couvrit d’un réseau de sections. Quelques jours avant sa mort, ces sections tinrent leur réunion annuelle, et il fallut la cathédrale elle-même pour contenir la multitude venue de tous les coins du canton, bannières et fanfares en tête. Lorsque, dans les années 1889 et 1890, le canton de Berne entreprit la création de l’Asile de Nüchtern, pour buveurs, A. Bovet s’y intéressa vivement ; il s’en est occupé jusqu’à sa mort. Sa collaboration fut d’autant plus appréciée par les promoteurs et les directeurs de cet établissement, qu’ils appartenaient tous aux partis religieux et politiques qu’il combattait à l’ordinaire. Par l’organe du pasteur Marthaler, ils ont rendu sur sa tombe et dans la presse un hommage éloquent et chaleureux à la largeur extrême de son cœur et au bien qu’il leur avait fait.
Tout cela est sorti de la boutique du ferblantier.
Il y a plus. Franchissant les limites du canton de Berne, Arnold Bovet envahit toute la partie allemande de la Suisse. Il eut le bonheur rare de voir se lever, dans tous les centres importants, des hommes d’élite qui, gagnés par lui à la bonne cause, la servirent avec talent et fidélité. La reconnaissance oblige à nommer ici MM. Furrer et Stahel, de Berne, Eidenbenz, de Zurich, Nabholz, de Bâle, et Pestalozzi, de Saint-Gall. Avec un état-major de cette valeur, la force d’un homme est décuplée, et le pasteur de Berne eut la joie de voir la Croix-Bleue solidement plantée dans les villes où règne la bière allemande et dans les campagnes où le cidre et le vin blanc coulent à flots. Au moment de sa mort, la Société comptait, dans la Suisse allemande, 250 sections avec 8018 membres, dont 3176 anciens buveurs.
Nous ne sortons pas de la stricte vérité en attribuant, au moins en partie, à l’influence du Président de la Croix-Bleue suisse, la création de la « Ligue catholique » (Katholische Liga) fondée par Mgr Egger, évêque de Saint-Gall.
En effet, Arnold Bovet fit plusieurs visites à l’éminent prélat et fut toujours reçu par lui de la façon la plus amicale. La chaleur avec laquelle il exposait les ravages de l’alcoolisme dans le peuple, et l’enthousiasme avec lequel il décrivait le travail et les résultats de la Croix-Bleue, firent certainement sur l’évêque une grande impression. Mgr Egger étudia à fond la question de l’alcoolisme ; et, dans d’excellents écrits, recommanda l’abstinence totale aux buveurs et à leurs sauveteurs. Lorsque fut fondée la « Ligue catholique », Arnold Bovet s’y intéressa beaucoup. Il regretta, naturellement, que l’on eût admis deux classes de membres, dont les uns devaient s’abstenir d’une façon permanente, et les autres seulement un jour par semaine. Cette distinction lui parut dangereuse pour l’avenir de la Société catholique. Mais jamais il ne vit dans cette œuvre une concurrence à redouter, et il se réjouit, à plein cœur, de ce que les principes de la Croix-Bleue pouvaient, par elle, étendre leurs bienfaits jusque dans le peuple catholique. À différentes reprises, l’évêque et le pasteur ont exprimé l’affection et le respect qu’ils avaient l’un pour l’autre, et certes, ce n’est pas un des moins beaux fruits de la Tempérance, que l’union, sur son terrain, de deux hommes séparés sur tant d’autres.
Tout cela est sorti de la boutique du ferblantier.
Il y a plus encore. Par sa mère et par sa femme, Arnold Bovet était un peu un enfant de l’Allemagne. Toujours, il avait porté sur son cœur ce grand pays auquel il devait tant, et quand Dieu lui eut donné, dans la Croix-Bleue, un instrument admirable d’évangélisation, il se sentit pressé d’en faire bénéficier sa seconde patrie.
Entreprendre d’implanter l’abstinence en Allemagne eût paru insensé à un homme d’une foi moins audacieuse. Dans sa propre famille, Arnold comptait de grands fabricants de champagne. Le domaine de Johannisberg, où il aimait tant à aller pour visiter les parents de sa mère, n’est-il pas un lieu célèbre et presque sacré pour les amateurs de vins exquis ? Les bords du Rhin et de la Moselle, aux crus fameux, chantés par les poètes, verraient-ils jamais un abstinent ? Le Wurtemberg, couvert de ses vergers producteurs de cidre, et dont la piété s’allie si bien avec un aimable sybaritisme, supporterait-il qu’on lui prêchât autre chose ? L’Allemagne du Nord, dont toute la vie semble se passer autour des larges verres de bière, descendants des cornes où s’abreuvaient les Germains indomptables, l’Allemagne où prospéraient les distilleries du grand-chancelier recevrait-elle, autrement qu’avec des huées, l’humble soldat de la Croix-Bleue ? L’Allemagne a reçu le messager et le message.
Comme dans son propre pays, Arnold Bovet eut le bonheur de trouver, en qualité de collaborateurs, des hommes vaillants, de la race des géants, que Dieu avait préparés pour cette œuvre, et qui, au bout de quelques années, purent se constituer en Comité national allemand. Parmi ces ouvriers de la première heure, il est juste de nommer le Dr Martius, le pasteur Fischer, d’abord à Barmen, actuellement à Essen, et surtout le lieutenant-colonel en retraite de Knobelsdorff, qui suivit, hélas ! de trop près dans la tombe le pasteur Bovet. Devenu un chrétien vivant par une conversion profonde et radicale, après avoir été, jusqu’à un certain point, victime de l’intempérance, de Knobelsdorff apporta dans sa nouvelle vie les qualités qui l’avaient distingué dans l’ancienne. Il y avait dans cet apôtre, une foi enfantine, une grâce chevaleresque et une décision toute martiale. Il manifestait une joie particulière, quand il pouvait, dans les congrès, sur le terrain neutre de la Suisse hospitalière, fraterniser avec les abstinents français.
Sous de tels chefs, la Croix-Bleue avança en Allemagne « à pas de géant ». Au moment de la mort d’Arnold Bovet, le pays tout entier était couvert d’un réseau puissant de 315 sections organisées, avec 15259 membres, dont 3954 anciens buveurs, dispersés dans 1119 localités. Ce réseau qui s’accroît tous les jours, se divise en six fédérations : celle de l’Ouest, celle du Nord, celle du Nord-Est, celle du Sud-Est, celle du Centre, celle du Sud. À lui seul, le « West-bund » compte 7434 membres.
Un pareil résultat n’a pas été obtenu sans peine. Par là il faut entendre tout d’abord, les fatigues physiques occasionnées par de longs et fréquents voyages en toute saison. En 1901, après le Congrès international de Vienne, Arnold Bovet fit une campagne en Autriche et en Hongrie, il alla même jusqu’à Belgrade. Il faut songer ensuite à l’effort moral nécessaire pour vaincre les préjugés, stimuler les bonnes volontés, combiner et organiser le travail, dans un pays immense, où flottent toutes les bannières de la piété et de l’impiété, depuis l’ecclésiasticisme le plus décidé jusqu’au piétisme le plus indépendant et jusqu’à l’incrédulité la plus raisonnée, tout cela représenté par des hommes éminents qui savent défendre leurs idées. Il n’a pas tenu à Arnold Bovet que, parmi les chrétiens au moins, et dans les Sociétés de tempérance, ces courants divers se fondissent en un seul. Il y a travaillé avec son amour et son ardeur ordinaires, et c’est avec des larmes de reconnaissance qu’à ses funérailles le pasteur Fischer a pu dire au nom de l’Allemagne : « C’est au service de notre pays qu’il a dépensé ses dernières forces ! »
Tout cela est sorti de la boutique du ferblantier.
Plus que par son étendue en surface, le travail d’Arnold Bovet dans la Tempérance nous frappe par sa solidité.
Au moment où sont enlevés les cintres et les étais qui soutenaient une voûte en construction, il se produit quelquefois un fléchissement, conséquence coûteuse et pleine de périls d’un travail hâtif pour lequel on s’est contenté de matériaux de second ordre. Pareille chose arrive parfois dans les œuvres chrétiennes. Lorsqu’est enlevé subitement un homme de Dieu, pasteur ou laïque, un de ces hommes-colonnes qui portaient sur leur cœur le poids des grandes responsabilités, il se produit une sorte de panique, un écroulement de la masse, une désagrégation des parties ; l’édifice craque et des fissures apparaissent partout. « Voyez, s’écrie-t-on alors, de quelle valeur était celui que nous avons perdu ; lui parti, tout va mal ! »
Arnold Bovet a été enlevé… et tout marche encore. Semblable à une voûte solide, aux matériaux de choix, soigneusement maçonnés, la Tempérance de la Suisse allemande est apparue en sa beauté robuste, au moment précis où Dieu lui enlevait son principal soutien. Après le premier instant de stupeur, après les effusions de l’affliction et les frémissements de la douleur, ce peuple s’est redressé virilement, et il a fait à son chef tombé sur le chantier l’honneur de ne pas le croire indispensable. On s’est souvenu, à Berne, que l’effort constant du Président avait été de former une armée dont Christ serait le chef, la vie et la force, et volontiers les amis d’Arnold auraient répété à son sujet le cri du disciple de Männedorf au décès de Mütterli : « Bovet est mort, quelle tristesse ! Jésus nous reste, quel bonheur ! »
À l’heure actuelle, les sections allemandes de la Croix-Bleue redoublent d’ardeur et d’entrain ; elles ne pouvaient pas mieux honorer la mémoire de celui qu’elles pleurent !
Tout cela est grand et réconfortant… Tout cela est sorti de la boutique du ferblantier.
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Cette petite phrase si souvent répétée dans le tableau tracé ici du travail de la Croix-Bleue, n’a pas pour but de glorifier celui qui en fut le principal instrument. Elle doit illustrer seulement le verset du prophète Zacharie qui recommande de ne pas « mépriser le temps des petits commencements », et la parole du Sauveur lui-même qui fait sortir son Royaume de « la plus petite de toutes les semences ».
Mais, une fois bien établi, à la gloire de Dieu seul, le contraste qui éclate entre l’extrême faiblesse des débuts de la Croix-Bleue et la solide beauté de son état actuel, il faut pourtant chercher et mettre en lumière les ressorts cachés et les dons précieux à l’aide desquels le chef de chantier a pu produire et faire produire de si bonne besogne. L’énumération de ces choses aiguillonnera les paresseux et encouragera les travailleurs.
Le diamant, analysé chimiquement, révèle une humble origine : il est le frère du charbon. Quand nous décomposons la puissance d’Arnold Bovet dans la Tempérance, nous n’y trouvons aucun « charisme » qu’on puisse appeler miraculeux, mais plutôt un ensemble extraordinaire et rare de qualités qui, par elles-mêmes, ne le sont pas.
En premier lieu, il convient de noter l’esprit de prière. Lorsqu’à Männedorf, Dieu contraignit le jeune malade à lutter en quelque sorte avec lui, comme jadis Jacob, en des nuits de prière, il savait ce qu’il faisait.
Ce régime, en apparence exagéré, contre-nature, dangereux même, devait porter plus tard des fruits merveilleux. Si, malgré la raideur de sa jambe, le pasteur de Berne a pu circuler, travailler, semer, récolter infiniment plus que beaucoup de pasteurs, c’est que, malgré la raideur de sa jambe, il avait pris et conservé l’habitude de s’agenouiller beaucoup. Le secret de la position d’Arnold Bovet devant les hommes, c’est sa position devant Dieu.
On a remarqué, dans les lettres qu’il écrivit à L.-L. Rochat au début de leurs relations, des hésitations, des réserves, des précautions qui étonnent chez un homme aussi ardent et entreprenant. Tout cela n’est pas pour surprendre ceux qui le connaissent bien. En dehors de l’approbation de Dieu, toute tentative quelconque lui paraissait condamnée à l’avortement ; il s’en détournait, comme dédaigne un travail de camelote l’ouvrier d’élite, habitué à manier des pierres précieuses, et volontiers il eût appliqué à ce genre d’activité humaine et terrestre la flétrissure dont la stigmatisait son maître Beck.
Il lui fallait l’ordre du Roi. Pour l’obtenir, cet homme si pressé trouva toujours le temps de prier. Dans les réunions, il voulait des prières courtes, précises, pratiques, allant au fait, mais il fallait prier.
On priait dans sa maison, dans sa vie de famille, pour toute chose ; on priait sans gêne, sans affectation, sans fausse solennité ; on parlait à Dieu comme à un ami, la prière était pour Arnold Bovet comme le pain qu’il mangeait, comme l’air qu’il respirait, l’ordinaire de la vie, une chose toute naturelle. Son gendre et ses belles-filles en furent profondément frappés quand ils entrèrent dans son intimité.
La seule fois que nous ayons surpris, en cet homme qui n’avait pas de nerfs, un imperceptible mouvement d’irritation, ce fut à Genève, en 1892, dans la salle du Consistoire. La réunion des délégués internationaux commençait, d’assez bonne heure, par une réunion de prières. Quelques-uns d’entre nous arrivèrent un peu en retard et cherchaient leurs places avec le bruit et la maladresse ordinaires en pareil cas. « Nous sommes en prière », leur dit-il simplement. Dans ces quelques mots, il y avait un reproche discret.
Pendant son voyage dans la Haute-Loire avec M. Émile, Peugeot, il eut mal à son « bon genou », celui qu’il pouvait ployer. Son compagnon le lui frictionna avec de l’eau de cerise, et remarqua que ce genou était calleux. Il en fut profondément ému.
Pour Arnold Bovet, la prière était à la fois un devoir et un privilège. Elle ne consistait pas à mettre Dieu d’accord avec lui, mais à se mettre d’accord avec Dieu.
Une fois cette entente établie, il était prêt pour toutes les besognes, et si ce travailleur, dont la jeunesse avait été une longue maladie, a pu dire, peu avant sa mort, à son collègue Morel : « J’ignore ce que c’est que la fatigue », c’est que cet ami, au courant de ses habitudes, aurait pu dire de lui : « Il boit au torrent pendant la marche, c’est pourquoi il relève la tête. » (Psaumes 110.7)
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Pour expliquer la puissance d’Arnold Bovet, il faut noter ensuite son ardeur conquérante.
Quand notre paresse ou nos interdits ont ralenti l’extension d’une œuvre, volontiers nous nous consolons en disant que, pauvre à la surface, « elle gagne en profondeur ». À la rigueur, nous ajouterons : « Le bruit ne fait pas de bien, et le bien ne fait pas de bruit. » Pendant ce temps, l’ennemi fait, avec ou sans bruit, beaucoup de mal.
Les abstinents bernois estimaient, au contraire, qu’un arbre qui a « repris » doit grandir et que la profondeur de ses racines doit se manifester par l’extension de son branchage ; aussi donnèrent-ils à leur société une telle impulsion, ils s’acharnèrent à leur travail d’un effort tellement continu, que jamais, dans la Suisse allemande, les statistiques n’ont accusé un mouvement de recul. Mais aussi, quelle ardeur conquérante chez le président ! Que de courses, de visites, de voyages ; que de conférences, de réunions, d’entretiens ; que de fatigues joyeusement endurées, que d’efforts toujours renouvelés ! Il vaut la peine d’en donner une idée approximative par le tableau chronologique suivant où ne figurent que les choses principales :
1885. | Voyage à Magdebourg. |
1886. | Voyage à Bruxelles. Novembre : Fête fédérale à Bâle. |
1887. | Septembre : Fête annuelle de la Branche allemande à Aarau. Jubilé décennal à Genève. Octobre : Voyage à Barmen. Novembre : Congrès. international à Zurich. |
1889. | Juillet : Voyage en France. Août : Conférence des délégués à Berne. |
1890. | Août : Congrès international à Christiania voyage en Norvège. Août et Septembre : Voyage en Allemagne ; Dresde, Chemnitz, Leipzig, Berlin, Neumünster, Hambourg, Bielefeld, Dortmund, Mülheim, Düsseldorf, Mettmann, Barmen, Hagen, Soest, Cassel, Nuremberg. Novembre : Réunion des délégués à Lausanne. |
1891. | Juillet : Voyage en Angleterre et en Écosse. Novembre : Assemblée des délégués à Bâle. |
1892. | Août : Fête fédérale à Genève. |
1893. | Août : Fête de la Croix-Bleue allemande à Barmen. Voyage en Belgique et en Hollande. |
1895. | Mai : Voyage à travers l’Allemagne jusqu’à Posen. Août : Assemblée des délégués à Bâle. Fête de tempérance à Zurich. |
1896. | Voyage en Allemagne, à Neumünster. Août : assemblée de la Croix-Bleue à Barmen. Octobre : Assemblée des délégués à Aarau. |
1897. | Exposition à Genève. Septembre : Jubilé de vingt ans à Genève. |
1898. | Août : Assemblée des délégués internationaux à Berne. |
1899. | Congrès international à Paris. Juillet : Fête fédérale à Berne. |
1901. | Avril : Congrès international de Vienne. Voyage à Budapest, en Serbie, en Carinthie, à Venise et à Florence. |
1902. | Août : Jubilés à Bâle et à Genève. |
1903. | Avril : Congrès international à Brème, retour par Hambourg, Barmen, Essen, Francfort, etc. |
Dans ces tournées destinées à rencontrer ou à gagner des abstinents, Arnold Bovet déployait un flair de chien de chasse et une obstination de chercheur d’or. Nous l’avons vu étudiant, négliger les curiosités artistiques pour découvrir des « frères » et oublier les œuvres des hommes pour celles de Dieu. Depuis lors, il ne s’est pas corrigé, au contraire. À l’occasion du Congrès de Christiania, il s’accorda un voyage en Norvège. Dans ses lettres, il est peu question de « Fiords » merveilleux et aucune mention n’est faite du soleil de minuit ; l’apôtre de la Croix-Bleue n’était préoccupé que de la victoire remportée par les Scandinaves sur l’alcoolisme, et s’il s’aventura, sans connaître la langue, dans le cœur même du pays, circulant dans les véhicules les plus divers, c’était toujours dans l’espoir de rencontrer des rubans bleus !
Comme tous les chasseurs, il avait un plaisir spécial à certaines prises. Pour lui, la proie recherchée entre beaucoup d’autres, c’était les pasteurs. À leur intention, il avait des accents à part et une éloquence toute particulière. Gagner un pasteur, n’était-ce pas presque conquérir une église ? Arnold Bovet savait qu’en matière d’abstinence, on est obligé de répéter souvent la vieille parole : « Celui qui n’est pas pour nous est contre nous. »
Voici ce que raconte un pasteur :
« À la suite d’expériences assez pénibles, j’avais renoncé, après expiration d’un premier engagement, à faire partie de la Croix-Bleue, section de ***. Des complications survinrent. On crut que mon influence pourrait être de quelque utilité en cette circonstance. Bovet le pensait aussi. Il vint tout exprès de Berne pour me voir. J’étais à Neuchâtel ; il s’y rendit, et, dans l’intervalle entre l’arrivée de son train et le départ du mien, il me pressa, me supplia de rentrer dans cette œuvre qui lui était chère. Je refusai catégoriquement ; mais une fois en route, je me sentis comme contraint à dire « oui ». Ce qui m’avait gagné, ce n’était ni l’affection d’Arnold, ni l’insistance de ses raisons ou de son zèle, c’était le ton douloureusement résigné avec lequel il avait dit en me quittant : « Pourquoi faut-il que j’aie perdu ma journée ! »
Un troisième charisme de l’apôtre de la Croix-Bleue, c’était sa fidélité dans les plus infimes détails de sa besogne.
Il y avait en lui, on s’en souvient, outre le pasteur et l’évangéliste, un architecte et un entrepreneur. Il aimait à faire lui-même toute espèce de travaux, même manuels, et, dans ce but, il s’était commandé, chez un artiste de Berne, un couteau selon son cœur, c’est-à-dire muni de toutes les lames qui peuvent raisonnablement s’adapter à un manche portatif. Il y en avait de grandes pour les grosses besognes et une quantité de petites pour les plus infimes.
Nous n’injurions pas la mémoire de notre ami en disant qu’il ressemblait un peu à son couteau, ou qu’il avait fait faire celui-ci à son image. Comme cet instrument, il était prêt à toutes les tâches, grandes ou petites, et aussi fidèle dans celles-ci que dans celles-là.
Qu’il fût disposé aux grandes audaces, c’est ce que montre la lettre suivante écrite par lui à M. L.-L. Rochat, le 8 octobre 1884, pendant un trajet en chemin de fer, entre Bischoffzell et Herisau (canton d’Appenzell) :
« Cher ami, je suis au pays du cidre et du vin léger coulant à flots dans de grandes carafes que l’on trouve sur chaque table amie. Ce n’est pas très facile, je vous assure. Que Dieu me soit en aide ! Il y a cependant de la bonne volonté, et, chez plusieurs, de l’intelligence des choses. Une idée me préoccupe depuis longtemps. Je vous la soumets ; pensez-y deux ou trois fois même, et vous me direz votre avis. Je désirerais que notre Société adressât, par l’organe de notre prochaine assemblée générale, une lettre, d’abord privée, puis publiée dans beaucoup de journaux, au prince de Bismark, pour le supplier, le conjurer de transformer ses distilleries. Ce sera un des plus grands services qu’on puisse rendre à l’Allemagne. Tous les efforts seront vains dans ce pays, tant que le Chancelier qu’ils portent sur leur cœur et aux nues, continuera dans cette voie. Si vous prépariez un morceau senti et ferme pour notre fête de Genève ? Il me semble que ce serait tout à fait dans notre programme. Encore une fois, songez-y, et agissez selon votre triple sagesse. »
La grande pensée de l’abstinent ne pouvait pas avoir de suite sous cette forme, mais elle en eut une digne d’elle par la campagne grandiose et incessante qu’il entreprit pour la délivrance de l’Allemagne, et qui, si elle n’a pas abouti à transformer les distilleries du prince de Bismark, a réussi à transformer des milliers de ses compatriotes.
C’est ainsi que dans l’activité d’Arnold Bovet travaillaient les grandes âmes ; et voici maintenant comment opéraient les petites : Il faut lire la correspondance échangée, après 1878, entre Bovet et Rochat, pour se faire une idée des détails infimes dans lesquels le premier était capable d’entrer en faveur de ses anciens buveurs.
Voici ce qu’il écrit le 6 novembre 1879 :
« Enfin notre « Bärenhöfli » est acheté, et nous pourrons entrer dans notre Café au Nouvel-An. Nous allons constituer un Comité pour la direction de cette entreprise. Nous pensons pouvoir joindre au Café une pension ouvrière et une ou deux salles de lecture. Le tout est dans des proportions plutôt modestes. Nous pensons avoir, pour sommelier, un jeune homme qui connaît le service, et qui sera sous la surveillance du concierge de notre Chapelle, lequel demeure à côté. Nous ne sommes pas encore au clair sur les prix que nous mettrons à nos portions et sur la question de savoir si nous devrons chercher à payer tous les frais, y compris les frais de loyer, par nos ventes, ou bien si nous devrons réclamer le secours des personnes de la ville. Nous aimerions bien connaître votre mode d’agir à cet égard.
« Donnez-vous des grandes tasses à 10 centimes et des petites à 5 centimes ? Avez-vous une grande variété de boissons ? Donnez-vous le thé avec sucre et lait ? Y mettez-vous un peu de cannelle ? Donnez-vous du fromage, du beurre, des beignets ? Unissez-vous une pension alimentaire au Café de tempérance ? Servez-vous le dimanche aussi ? »
Le 30 novembre : « Votre réchaud à gaz a trouvé grand accueil. Ayez la bonté de m’en envoyer la description exacte, dimensions, maniement, coût, etc… Combien avez-vous acheté de tapis, pour commencer ? »
Le 15 mars 1880 : « Les ouvriers ne savent pas par quoi remplacer le petit verre. Ils se plaignent que le sirop leur dérange l’estomac. Que pensez-vous du thé froid ? »
Le 18 mars : « Savez-vous quelque chose du coco de Calabre en poudre, à 1 fr. la boîte pour 100 litres ? C’est bon. J’en ai goûté ; reste à savoir si c’est sain. »
Le 23 mars : « J’ai goûté les différents cocos de Calabre. Cela n’a, au fond, pas grande valeur. Mais ce qui me paraît digne d’attention, c’est que la cerisette a des qualités narcotiques assez prononcées. Goûtez-en un peu largement et vous aurez la même impression… »
Le 24 mai : « Connaissez-vous les limonades de Londres ? »
Le lecteur sourit à cette avalanche de questions que nous abrégeons pour ne pas l’ennuyer. Elle est cependant symptomatique et méritait d’être conservée, car la touchante fidélité avec laquelle Arnold Bovet s’occupait de procurer aux ouvriers abstinents de quoi étancher leur soif, explique ses succès, au moins autant que son extrême souci de donner à leur âme le pain de vie.
♦ ♦ ♦
Nous remarquons, en quatrième lieu, chez le chef de la Croix-Bleue bernoise, un sens profond des besoins de l’âme populaire.
Le difficile, dans la Tempérance, ce n’est pas tant d’obtenir des engagements que de les faire tenir. C’est après la signature que commence l’ère des difficultés. Souvent, les premiers jours, et même les premières semaines se passent remarquablement bien et presque facilement, parce que le buveur, subitement devenu abstinent, éprouve, dans son âme, une sorte d’apaisement et de délivrance. Le changement radical intervenu dans sa vie l’intéresse — il lui est agréable d’avoir, en sa propre personne, un compagnon nouveau et qu’il peut estimer ; il a bien encore, dans ses membres, le brisement et la courbature, dans son âme, la honte et la crainte, suites de ses excès, mais juste assez pour lui rappeler la misère dont il vient de sortir et lui ôter l’envie d’y retourner. Tout cela, joint aux soins dont l’enveloppe son nouvel entourage, lui donne une force qui le tient quelque temps. Mais, bientôt, cette apparente conversion révèle son insuffisance. Voici revenir la terrible soif, la convoitise se réveille, les aiguillons de la repentance s’émoussent avec ceux de la souffrance, l’homme regrette toujours plus les péchés qu’il a laissés, et toujours moins ceux qu’il a commis, sa nouvelle vie lui apparaît, non plus comme une terre promise, mais comme un désert ; l’ennemi n’a plus qu’une faible secousse à lui donner, pour le faire retomber lourdement.
Arnold Bovet a bien vite discerné ce péril, et son effort constant fut de changer, pour ses abstinents, le désert en jardin. Empressé à leur distribuer, avec abondance, la parole de vérité, il savait y joindre un peu de bonne joie, sous la forme, non de distractions — le chrétien ne doit pas être distrait —, mais de saines et pures récréations. Dans ces hommes, il recréait, il créait à nouveau l’entrain, la joie, le courage, la résolution, il les remontait sans relâche pour les maintenir debout.
Par nature et par goûts personnels, il ne devait pas être fanatique de mise en scène, de cortèges, de drapeaux, de fanfares. Pour faire l’éloge de la sienne, il nous disait un jour : « elle fait beaucoup de bruit. », Mais en pénétrant dans l’âme des abstinents, il ne tarda pas à comprendre que ces choses sont nécessaires pour la cultiver, l’élever au-dessus d’elle-même ; c’est pourquoi il s’y prêta, il les organisa et les utilisa dans les grandes fêtes de Berne, avec autant d’amour et de soin qu’il en mettait à préparer une conférence ou une prédication.
Ce qu’il savait combiner en grand pour les milliers d’invités qui, à plusieurs reprises, furent reçus dans la ville fédérale, il le faisait en petit, dans sa propre demeure, pour le peuple des abstinents bernois.
Le deuxième dimanche de chaque mois, on voyait affluer de la ville et des villages avoisinants, plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, les plus petits amenés dans des poussettes. Les bébés ne sont certes pas un élément agréable dans les réunions ; il fallait les amuser au jardin, pendant qu’on instruisait leurs parents dans la salle ; mais Arnold Bovet n’en repoussait aucun. La tempérance ne doit-elle pas reconstituer la famille que l’alcoolisme a détruite ?
Avant deux heures, le président était là pour recevoir son monde ; il avait pour chacun un mot de bienvenue prononcé en bernois, langue singulièrement expressive en son apparente rudesse et dont il n’eût pas pu se servir dans ses réunions populaires, sans l’apprentissage qu’il avait fait de l’allemand suisse, pendant ses séjours à Männedorf.
À deux heures précises, la réunion commençait par le chant rapide et vivant de quelques cantiques. Après la prière, on chantait encore, puis le président apportait quelques nouvelles intéressant l’œuvre, ou le récit d’un voyage fait pour la bonne cause, ou enfin une méditation dans laquelle, ordinairement, il étudiait, de réunion en réunion, un livre entier de la Bible.
Après cela, il faisait appel aux témoignages. On sait combien il est difficile de leur conserver leur spontanéité, leur simplicité, leur sincérité ; et combien facilement certains abstinents en arrivent à étaler complaisamment leur passé et leur état présent, et à parler, la tête haute, de ce qu’auparavant ils confessaient en se frappant la poitrine. De là le discrédit où sont tombés, en certains milieux, les témoignages.
Arnold Bovet les aimait, pourvu qu’ils fassent simples et vrais. Dès que cela tirait en longueur, il savait couper court, en proposant un cantique, ou en donnant la parole à un autre orateur, mais toujours avec une grâce aimable qui évitait de blesser. Parfois, un entretien menaçait de dégénérer en discussion ; il intervenait aussitôt, en disant : « Nous achèverons cela à un autre moment. » Si quelque homme ivre, attiré là, se permettait de faire du scandale, il ne le rudoyait pas ; jusque dans l’exclusion nécessaire du coupable, il mettait une extrême douceur. Un buveur n’était-il pas toujours pour lui un frère en perspective ?
À quatre heures, le thé faisait son apparition ; et ce n’était pas une petite affaire, que d’abreuver de deux à trois cents personnes, la plupart venues de loin, par la chaleur, et dont quelques-unes étaient peut-être encore, habituées aux hautes doses.
Après cet agréable intermède, l’assemblée entendait un rapport (Referat) soigneusement préparé et présenté par un membre du Comité, et sur lequel chacun était libre d’exprimer son opinion, car le désir du président était d’éveiller et de cultiver chez ses hommes la réflexion et le jugement personnels.
Enfin — car il convient que les abstinents apprennent non seulement à recevoir mais aussi à donner —, il se faisait, généralement pendant le thé, une collecte en faveur d’une famille pauvre de la Société, dont on exposait exactement les circonstances et dont on taisait soigneusement le nom. Le 13 décembre 1903, la collecte a produit plus de 50 francs.
À Pâques, cette réunion de famille de la Croix-Bleue prenait un caractère spécial, facile à deviner. On cachait cinq cents œufs dans le jardin, pendant que la troupe frémissante des enfants était maintenue dans la salle par quelque captivante allocution. Puis, on lâchait les chercheurs, dont la récolte ne traînait pas. Les inégalités de chance ou d’habileté étaient sagement corrigées par une équitable répartition du butin, à raison de deux œufs par enfant. Pendant que la jeunesse continuait à jouer, les parents recevaient leur part. On leur faisait, dans la salle, une petite conférence sur un sujet intéressant l’éducation. Le chœur d’hommes se faisait entendre à plusieurs reprises. La réunion terminée, quelques personnes restaient encore, pour prendre ou renouveler des engagements. Le tout durait de 2 heures à 6 heures. Personne ne partait sans avoir reçu du président la plus cordiale poignée de mains.
Cette réunion mensuelle plénière des tempérants bernois (Bezirksversammlung) était évidemment le grand instrument d’unification de la famille abstinente. Mais le réseau avait d’autres mailles, plus petites, destinées à ne rien laisser échapper.
Tous les deux mois, un « chocolat » joyeux réunissait, au local, les nouveaux signataires, dûment convoqués à domicile. Il en venait, généralement, de cent à cent cinquante.
Deux fois par an, tous les abstinents, anciens et nouveaux, de chaque quartier de la ville, étaient réunis dans un Café de tempérance, et remontés, corps et âme, par la fraternelle tasse de chocolat et par la Parole de Dieu.
Chaque semaine, dans chaque quartier, une réunion d’étude biblique et d’édification mutuelle était réservée aux hommes seuls. Cela s’appelait Kränzli (petit cercle).
Enfin, pendant la soirée de la Saint-Sylvestre, les membres actifs, les adhérents et leurs familles, étaient invités à fêter ensemble, dans la joie et dans la prière, le passage d’une année à l’autre. Le 2 janvier, régulièrement, avait lieu une grande réunion, avec consommations, destinée à la propagande, et à laquelle ou s’efforçait d’attirer le plus possible de non-abstinents.
En lisant notre description de la réunion plénière mensuelle, le lecteur a peut-être frémi à l’idée d’une seule séance pouvant durer quatre heures. Qu’il se rassure : ce temps passait vite. Arnold Bovet avait un don spécial pour électriser son monde. Son entrain était tel, que les plus somnolents se réveillaient. Il savait rendre captivants et aimables, les chiffres même. C’est tout dire.
Dans une fête fédérale, à Zurich, il fut, un jour, chargé de donner une statistique des sections. On étouffait dans la grande salle de l’ancienne « Tonhalle »; pourtant, nul ne s’avisa de dormir. Voici comment il présenta ses chiffres :
« Tous les abstinents de Zurich, debout !» s’écria-t-il. On vit alors se lever plusieurs rangées d’hommes. « Votre section a été fondée en 18… Vous avez actuellement… sections, avec… membres actifs et… adhérents. Tâchez d’avancer, car il y a dans votre canton bien des régions sans aucune section. Vous pouvez vous asseoir. Que tous les Schaffhousois se lèvent !… Votre section a été fondée en 18… Elle est encore seule de son espèce, mais vos … membres actifs et vos … adhérents sont dispersés dans … localités. » Et ainsi de suite. À l’appel de chaque canton, toute la salle regardait joyeusement se lever les délégués, et, de cette manière, l’opération la plus fastidieuse devint une véritable récréation.
Lancer un bon filet aux mailles serrées, c’est un devoir dans la Tempérance ; savoir y mettre quelque chose qui attire et qui retient en est un autre ; on voit que le chef des abstinents bernois n’en a négligé aucun.
♦ ♦ ♦
Un autre « charisme » d’Arnold Bovet dans la Croix-Bleue, a été son esprit de sagesse et d’intelligence.
Le passager qui dort paisiblement dans sa cabine ne se doute pas de ce qu’il faut de vigilance et d’attention, au pilote, pour diriger le navire à travers les écueils et les courants divers.
Nous ignorons trop, abstinents, ce qu’il a fallu de sagesse et de discernement à nos chefs, pour guider la Société à travers le dédale des déviations, des exagérations, des emballements de ses amis, plus dangereux pour elle, que la haine et les attaques de ses ennemis.
Ce furent, d’abord, les folies d’interprétations de quelques enfants terribles qui, non contents de faire de l’abstinence un dogme, prétendaient l’étayer sur des passages bibliques, sollicités doucement par eux, et parfois, tordus avec rudesse. Certains versets du Nouveau Testament en ont vu de belles, lorsque les outranciers de l’abstinence se sont mis à en faire l’exégèse. Pressentant le péril que courrait la bonne cause, du jour où l’on transformerait en dogme religieux ce qui n’est qu’un remède pratique, décidé à éviter toute déviation loin du terrain sûr, Arnold Bovet affermit, avec une sage prudence, les bases bibliques de la Société ; un de ses premiers soins fut de traduire en allemand l’excellent et loyal traité de M. L.-L. Rochat : Nos principes et la Parole de Dieu.
Il y eut ensuite les questions d’Églises. Pour la Tempérance, elles se sont montrées plus redoutables que les distilleries. La Croix-Bleue n’a pas de caractère ecclésiastique ; elle n’appartient à aucune communauté particulière ; ou plutôt elle leur appartient à toutes : elle leur offre un terrain neutre, une zone franche, où les représentants de toutes les dénominations peuvent se rencontrer et s’unir, pour faire face à l’ennemi commun. Telle est la théorie ; dans la pratique, il en va autrement. Un pasteur méthodiste entre dans la Croix-Bleue ; le voilà suspect d’en faire une annexe de sa chapelle et un instrument de recrutement pour sa petite congrégation. Alarmé par cette idée, le pasteur national prend aussitôt une attitude hostile à l’égard de cette œuvre « qui favorise la dissidence ». Ses attaques lui aliènent les abstinents de son troupeau qui s’empressent de se joindre à l’autre, et il produit ainsi précisément le mal qu’il voulait éviter. Il faut dire, pour être juste, que trop souvent les abstinents ont donné prise, par leur attitude un peu frondeuse, aux soupçons et à l’hostilité des pasteurs.
Bien qu’à la tête d’une communauté libre, Arnold Bovet a toujours compris les légitimes susceptibilités de ses collègues d’autres dénominations ; et loin d’admettre que la Croix-Bleue dût faire sortir de leurs églises les pécheurs qu’elle relevait, soit effort constant fut de les y faire rentrer.
Cette attitude pleine de condescendance pour les pasteurs, même non abstinents, ne fut pas toujours du goût de tout le monde, et en particulier des pionniers de la Tempérance. Plusieurs parmi ceux-ci avaient imprimé à la cause, par leur témoignage, l’élan magnifique des premiers temps, et l’identifiaient un peu avec leurs personnes.
Au bout de quelques années, ce mouvement, d’abord libre et tumultueux comme un torrent des Alpes, dut être dirigé et régularisé. Pour qu’il pût pénétrer partout. Il fallut le faire couler dans les canaux des Églises et autoriser certains pasteurs à donner à l’œuvre locale dont ils prenaient la responsabilité un caractère plus ecclésiastique que celui de la Fédération. Leur refuser cette faculté, c’eût été les exclure du travail commun, ou les contraindre à créer des sociétés séparées, d’où un morcellement lamentable des forces.
Cette manifestation de sage opportunisme et de largeur chrétienne parut, à quelques-uns, une capitulation de « la liberté glorieuse des enfants de Dieu » devant l’affreux cléricalisme. Adapter la Croix-Bleue aux exigences ecclésiastiques, n’était-ce pas l’arracher à la direction de l’Esprit saint pour la livrer à l’homme, et écraser David sous l’armure de Saül ? Profondément irrités de ce qu’ils considéraient comme « une manœuvre de l’Ennemi », plusieurs des premiers apôtres de la Croix-Bleue, et non des moindres, en sortirent avec éclat, ce qui ne fut bon ni pour elle, ni pour eux.
Dans cette crise de croissance de la Société, il faut reconnaître la sagesse et l’intelligence dont fit preuve Arnold Bovet. Absolument ferme pour ouvrir, aussi large que possible, la porte aux hommes de bonne volonté qui voulaient entrer, il dépensa des trésors d’affection pour retenir d’abord, pour ramener ensuite, ceux qui voulaient sortir ; s’il n’a pas réussi à réconcilier tous les mécontents, ce n’est pas sa faute.
Il fallut garder l’œuvre des périls d’un autre écueil, celui de l’alliance proposée par l’« Ordre des Bons Templiers ». Cette société représente, dans l’anti-alcoolisme, l’extrême gauche, c’est-à-dire le radicalisme le plus intransigeant. Elle arbore nettement le drapeau de la lutte contre l’existence même des boissons enivrantes, prétendant que le seul moyen de se garantir absolument contre l’abus, c’est de supprimer l’usage. Cette extrême précision de principe est une force. Il y faut ajouter une savante organisation, une merveilleuse habileté à mettre en valeur les aptitudes et les petits talents de chaque membre, et une grande liberté en matière de plaisirs destinés à remplacer ceux de l’auberge. L’Ordre des Bons Templiers compte parmi ses membres, en Suisse, des hommes éminents, parmi lesquels il est juste de nommer le Dr Forel, de Zurich.
Bien des invitations furent adressées par les chefs de ce mouvement à ceux de la Croix-Bleue, en vue d’une alliance qui aurait servi puissamment la bonne cause. Ces avances n’étaient pas sans attrait pour le cœur large et chaud d’Arnold Bovet. Toutefois, il sut discerner et éviter le péril caché qu’elles contenaient. S’unir aux Bons Templiers, n’était-ce pas compromettre les bases bibliques de la Croix-Bleue, son caractère religieux, son ressort intérieur ? Ce qui semblait devoir l’enrichir risquait de la ruiner ; aussi notre ami eut-il la fermeté de faire saigner son propre cœur en repoussant toute union officielle des deux sociétés, et en conseillant aux abstinents de la Croix-Bleue de ne pas apporter leurs bannières à Olten, où avait lieu la « Réunion de la Fédération des abstinents suisses » organisée par les Bons Templiers.
Cette intransigeance nécessaire ne plut pas à ceux qui avaient prodigué les avances. Ils le firent sentir au président de la Croix-Bleue bernoise, et un des derniers chagrins qu’il éprouva en sa vie, fut de ne pas pouvoir fraterniser, comme il l’aurait voulu, au Congrès de Brême, avec l’ami que sa fidélité avait dû blesser.
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Il faut noter encore, parmi les dons d’Arnold Bovet, son aptitude à former des hommes.
En lui, à côté du défricheur, il y avait un bon charpentier, qui, du tronc le plus grossier, savait façonner un instrument de choix. Non satisfait quand il avait réussi à faire d’un buveur un abstinent, son ambition était d’en tirer un collaborateur.
Il s’emparait de cette âme encore fruste ; et, avec respect, amour et délicatesse, il s’efforçait d’y faire réapparaître l’image divine, comme un collectionneur sur une médaille ramassée dans la boue ou dans la poussière. Il frottait, tantôt doucement, tantôt plus rudement, suivant les cas, et il eut le bonheur d’obtenir des transformations capables d’étonner ceux-là mêmes qui en étaient les objets.
Parmi les innombrables couronnes qui furent déposées sur son cercueil, une surtout nous a émus. Elle portait ces mots : Die geretteten Trinker von Worb ihrem unvergesslichen Seelsorger.
Nous ne possédons aucun mot français pour rendre ce beau titre de « Seelsorger ». Il signifie littéralement : « celui qui prend souci de l’âme. » Il exprime la responsabilité, l’espérance, la clairvoyance, la tendresse, toutes les qualités nécessaires pour soigner, relever, purifier, instruire, éduquer une âme, et, dans ce sens, il a été rarement aussi bien appliqué. Jusque dans leurs moqueries, les buveurs ont rendu hommage au souci que le pasteur Bovet éprouvait pour eux. Un jour qu’il passait près d’un chantier, les ouvriers, en train de prendre leur « 10 heures », avec accompagnement de schnaps, levèrent leurs verres en lui criant : « Bovet-Thränen » (larmes de Bovet).
Les personnes qui ont assisté, en 1895, au Congrès de la Croix-Bleue française, à Valentigney, n’ont pas oublié le rapport qu’Arnaud Bovet y présenta sur « la cure d’âme de l’abstinent ». Son humilité l’avait fait hésiter à entreprendre cette tâche ; et, jusqu’au dernier moment, il exprimait la crainte de s’en acquitter mal. On fut émerveillé de l’esprit de sagesse dont il fit preuve dans ce travail. Pénétrant dans les replis les plus cachés de l’âme de l’abstinent, il nous en fit la radiographie, et en révéla, avec une lucidité merveilleuse, les détours, les recoins, les illusions. Plus remarquable, si possible, que l’acuité de sa vision, se montrait, dans ce rapport, la délicatesse et la douceur de sa thérapeutique. On voyait que cet homme s’était fait, en quelque sorte, une âme d’ex-buveur, et qu’il ne proposait aucun remède, aucun sacrifice, aucun renoncement, sans l’avoir préalablement expérimenté sur lui-même. Comme un bon chirurgien, il mettait devant nous les instruments et les baumes appropriés à chaque cas, et l’on sentait, en l’entendant, que sa main, à la fois douce et ferme, était dès longtemps exercée à les manier. Voici un pâle résumé de ce rapport :
« Dans la vie ordinaire, il nous est difficile d’entrer en contact avec le peuple. La Croix-Bleue nous a rendu ce grand service de nous mettre en relations avec les hommes de la classe ouvrière ; elle nous donne, par le Café de tempérance, un moyen de sociabilité ; grâce à elle nous mangeons et buvons avec eux.
Mais il y a une cure d’âme à exercer à l’égard de ces hommes et cette cure d’âme est difficile. Certaines choses la facilitent, d’autres l’entravent. Ce qui l’aide, par exemple, c’est que le péché du buveur est un péché visible, indéniable, un péché qui apporte avec lui son châtiment, un péché qui rend l’homme malheureux et, partant, accessible. C’est ensuite que, dans les premiers temps qui suivent la signature, l’abstinent est si heureux de son relèvement qu’il est très ouvert aux bonnes influences.
Mais, à côté de ces avantages, que de dangers !
1° L’illusion. Après la signature, il se produit dans l’âme du buveur une sorte d’apaisement que le malheureux confond aisément avec le salut. Il se croit délivré du péché avant d’en avoir été bien convaincu. Cette crise superficielle n’est pas la vraie repentance, et trop souvent elle en tient lieu.
2° L’abstinence est en elle-même une telle amélioration dans la conduite, qu’elle produit aisément la propre justice, c’est-à-dire le plus dangereux de tous les états d’âme, celui contre lequel Jésus-Christ s’est heurté, pendant tout son ministère.
3° La vie de société entre abstinents non-convertis peut amener des luttes terribles ; la jalousie, l’ambition, l’esprit de critique et de jugement s’y déploient avec puissance.
C’est dans ces milieux gâtés par le péché que nous avons à exercer la cure d’âme, à faire agir la Parole de Dieu.
Notre premier soin doit être d’amener nos abstinents au sentiment du péché et de la condamnation qui éveillera en eux le besoin de la grâce. Comment atteindre ce but ? Les exhortations personnelles sont, sur ce point, de peu d’utilité. Il faut quelque chose de divin. Les vrais traits de lumière se projettent surtout dans les cœurs par la puissance de la Parole de Dieu. Il importe de faire entendre à nos abstinents des prédications vivantes. À côté de cela, il est nécessaire que l’abstinent soit frappé de la différence qu’il y a entre nous, chrétiens qu’il rencontre, et les mobiles de son propre cœur. Il faut qu’en telle ou telle circonstance il puisse dire : « Sûrement, voilà quelque chose qui vient de Dieu ! » C’était le système employé par Jésus-Christ pour l’éducation de ses disciples et qui lui faisait dire : « Je me sanctifie moi-même pour eux. » Quel stimulant à la sanctification et à la prière que d’avoir à exercer la cure d’âme parmi des natures méchantes ! »
Puis Arnold Bovet ajouta quelques conseils pratiques tels que ceux-ci : ne pas traiter de haut nos abstinents, leur parler de citoyen à citoyen ; être impitoyable pour les bavards religieux, etc.
Ce souci de former des hommes tint une très grande place dans son activité comme chef de la Tempérance.
Chaque vendredi, à partir de huit heures, la soirée était réservée à la cure d’âme des abstinents de Berne. Bien plus, toujours dans le but de faire l’éducation de ses amis, Bovet organisa des cours bibliques (Bibel-Kurs) qui eurent lieu régulièrement dans la Suisse allemande comme dans la Suisse française et se continuent encore maintenant.
Pendant presque une semaine, à Männedorf, par exemple, chez Samuel Zeller, les abstinents étaient reçus et hébergés. On invitait à ces réunions ceux qui éprouvaient le besoin sincère et ardent de s’enraciner dans la grâce, et de se perfectionner pour le travail. Des hommes de Dieu étaient là, qui introduisaient dans la vérité ces élèves, pas toujours très jeunes, mais combien attentifs ! Réunions de prières, rapports soigneusement préparés et librement discutés, études bibliques, entretiens approfondis, conférences de propagande et d’appels, rien ne manquait de ce qui pouvait tremper, aiguiser et polir pour le service, les instruments de la Tempérance, et transformer les sauvés en sauveteurs.
Aux cours bibliques qui instruisaient ainsi les abstinents, il faut ajouter les Leiter-Kurse, pour chefs de sections, qui avaient lieu, pendant deux jours consécutifs, au Presbytère de Berne. Ces humbles rendez-vous, ignorés du grand public, ont été, en quelque sorte, des Facultés de théologie, des Écoles de prophètes, d’où sont sortis bien des apôtres armés pour la bonne guerre ; le travail de ces ouvriers a montré ce qu’avait été leur préparation.
Gagner des hommes, former des collaborateurs, telle fut peut-être la passion dominante d’Arnold Bovet. C’est ce qui l’a rendu un peu injuste à l’égard des femmes. Dans les réunions, il les reléguait toujours à l’arrière-plan, et il professait un dédain coupable pour les signatures des demoiselles. Vers la fin de sa vie, il est un peu revenu de ses préventions et il s’est départi de cet ostracisme si peu justifié. C’est qu’il avait appris à apprécier la valeur du travail des femmes dans la Tempérance, et nous croyons savoir qu’officieusement il réunissait quelques fidèles collaboratrices auxquelles il donnait dans son cœur une autre place qu’à la réunion.
Toujours pour faire l’éducation de ses chers abstinents, il a créé à Berne l’Agence de publication de la Croix-Bleue, d’où partent, dans toutes les directions, une multitude de choses bonnes et fortes.
Il faut mentionner, parmi les meilleures, le petit livre intitulé : Heraus aus dem Wirtshaus ! (Sortons du cabaret !) dont le titre annonce le contenu avec une clarté et une franchise qui ne laissent rien à désirer. On aurait tort, néanmoins, de s’en tenir à la couverture du livre et d’y voir un pamphlet. Toute personne encore hésitante sur la question de l’abstinence totale fera bien de lire ce travail d’un bout à l’autre. Elle y trouvera résumées, condensées et disposées clairement toutes les pensées qui peuvent éclairer l’esprit, toucher le cœur, et décider la volonté d’un homme, en face de l’alcoolisme. Ce n’est pas un simple plaidoyer pour la Croix-Bleue, mais plutôt une étude objective et consciencieuse du mal fait par la vie d’auberge, et des moyens d’y remédier. Naturellement, tout converge vers l’abstinence, mais sans contrainte ni précipitation, par la seule puissance de la logique et des faits loyalement exposés. Ce petit livre n’a pas l’éloquence fougueuse et passionnée d’un tribun, mais l’accent calme, pondéré et sage d’un bon régent, qui paraît avoir plus de confiance dans l’éclat de la vérité que dans celui des mots. « Heraus aus dem Wirtshaus » est un excellent manuel pour la propagande anti-alcoolique.
Il faut mentionner encore : l’Arbeiterfreund< (l’Ami des travailleurs), feuille mensuelle illustrée, de quatre pages, rédigée par M. Stahel, un des plus précieux collaborateurs d’Arnold Bovet, puis l’Arbeiterfreundkalender, publication annuelle, accompagnée du Wandkalender (mural).
Tous les deux ans, paraît le Jahrbuch des blauen Kreuzes (Annuaire de la Croix-Bleue) qui fait l’historique des deux années écoulées et donne les statistiques pour toutes les Sociétés composant la Fédération. Enfin, il faut noter encore Das blaue Kreuz (La Croix-Bleue), feuille mensuelle, destinée à donner aux sections les nouvelles qui peuvent les intéresser.
Rien ne résume mieux les pensées maîtresses d’Arnold Bovet, dans son activité comme abstinent, que l’allocution qu’il prononça à Bâle, lors de la fête jubilaire. Avant lui, divers orateurs, comme il sied en pareil cas, avaient évoqué le passé. Chargé d’indiquer l’orientation à suivre pour assurer l’avenir de l’œuvre, il mit devant l’esprit et sur la conscience du peuple abstinent le but que l’apôtre Paul assigne à son apostolat : « Faire paraître devant Dieu tout homme devenu parfait en Christ. » (Colossiens 1.28). S’il osa proposer un si haut idéal à l’activité de la Croix-Bleue, c’est que Dieu, en bénissant ses multiples travaux comme éducateur d’hommes, lui avait donné de le réaliser dans quelques-uns de ceux qu’il aimait tant à appeler ses « bien-aimés collaborateurs ».
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Mais de tous les charismes de notre ami dans le grand travail de la Tempérance, le plus précieux et le plus efficace sur les buveurs a été, tout simplement, son amour. Un penseur chrétien a défini Jésus-Christ : « un homme qui a eu pitié. » Il aurait pu dire aussi : « un homme qui a espéré. » Cet amour qui souffre et qui espère, voilà ce qu’il faut pour les victimes de la boisson.
Le buveur est un homme qui n’attend plus rien de bon, et c’est ce désespoir, fortifié par les mépris de son entourage, qui rive ses chaînes. La première chose nécessaire pour qu’il se relève, c’est que quelqu’un espère pour lui, et l’espérance est fille de l’amour. Seules les mères, devant l’enfant mourant, ne disent jamais « Il n’y a plus rien à faire. »
Il y avait quelque chose de la tendresse et de l’angoisse maternelles dans le regard qu’Arnold Bovet jetait sur les buveurs.
Ce qu’il faut ensuite au malheureux, c’est qu’il réapprenne à se respecter lui-même ; dans ce but, traitez-le avec respect. Aussi longtemps que vous ne verrez en lui qu’une loque humaine, il gardera la place que vous lui assignez : le fossé ou le ruisseau. Arnold Bovet témoignait aux plus dégradés un amour respectueux ; il multipliait à leur égard les marques de politesse et d’affabilité. Cette urbanité, banale quand nous l’exerçons à l’égard de nos égaux, et souvent intéressée quand il s’agit de nos supérieurs, ne revêt toute sa beauté et n’exerce toute sa vertu, que lorsqu’elle va au misérable habitué aux coups de pied. Pour lui elle prend une valeur immense, parce qu’elle est une force de relèvement, et, à son égard, « saluer », c’est le commencement de « sauver ».
Dans l’homme le plus déchu, Arnold Bovet voyait un client possible, une créature divine, un sanctuaire profané, un futur serviteur de Dieu ; et, sans contrainte comme sans affectation, il le traitait avec honneur. Jamais il ne permit qu’on parlât d’« ivrognes ». Il les appelait « buveurs », et quand il s’adressait à eux, « amis ». Dans les réunions, sa bonne cordialité mettait chacun à l’aise, et le misérable entré avec l’attitude embarrassée et le silence obstiné d’un condamné ou d’un intrus, se surprenait à parler aisément, comme un homme au milieu des siens.
Un pasteur français, assistant, par hasard, à une réunion de tempérance à Berne, vit s’asseoir près de lui deux ouvriers en costume de travail. Leur apparence indiquait une grande fatigue. La tête dans les épaules, les bras ballants, le visage tourné vers la terre, le regard éteint, la paupière lourde, tout marquait une sorte d’assoupissement de leur âme rudimentaire. Ils conservèrent cette attitude pendant les chants, la prière et la lecture de la Bible. Mais, quand Arnold Bovet prit la parole, et que, dans la langue du peuple, il fit entendre des accents joyeux et aimants, on vit ces pauvres têtes se relever peu à peu, les yeux brillèrent, les bouches sourirent, l’esprit sembla sortir de son tombeau. L’âme ensoleillée de leur ami avait dégelé la leur.
Il faut avoir vu le président de Berne accueillir un buveur, pour comprendre la déclaration d’un abstinent de Montbéliard au retour d’une réunion de groupe tenue à Valentigney, où divers orateurs de marque s’étaient fait entendre. «&nnbsp;Eh bien, lui demandaient ses camarades, dans tout cela, qu’est-ce qui t’a le mieux plu ? » Il réfléchit un instant, puis répondit&nnbsp;: « C’est la poignée de main du pasteur Bovet ! »
L’amour n’est pas seulement évocateur d’âmes, il est quelque chose de plus. Quand le mort est sorti du tombeau, il s’agit de le débarrasser de ses liens, et c’est encore une tâche que la tendresse du Sauveur a léguée à la nôtre, tâche délicate, infiniment plus ardue qu’on ne pense, et qui exige un coup de main spécial. Là encore, l’amour d’Arnold Bovet a opéré des merveilles. Il s’est trouvé une fois, par exemple, en face d’un ancien buveur, récemment devenu abstinent, mais encore tout rempli d’idées anarchistes. Le heurter violemment, c’eût été l’éloigner, peut-être, à tout jamais. Notre ami parla à cet homme de ses opinions, mais sans aigreur, sans violence, avec respect. Doucement, sans hâte et sans accrocs, il délia cette âme ligotée depuis longtemps ; son amour mit le calme à la place des orages et des tempêtes, sa tendresse envahit ce cœur livré à la haine, et l’anarchiste est devenu un chrétien, un ami, un frère, un collaborateur.
Même les personnes qui n’aiment pas les témoignages liront avec émotion celui de deux hommes, que nous choisissons entre beaucoup d’autres, parce qu’ils illustrent les deux caractères, évocateur et libérateur, de l’amour d’Arnold Bovet :
« J’aime à confesser combien j’ai été coupable à l’égard de M. le pasteur Bovet qui a tant fait pour moi, en le blessant et en l’offensant souvent ; mais je sais qu’il ne m’en veut pas, il ne sait pas garder rancune, il pardonne septante fois sept fois.
« Buveur depuis l’âge de seize ans, j’ai eu quatorze fois le delirium, j’ai essayé trois fois de me tuer, j’ai été quinze fois en prison. Et cependant, aujourd’hui, je suis un homme heureux. C’est une chose admirable, mais qui n’a pas été sans peine. Je dois ce bonheur, tout d’abord, à la fidélité de mon Dieu, et ensuite à la Croix-Bleue et à mon bien-aimé pasteur Bovet.
« Invité un jour à une réunion de tempérance, je m’y rendis volontiers. Un ancien compagnon de cabaret, qui venait d’être sauvé, voulait, à la fin de la réunion, me conduire à la table où l’on prenait des engagements ; mais je n’osais pas, parce que j’étais affreusement vêtu et que je portais une blouse noire. Je vis alors s’approcher le pasteur Bovet qui dit en me regardant amicalement : « Si c’est la blouse qui vous arrête, j’en veux mettre aussi une. » Je signai. Plusieurs fois je retombai, mais M. le pasteur Bovet, avec son état-major, ne me perdit pas de vue. Dans notre quartier, il n’y avait que des pauvres, bien peu pouvaient enfiler un vêtement propre ; seuls les hommes qui appartenaient au corps des sapeurs-pompiers pouvaient endosser leur uniforme. Cette question des habits joua longtemps un grand rôle dans ma vie. Un jour, je me rendis à la réunion, vêtu d’un pantalon que ma femme m’avait confectionné avec un vieux pardessus. Ce fut une joie pour le pasteur Bovet. Il se plut à y voir un effort de ma part pour rentrer dans l’ordre, et il ne se trompait pas. »
Voici encore ce qu’écrivait à un ami, un abstinent de Bâle qui n’avait pas pu assister aux funérailles de son président :
« J’ai perdu en lui un père. L’alcool avait assassiné le mien, et Dieu, en lui, m’en avait donné un autre. Jamais je n’oublierai cette heure, au cours biblique de Winterthur, où, avec tant d’amour, il s’occupa de mon âme désespérée ; avec quelle tendresse paternelle il me prodigua des avertissements et des directions qui eurent sur moi une action décisive, car, après Dieu, c’est à cet inoubliable ami et à cette rencontre que je dois mon bonheur et celui de ma famille.
Mes occupations ne m’ont pas permis de l’accompagner à sa dernière demeure ; mais ma chère femme et moi, nous ne rougissons pas des larmes que nous avons versées sur lui, le plus cher, le meilleur des conducteurs ! »
Huit jours avant sa mort, on vit Arnold Bovet ramener tout le long de la plus grande rue de Berne et conduire au Presbytère un malheureux qu’il tenait enlacé de son bras droit. Ce geste, mieux que bien des paroles, nous révèle le secret de sa puissance.
Beaucoup d’honnêtes gens veulent qu’on saisisse le buveur par le collet, pour le traîner en prison, comme un malfaiteur ; d’autres désirent qu’on le prenne par-dessous le bras, pour le conduire dans un asile, comme un malade ; quelques-uns admettent qu’on lui tende la main, comme à un enfant, pour le ramener à son domicile, s’il en a un. Arnold Bovet l’enlaçait comme un frère, comme un ami, et le conduisait dans sa propre maison. Cette différence de traitement explique celle des résultats.