— Maryse ! Eh bien, Maryse !
Ainsi interpellée l’enfant ouvre les yeux brusquement, de grands yeux ahuris qu’elle déplace curieusement de droite à gauche, l’air étonné comme si elle débarquait d’un autre monde.
— Qui appelle ? Quelle est cette voix si douce qu’elle semble connaître ? Cette armoire de chêne massif, à qui est-elle ? Et cette chambre tapissée de rose, proprette et remplie de soleil ?
Puis, soudain, un large sourire éclaire son visage juvénile :
— J’y suis. C’est tante Emma.
Devant elle, sa charmante hôtesse la regarde avec attendrissement, sans dire un mot, amusée par les mimiques de Maryse.
— Allons, petite, c’est plus de midi !
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Oui, plus de midi et la table est dressée !
— Pas possible !
— Je t’ai laissée dormir toute la matinée car je te savais harassée de fatigue. Tu avais besoin de récupérer des forces après la terrible nuit d’hier. Tu es en forme, maintenant, je pense.
— Oui, je suis bien reposée. J’ai dormi comme un plomb, d’un seul trait.
— Tant mieux ! Lève-toi vite. Je te laisse. A la cuisine, tu trouveras tout ce qu’il faut pour ta toilette. Fais vite, il est tard.
— Oh ! Merci Mademoiselle !
— Tante !… Tu entends, TANTE Emma.
Maryse a toutes les peines du monde à maintenir ses yeux ouverts. La lumière l’éblouit et elle sent encore un peu de sommeil derrière ses paupières alourdies. Elle dormirait bien trois heures de plus si on la laissait faire. Elle était complètement épuisée lorsqu’elle s’est enfilée dans ses draps.
— Midi ! C’est plus que raisonnable. Allons, hop ! un bon mouvement…
Notre fillette est expéditive et ne fera pas attendre longtemps sa gentille « tante » qui a déjà tout préparé. Le couvert est mis, la soupe fume et une odeur sympathique qui vous réveille l’appétit se répand dans toute la chambre par la porte entr’ouverte.
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♦ ♦
Tante Emma et Maryse sont maintenant installées en face l’une de l’autre, séparées par la soupière de faïence décorée de petites fleurs bleues ; Maryse les regarde, l’air absent, tout en dégustant le délicieux potage.
C’est tante Emma qui rompt le silence :
— Une question, Maryse. As-tu du linge de rechange ? Ta robe est froissée, un peu sale aussi, il faudrait en mettre une autre.
Tirée soudain de ses rêveries, Maryse pâlit.
— Ma valise ! ma valise. s’exclame-t-elle.
— Où donc est-elle ta valise ?
— Je l’ai oubliée chez Pierrot.
— Chez Pierrot ?
— Oui. Dans ma précipitation, hier soir, je l’ai abandonnée à côté du matelas. Je suis fraîche à présent. Il y a dedans mes vêtements de rechange, mon pyjama, ma brosse à dents… et surtout mon billet pour Mulhouse, que j’avais glissé dans mon porte-monnaie… Alors ça, c’est du beau !
Cette découverte peu agréable la cloue sur place. Elle a laissé choir sa cuillère dans son assiette et regarde fixement Tante Emma avec inquiétude.
— Ne te désole pas, ma petite, on la retrouvera ta valise, répond celle-ci elle cherche à rassurer sa protégée qui multiplie ses efforts pour refouler ses larmes.
— Vous croyez ?
— Certainement. Tu n’auras qu’à me conduire chez Pierrot et je sais qu’on ne refusera pas de te restituer ton bien. Que feraient-ils de ta valise ? Nous irons tout à l’heure la chercher.
— Oui, mais où ?
— Tu ne te sens pas capable de retrouver la maison de Pierrot ?
— Pas le moins du monde ! Je me suis laissé conduire sans prendre garde aux rues qu’on empruntait.
— C’est donc bien compliqué ! Que faut-il faire alors ?
— Et puis, vous savez ça ne m’enchante pas de retourner là-bas.
— Avec moi, dit Tante Emma en souriant, tu ne risques rien. Alors c’est bien vrai ?… tu ne crois pas pouvoir retrouver la maison de Pierrot ?
— Non ! Je ne pourrais même pas décrire la porte d’entrée, tout s’est passé si vite, et il faisait si sombre. Et puis je songeais à l’inconnue que j’allais rencontrer.
La salutiste — la « sergente » comme on l’appelle — reste un moment songeuse, préoccupée par cette nouvelle difficulté qu’elle voudrait résoudre. De sa fourchette où s’attache son regard elle tapote machinalement la carafe, comme si dans ce petit jeu elle cherchait quelque inspiration, la solution pour recouvrer la fameuse valise.
— Terminons notre repas, dit-elle brusquement. La soupe sera bientôt froide. Tout s’arrangera, Maryse… mange ; va !
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Depuis une heure nos deux amies déambulent dans les rues du vieux Valence, inspectant chaque recoin et chaque porte pour voir si elles ne retrouveraient pas le couloir de Pierrot… où Pierrot lui-même. L’un comme l’autre demeurent introuvables.
— Et si nous allions voir sur le boulevard, propose Maryse, nous pourrions peut-être le rencontrer au milieu des parties de boules, comme hier.
Cette idée plaît à Tante Emma qui entraîne sa jeune compagne dans une nouvelle direction. Elles arrivent sur la longue allée qu’elles parcourent d’un bout à l’autre plusieurs fois. De ses yeux vifs Maryse regarde à droite et Tante Emma inspecte la gauche. Elle examinent chaque groupe, chaque banc… toujours pas de Pierrot. L’enfant s’inquiète, retrouvera-t-elle sa valise ?
— J’aurais bien pu y penser, l’autre nuit… marmonne la fillette.
Elles retournent dans les petites rues que Maryse a l’impression de parcourir pour la première fois de sa vie. Tout est différent… Devant les magasins achalandés les gens circulent avec animation ; à tous les étages les volets sont grand ouverts. Et par endroit, le beau soleil d’août « apothéose » les façades lépreuses des vieilles maisons.
— Retournons au boulevard… propose l’infatigable « Sergente ». Peut-être Pierrot y sera-t-il cette fois ?
Pas plus de succès ! Les camions continuent leur ronde infernale et les passants, nombreux à cette heure, circulent sans prendre garde à ce tintamarre.
Soudain Maryse qui longe le trottoir, voit devant elle un de ces énormes véhicules chargé de tonneaux, qui fait provision de mazout devant un grand garage. Machinalement, elle lit la plaque bleue dont les lettres se devinent à peine sous la poussière rougeâtre :
Maurice BAREAU
Transport
MARSEILLE (B. du R.)
— Marseille ! s’exclame-t-elle. Il est de Marseille ce Monsieur. Oh ! s’il pouvait me prendre !
— Il n’en est pas question, la cabine est plus que pleine, répond Tante Emma qui a déjà tout vu. Mais j’ai une idée, poursuit-elle.
Elle s’approche résolument du chauffeur qui, après avoir réglé son carburant, range avec soin dans un portefeuille volumineux les billets qu’on vient de lui remettre.
Elle l’aborde sans façon et lui demande librement :
— Vous allez à Marseille, Monsieur ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que cette petite que j’ai recueillie en vient et elle est bloquée ici à cause de la grève. Si je vous chargeais d’une commission ?
— Où habite-t-elle ?
— Trois, rue des Fleurs lance Maryse qui, tout émue, regarde fixement cet homme musclé à l’air bonasse en dépit de son physique imposant.
— Rue des Fleurs ? Rue des Fleurs. voyons, c’est du côté de Nice ! Ça fait loin…
Eugène !
Il appelle son compagnon qui, dans la cabine, penche la tête à travers la fenêtre.
— Qu’y a-t-il ?
— Rue des Fleurs, c’est de ton côté ? C’est pas loin de chez toi ?
— Oui, pourquoi ?
— Tenez Madame, expliquez à mon aide. Il vous rendra service volontiers.
Tante Emma a vite fait d’expliquer les choses à ce garçon de vingt ans qui a fort bonne façon.
— Pourriez-vous dire aux parents de la fillette que leur petite est en bonne main ? J’habite 11, rue du Manoir.
Le jeune homme n’a rien dit. Il sort de sa poche un calepin et inscrit l’adresse de son interlocutrice.
— Bon, ce sera fait… soyez sans crainte. On veut bien rendre service, surtout dans la situation actuelle. Elle n’a pas l’air de vouloir finir cette grève de malheur ! Ah ! ça va mal… et ça dure.
— Oh ! merci beaucoup… Mille fois merci s’écrie tante Emma en tendant un petit opuscule. Prenez ça et lisez-le. C’est un Evangile.
— Oui merci, renchérit Maryse : nous vous sommes bien reconnaissantes. Vous direz à mes parents que je vais bien et que je les embrasse bien fort.
— Je suis contente qu’on puisse rassurer papa et maman, déclare Maryse qui s’efforce de « tenir pied » à son énergique bienfaitrice.