Le bon Ambroise, pénétré de douleur de la triste situation de son oncle, résolut, pour l’en tirer, de vendre un petit domaine dont il avait hérité depuis quelques mois. Il disait : « Mon oncle est le frère de mon père ; il a pris soin de mon enfance. Quand j’eus le malheur de perdre ce père chéri, mon pauvre oncle commença par mêler ses larmes aux miennes ; il finit par les essuyer. Il m’a nourri du pain de sa table : je dois lui rendre aujourd’hui les bienfaits que j’en ai reçus. » Tout en raisonnant ainsi, Ambroise pleurait et cherchait partout quelqu’un qui voulût acheter son domaine. Le besoin où il était fit avancer beaucoup de gens charitables, qui lui proposèrent, avec toute l’honnêteté possible, de le leur céder pour la moitié de sa valeur. Ambroise était si bon qu’il ne s’apercevait pas que ces honnêtes gens abusaient de sa situation. Il conclut avec l’un d’eux, se berçant de l’espérance de revoir son oncle et de l’embrasser mille fois. La joie qu’il ressentait le tint éveillé toute la nuit, et, de grand matin, il heurtait déjà à la porte d’un notaire, demandant à grands cris qu’on le fît descendre pour une affaire très pressée. Celui-ci, croyant qu’on venait le chercher pour aller recevoir quelque testament, maudit mille fois et le métier qui le forçait à ne dormir que les yeux ouverts, et le mourant qui l’envoyait tourmenter, et le commissionnaire qui venait le chercher. Cette pensée n’occupait cependant que la portion de ses fibres intellectuelles destinée à veiller à l’intérêt de ses sens. L’autre partie de son cerveau, dès longtemps habituée à l’éclairer sur l’intérêt bien plus important de sa fortune, le poussa à se vêtir en diligence, dans la crainte qu’on n’allât s’adresser à certain notaire du voisinage dont il était jaloux. En un clin d’œil, il eut endossé une vieille robe de chambre, et, se précipitant dans l’escalier, il parut aux yeux d’Ambroise, un pied chaussé d’un soulier, l’autre d’une pantoufle et une grosse écritoire à la main. « Eh bien ! mon ami, qu’est-ce ? il est donc bien mal ! » – « Ah ! monsieur, plus mal que je ne puis vous dire ; sa situation me fend le cœur. Mon pauvre oncle ! quand pourrai-je vous voir tranquille ! » – « Pour un neveu, » lui dit le notaire, « vous voilà bien affligé. Et, dites-moi, l’avez-vous consulté ? » – « Moi, monsieur, le consulter ! Ah ! je veux qu’il l’ignore ; je veux le surprendre. » – « Mais, mon ami, il est la partie intéressée : il faut bien qu’il le sache. » – « Ah ! sans doute, il le saura, mais quand tout sera fait, quand il ne sera plus le maître de s’y opposer, quand je pourrai le forcer à consentir à des sacrifices qu’il ne permettrait jamais, si je le consultais. »
Le notaire crut avoir affaire au plus scélérat ou au plus fou des hommes, et ce ne fut qu’après d’assez longs éclaircissements qu’il parvint à comprendre les intentions d’Ambroise. Il ne put s’empêcher d’admirer le bon cœur du jeune homme ; il lui promit de passer le contrat de vente dès qu’il lui aurait remis la permission. « Quelle permission ? » lui dit Ambroise ; « je suis majeur, mon père n’est plus, et je ne suis que trop libre. » – « N’êtes-vous pas protestant ? » – « Oui, monsieur, je le suis. Mais qu’a cela de commun avec les sacrifices que je veux faire à mon oncle ? » « C’est que vous ne pouvez disposer de vos biens sans une permission de Monseigneur l’intendant, pour la somme de 3,000 livres, et de la Cour pour les sommes au-dessus[57]. Ainsi, votre domaine étant de la valeur de 4 ou 5,000 livres, il faut vous adresser à M. le subdélégué, qui écrira à Monseigneur l’intendant, qui répondra à M. le subdélégué, qui vous communiquera la réponse ; et vous saurez alors si vous êtes le maître de disposer de ce qui est à vous. Il est vrai qu’avant ce temps-là votre oncle sera mort, selon les apparences. Il peut arriver encore que si M. le subdélégué n’est pas de vos amis, ses rapports ne vous seront pas avantageux, ou que vos parents, pour vous empêcher d’aliéner un bien sur lequel ils ont jeté leur dévolu, écriront des lettres anonymes pour vous noircir. Il peut arriver beaucoup d’autres choses encore ; mais ce sont là de petits inconvénients que le citoyen doit souffrir avec patience, à cause du grand bien et de l’honneur qu’en retire l’État. Car vous comprenez, mon cher Ambroise, que lorsque les citoyens sont ainsi gênés dans leurs affaires, ils les font infiniment mieux, et que le bonheur d’un empire consiste en ce que les sujets soient bien persuadés que la possession libre de leurs biens n’est qu’une chimère. »
[57] Déclaration du roi, du 5 mai 1699. On l’a renouvelée soigneusement tous les trois ans jusqu’à l’année 1784. C’est la seule loi contre les protestants qui ait été supprimée.
Le notaire allait parler très longuement, selon sa coutume, quand il s’aperçut que le pauvre Ambroise fondait en larmes, faisant mille exclamations sur la perte de son oncle qu’il pleurait déjà comme mort. Il le consola du mieux qu’il put ; il le fit même avec succès, car le cœur des malheureux est toujours ouvert à l’espérance. Ambroise se décida à voir M. le subdélégué, qui demeurait à 4 lieues de là. Arrivé chez lui, il apprend que le subdélégué est parti la veille pour Montpellier, et ne doit être de retour qu’à la fin de la semaine. La désolation du Cévenol est extrême ; mais que peut-on contre la force de la destinée ? On se soumet en murmurant ; mais enfin l’on se soumet. Tous ceux qui virent le malheureux Ambroise lui conseillèrent de prendre patience, d’attendre M. le subdélégué, et d’espérer en la Providence. Après y avoir bien réfléchi, il vit qu’en effet il lui serait difficile de rien faire de mieux.