A) Leur Principe (identité de la pensée et de l’être) vrai à certains égards, ne l’est pas tel qu’on le fait. — Expérience.
Quelle est la valeur de ces théories qu’on élève si haut et qu’on préconise si fort ? Elles sont pleines de grandeur et d’éclat, je le veux ; elles étonnent la raison et peuvent la séduire et l’entraîner, je l’accorde ; mais quelle en est la vérité, la réalité, la certitude ? Quelle confiance méritent-elles au fond, à les juger d’abord dans leur caractère extérieur et d’après leur impression première ? Que sont-elles en dernière analyse que des constructions sans base, des assertions sans preuve, et, pour ainsi parler, des ombres sans corps ? Ces conceptions grandioses de la philosophie transcendantale ressemblent très fort à celles de la poésie, qui charment aussi l’esprit, l’enchaînent et l’illusionnent ; les procédés seuls diffèrent, les résultats sont au bout du compte de même nature et conséquemment de même valeur ; ce sont mêmes créations, et, pour tout dire, mêmes inventions et mêmes fictions ; c’est une œuvre de fantaisie sous forme dialectique, c’est une poésie métaphysique, s’il est permis d’unir deux termes si divers ; la spéculation n’est guère ici que de l’imagination. Mais, de bonne foi, imaginer est-ce comprendre et expliquer ? penser un monde, est-ce pénétrer et dévoiler le monde véritable ? raisonner sur ce qui doit être d’après les principes qu’on pose, ou la seule connaissance vraie et utile. Ce n’est pas votre univers, c’est celui de Dieu, qui m’importe. Quand la théorie de Hegel, par exemple, ne présenterait pas les étrangetés et les impossibilités dont elle fourmille, quand elle ne heurterait pas à chaque instant le bon sens, la conscience, la raison commune, quand elle ne se briserait pas de mille côtés contre les vérités premières et invincibles, quand, son principe admis, elle se déroulerait sans rien laisser à désirer sous le rapport logique, sans lacune ni cheville ; quand elle construirait dialectiquement le système entier des choses, au moyen de cette abstraction dont elle fait son point de départ et qui est tout ensemble l’être et le non-être : qu’y pourrais-je voir autre chose que le jeu de l’intelligence sur une hypothèse ? J’admirerais peut-être la puissance et l’audace de la pensée ; mais avant de croire j’aurais besoin qu’on me prouvât que ce qu’on fait passer devant moi n’est pas une pure fantasmagorie. On arrive à de singulières conclusions lorsqu’on néglige l’observation pour la spéculation dans l’étude des faits. Jadis la philosophie démontra catégoriquement qu’il était tout simple que les hommes eussent des dents d’or, et qu’il ne fallait pas s’étonner d’en découvrir ça et là, qu’il était même fort extraordinaire qu’on n’en vît pas davantage. Mais on passa de la spéculation à l’examen des faits ; et cela finit, comme il devait finir, par une mystification. Quelle assurance avons nous qu’il n’en serait pas de même pour les résultats de la philosophie actuelle, si la vérification directe en était possible ? La construction rationnelle du monde ne lui coûte pas plus et, à vrai dire, lui coûte moins que n’avait coûté l’explication de la dent d’or à la philosophie ancienne.
En vain me dites-vous, pour donner quelque ombre de vérité à vos déductions logiques, quelque couleur à vos affirmations ou à vos hypothèses, qu’il y a identité entre l’idéal et le réel, entre La pensée et l’être, parce qu’il y a identité entre le sujet et l’objet, ou parce que l’ordre de la science est l’ordre de la réalité, les lois de l’esprit et celles de l’univers étant essentiellement les mêmes. Que signifie cette axiome paradoxal, plus étrange, plus énorme, s’il est possible, que les théories qu’il supporte ? D’où vient-il, si ce n’est du besoin que vous en avez ? Sur quoi s’appuie-t-il, que sur les doctrines mêmes auxquelles il doit, tant bien que mal, prêter un étai, après en être sorti ; se faisant principe pour les légitimer, et conséquence pour se légitimer lui-même. Quand le gnostique Basilides affirmait, pour donner un fondement à ses spéculations, que, quoique nous ne connaissions Dieu que par ses analogies avec notre esprit, cette connaissance emporte pourtant une réalité objective, parce que l’esprit de l’homme a été fait à l’image de Dieu, il trouvait là du moins une ombre de base pour son principe ; mais cette ombre même manque au principe de la philosophie actuelle. On n’y prend pas la peine d’expliquer comment l’esprit humain s’élève à la contemplation intellectuelle de l’absolu et le saisit ainsi véritablement dans son essence et dans son évolution. On ne justifie pas cette haute faculté, apanage du vrai philosophe, à laquelle on réserve le nom de raison, et qui voit l’infini dans le fini ; on la pose, en plaignant ceux qui ne l’ont pas ; voilà tout. On met une simple assertion à la place de l’explication et de la preuve, comme si c’était une parole de révélation qu’on eût fait entendre. En dernière analyse, les principes de cette philosophie ne sont, comme ses théories, que des suppositions. En prétendant que l’abstraction logique, la notion intellectuelle représente la réalité et la nature des choses, sous prétexte que la pensée est tout à la fois objective et subjective, on n’avance qu’une hypothèse que rien ne légitime, ou, pour mieux dire, que tout contredit.
Logiquement le principe constitutif et générateur de ces systèmes n’est qu’un paralogisme ; et dans l’application il n’enfante qu’erreur. Où voit-on que les réalités correspondent aux notions aprioristiques, qu’il nous convient de nous en former ? car il s’agit ici, non des notions premières qui portent avec elles leur preuve, mais de notions spéculatives, produits d’un travail de la pensée sur elle-même, qui peut n’être qu’un pur idéal. Si je pense que la lune a des habitants, sera-t-elle par cela même peuplée, et peuplée d’êtres tels que je me les représente ? Et si vous pensez, vous, qu’elle est sans habitants, sera-t-elle tout à la fois habitée et inhabitée ? ou existera-t-il pour chacun de nous une lune exactement semblable à nos conceptions ? Ces prétendus principes, faux, absurdes, ridicules, quand ils s’appliquent aux différentes parties de l’univers, seraient-ils vrais et certains, quand ils s’appliquent à l’univers entier ? Lorsqu’ils échouent devant l’insecte ou le brin d’herbe, expliqueraient-ils la formation du système général des choses ? Ce qui ne donne qu’erreur et illusion dans les détails, donnerait-il la vérité dans l’ensemble ? Ce serait bien autrement extraordinaire que le dogme catholique de Conciles infaillibles composés d’hommes faillibles, car ici l’on suppose du moins l’intervention d’une cause nouvelle et surnaturelle.
Il faut s’entendre sur un sujet où le défaut de précision jette dans des équivoques sans fin. J’ai distingué les notions premières, celles de la conscience immédiate qui sont de véritables révélations (notion de cause, de substance, etc.), et à côté desquelles vont se placer celles des sens qui sont des attestations directes (réalité des choses extérieures) ; je les ai distinguées des notions spéculatives ou métaphysiques, simples hypothèses érigées en principes explicatifs. (Rapport primitif de l’être et du non-être chez Hegel. — Moi absolu de Fichte. — Identité de l’idéal et du réel. — Raison impersonnelle de M. Cousin, etc.). Les notions premières (de quelque nom qu’on les nomme : données intuitives, sentiments innés, etc.) se légitiment par leur propre évidence ; elles s’imposent en se posant ; conditions de notre intelligence et de notre existence, nous ne nous les faisons pas, elles nous font au contraire ce que nous sommes. Si elles ne sont pas l’exacte et pleine représentation des réalités auxquelles elles correspondent, elles en sont la constatation positive. Il n’en est pas de même des notions spéculatives qui peuvent n’être que des abstractions ou des suppositions, et ne donner que des entités chimériques. Le sol de la philosophie est couvert de leurs ruines. Chaque système a les siennes qui naissent et tombent avec lui. Combien qui, après avoir régné à leur tour (dans les temps anciens et dans les temps modernes) ont été convaincues d’inanité.
Mais, dit-on, — et c’est par là surtout que semble se justifier le principe, objet de notre examen, — un sentiment invincible nous force à croire que notre connaissance n’est pas absolument subjective ; nous admettons instinctivement, irrésistiblement, un rapport formel entre la réalité et la pensée. C’est le mobile de la vie ; c’est le fondement de la science. — Cela est vrai. Mais à une condition, aussi peu observée que peu contestée, savoir que les notions reposent sur des données certaines, et qu’elles ne soient pas de pures créations idéales, des inventions ou des imaginations. Or, voilà justement le critère auquel nous en appelons ici, et qui frappe à leur base ces grandioses constructions, en infirmant leur principe ou leur facteur. On dit que Schelling se fâchait quand on lui faisait remarquer que penser que l’on a 50 écus dans sa bourse, ce n’est pas tout à fait la même chose que les avoir. C’était pourtant la démonstration de visu de la vanité de son principe fondamental.
Schelling et Hegel se plaignent que l’on juge leurs systèmes du point de vue inférieur de l’entendement, et que l’on confonde l’identité spéculative avec l’identité vulgaire.
Comme s’il y avait, comme s’il pouvait y avoir deux identités ! Car enfin deux choses sont identiques ou ne le sont pas. Qu’est-ce que cette raison pure qui fait voir simple au philosophe ce que l’entendement fait voir double au profanum vulgus ? Du reste, nos philosophes eux-mêmes prennent bien les termes d’identité, d’unité, de consubstantialité, au sens ordinaire, puisque autrement leur déduction n’aboutirait pas. Le Un est bien réellement un pour eux au commencement, et il l’est aussi à la fin ; il l’est encore, quant au fond, dans toute la série de ses développements et de ses transformations. Mais là, par un procédé particulier, on pose en lui le multiple, comme on pose dans l’identique le différent. C’est le moment de la diremption, c’est le brisement de l’absolu, qui n’en est pas moins toujours le même et toujours un, ainsi qu’on a soin de le répéter le plus qu’on peut. Selon le besoin du système, on invoque ici la différence, ailleurs l’identité ; ce qui rappelle le raisonnement à double fin d’une fable bien connuea.
a – La Chauve-souris et les Deux Belettes (ThéoTEX)
On se récrie contre l’argumentation qui juge ces hautes théories par leurs applications vérifiables, ou par voie expérimentale, c’est-à-dire par un critère qui, dit-on, n’est pas le leur. Mais cette marche me paraît parfaitement légitime. Si la spéculation conduit sûrement dans l’étude de l’universalité des êtres, elle doit le faire aussi pour chaque être ou pour chaque groupe d’êtres pris à part, car le particulier est compris dans le général. D’où vient qu’on ne porte pas le principe explicatif, le mot révélateur de la grande énigme, dans le domaine de la vie et de l’observation commune, si ce n’est parce que soumis alors au contrôle de l’expérience, ce maître de la science qu’on récuse, mais qui n’abdique pas, viendrait démentir sans cesse les résultats de la méthode et en démontrer la vanité. Cette différence de procédé, dont le transcendantalisme fait son fort, ne saurait se légitimer par la nature des choses ; car la question est la même, redisons-le, pour les parties que pour le tout. La raison cherche derrière chaque effet la cause qui le produit ; toujours elle place par delà le phénomène l’être, par delà la forme, la substance, comme elle place par delà le monde, Dieu. Elle est donc conduite à se poser pour chaque phénomène et pour chaque être le problème ontologique, comme elle se le pose pour la totalité des êtres et des phénomènes. Elle demande : qu’est la plante ? qu’est l’animal ? qu’est l’homme ? comme elle demande qu’est l’univers ? Substituez-donc partout l’investigation logique ou mystique à l’étude expérimentale ; construisez a priori la physiologie animale et végétale, la géologie, l’histoire, etc. Puis comparez les résultats de la spéculation ou de la raison pure avec les données de l’observation, et quand vous aurez reconnu que la méthode constructive est impuissante et illusoire dans ses applications particulières, où elle peut être contrôlée, ne serez-vous pas forcé de reconnaître qu’elle l’est aussi dans son application générale, où elle échappe à toute vérification positive ? Car, encore une fois, comment serait-elle valable ici, lorsqu’elle ne l’est pas là ?
Ce qui donne le mot de l’existence universelle, ce qui explique le Tout, doit tout expliquer. La philosophie transcendantale doit faire des sciences physiques et historiques, comme de la métaphysique, des sciences a priori. Elle doit découvrir logiquement les faits de tous les ordres avec leurs causes et leurs lois, ou, en d’autres termes, les déduire de la notion de l’être en soi, ce principe générateur qu’elle se figure posséder. Et c’est bien ce qu’elle prétend ; mais c’est là qu’on l’attend. Schelling a donné une physique spéculative. Hegel l’a tenté aussi en divers sens. Leurs systèmes leur en imposaient la nécessité. Mais, malgré les aperçus qu’ils ont pu ouvrir çà et là, à quoi ont-ils abouti qu’à plier à leur idée les découvertes déjà faites et à donner souvent pour des vérités les plus chimériques imaginations, les plus étranges fantaisies ? On se croirait transporté dans les cosmogonies et les théogonies antiques ou dans les mythologies de l’Indoustan. Au fait, en se figurant se placer par delà l’expérience, ils l’ont suivie en mille sens. C’est elle, c’est la loi du progrès, constatée par l’histoire dans le monde moral et par la géologie dans le monde physique, qui leur a fait substituer l’évolution à l’émanation. Quoi qu’il en soit, ils n’en ont pas moins la prétention de repenser l’universel et de le recréer en quelque sorte par là.
C’est manifestement l’abandon ou l’oubli de la vraie marche philosophique. Les faits et les êtres se révèlent à nous par l’observation, non par la spéculation ; ils ne se devinent pas, ils se constatent : et l’étude du monde visible et invisible est une étude de faits. Je ne puis pas plus connaître a priori la constitution de l’univers que celle d’une plante ou d’un insecte, que celle d’une cité ou d’un empire. Le raisonnement seul ne découvre ni le monde des esprits, ni le monde des corps. Aussi longtemps que les sciences physiques et métaphysiques ont suivi la marche que préconise la philosophie transcendantale, elles n’ont élevé que des systèmes stériles qui se sont écroulés les uns sur les autres ; l’expérience a presque constamment démenti la théorie ; tant il appartient peu à l’homme de pénétrer par l’intuition rationnelle les œuvres de Dieu et de déterminer par sa propre lumière ce qu’elles peuvent être ou ce qu’elles sont. L’épreuve est faite. Mille fois la nature a répondu : cela n’est pas, là où la spéculation disait : cela doit être ou cela est ; et mille fois aussi elle a dit : cela est, là où la spéculation disait : cela ne saurait être. Presque sur tous les points les découvertes ont contredit les anticipations logiques, et le monde réel, quand on a constaté ses lois et ses mystères, s’est trouvé tout autre que le monde idéal conçu par l’esprit aprioristiqueb. Là est le jugement de la philosophie de l’absolu. Elle ne construit avec ses grands travaux que des édifices fantastiques qui s’évanouissent dès qu’on en veut seulement sonder les bases, comme ces ouvrages de la féerie que créaient et renversaient certains mots. Ses principes et ses résultats se trouvent illusoires partout où l’on peut les vérifier par l’observation directe ; quelle est donc leur valeur et quelle confiance leur accorder, dans les cas où ils échappent à toute contre-épreuve positive ?
b – Un travail fait à ce point de vue sur la marche des sciences naturelles, chimie, biologie, astronomie, etc., serait plein d’intérêt et d’instruction. Il montrerait en mille cas l’incroyable, l’impossible de la veille devenant le réel et presque le vulgaire du lendemain, il rendrait sensible la parole du prophète : « Les voies de Dieu ne sont pas nos voies ». Cette parole pourrait, à vrai dire, servir d’épigraphe aux études de la nature. Et s’il en est ainsi dans l’ordre physique, combien plus dans l’ordre métaphysique !