Arrivé à la trente-deuxième année, il va trouver le vieillard Simplicianus. – Il apprend la conversion de Victorinus, rhéteur célèbre. – Potitianus lui fait le récit de la vie de saint Antoine. – Agitation de son âme pendant ce récit. – Lutte entre la chair et l’esprit. – Derniers combats. – Il se rend à cette voix du ciel : Prends, lis ! Prends, lis !
1. Mon Dieu, que mes souvenirs soient des actions de grâces, et que je publie vos miséricordes sur moi ! Que toutes mes puissances intérieures se pénètrent de votre amour, qu’elles s’écrient : « Seigneur, qui est semblable à vous (Ps. XXXIV, 10) ? » Vous avez brisé mes liens ; que mon cœur vous sacrifie un sacrifice de louange (Ps. CXV, 17). Je raconterai comment vous les avez brisés, et tous ceux qui vous adorent diront à ce récit : Béni soit le Seigneur au ciel et sur la terre ! Grand et admirable est son nom.
Vos paroles s’étaient gravées au fond de mari âme, et votre présence l’assiégeait de toutes parts. J’étais certain de votre éternelle vie, quoiqu’elle ne m’apparût qu’en énigme et comme en un miroir (I Cor. XIII, 12). Il ne me restait plus aucun doute que votre incorruptible substance ne fût le principe de toute substance, et ce n’était pas plus de certitude de vous, mais plus de stabilité en vous que je désirais. Car dans ma vie temporelle tout chancelait, et mon cœur était à purifier du vieux levain ; et la voie, le Sauveur lui-même me plaisait, mais je redoutais les épines de son étroit sentier.
Et votre secrète inspiration me fit trouver bon d’aller vers Simplicianus, qui me semblait un de vos fidèles serviteurs ; en lui résidaient les lumières de votre grâce. J’avais appris que dès sa jeunesse il avait vécu dans la piété la plus fervente. Il était vieux alors, et ces long jours, passés dans l’étude de vos voies, me garantissaient sa savante expérience ; et je ne fus pas trompé. Je voulais, en le consultant sur les perplexités de mon âme, savoir de lui le traitement propre à la guérir, à la remettre dans votre chemin.
2. Car je voyais bien votre Eglise remplie, mais chacun y suivait un sentier différent. Je souffrais de vivre dans le siècle, et je m’étais à charge à moi-même ; l’ardeur de mes passions déjà ralentie ne trouvait plus dans l’espoir des honneurs et de la fortune un aliment à la patience d’un joug si lourd. Ces espérances perdaient leurs délices, au prix de votre douceur et de la beauté de votre maison que j’aimais (Ps. XXV, 8). Mais le lien le plus fort qui me retînt, c’était la femme. Et l’Apôtre ne me défendait pas le mariage, quoiqu’il nous convie à un état plus parfait, lui qui veut que tous les hommes soient comme il était lui-même (I Cor. VII, 7).
Trop faible encore, je me cherchais une place plus douce ; aussi je me traînais dans tout le reste, plein de langueur, rongé de soucis et pressentant certains ennuis, dont je déclinais le fardeau, dans cette vie conjugale qui enchaînait tous mes vœux. J’avais appris de la bouche de la Vérité même, qu’il est des eunuques volontaires pour le royaume des cieux : mais, « entende, qui peut entendre, » ajoute l’Homme-Dieu (Matth. XIX, 12).
« Vanité que l’homme qui n’a pas la science de Dieu, à qui la vue du bien n’a pas dévoilé celui qui est (Sag. XIII, 1). » J’étais déjà sorti de ce néant. Je m’élevais plus haut ; guidé par le témoignage universel de votre création, je vous avais trouvé, ô mon Créateur, et en vous votre Verbe, Dieu un avec vous et le Saint-Esprit, par qui vous avez tout créé.
Il est encore une autre sorte d’impies qui connaissent Dieu, mais sans le glorifier comme Dieu (Rom. I, 21), sans lui rendre hommage. Voilà le précipice où j’étais tombé, et votre droite m’en retira (Ps. XVII, 36) et me mit en voie de convalescence. Car, vous avez dit à l’homme : « La piété est la vraie science (Job. XXVIII, 28). Ne désire point passer pour sage (Prov. III, 7), « parce que ceux qui se proclamaient sages sont devenus fous (Rom. I, 21, 22). » Et j’avais déjà trouvé la perle précieuse qu’il fallait acheter au prix de tous mes biens (Matth. XIII, 46), et j’hésitais encore.
3. J’allai donc vers Simplicianus, père selon la grâce de l’évêque Ambroise, qui l’aimait véritablement comme un père. Je le fis entrer dans le dédale de mes erreurs. Et lorsque je lui racontai que j’avais lu quelques ouvrages platoniciens, traduits en latin par Victorinus, rhéteur à Rome, qui, m’avait-on dit, était mort chrétien, il me félicita de n’être point tombé sur ces autres philosophes pleins de mensonges et de déceptions, professeurs de science charnelle (Coloss. II, 8), tandis que la doctrine platonicienne nous suggère de toutes les manières Dieu et son Verbe. Puis, pour m’exhorter à l’humilité du Christ, cachée aux sages et révélée aux petits (Matth. XI, 25), il réunit tous ses souvenirs sur ce même Victorinus, qu’il avait intimement connu pendant son séjour à Rome. Ce qu’il m’a dit de lui, je ne le tairai pas. Adorable chef-d’œuvre de puissance et de grâce ! Ce vieillard, si docte en toute science libérale, qui avait lu, discuté, éclairci tant de livres écrits par les philosophes ; maître de tant de sénateurs illustres, à qui la gloire de son enseignement avait mérité l’honneur le plus rare aux yeux de la cité du monde une statue sur le Forum ; jusqu’au déclin de son âge, adorateur des idoles, initié aux mystères sacrilèges, si chers alors à presque toute cette noblesse, à ce peuple de Rome, honteusement épris de tant de monstres divinisés, et d’Isis, et de l’aboyeur Anubis, qui, un jour, avaient levé les armes contre Neptune, Vénus et Minerve (Enéid. Liv. VIII, 678-700) ; vaincus à qui Rome victorieuse sacrifiait, abominables dieux que ce Victorinus avait défendus tant d’années de sa bouche prostituée à la terre ; merveille ineffable ! ce vieillard n’a point eu honte de se faire l’esclave de votre Christ, d’être lavé comme celui qui vient de naître, à la source pure ; il a plié sa tête au joug de l’humilité, et l’orgueil de son front à l’opprobre de la croix !
4. Seigneur, Seigneur, ô vous qui avez abaissé les cieux et en êtes descendu, qui avez touché les montagnes et les avez embrasées (Ps. CXLIII, 5), par quels charmes vous êtes-vous insinué dans cette âme ? Il lisait, me dit Simplicianus, la sainte Ecriture, il faisait une étude assidue et profonde de tous les livres chrétiens, et disait à Simplicianus, loin du monde, en secret et dans l’intimité « Sais-tu que me voilà chrétien ? Je ne le croirai pas, répondait son ami, je ne te compterai pas au nombre des chrétiens, que je ne t’aie vu dans l’église du Christ. » Et lui reprenait avec ironie : « Sont-ce donc les murailles qui font le chrétien ? » Il répétait souvent qu’il était décidément chrétien ; même réponse de Simplicianus, même ironie des murailles. Il appréhendait de blesser ses amis, superbes démonolâtres, et il s’attendait que de ces sommets de Babylone, de ces cèdres du Liban que Dieu n’avait pas encore brisés (Ps. XXVIII, 5), il roulerait sur lui d’accablantes inimitiés.
Mais en plongeant plus profondément dans ces lectures, il y puisa de la fermeté, il craignit « d’être désavoué du Christ devant ses saints anges, s’il craignait de le confesser devant les hommes (Matth. X, 33) ; » et reconnaissant qu’il serait coupable d’un grand crime s’il rougissait des sacrés mystères de l’humilité de votre Verbe, lui qui n’avait pas rougi des sacrilèges mystères de ces démons superbes dont il s’était rendu le superbe imitateur, il dépouilla toute honte de vanité, et revêtit la pudeur de la vérité, et tout à coup, il surprit Simplicianus par ces mots : « Allons à l’église ; je veux être chrétien ! » Et lui, ne se sentant pas de joie, l’y conduisit à l’instant. Aussitôt qu’il eut reçu les premières instructions sur les mystères, il donna son nom pour être régénéré dans le baptême, à l’étonnement de Rome, à la joie de l’Eglise. Les superbes, à cette vue, frémissaient, ils grinçaient des dents, ils séchaient de rage (Ps. XCI, 10) mais votre serviteur, ô Dieu, avait son espérance au Seigneur, et il ne voyait plus les vanités et les folies du mensonge (Ps. XXXIX, 5).
5. Puis, quand l’heure fut venue de faire la profession de foi, qui consiste en certaines paroles retenues de mémoire, et que récitent ordinairement d’un lieu plus élevé, en présence des fidèles de Rome, ceux qui demandent l’accès de votre grâce ; les prêtres, ajouta Simplicianus, offrirent à Victorinus de réciter en particulier, comme c’était l’usage de le proposer aux personnes qu’une solennité publique pouvait intimider ; mais lui aima mieux professer son salut en présence de la multitude sainte. Car ce n’était pas le salut qu’il enseignait dans ses leçons d’éloquence, et pourtant il avait professé publiquement. Et combien peu devait-il craindre de prononcer votre parole devant l’humble troupeau, lui qui ne craignait pas tant d’insensés auditeurs de la sienne ?
Il monta ; son nom, répandu tout bas par ceux qui le connaissaient, éleva dans l’assemblée un murmure de joie. Et de qui, dans cette enceinte, n’était-il pas connu ? Et la voix contenue de l’allégresse générale frémissait : Victorinus ! Victorinus ! Un transport soudain, à sa vue, avait rompu le silence, le désir de l’entendre le rétablit aussitôt. Il prononça le symbole de vérité avec une admirable foi, et tous eussent voulu l’enlever dans leur cœur ; et tous l’y portaient dans les bras de leur joie et de leur amour.
6. Dieu de bonté, que se passe-t-il dans l’homme pour qu’il ressente plus de joie du saint d’une âme désespérée et de sa délivrance d’un plus grand péril, que s’il eût toujours bien espéré d’elle, ou que le péril eût été moins grand ? Et vous aussi, Père des miséricordes, vous vous réjouissez plus d’un seul pénitent que de quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence. Et nous, c’est avec une consolante émotion que nous apprenons que le bon pasteur rapporte sur ses épaules, à la joie des anges, la brebis égarée ; et que la drachme est rendue à votre trésor par la femme qui l’a retrouvée, et dont les voisines partagent le contentement. Et les solennelles réjouissances de votre maison font rouler des larmes dans les yeux qui ont lu que « votre Fils était mort, et qu’il est ressuscité, qu’il était perdu, et qu’il est retrouvé (Luc XV) » Vous vous réjouissez en nous et en vos anges, sanctifiés par votre charité sainte. Car vous, toujours le même, vous avez toujours la même connaissance de ce qui n’est, ni toujours, ni le même.
7. Que se passe-t-il donc dans l’âme qui lui fait trouver plus de joie à la recouvrance qu’en la possession continuelle de ce qu’elle aime ? Tout l’atteste, tout est plein de témoignages qui nous crient : Il est ainsi. Un empereur victorieux triomphe, et il n’eût vaincu s’il n’eût combattu. Et plus a été grand le péril au combat, plus vive est l’allégresse dans le triomphe. Un vaisseau est battu de la tempête, le naufrage est imminent ; les matelots pâlissent aux portes de la mort : le ciel et la mer s’apaisent ; l’excès de la joie naît de l’excès de la crainte. Une personne aimée est malade, son pouls est de mauvais augure ; tous ceux qui désirent sa guérison sont malades de cœur : elle est sauvée, mais elle n’a pas encore recouvré ses forces pour marcher, et déjà c’est un bonheur tel qu’il n’en fut jamais lorsqu’elle jouissait de toute la vigueur de la santé.
Et les plaisirs mêmes de cette vie, ce n’est point seulement par les contrariétés qui surprennent notre volonté, mais encore au prix de certaines peines étudiées et volontaires, que nous les achetons. La volupté du boire et du manger n’existe qu’en tant que précédée de l’angoisse de la faim et de la soif. Et les ivrognes cherchent dans des aliments salés une irritation dont la boisson, qui l’apaise, fait un plaisir. Et la coutume veut que l’on diffère de livrer une fiancée, de peur que l’époux ne dédaigne la main que ses soupirs n’auraient pas longtemps attendue.
8. Ainsi, et dans l’abomination des voluptés humaines, et dans les plaisirs licites et permis, et dans la sincérité d’une amitié pure, et dans ce retour de l’enfant « qui était mort et qui est « ressuscité, qui était perdu et qui est retrouvé (Luc XV, 24, 32), toujours une grande joie est précédée d’un aiguillon douloureux. Quoi donc ! Seigneur mon Dieu, vous êtes à vous-même votre éternelle joie ; quelques êtres, autour, de vous, se réjouissent éternellement de vous, et cette partie du monde souffre une continuelle alternative de défaillance et d’accroissement, de guerre et de paix ? Est-ce la condition de son être ? est-ce ainsi que vous l’avez fait, quand, depuis les hauteurs des cieux jusqu’aux profondeurs de la terre, depuis le commencement jusqu’à la fin des siècles, depuis l’ange jusqu’au vermisseau, depuis le premier des mouvements jusqu’au dernier, vous avez placé toute sorte de biens, chacun en son lieu, et réglé vos œuvres parfaites chacune en son temps ? Grand Dieu ! que vous êtes sublime dans les hauteurs et profond dans les abîmes ! Vous n’êtes jamais loin, et pourtant quelle peine pour retourner à vous !
9. Agissez, Seigneur, faites ; réveillez-nous, rappelez-nous ; embrasez et ravissez ; soyez flamme et douceur ; aimons, courons. Combien reviennent à vous d’un enfer d’aveuglement plus profond que Victorinus, et s’approchent, et reçoivent le rayon de votre lumière ? Et ils ne le reçoivent qu’avec le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1 Jean, I, 9, 12). Mais, moins connus du monde, la joie de leur retour est moins vive, même en ceux qui les connaissent. La joie générale est individuellement plus féconde ; le feu gagne au contact, et la flamme s’élance. Et puis, les hommes connus de plusieurs autorisent et devancent de plus nombreuses conversions. C’est pourquoi leurs prédécesseurs mêmes se livrent à cette joie de prosélytisme qui en prévoit de nouvelles.
Car, loin de ma pensée que, sous votre tente, le riche ait la préséance sur le pauvre, et le puissant sur le faible, puisque vous avez fait choix des plus faibles pour confondre les forts ; et des objets du monde les plus vils et les plus méprisables, et de ce qui est comme n’étant pas, pour anéantir ce qui est (I Cor. I, 27, 28). Et cependant, le moindre de vos apôtres (Ibid. XV, 9), dont la voix a fait entendre cet oracle de votre sagesse, vainqueur de l’orgueil du proconsul Paul, qu’il fit passer sous le joug de douceur de votre Christ et enrôla sous les drapeaux du plus grand des rois, cet apôtre de Saul voulut s’appeler Paul (Act. XIII, 7, 12), en souvenir, de cet éclatant triomphe. Car l’ennemi est plus glorieusement vaincu dans celui qu’il possède avec plus d’empire, et par qui il en possède plusieurs. Il tient les grands par l’orgueil de leur renommée, et le vulgaire par l’autorité de leurs exemples.
Or, plus on aimait à se figurer le cœur de Victorinus comme une citadelle inexpugnable où Satan s’était renfermé, et sa langue comme un dard fort et acéré, dont il avait tué tant d’âmes, plus l’enthousiasme de vos enfants dut éclater, en voyant le fort enchaîné par notre Roi (Matth. XII, 29) ; ses vases conquis purifiés, consacrés à votre culte, et devenus les instruments du Seigneur pour toute bonne œuvre (II Tim. II, 21).
10. L’homme de Dieu m’avait fait ce récit de Victorinus, et je brûlais déjà de l’imiter. Telle avait été l’intention de Simplicianus. Et quand il ajouta qu’au temps de l’empereur Julien où un édit défendit aux chrétiens d’enseigner les lettres et l’art oratoire, Victorinus s’était empressé d’obéir à cette loi, désertant l’école de faconde plutôt que votre Verbe, qui donne l’éloquence à la langue de l’enfant (Sag. X, 21), il ne me parut pas moins heureux que fort d’avoir trouvé tant de loisir pour vous.
C’est après un tel loisir que je soupirais, non plus dans les liens étrangers, mais dans les fers de ma volonté. Le démon tenait dans sa main mon vouloir, et il m’en avait fait une chaîne, et il m’en avait lié. Car la volonté pervertie fait la passion ; l’asservissement à la passion fait la coutume ; le défaut de résistance à la coutume fait la nécessité. Et ces nœuds d’iniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne dont m’enlaçait le plus dur esclavage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous servir sans intérêt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joie véritable, cette volonté était trop faible pour vaincre la force invétérée de l’autre. Ainsi deux volontés en moi, une vieille, une nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme.
11. Ainsi ma propre expérience me donnait l’intelligence de ces paroles : « La chair convoite « contre l’esprit et l’esprit contre la chair (Galat. V, 17). » De part et d’autre, c’était toujours moi ; mais il avait plus de moi dans ce que j’aimais que dans ce que je haïssais en moi. Là, en effet, il n’y avait déjà presque plus de moi, car je le souffrais plutôt contre mon gré que je ne le faisais volontairement. Et cependant la coutume s’était par moi aguerrie contre moi, puisque ma volonté m’avait amené où je ne voulais pas et de quel droit eussé-je protesté contre le juste châtiment inséparable de mon péché ?
Et je n’avais plus alors l’excuse qui me faisait attribuer mon impuissance à mépriser le siècle pour vous servir, aux indécisions de me doutes. Car j’étais certain de la vérité ; mais engagé à la terre, je refusais d’entrer à votre solde, et je craignais autant la délivrance de-obstacles qu’il en faut craindre l’esclavage.
12. Ainsi, le fardeau du siècle pesait sur moi comme le doux accablement du sommeil ; et les méditations que j’élevais vers vous ressemblaient aux efforts d’un homme qui veut s’éveiller, et vaincu par la profondeur de son assoupissement, y replonge. Et il n’est personne qui veuille dormir toujours, et la raison, d’un commun accord, préfère la veille ; mais souvent on hésite à secouer le joug qui engourdit les membres, et l’ennui du sommeil cède au charme plus doux que l’on y trouve, quoique l’heure du lever soit venue ; ainsi je ne doutais pas qu’il ne voulût mieux me livrer à votre amour que de m’abandonner à ma passion. Le premier parti-me plaisait, il était vainqueur ; je goûtais l’autre, et j’étais vaincu. Et je ne savais que répondre à votre parole : « Lève-toi, toi qui dort Lève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera (Ephés. V, 14) ! » Et vous m’entouriez d’évidents témoignages ; et convaincu de la vérité, je n’avais à vous opposer que ces paroles de lenteur et de somnolence : Tout à l’heure ! encore un instant ! laissez-moi un peu ! Mais ce tout à l’heure devenait jamais ; ce laissez-moi un peu durait toujours.
Vainement je me plaisais en votre loi, selon l’homme intérieur, puisqu’une autre loi luttait dans ma chair contre la roi de mon esprit, et m’entraînait captif de la loi du péché, incarnée dans mes membres. Car la loi du péché, c’est la violence de la coutume qui entraîne l’esprit et le retient contre son gré, mais non contre la justice, puisqu’il s’est volontairement asservi. Malheureux homme ! qui me délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre Seigneur (Rom. VII, 22-25) ?
13. Comment vous m’avez délivré de cette chaîne étroite de sensualité et de l’esclavage du siècle, je vais le raconter, à la gloire de votre nom, Seigneur, mon rédempteur et mon secours. Je vivais dans une anxiété toujours croissante, et sans cesse soupirant après vous. Je fréquentais votre Eglise, autant que me le permettait ce fardeau d’affaires qui me faisait gémir.
Avec moi était Alypius, sorti pour la troisième fois de sa charge d’assesseur, attendant en liberté des acheteurs de conseils, comme j’avais des chalands d’éloquence, si toutefois l’éloquence est une marchandise que l’enseignement puisse livrer. Nous avions obtenu de l’amitié de Nebridius de suppléer comme grammairien notre cher Verecundus, citoyen de Milan, qui en avait témoigné le vif désir, nous demandant, au nom de l’amitié, quelqu’un de nous pour lui prêter fidèle assistance, dont il avait grand besoin.
Ce ne fut donc pas l’intérêt qui décida Nebridius ; les lettres, s’il eût voulu, lui offraient un plus bel avenir ; mais sa bienveillance lui fit un devoir de se rendre à notre prière ; doux et excellent ami ! Sa conduite fut un modèle de prudence ; il évita soigneusement d’être connu des personnes éminentes dans le siècle, épargnant ainsi toute inquiétude à son esprit, qu’il voulait conserver libre et assuré d’autant d’heures de loisir qu’il pourrait s’en réserver, pour rechercher la sagesse par méditation, lecture ou entretien.
14. Un jour qu’il était absent, je ne sais pourquoi, nous eûmes la visite, Alypius et moi, d’un de nos concitoyens d’Afrique, Potitianus, l’un des premiers officiers militaires du palais. J’ai oublié ce qu’il voulait de nous. Nous nous assîmes pour nous entretenir. Il aperçut par hasard, sur une table de jeu qui était devant nous, un volume. Il le prit, l’ouvrit, c’était l’apôtre Paul. Il ne s’y attendait certainement pas, croyant trouver quelque ouvrage nécessaire à cette profession qui dévorait ma vie. Il sourit, et me félicita du regard, étonné d’avoir surpris auprès de moi ce livre, et ce livre seul. Car il était chrétien zélé, souvent prosterné, dans votre église, en de fréquentes et longues oraisons. Je lui avouai que cette lecture était ma principale étude. Alors, il fut amené par la conversation a nous parler d’Antoine, solitaire d’Egypte, dont le nom si glorieux parmi vos serviteurs nous était jusqu’alors inconnu. Il s’en aperçut et s’arrêta sur ce sujet ; il révéla ce grand homme à notre ignorance, dont il ne pouvait assez s’étonner.
Nous étions dans la stupeur de l’admiration au récit de ces irréfragables merveilles de si récente mémoire, presque contemporaines, opérées dans la vraie foi, dans l’Eglise catholique. Et nous étions tous surpris, nous d’apprendre, lui de nous apprendre ces faits extraordinaires.
15. Et ses paroles roulèrent de là sur ces saints troupeaux de monastères, et les parfums de vertu divine qui s’en exhalent, sur ces fécondes aridités du désert, dont nous ne savions rien. Et à Milan même, hors des murs, était un cloître rempli de bons frères, élevé sous l’aile d’Ambroise, et nous l’ignorions. Il continuait de parler, et nous écoutions en silence ; et il en vint à nous conter, qu’un jour, à Trèves, l’empereur passant l’après-midi aux spectacles du cirque, trois de ses compagnons et lui allèrent se promener dans les jardins attenant aux murs de la ville ; et comme ils marchaient deux à deux, l’un avec lui, les deux autres ensemble, ils se séparèrent. Ceux-ci, chemin faisant, entrèrent dans une cabane où vivaient quelques-uns de ces pauvres volontaires, vos serviteurs, à qui le royaume des cieux appartient (Matth. V, 3), et ils trouvèrent un manuscrit de la vie d’Antoine.
L’un d’eux se met à lire ; il admire, son cœur brûle, et tout en lisant, il songe à embrasser une telle vie, à quitter la milice du siècle pour vous servir : ils étaient l’un et l’autre agents des affaires de l’empereur. Rempli soudain d’un divin amour et d’une sainte honte, il s’irrite contre lui-même, et jetant les yeux sur son ami : « Dis-moi, je te prie, où donc tendent tous nos travaux ? Que cherchons-nous ? pour qui portons-nous les armes ? Quel peut être notre plus grand espoir au palais que d’être amis de l’empereur ? Et dans cette fortune, quelle fragilité ! que de périls ! Et combien de périls pour arriver au plus grand péril ? Et puis, quand cela sera-t-il ? Mais, ami de Dieu, si je veux l’être, je le suis, et sur l’heure. »
Il parlait ainsi, dans la crise de l’enfantement de sa nouvelle vie ; et puis, ses yeux reprenant leur course dans ces saintes pages, il lisait, et il changeait au dedans, là où votre œil voyait, et son esprit se dépouillait du monde, comme on vit bientôt après. Et il lisait, et les flots de son âme roulaient frémissants ; il vit et prit le meilleur parti, et il était à vous déjà, lorsqu’il dit à son ami : « C’en est fait, je romps avec tout notre espoir ; je veux servir Dieu, et à cette heure, en ce lieu, je me mets à l’œuvre. Si tu n’es pas pour me suivre, ne me détourne pas. » L’autre répond qu’il veut aussi conquérir sa part de gloire et de butin. Et tous deux, déjà vos serviteurs, bâtissent la tour qui s’élève avec ce que l’on perd pour vous suivre (Luc XIV, 26, 35). Potitianus et son compagnon, après s’être promenés dans une autre partie du jardin, arrivèrent, en les cherchant, à cette retraite, et les avertirent qu’il était temps de rentrer, parce que le jour baissait. Mais eux, déclarant leur dessein, comment cette volonté leur était venue et s’était affermie en eux, prièrent leurs amis de ne pas contrarier leur résolution, s’ils refusaient de la partager. Ceux-ci, ne se sentant pas changés, pleurèrent néanmoins sur eux-mêmes, disait Potitianus. Ils félicitèrent pieusement leurs camarades, se recommandant à leurs prières. Ils retournèrent au palais, le cœur traînant toujours à terre, et les autres, le cœur attaché au ciel, restèrent dans la cabane. Tous deux avaient des fiancées qui, à cette nouvelle, vous consacrèrent leur virginité.
16. Tel fut le récit de Potitianus. Mais vous, Seigneur, pendant qu’il parlait vous me retourniez vers moi-même ; vous effaciez ce dos que je me présentais pour ne pas me voir, et vous me placiez devant ma face pour que je visse enfin toute ma laideur et ma difformité, et mes taches, et mes souillures, et mes ulcères. Et je voyais, et j’avais horreur, et impossible de fuir de moi ! Et si je m’efforçais de détourner mes yeux de moi, cet homme venait avec son récit ; et vous m’opposiez de nouveau à moi, et vous me creviez les yeux de moi-même, pour que mon iniquité me fût évidente et odieuse. Je la connaissais bien, mais par dissimulation, par connivence, je l’oubliais.
17. Alors aussi, plus je me sentais d’ardent amour pour ces confiances salutaires livrées sans réserve à votre cure, plus j’avais, au retour sur moi, de haine et d’imprécations contre moi-même. Tant d’années, tant d’existence taries ! Douze ans et plus, depuis cette dix-neuvième année de mon âge, où la lecture de l’Hortensius de Cicéron avait éveillé en moi l’amour de la sagesse ; et je différais encore de sacrifier ce vain bonheur terrestre à la poursuite de cette félicité dont la recherche seule, même sans possession, serait encore préférable à la découverte du plus riche trésor, à la royauté des nations, à l’empressement de ces nombreuses esclaves, les voluptés corporelles.
Mais, malheureux que j’étais, malheureux au seuil même de l’adolescence, je vous avais demandé la chasteté, et je vous avais dit : Donnez-moi la chasteté et la continence, mais pas encore. Je craignais d’être trop tôt exaucé, trop tôt guéri de ce mal de concupiscence que j’aimais mieux assouvir qu’éteindre. Et je m’étais égaré dans les voies d’une superstition sacrilège ; et je n’y trouvais point de certitude, et je la préférais pourtant aux doctrines dont je n’étais pas le pieux disciple, mais l’ardent ennemi.
18. Et depuis, je n’avais remis de jour en jour, comme je croyais, à rejeter les espérances du siècle et m’attacher à vous seul, que faute d’apercevoir ce fanal directeur de ma course. Mais le jour était arrivé où je me trouvais tout nu devant moi, et ma conscience me criait : Où es-tu, langue, qui disais que l’incertitude du vrai t’empêchait seule de jeter là ton bagage de vanité ? Eh bien ! tout est certain maintenant ; la vérité te presse ; à de plus libres épaules sont venues des ailes qui emportent des âmes, à qui il n’a fallu ni le pesant labeur de tant de recherches, ni d’années de méditation.
Ainsi je me rongeais intérieurement, j’étais pénétré de confusion et de honte, quand Potitianus parlait. Son discours, et le motif de sa visite cessant, il se retira. Et alors, que ne me dis-je pas à moi-même ? De quels coups le fouet de mes pensées meurtrit mon âme, l’excitant à me suivre dans mes efforts pour vous joindre ? Et elle était rétive. Elle refusait et ne s’excusait pas. Toutes les raisons étaient épuisées. Il ne lui restait qu’une peur muette : elle appréhendait comme la mort, de se sentir tirer la bride à l’abreuvoir de la coutume, où elle buvait une consomption mortelle.
19. Alors, pendant cette violente rixe au logis intérieur, où je poursuivais mon âme dans le plus secret réduit de mon cœur, le visage troublé comme l’esprit, j’interpelle Alypius, je m’écrie : Eh quoi ! que faisons-nous là ? N’as-tu pas entendu ? Les ignorants se lèvent ; ils forcent le ciel, et nous, avec notre science, sans cœur, nous voilà vautrés dans la chair et dans le sang ! Est-ce honte de les suivre ? N’avons-nous pas honte de ne pas même les suivre ? Telles furent mes paroles. Et mon agitation m’emporta brusquement loin de lui. Il se taisait, surpris, et me regardait. Car mon accent était étrange. Et mon front ; mes joues, mes yeux, le teint de mon visage, le ton de ma voix, racontaient bien plus mon esprit que les paroles qui m’échappaient.
Notre demeure avait un petit jardin dont nous avions la jouissance, comme du reste de la maison ; car le propriétaire, notre hôte n’y habitait pas. C’est là que m’avait jeté la tempête de mon cœur ; là, personne ne pouvait interrompre ce sanglant débat que j’avais engagé contre moi-même, dont vous saviez l’issue, et moi, non. Mais cette fureur m’enfantait à la raison, cette mort à la vie ; sachant ce que j’étais de mal, j’ignorais ce qu’en un moment j’allais être de bien.
Je me retirai au jardin ; Alypius me suivait pas à pas. Car j’étais seul, même en sa présence. Et pouvait-il me quitter dans une telle crise ? Nous nous assîmes, le plus loin possible de la maison. Et mon esprit frémissait, et les vagues de mon indignation se soulevaient contre moi, de ce que je ne passais pas encore à votre volonté, à votre alliance, ô mon Dieu, où toutes les puissances de mon âme me poussaient en me criant : Courage ! Et leurs louanges me soulevaient vers le Ciel : Et pour cela il ne fallait ni navire, ni char ; il ne fallait pas même faire ce pas qui nous séparait de la maison. Car non-seulement aller, mais arriver à vous, n’était autre chose que vouloir, mais d’une volonté forte et pleine, et non d’une volonté languissante et boiteuse, se dressant à demi et se débattant contre l’autre moitié d’elle-même qui retombe.
20. Et dans cette angoisse de mes indécisions, je faisais plusieurs de ces mouvements de corps que souvent des hommes veulent et ne peuvent faire, soit absence des membres, ou qu’ils soient emprisonnés dans des liens, paralysés de langueur, retenus par quelque entrave. Si je m’arrache les cheveux, si je me frappe le front, si j’embrasse mes genoux de mes doigts entrelacés, je le fais parce que je l’ai voulu. Et je pouvais le vouloir sans le faire, si la mobilité de mes membres ne m’eût obéi. Combien donc ai-je fait de choses, où vouloir et pouvoir n’était pas tout un. Et alors je ne faisais pas ce que je désirais d’un désir incomparablement plus puissant, et il ne s’agissait que de vouloir pour pouvoir, c’est-à-dire de vouloir pour vouloir. Car ici la puissance n’était autre que la volonté ; vouloir, c’était faire ; et pourtant rien ne se faisait ; et mon corps obéissait plutôt à la volonté la plus imperceptible de l’âme qui d’un signe lui commandait un mouvement, que l’âme ne s’obéissait à elle-même pour accomplir dans la volonté seule sa plus forte volonté.
21. D’où vient ce prodige ? quelle en est la cause ? Faites luire votre miséricorde ! que j’interroge ces mystères de vengeance, et qu’ils me répondent ! que je pénètre cette nuit de tribulation qui couvre les fils d’Adam ! D’où vient, pourquoi ce prodige ? L’esprit commande au corps ; il est obéi ; l’esprit se commande, et il se résiste. L’esprit commande à la main de se mouvoir, et l’agile docilité de l’organe nous laisse à peine distinguer le maître de l’esclave ; et l’esprit est esprit, la main est corps. L’esprit commande de vouloir à l’esprit, à lui-même, et il n’obéit pas. D’où vient ce prodige ? la cause ? Celui-là, dis-je, se commande de vouloir, qui ne commanderait s’il ne voulait ; et ce qu’il commande ne se fait pas !
Mais il ne veut qu’à demi ; donc, il ne commande qu’à demi. Car, tant il veut, tant il commande ; et tant il est désobéi, tant il ne veut pas. Si la volonté dit : Sois la volonté ! autrement : que je sois ! Elle n’est pas entière dans son commandement, et partant elle n’est pas obéie ; car si elle était entière, elle ne se commanderait pas d’être, elle serait déjà. Ce n’est donc pas un prodige que cette volonté partagée, qui est et n’est pas ; c’est la faiblesse de l’esprit malade, qui, soulevé par la main de la vérité, ne se relève qu’à demi, et retombe de tout le poids de l’habitude. Et il n’existe ainsi deux volontés que parce qu’il en est toujours une incomplète, et que ce qui manque à l’une s’ajoute à l’autre.
22. Périssent de votre présence, mon Dieu, comme parleurs de vanités, comme séducteurs d’âmes ceux qui, apercevant deux volontés délibérantes, affirment deux esprits de deux natures, l’une bonne, l’autre mauvaise. Mauvais eux-mêmes, par ce sentiment mauvais, ils peuvent être bons, s’ils donnent un tel assentiment aux doctrines et aux hommes de vérité, que votre Apôtre puisse leur dire : « Vous avez été ténèbres autrefois, et vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (Ephés. V, 8). » Ceux-ci voulant être lumière en eux-mêmes, et non dans le Seigneur, par cette pensée téméraire que l’âme est une même nature que Dieu, sont devenus d’épaisses ténèbres, parce que leur sacrilège arrogance les a retirés de vous, « Lumière de tout homme venant au monde (Jean I, 9) » Songez donc à ce que vous dites et rougissez ; « approchez de lui, recevez sa lumière et votre visage ne rougira plus (Ps. XXXIII, 6). »
Quand je délibérais pour entrer au service du Seigneur mon Dieu, ce que j’avais résolu depuis longtemps, qui voulait ? moi. Qui ne voulait pas ? moi. L’un et l’autre était moi, demi voulant, à demi ne voulant pas. Et je me querellais moi-même, et je me divisais contre moi. Et ce schisme, élevé malgré moi, n’attestait pas la présence d’un esprit étranger, mais le châtiment de mon âme. Et je n’en étais pas l’artisan, mais le péché qui habitait en moi. J’expiais la coupable liberté d’Adam, mon père (Rom. VIII, 14).
23. Car s’il est autant de natures contraires que de volontés ennemies, ce n’est plus deux natures, c’est plusieurs qu’il faut affirmer. Qu’un homme délibère d’aller à leur assemblée ou au théâtre, ces hérétiques s’écrient : Voilà les deux natures ; l’une bonne qui le conduit ici, l’autre mauvaise qui l’en éloigne. Autrement d’où peut venir cette contrariété de deux volontés en lutte ? Et moi je les dis mauvaises toutes deux, et celle qui conduit à eux, et celle qui attire au théâtre. Ils pensent, eux, que la première ne peut être que bonne. Mais si quelqu’un de nous, flottant à la merci de deux volontés engagées, délibère d’aller au théâtre ou à notre église, ne balanceront-ils pas à répondre ? Car ou ils avoueront, ce qu’ils refusent, que c’est la volonté bonne qui fait entrer dans notre église, comme elle y a introduit ceux que la communion des mystères y retient ; ou ils seront tenus d’admettre le conflit de deux mauvaises natures, de deux mauvais esprits en un seul homme, et ils démentiront leur assertion ordinaire d’un bon et d’un mauvais ; ou, rendus à la vérité, ils cesseront de nier que, lorsqu’on délibère, ce soit une même âme livrée aux flux et reflux de ses volontés.
24. Qu’ils n’osent donc plus dire, en voyant dans un seul homme deux volontés aux prises, que ce sont deux esprits contraires, émanés de deux substances contraires, et deux principes contraires ; deux antagonistes, l’un bon, l’autre mauvais. Car vous, Dieu de vérité, vous les improuvez, vous les réfutez, vous les confondez. Et de même, dans deux volontés mauvaises, quand un homme délibère s’il ôtera la vie à son semblable par le fer ou le poison ; s’il usurpera tel héritage ou tel autre, ne pouvant les usurper tous deux ; s’il écoutera la luxure qui achète la volupté, ou l’avarice qui sarde l’argent ; s’il ira au cirque ou au théâtre, ouverts le même jour ; ou bien, nouvelle indécision, s’il entrera dans cette maison taire un larcin auquel l’occasion le convie ; ou bien, autre incertitude, y commettre un adultère dont il trouve la facilité ; et si toutes ces circonstances concourent dans le même instant, si toutes ces volontés se pressent dans le même désir, ne pouvant s’accomplir à la fois, l’esprit n’est-il pas déchiré par cette querelle intestine de quatre volontés, plus encore, que sollicitent tant d’objets de convoitise ? Et pourtant ils ne calculent pas une telle quantité de substances différentes.
Et de même des volontés bonnes. Car je leur demande s’il est bon de se plaire à la lecture de l’Apôtre, au chant d’un saint cantique, s’il est bon d’expliquer l’Evangile ? A chaque demande, même réponse : oui. Mais si tous ces pieux exercices nous plaisent également, au même instant, le cœur de l’homme n’est-il pas distendu par cette diversité de volonté qui délibèrent sur l’objet à saisir de préférence ? Et ces volontés sont bonnes, et elles se combattent jusqu’à ce que soit déterminé le point où se porte une et entière cette volonté qui se divisait en plusieurs.
Ainsi, lorsque l’éternité nous élève à ses sublimes délices, et que le plaisir d’un bien temporel nous rattache ici-bas, c’est une même âme qui veut l’un ou l’autre, mais d’une demi-volonté ; et de là ces épines qui la déchirent quand la vérité détermine une préférence qui ne peut vaincre l’habitude.
25. Ainsi je souffrais et je me torturais, m’accusant moi-même avec une amertume inconnue, me retournant et me roulant dans mes liens, jusqu’à ce j’eusse rompu tout entière cette chaîne qui ne me retenait plus que par un faible anneau, mais qui me retenait pourtant. Et vous me pressiez, Seigneur, au plus secret de mon âme, et votre sévère miséricorde me flagellait à coups redoublés et de crainte et de honte, pour prévenir une langueur nouvelle qui, retardant la rupture de ce faible et dernier chaînon, lui rendrait une nouvelle force d’étreinte.
Car je me disais au dedans de moi : Allons ! allons ! point de retard ! Et mon cœur suivait déjà ma parole ; et j’allais agir, et je n’agissais pas. Et je ne retombais pas dans l’abîme de ma vie passée, mais j’étais debout sur le bord, et je respirais. Et puis je faisais effort, et pour arriver, atteindre, tenir, de quoi s’en fallait-il ? Et je n’arrivais pas, et je n’atteignais pas, et je ne tenais rien ; hésitant à mourir à la mort, à vivre à la vie, je me laissais dominer plutôt par le mal, ce compagnon d’enfance, que par ce mieux étranger. Et plus l’insaisissable instant où mon être allait changer devenait proche, plus il me frappait d’épouvante ; ni ramené, ni détourné, pourtant, mon pas était suspendu.
26. Et ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de vanités, mes anciennes maîtresses, me tiraient par ma robe de chair, et me disaient tout bas : Est-ce que tu nous renvoies ? Quoi ! dès ce moment, nous ne serons plus avec toi, pour jamais ? Et, dès ce moment, ceci, cela, ne te sera plus permis, et pour jamais ? Et tout ce qu’elles me suggéraient dans ce que j’appelle ceci, cela, ce qu’elles me suggéraient, ô mon Dieu ! que votre miséricorde l’efface de l’âme de votre serviteur ! Quelles souillures ! quelles infamies ! Et elles ne m’abordaient plus de front, querelleuses et hardies, mais par de timides chuchotements murmurés à mon épaule, par de furtives attaques ; elles sollicitaient un regard de mon dédain. Elles me retardaient toutefois dans mon hésitation à les repousser, à me débarrasser d’elles pour me rendre où j’étais appelé. Car la violence de l’habitude me disait : Pourras-tu vivre sans elles ?
27. Et déjà elle-même ne me parlait plus que d’une voix languissante. Car, du côté où je tournais mon front, et où je redoutais de passer, se dévoilait la chaste et sereine majesté de la continence, m’invitant, non plus avec le sourire de la courtisane, mais par d’honnêtes caresses, à m’approcher d’elle sans crainte ; et elle étendait, pour me recevoir et m’embrasser, ses pieuses mains, toutes pleines de bons exemples ; enfants, jeunes filles, jeunesse nombreuse, tous les âges, veuves vénérables, femmes vieillies dans la virginité, et dans ces saintes âmes, la continence n’était pas stérile ; elle enfantait ces générations de joies célestes qu’elle doit, Seigneur, à votre conjugal amour !
Et elle semblait me dire, d’une douce et encourageante ironie : Quoi ! ne pourras-tu ce qui est possible à ces enfants, à ces femmes ? Est-ce donc en eux-mêmes, et non dans le Seigneur leur Dieu, que cela leur est possible ? C’est le Seigneur leur Dieu qui me donne à eux. Tu t’appuies sur toi-même, et tu chancelles ? Et cela t’étonne ? Jette-toi hardiment sur lui, n’aie pas peur ; il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il te recevra, il te guérira ! Et je rougissais, parce que j’entendais encore le murmure des vanités : et je restais hésitant, suspendu. Et elle me parlait encore, et je croyais entendre : Sois sourd à la voix de ces membres de terre, afin de les mortifier. Les délices qu’ils te racontent sont-elles comparables aux suavités de la loi du Seigneur ton Dieu (Ps. CXVIII, 85) ? Cette lutte intestine n’était qu’un duel de moi avec moi. Et Alypius, attaché à mes côtés, attendait en silence l’issue de cette étrange révolution.
28. Quand, du fond le plus intérieur, ma pensée eut retiré et amassé toute ma misère devant les yeux de mon cœur, il s’y éleva un affreux orage, chargé d’une pluie de larmes.
Et pour les répandre avec tous mes soupirs, je me levai, je m’éloignai d’Alypius. La solitude allait me donner la liberté de mes pleurs. Et je me retirai assez loin pour n’être pas importuné, même d’une si chère présence.
Tel était mon état, et il s’en aperçut, car je ne sais quelle parole m’était échappée où vibrait un son de voix gros de larmes. Et je m’étais levé. Il demeura à la place où nous nous étions assis, dans une profonde stupeur. Et moi j’allai m’étendre, je ne sais comment, sous un figuier, et je lâchai les rênes à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, comme le sang d’un sacrifice agréable. Et je vous parlai, non pas en ces termes, mais en ce sens : « Eh ! jusques à quand, Seigneur (Ps. VI, 4) ? jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité ? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées (Ps. LXXXIII, 5, 8). » Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Et je m’écriais en sanglots : Jusques à quand ? jusques à quand ? Demain ?… demain ?… Pourquoi pas à l’instant ; pourquoi pas sur l’heure en finir avec ma honte ?
29. Je disais et je pleurais dans toute l’amertume d’un cœur brisé. Et tout à coup j’entends sortir d’une maison voisine comme une voix d’enfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent : « PRENDS, LIS ! PRENDS, LIS ! » Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me rappeler si c’était un refrain en usage dans quelque jeu d’enfant ; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai l’essor de mes larmes, et je me levai, et ne vis plus là qu’un ordre divin d’ouvrir le livre de l’Apôtre, et de lire le premier chapitre venu. Je savais qu’Antoine, survenant, un jour, à la lecture de l’Evangile, avait saisi, comme adressées à lui-même, ces paroles : « Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; viens, suis-moi (Matth. XIX, 21) ; »et qu’un tel oracle l’avait aussitôt converti à vous.
Je revins vite à la place où Alypius était assis ; car, en me levant, j’y avais laissé le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes yeux : « Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni en jalousie ; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à flatter votre chair dans ses désirs. » Je ne voulus pas, je n’eus pas besoin d’en lire davantage. Ces ligues à peine achevées ; il se répandit dans mon cœur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude.
30. Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, d’un visage tranquille, je déclarai tout à Alypius. Et lui me révèle à son tour ce qui à mon insu se passait en lui. Il demande à voir ce que j’avais lu ; je le lui montre, et lisant plus loin que moi, il recueille les paroles suivantes que je n’avais pas remarquées : « Assistez le faible dans la foi (Rom. XIV, 1). » Il prend cela pour lui, et me l’avoue. Fortifié par cet avertissement dans une résolution bonne et sainte, et en harmonie avec cette pureté de mœurs dont j’étais loin depuis longtemps, il se joint à moi sans hésitation et sans trouble.
A l’instant, nous allons trouver ma mère, nous lui contons ce qui arrive, elle se réjouit ; comment cela est arrivé, elle tressaille de joie, elle triomphe. Et elle vous bénissait, « ô vous qui êtes puissant à exaucer au delà de nos demandes, au delà de nos pensées (Ephés. III, 20), » car vous lui aviez bien plus accordé en moi que ne vous avaient demandé ses plaintes et ses larmes touchantes. J’étais tellement converti à vous que je ne cherchais plus de femme, que j’abdiquais toute espérance dans le siècle, élevé désormais sur cette règle de foi, où votre révélation m’avait jadis montré debout à ma mère. Et son deuil était changé (Ps. XXIV, 12) en une joie bien plus abondante qu’elle n’avait espéré, bien plus douce et plus chaste que celle qu’elle attendait des enfants de ma chair.