Après Jésus de Nazareth, le plus grand miracle de l’histoire est Saul de Tarse. On a même soutenu, à tort, que celui-ci est le véritable fondateur du christianisme. De fait, c’est l’apôtre Paul qui forgea le vocabulaire de l’Eglise ; il a profondément marqué de son empreinte nos dogmes, nos cantiques, nos liturgies ; tandis que les évangiles semblent parfois figurer, comme des enluminures précieuses, en marge seulement de nos livres rituels.
Dès lors, les uns bénissent l’apôtre pour son initiative grandiose ; les autres l’accusent d’avoir dénaturé le message du Maître. Eh quoi ! disent-ils, au lieu du Sermon sur la montagne, l’épître aux Romains, – au lieu des Paraboles, une épître aux Galates !
Ni les uns, ni les autres, n’ont raison ; ils se forment une fausse image de l’apôtre, soit pour le louer, soit pour le blâmer. Car, malgré les apparences, il n’était pas avant tout un théologien ; et encore moins un prêtre ; sa place est dans l’héroïque lignée des prophètes, des inspirateurs, des génies religieux. Pour examiner son œuvre et son enseignement sous l’éclairage le mieux approprié, il faut se mettre sur le terrain de la vie morale, sociale et spirituelle, à la lumière de l’idéal nouveau apporté dans le monde par les Moïse ou les Esaïe, et surtout par Jésus-Christ.
Evidemment, son langage est différent du leur ; et cela, pour la raison qu’il appartient à l’ère de l’Eglise. Mais si ses moyens d’expression diffèrent, l’orientation est la même : il « cherche, premièrement, le Royaume de Dieu ». Il rompt, lui aussi, avec la conception millénaire des religions purement ritualistes et cultuelles.
Il faut apprendre à lire avec intelligence et profit les épîtres de Paul, car les écrits qui lui sont attribués occupent autant de place, dans le Nouveau Testament, que ceux de Luc, l’auteur des deux « épitres à Théophile », c’est-à-dire le troisième évangile et les Actes des apôtres. Si l’on réfléchit que Luc fut l’actif collaborateur de Paul, et subit nettement son influence, on découvre que les pages dues à ces deux associés représentent plus de la moitié du Nouveau Testament.
Et ·cependant, nous négligeons souvent les épîtres de Paul, considérées comme rébarbatives. Pourquoi ? D’abord, quand nous les lisons en français, nous n’avons affaire qu’à une tradition du grec, plus ou moins réussie. De plus, le grec n’était pas la langue maternelle d’un Juif. Donc, le texte original de ses épîtres est déjà, en quelque sorte, une première version mentale, un effort de transposition accompli par l’apôtre pour s’exprimer dans une langue étrangère.
Ajoutez que ses lettres sont pleines d’allusions aux mœurs et aux institutions de l’époque. Alors que les images de l’Evangile sont prises dans la vie domestique et rurale, Paul emprunte ses comparaisons au commerce, à l’armée, au cirque, au tribunal, au culte des idoles. Avec lui, nous plongeons dans l’atmosphère d’une civilisation évanouie.
Non seulement, nous n’en comprenons plus les usages, mais nous n’en partageons plus les idéals. Paul, par exemple, en qualité de pharisien, emploie souvent les raisonnements subtils des rabbins et leurs interprétations allégoriques de l’Ancien Testament. Que tout cela nous laisse froids ?
Notez, d’ailleurs, que ses lettres ne furent pas écrites à notre intention ; elles avaient d’authentiques destinataires, en chair et en os, qui seuls étaient capables d’en commenter certains détails. Il arrive que des littérateurs s’exercent à composer des lettres fictives, appartenant au « genre épistolaire ». Rien de pareil pour l’apôtre. Ses lettres sont des écrits d’occasion, visant des cas particuliers. Et si elles n’appartiennent pas à la littérature, elles ne relèvent pas davantage de la philosophie religieuse et de la théologie ; ce ne sont point des traités doctrinaux, pas même des manuels de catéchisme. L’apôtre est, d’ordinaire, aux prises avec des problèmes pratiques, très concrets, dont nous ne saisissons pas toujours l’exacte portée, car l’information précise nous manque.
Pour comble, hélas ! les épîtres ne sont pas disposées dans leur ordre chronologique. Supposez un volume de Victor Hugo, contenant d’abord, sans date, plusieurs poèmes composés après la guerre de 1870 ; puis, d’autres poèmes, non dates, rédigés en 1852, après le Coup d’Etat. Est-ce qu’un tel recueil permettrait de suivre le développement des idées sociales du poète ? De même, par exemple, l’évolution de la pensée apostolique sur la notion du retour de Jésus-Christ, et sur le problème de l’au-delà, reste voilée. Pourquoi ? Parce que la première épître aux Thessaloniciens ne figure pas en tête de la collection, et parce que celle-ci n’est pas close avec l’épître aux Philippiens.
Au surplus, les difficultés énumérées ne sont pas les principales. Aucune d’elles n’existait, quand l’apôtre écrivit ses lettres ; et cependant, les épîtres furent-elles toujours accessibles aux destinataires ? Une puissante personnalité dépasse le niveau moyen ; or, saint Paul était un colosse par l’ampleur intellectuelle, par la vigueur morale, par l’intensité spirituelle. On n’entre pas de plain-pied dans l’intimité d’un pareil génie. Quels contrastes en une telle âme : violence et douceur, ironie et enthousiasme énergie impitoyable et maternelle tendresse ! Il était à la fois un homme de pensée et un homme d’action, un mystique et un moraliste, un visionnaire et un missionnaire. Certes, les défauts ne lui manquaient point ; que de sobriquets et d’insultes ils lui valurent ! On en retrouve l’écho dans ses âpres discussions avec des adversaires acharnés... Mais que ses modernes critiques lui accordent, au moins, « le bénéfice des circonstances atténuantes » !
Bref, une personnalité aussi complexe ne livre pas d’emblée, son propre secret. En tout état de cause, une pareille âme aurait présenté un problème difficile à déchiffrer, même si un tel homme s’était borné à exprimer, en poète ou en philosophe, les notions traditionnelles de la religion juive, sucées avec le lait maternel. Or, il traversa une crise morale et mentale d’une acuité indescriptible ; ses sentiments et ses idées furent bouleversés ; l’édifice caché de sa vie intérieure s’écroula. Il en resta comme étourdi de stupeur. Quand il essaya, enfin, de formuler ses expériences inattendues, les mots lui manquaient pour exprimer des notions absolument nouvelles dans le monde. Il se forgea donc un vocabulaire original, qui est son œuvre personnelle, car il n’avait aucun modèle, et les évangiles n’étaient pas rédigés. De là cette concision rude, ou cette surabondance éclatante, ce pittoresque, cette verve, ce jaillissement créateur, ces éclairs qui éblouissent, ou ces grands sourires paisibles de lumière illuminant les abîmes de l’univers.
Est-il surprenant que les épitres nous dépassent ? Encore, si elles représentaient une apologie du christianisme, logique et graduée, proposée à quelque assemblée homogène ! Mais que trouvons-nous, pêle-mêle, dans ces pages rapides ? D’abord, les fils embrouillés de trois polémiques entrecroisées ; l’une dirigée contre le paganisme idolâtre ; la deuxième, visant le ritualisme israélite ; la troisième, portant contre un christianisme judaïsant. Paul tenait tête, inlassablement, à cette coalition d’adversaires. Est-ce tout ? Nullement. La triple controverse ne resta pas l’objet principal de l’apôtre ; son but constant fut d’instruire les jeunes églises dont il était le père, de les guider, de les consoler, de les protéger, de les mettre en garde contre l’erreur et le vice. Et ici, derechef, le voilà contraint de lutter ! Il blâme, il condamne, avec indignation, et non sans larmes. Il s’épuise en un poignant effort pour appliquer les principes de l’Evangile aux circonstances d’un monde cruel et pourri.
Enfin, les épîtres nous livrent un cinquième aspect du héros ; elles nous laissent lire dans son âme la plus intime ; nous pénétrons dans le sanctuaire ; nous entrevoyons quelque chose de ce qu’il nommait « la vie cachée avec Christ en Dieu ». Voilà le vrai Paul, celui qui mérita d’être appelé « saint Paul ». Dans le domaine des réalités spirituelles, de l’expérience mystique et de la Vie éternelle, cet homme a jeté par poignées, à travers le monde antique, des paroles qui brillent comme le diamant et qui germent comme le grain. La chrétienté universelle n’a jamais produit un journal intime, ou une autobiographie, ou un livre d’élévations, qui offrent aux âmes, sous une forme aussi dense, une substance plus divinement riche.
A certains égards, les épîtres de Paul ont vieilli ; mais sa foi était si vivante, qu’elle palpite et rayonne encore en des passages qui paraissent n’offrir aucun intérêt pour nous. Par exemple, quand il traite du sabbat, ou des viandes sacrifiées aux idoles, quand il répond à maintes questions bizarres, quand il règle patiemment des palabres ou renvoie un esclave fugitif à son maître, - il s’exprime avec une telle intelligence, une telle affection, une telle délicatesse de conscience, qu’il élève chaque fois le débat dans la région des premiers principes ; il énonce des règles si hautes, qu’elles inspirent les générations successives.
Parfois, néanmoins, il nous déconcerte radicalement, soit par sa manière de formuler certains problèmes, soit par les solutions qu’il propose. Rappelons-nous, alors, qu’il appartenait, fortement, à son époque. Tel raisonnement subtil s’explique par sa formation rabbinique ; tel vocable reflète, peut-être, certains usages religieux du monde grec. Mais, pour comprendre saint Paul, il faut négliger les aspects secondaires de sa personnalité ; occasion unique d’apprendre à distinguer entre la forme et le fond. Car si nous ne pouvons plus, parfois, pénétrer dans la mentalité du polémiste ou du penseur, nous restons fidèles à l’apôtre, obstinément, sur le terrain spirituel et surnaturel. Ses écrits sont comparables à un chantier de construction où subsisteraient, côte à côte, et les échafaudages et l’édifice achevé ; pourquoi nous aventurer sur une échelle branlante, alors que l’escalier est terminé ?
D’ailleurs, quiconque accepte son message est affranchi, intérieurement, de tous les jougs imposés, du dehors, à « l’homme spirituel » ; celui « qui juge de tout et n’est lui-même jugé par personne » (1 Corinthiens 2.15). C’est mieux que la liberté de pensée, et c’est plus que la liberté de conscience, car c’est la liberté d’inspiration. Et l’apôtre n’a point reculé devant les conséquences de ses propres principes ; il nous a fourni les règles nécessaires pour nous affranchir, éventuellement, de toute soumission superstitieuse, ou de toute adoration, à son égard. Je ne suis pas le Sauveur ! s’écriait-il. « Ah ! que nul ne se glorifie dans les hommes, car tout est a vous, chrétiens, et en première ligne : Paul ! »
Dans son enseignement, ce qui subsiste, inébranlable, est d’une massivité grandiose et domine les épîtres comme une chaîne de montagnes. Il croyait au péché de l’homme et au pardon de Dieu ; mais il croyait, plus encore, à la régénération qui est l’essence même du salut. « Si quelqu’un est en Christ, il est une création nouvelle. » Pour lui, 1’Esprit divin s’identifie, d’une part (dans l’au-delà, en Dieu) avec le Christ glorifié ; et, d’autre part (dans les âmes), avec un Christ spiritualisé, qui vit notre vie.
Il croit donc, pour l’individu, à l’affranchissement glorieux de la prétendue fatalité du péché. Or, le chrétien reste inséparable de l’Eglise, corps visible dont Jésus-Christ est la tête invisible et le seul Chef ; comme le Père est dans le Fils, et comme le Christ est dans le chrétien, l’Eglise est dans le monde pour le transformer ; car l’humanité sera transfigurée ; la nature elle-même sera métamorphosée ; le règne usurpé de la souffrance et du cimetière s’évanouira ; « la mort sera engloutie dans la victoire ». Alors prendra fin le « soupir des créatures » par la « révélation des fil de Dieu » ; la parenthèse du drame rédempteur se fermera ; Jésus-Christ lui-même sera « soumis à Celui qui lui a soumis toutes choses », et « Dieu sera tout en tous ». Voilà le tableau peint par l’apôtre.
En résumé pour, comprendre pleinement et apprécier les épîtres de Paul, pour en briser la coque et en savourer l’amande, il faut se placer d’emblée, au cœur même de la réalité spirituelle. Là, dans le domaine de ses expériences d’âme, je m’incline, je garde le silence, j’essaye d’adorer avec lui ; car i1 a reçu de Dieu des révélations décisives. Que je sache écouter, avec tremblement, « ce que l’Esprit dit aux églises ». Qui donc a jamais aimé Jésus-Christ d’un plus ardent amour ; qui a davantage vécu dans sa communion ; qui a souffert pour lui avec plus d’allégresse ; qui lui a rendu témoignage avec une pareille ferveur, et une telle splendeur de conviction surnaturelle ? Les épîtres de Paul expriment déjà la foi sereine et majestueuse dans le Glorifié, qui devait s’épanouir, plus tard, dans le quatrième évangile, cet écrit extraordinaire où le récit a l’accent de la méditation ; ce manuel de l’adoration chrétienne, ce premier « livre de piété » rédigé par l’Eglise. La religion de l’Esprit, telle que l’apôtre la prêcha, était déjà la religion de l’Esprit, telle que l’évangéliste la présente. Saint Jean est le meilleur expositeur de saint Paul ; il met en lumière ce qui constitue la véritable originalité du missionnaire. De même que certains caractères, tracés avec une encre invisible, apparaissent mystérieusement sous l’action de la chaleur, de même, au rayonnement de saint Jean, l’authentique individualité de saint Paul est révélée.