Il en est bien qui refuseraient une distinction synonymique à ces deux mots, affirmant que ce sont de simples variétés d’épellation et que les deux termes s’emploient l’un pour l’autre. Si tel était le cas, leur droit à occuper une place dans un livre de synonymes disparaîtrait aussitôt, car il faut ici une différence aussi bien qu’une ressemblance Dans l’objection qu’on fait, voici la part de la vérité : c’est que ἀνάθημα et ἀνάθεμα, comme εὕρημα et εὕρεμα, ἐπίθημα et ἐπίθεμα, doivent être tous deux considérés comme n’ayant été d’abord que des prononciations différentes d’un seul et même mot, mais qui aboutirent à des épellations différentes. Il est, en effet, certain qu’il n’y a rien de plus commun, pour les orthographes légèrement différentes d’un même mot que de se fixer finalement et de se résoudre en des mots différents, avec les diverses significations qu’elles se sont respectivement appropriées, et que désormais elles maintiendront dans une parfaite indépendance. Ainsi, θράσος et θάρσοςa, « Thrax » et « Threx », « rechtlich » et « redlich », « fray » et « frey », « harnais » et « harnois », « allay » et « alloy ».
a – Grégoire de Naziance (Carm. ii, 34, 55) : θράσος δέ θάρσος πρὸς τὰ μὴ τολμητέα.
Ce qu’on peut affirmer de tous ces mots peut aussi, j’en suis persuadé, s’affirmer d’ἀνάθημα et d’ἀνάθεμα. Quelques-uns des grands hellénistes de l’antiquité ont débattu assez chaudement la question : « Existe-t-il une différence ou non entre ces deux mots ? » Et des noms, qui ont leur valeur, pourraient être cités des deux côtés. Saumaise est la plus grande autorité qui maintienne, du moins pour le grec hellénistique, l’existence d’une distinction ; Théodore de Bèze est au nombre de ceux qui la nient. Peut-être qu’ici, comme dans d’autres cas, la vérité n’était absolument ni d’un côté ni de l’autre chez les combattants, mais qu’elle se trouvait plutôt au milieu d’eux (toutefois bien plus rapprochée des uns que des autres) et que la conclusion la plus raisonnable, après avoir pesé toutes les preuves alléguées de part et d’autre, est celle-ci : Qu’une telle distinction existait et que plusieurs la connaissaient, mais que ce n’était nullement tout le monde qui la proclamait ou qui l’observait.
Dans le grec classique, c’est ἀνάθημα qui est la forme prédominante, la seule que les écrivains attiques admettent (Lobeck, Phrynichus, pp. 249, 445 ; Paralip., p. 391 ). C’est leur terme technique pour désigner toutes ces précieuses offrandes qu’on présentait aux dieux et qu’on suspendait ensuite ou qu’on exposait à la vue dans les temples ; tout ce que les Romains appelaient « donaria », tels que trépieds, couronnes, vases d’argent ou d’or et autres choses semblables ; ces objets étaient ainsi séparés à toujours de tout usage commun du profane et consacrés publiquement à la divinité à laquelle ils avaient d’abord été offerts (Xenoph. Anab. v, 3, 5 ; Pausan. x, 9).
Mais, avec la traduction des Écritures en grec, une nouvelle pensée demanda à se faire jour. Les Écritures, dans l’original, indiquaient deux moyens par lesquels hommes et choses pouvaient être saints, mis à part pour Dieu et consacrés à Lui. Les enfants d’Israël lui appartenaient ; Dieu était glorifié en eux ; les impies Cananéens lui étaient voués, Dieu fut glorifié par ses châtiments sur eux. Ce fait terrible, à savoir qu’une chose pouvait être sanctifiée au Seigneur de plus d’une manière (Lévitique 27.28) ; que choses et personnes pouvaient lui être consacrées pour leur bien ou pour leur malheur ; qu’il existait un tel état que celui d’être « en interdit à l’Éternel » (Josué 6.17 ; cf. Deutéronome 13.16 ; Nombres 21.1-3) ; qu’une partie du butin d’une même ville pouvait être déposée dans le trésor de l’Éternel et une autre entièrement détruite et que cependant cette partie-là et celle-ci lui étaient également consacrées (Josué 6.19, 21), « sacred and devote » (Milton) ; tout cela exigeait un vocable, une expression adéquate, et on la trouva dans le double usage d’un seul mot, qui, tout en demeurant le même, différait assez de lui-même pour indiquer dans lequel des deux sens on l’employait.
Observons ici que ceux qui considèrent la séparation d’avec Dieu comme l’idée centrale d’ἀνάθεμα (Théodoret, par exemple, voir Romains 9.3 : τὸ ἀνάθεμα διπλῆν ἔχει τὴν διάνοιαν. καὶ γὰρ τὸ ἀφιερώμενον τῷ Θεῷ ἀνάθημα ὀνομάζεται καὶ τὸ τούτου ἀλλότριον τὴν αὐτὴν ἔχει προσηγορίαν) ; ceux-là, disons-nous, sont tout à fait incapables de trouver un lien commun de signification entre ἀνάθεμα et ἀνάθημα, qui, lui, évidemment veut dire consécration à Dieu ; ils ne peuvent pas non plus montrer le point où les deux mots s’écartent l’un de l’autre ; tandis qu’il n’existe aucune difficulté semblable si l’on accorde que l’idée de consécration à Dieu est impliquée dans les deux casb.
b – Flacius Illyricus (Clavis Script., s. v. Anathema) explique supérieurement bien la manière dont les deux significations, en apparence opposées, sortent d’une seule et même racine : « Anathema igitur est res aut persona Deo obligata aut addicta ; sive quia ei ab hominibus est pietatis causa oblata : sive quia justitia Dei taies abripuit, comprobante et declarante id etiam hominum sententia… Duplici ob singularia aliqua piacula veluti in suos carceres pœnasque enim de causa Deus vult aliquid liabere ; vel tanquam gratum acceptumque ac sibi oblatum ; vel tanquam sibi exosum, suæque iræe ac castigationi subjectum ac debitum. »
Déjà, dans les Septante, nous commençons à trouver ἀνάθημα et ἀνάθεμα se dégageant l’un de l’autre et rompant avec l’usage qui les confondait. Il est difficile, sans doute, de déterminer jusqu’à quel point on respecte la nouvelle distinction et de dire si elle est universelle, en présence du grand nombre de variantes dans les différentes éditions ; mais, dans une des dernières éditions critiques (celle de Tischendorf, 1850), on rencontre bien des passages (comme p. ex. Judith 16.19 ; Lévitique 27.28-29) où est observée cette distinction qui paraissait négligée dans quelques éditions plus anciennes. Le N. T. maintient partout la distinction qu’ἀνάθημα exprime le « Sacrum », dans un bon sens, et ἀνάθεμα, dans un mauvais. Il faut pourtant avouer que les passages n’y sont pas assez nombreux pour fermer la bouche à un contradicteur ; celui-ci peut attribuer au hasard le fait qu’ils s’accordent avec notre distinction ; du reste, ἀνάθημα ne se présente qu’une fois : « Quelques-uns disaient du temple qu’il était orné de belles pierres et de dons » (ἀναθήμασι, Luc 21.5 ; même ici les manuscrits A et D et Lachmann lisent ἀναθέμασι) ; et ἀνάθεμα ne paraît pas plus de six fois (Actes 23.14 ; Romains 9.3 ; 1 Corinthiens 12.3 ; 16.22 ; Galates 1.8-9). Cependant personne ne peut nier qu’aussi loin que vont ces usages, ils confirment notre manière de voir, tandis que, si nous ouvrons les ouvrages des Pères grecs, nous en trouverons quelques uns qui négligent, à la vérité, cette distinction, mais d’autres (et ceux-ci d’entre les plus illustres), qui ne l’admettent pas seulement implicitement, comme le fait Clément d’Alexandrie (Coh. ad Gent. 4 : ἀνάθημα γεγόναμεν τῷ Θεῷ ὑπὲρ Χριστοῦ ; où le contexte montre que le sens est clairement : « nous sommes devenus une offrande précieuse à Dieu ») ; mais explicitement, reconnaissant la différence entre les mots et la faisant ressortir avec pénétration et précision. Voyez, par exemple, Chrysostome, Hom. xvi, in Rom., cité dans le Thes, de Suicer s. v. ἀνάθεμα.
Ainsi, résumant les considérations précédentes : la probabilité a priori, tirée de l’existence de phénomènes semblables dans toutes les langues, à savoir que deux formes d’un mot auraient graduellement révolu deux différentes significations ; la manière si remarquable par laquelle deux formes légèrement variées du même mot expriment les deux aspects d’une consécration à Dieu, soit en bien soit en mal ; — le fait que chaque endroit du N. T. qui renferme ces mots, s’accorde avec notre théorie ; — enfin, l’usage, quoiqu’il ne soit pas toujours le même, chez les auteurs ecclésiastiques plus récents, — considérant tout cela, je ne puis que conclure qu’ἀνάθημα et ἀνάθεμα sont employés non accidentellement par les écrivains sacrés de la nouvelle Alliance dans des sens différents ; mais que saint Luc se sert d’ἀνάθημα (Luc 21.5), parce qu’il veut exprimer ce qui est dédié à Dieu, pour l’honneur de la chose aussi bien que pour la gloire de ce Dieu ; que saint Paul emploie ἀνάθεμα, parce qu’il a en vue ce qui est voué à Dieu, comme l’étaient les Cananéens autrefois, à son honneur, sans doute, mais aussi pour leur perdition, comme, du reste, quand viendra la fin, toute créature intelligente, capable de connaître et d’aimer Dieu, devra être soit ἀνάθημα soit ἀνάθεμα au Seigneur (Voir Wilsius, Misc, sac, vol. ii, p. 54, seq. ; Deyling, Obss. sac. vol ii, p. 495, seq.).