Le salut par la Passion de Jésus-Christ est le grand fait de révélation. — Importance de cette doctrine dans la Bible. — Elle fonde la rémission des péchés ; — elle est le but de la venue de Jésus-Christ ; — elle résume l’enseignement de saint Paul ; — elle porte la justification par la foi ou par grâce ; — elle domine la morale.
J’emploie le terme d’expiation uniquement parce qu’il est scripturaire et consacré par l’usage dans la langue religieuse. Ne prenant la responsabilité d’aucune des théories théologiques auxquelles il a donné lieu, je ne veux lui faire exprimer que le simple fait attesté Éphésiens 1.7 : C’est en lui que nous avons la rédemption par son sang, savoir la rémission des péchés.
On se figure fréquemment renverser le dogme biblique, en renversant les formules théologiques ou ecclésiastiques dans lesquelles il s’est comme incarné en certains temps et dont on le rend solidaire. Mais c’est une argumentation superficielle et illusoire, si ce n’est pas une tactique déloyale. Dès qu’on a battu en brèche la théorie juridique d’Anselme ou de Grotius, on triomphe comme si l’on avait réellement ruiné le caractère ou l’élément propitiatoire de la rédemption évangélique. — De même à l’article de l’Inspiration des Écritures, quand on a établi l’inadmissibilité de la théopneustie plénière. — De même à l’article de la Divinité de Jésus-Christ et de la Trinité, quand on a convaincu d’erreur ou d’exagération le Symbole d’Athanase.
Qu’est ce procédé si commun, et que vaut-il ? Si on l’appliquait rigoureusement, quel est, parmi les faits physiques eux-mêmes, celui qui ne se trouvât réduit à néant ou tout au moins mis en question, car quel est celui dont on ne se soit pas formé des notions et des représentations inexactes, tenues comme vraies pendant un temps ? L’union du corps et de l’âme, pour citer un exemple, disparaît-elle, en tant que fait, parce qu’on a reconnu l’inanité des hypothèses explicatives auxquelles s’est successivement arrêtée la science ?
Attachons-nous ici à constater le fait divin, en dehors des opinions ou des systématisations humaines. C’est cela seul qui intéresse la foi et la vie : c’est cela seul qui importe.
Le salut est souvent attribué à Jésus-Christ sans détermination de ce qu’on a nommé en théologie sa cause efficiente ou méritoire. Ainsi Luc 19.10 : Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ; Jean 3.16 : Dieu a tant aimé le monde, etc. Mais quand il s’agit de l’acte par lequel Jésus-Christ nous a obtenu ce bienfait suprême ou le pardon qui en est l’élément fondamental, les Saintes Écritures le placent essentiellement dans ses souffrances ; elles lient la rédemption du monde à sa mort, à son sang, à son sacrifice propitiatoire. Sa Passion se détache alors du reste de sa vie ou de son œuvre ; elle s’offre, sous un aspect et avec un caractère tout spécial, comme motivant la céleste amnistie que proclame l’Évangile. De là l’idée mystique de la Croix dans les croyances et les pratiques de l’Église. Ce trait de l’enseignement sacré frappe les lecteurs les moins attentifs, et il résiste à tous les efforts qu’on fait pour le volatiliser. On y a épuisé vainement toutes les subtilités de la dialectique, toutes les ressources de l’exégèse : il reste toujours dans la donnée biblique, prise simplement et pleinement, quelque chose dont on ne réussit pas à rendre compte, parce qu’il tient, non à la lettre ou à la forme, comme on le dit, mais à la pensée foncière des textes, au fait de révélation.
Ce fait, attesté par la Bible, étant à la base de la Sotériologie, se trouve par cela même à la base de l’Évangile. Aussi l’expiation est-elle en un sens la grande doctrine du Nouveau Testament.
- Elle fonde la rémission des péchés.
- Elle a été le but principal de la venue de Jésus-Christ.
- Elle résume le christianisme de saint Paul (l’Évangile est pour lui la prédication de la Croix, 1 Corinthiens 1.18).
- Elle est le pivot de la justification par la foi ou par grâce (Romains 3.23-24 : expiation, salut objectif ; justification, salut subjectif).
- Elle est le fondement ou l’un des fondements de la vie chrétienne non moins que de la foi chrétienne ; et c’est tout naturel, si elle est scripturaire, car dans l’Écriture la morale est, pour ainsi parler, le produit et l’épanouissement du dogme. (1 Corinthiens 6.20 et tous les textes qui sollicitent le dévouement de nos cœurs au nom de ce que Jésus-Christ a souffert pour nous)…
La question à résoudre n’est pas si Jésus-Christ nous a sauvés, mais comment il l’a fait ; si c’est par sa parole, par sa vie, par l’esprit nouveau qu’il communique aux siens, ou si c’est essentiellement par sa mort ? en d’autres termes, si sa Passion n’est, comme on l’affirme de divers côtés, qu’un moment de son œuvre, qui ne se distingue du reste par aucun caractère ni effet propre ; ou si elle s’y place à part, comme l’a cru la chrétienté, pour en devenir, sous un rapport de premier ordre, le point central et fondamental ? Il ne s’agit pas de déterminer si Jésus-Christ est la lumière et la vie des âmes, en tant qu’il a apporté du Ciel et qu’il en fait descendre incessamment la vérité et la grâce, ni si la rédemption est tout à la fois réconciliation et régénération, délivrant tout ensemble de la peine et de l’empire du péché. Sur cela, nul désaccord. Tous les systèmes l’admettent en thèse générale, il s’agit uniquement de constater si de l’abaissement du Fils de Dieu jusqu’à la mort, et à la mort de la croix, il découle une vertu spéciale, condition du pardon, qui est l’élément primordial du salut et en un sens le salut lui-même.
En dernière analyse, la question se réduit à ceci : Les souffrances du Seigneur ont-elles été pour le monde la sainte réalité que représentaient et suppléaient provisoirement les anciens rites propitiatoires, dont la mystérieuse origine et l’étonnante universalité semblent indiquer une institution divine ; ou bien le sacrifice du Calvaire n’est-il qu’une métaphore empruntée à des pratiques illusoires, l’ombre d’une ombre ?
C’est à l’Écriture qu’il faut le demandera.
a – Le Professeur Jalaguier entrait ici, sous le titre d’Excursus, dans d’importantes considérations sur l’interprétation des Écritures, et, en particulier, sur ce qu’il nomme l’herméneutique immédiate. Nous ne pouvions, on le comprendra, ni maintenir ces pages à cette place, ni les donner en tête du volume. Le lecteur les trouvera en Appendice et fera bien de s’y reporter avant de poursuivre sa lecture (Edit.).
Laissant donc de côté, pour le moment, les considérations métaphysiques, historiques, morales, que font valoir soit les partisans soit les adversaires de la doctrine commune, nous nous restreignons ici à l’argument biblique. C’est un fait de révélation qui est en cause ; c’est à la Révélation que nous devons recourir pour nous assurer s’il est réel ou non. La Parole sainte peut seule nous dévoiler quelle garantie exigeait l’ordre, et le plan divin dans l’amnistie offerte aux pécheurs ; elle peut seule nous apprendre ce qui nous a ouvert la voie du salut et ce qu’il nous faut croire ou faire pour y entrer.
Eh bien ! n’est-il pas positif que lorsque les Livres saints précisent la condition fondamentale de la rédemption, sa cause méritoire, ils la rattachent spécialement, non à l’incarnation du Sauveur ou à sa vie, mais à sa Passion et à sa Croix ?
Les textes relatifs à ce sujet se divisent en trois classes : ceux des Prophètes, ceux des Évangiles et ceux des Épîtres. Ce qui motive cette distinction, ce n’est pas seulement l’ordre historique des choses, c’est surtout qu’on a souvent prétendu que le dogme de l’expiation n’était ni dans la prophétie messianique ni dans l’enseignement de Jésus-Christ, et qu’on n’y devait voir par conséquent qu’une accommodation des apôtres, et de saint Paul en particulier, aux idées de leur époque. — Mais alors même que le fait qui sert de base à cette argumentation serait vrai, il ne porterait point pour qui croit à la théopneustie apostoliqueb. Des que la parole des apôtres est la Parole de Dieu et que le dogme de l’expiation y est positivement donné, il devient par cela seul article de foi. Ce que cette parole lie sur la Terre, elle le lie dans le Ciel. Le Seigneur avait promis à ses témoins que le Saint-Esprit leur révélerait des vérités qu’ils ne pouvaient bien entendre avant les événements qui allaient compléter son œuvre. La Pentecôte fut pour eux la grande initiation aux mystères du Royaume des Cieux. Aussi, durent-ils ne rien entreprendre avant d’avoir reçu la vertu d’En haut. Il y a là une intervention divine qui garantit la croyance chrétienne. Mais les prémisses de l’argumentation que nous avons en vue ne sont pas mieux fondées que la conclusion : le fait sur lequel elle s’appuie n’est point exact ; la doctrine de l’expiation se pose déjà dans les Évangiles et dans les Prophètes.
b – On sait dans quel sens large, autant que positif, notre auteur enseignait l’inspiration des Écritures. (Voy. Introd. à la Dogm., ch. VI, p. 494 et suiv. (Edit.)
Nous espérons l’établir pleinement par le simple exposé des textes, sans entrer dans ces discussions infinies où, à force de tourner et de retourner les mots en tous sens, sous l’influence d’opinions préconçues, on arrive à obscurcir l’évidence elle-même. La critique et la dogmatique en fourniraient dos exemples sans nombre. En voici un, pris au cœur de notre sujet actuel. Pour arracher au dogme ecclésiastique tous ses appuis, on a mis en question l’existence du sacrifice propitiatoire, ou de l’expiation proprement dite, dans l’Ancien Testament lui-même, soit en enlevant aux termes qui l’expriment leur signification usuelle et traditionnelle, soit en faisant observer que le pardon est quelquefois attaché à des actes où il n’y a pas d’expiation réelle, soit par d’autres procédés dont l’exposition serait ici hors de place. Tout cela a été rendu fort spécieux et fréquemment donné et tenu pour décisif. Eh bien ! quand la haute exégèse a ainsi brouillé vos idées sur ce rite du Mosaïsme, lisez simplement quelques passages, tels que Lévitique 1.4 ; 17.4 ; ch. 4 et 16 tout entiers ; Nombres ch. 15 ; et voyez si l’impression que vous recevez de cette lecture ne met pas à néant les interprétations négatives avec les apparentes démonstrations où elles s’appuient.
Ce n’est pas le lieu de discuter ces arguments. Je ferai pourtant une observation sur le premier, tiré du sens originaire du verbe caphar, qui est, dit-on, celui de couvrir, de cacher, non celui d’expier. C’est positif, ne fût-ce que d’après Genèse 6.14. Mais ce verbe signifie métaphoriquement ôter, abolir, effacer, et par suite pardonner, expier ; les péchés remis étant en quelque sorte soustraits à la vue de Dieu qui n’en demande et n’en tient plus compte (Psaumes 32.1). Pour ce terme, comme pour bien d’autres, la signification métaphorique a fini par devenir la signification dominante, la signification naturelle et propre. On voit à quels abus exposerait le rigorisme étymologique pour peu qu’il fût poussé et généralisé.
C’est un spécimen de cet artifice exégétique si fréquent qui, mêlant les diverses acceptions d’un mot, les infirme à son gré les unes par les autres, et arrive à tout mettre sens dessus dessous. Il n’est pas d’expression, parmi les plus importantes, qui n’ait été troublée par ce moyen. Et le mieux alors est certainement d’en appeler de la raison systématique à la raison commune, à ce que nous avons nommé l’herméneutique immédiatec
c – Voy. l’Appendice.