Marie Durand (prisonnière à la tour de Constance)

VII.
Les délivrances (1768-1776)

Marie Durand oubliée

Une femme mourut encore à la Tour, Suzanne Bonzige ou Madeleine Nivard. Elles restaient désormais huit sous la voûte. Mais une année se passera avant que nous puissions retrouver Marie dans sa lutte dernière contre l’usure des mois interminables. Le destin paraissait s’obstiner à la séparer d’une libération pourtant imminente.

En Vivarais, Jean-Jacques Bevengut, institué fermier du domaine des Durand depuis les arrangements conclus par Cazeneuve, s’acquittait avec régularité de son loyer.

Elle sort de la Tour

A Aigues-Mortes Marie se croyait oubliée. Cependant Saint-Florentin signa sa lettre de grâce le 31 mars 1768, à Versailles. Le 11 avril l’ordre de mise en liberté fut envoyé par l’Intendant au lieutenant du Roi ; et trois jours après, la prisonnière quittait la Tour où elle avait vécu près de trente-huit ans.

Saint-Priest en rendit compte au ministre en ces termes : « Monsieur, j’ai reçu, avec la lettre dont vous m’avez honoré le 31 du mois dernier, l’ordre du Roy pour faire mettre en liberté la nommée Durand, sœur du ministre exécuté à Montpellier en 1732, qui était détenue à la Tour de Constance depuis plus de trente-six ans. Cette femme a été mise en liberté le 14 de ce mois. »

Où se retira-t-elle ? Quelles voies suivit-elle pour rejoindre son hameau natal ? Nos cœurs éprouveraient de la joie à l’apprendre. Vit-elle à Nîmes, au passage, Paul Rabaut qu’elle ne connaissait qu’au travers d’un long échange de correspondance ? Toutes questions que nous ne saurions résoudre. Le seul indice qui nous soit donné est une tradition orale recueillie par M. Aurenche et selon laquelle la pauvre femme se serait momentanément réfugiée à Saint-Jean, chez sa nièce apostate, avant de reprendre possession de sa maison dont Bevengut était toujours locataire. Celui-ci paraît avoir alors avancé une somme assez importante, qui permit de remettre en état les bâtiments où Marie allait désormais achever sa vie.

Elle rentre au Bouchet-de-Pranles

Elle regagna le Bouchet-de-Pranles, nous ne savons au juste quand.

A la Tour, cinq femmes, le 12 septembre, restaient dans la prison presque déserte. L’une d’elles fut graciée quelques semaines plus tard. Puis, le 11 décembre, après que la mort eût pris deux recluses encore, Saint-Florentin écrivit au comte de Saint-Priest : « Le Roi a bien voulu, Monsieur, accorder la grâce à la nommée Chassefière et à la nommée Suzanne Pagès, qui sont les seules prisonnières à la Tour de Constance. Je vous envoie les deux brevets qui sont nécessaires pour les faire jouir de l’effet de cette grâce, et je vous prie d’en procurer l’exécution. »

Les derrières captives sont libérées

Le 26 décembre, l’Intendant envoya les deux brevets à Canetta, et le jour même — lendemain de Noël ! — les deux dernières captives sortaient. La Tour fut définitivement fermée. Beauvau avait arraché, après les autres, ces dernières libérations à l’intolérance du chancelier.

Marie Roux-Chassefière regagna son village de Générac où elle devait mourir le 13 décembre 1779, âgée de 80 ans.

Marie Vey-Goutèle se retire au Bouchet-de-Pranles

Marie Vey-Goutète vivait maintenant avec Marie Durand. Une clause notariale nous fixe sur les « meubles et effets » de leur vieille maison : « un coffre en bois de noyer fermant à clef ; un autre en bois de châtaignier ; un troisième en bois de chêne sans serrure, une table en bois de noyer à deux tiroirs, une crémaillère, un matelas, une paillasse, un chevet, une couverture en laine de Catalogne formant le lit de la propriétaire, soutenu sur deux bancs et des planches… »

Au soir de sa vie

« On se représente, écrit M. L. Aurenche, les deux femmes, vieillies avant l’âge par les souffrances endurées à Aigues-Mortes, menant, au milieu de cet humble mobilier, leurs menues occupations journalières : la garde matinale de quelques chèvres, la culture d’un petit jardin où poussaient des légumes de saison, la recherche de l’eau jusqu’à la vieille fontaine creusée par Etienne Durand, au temps où la prospérité souriait encore au greffier consulaire en pleines forces ; la préparation, dans la grande cheminée noircie, sur la crémaillère, d’un repas dont les menus de pommes de terre, de châtaignes, de soupe au lard, ne variaient guère. Existence effacée qu’elles élevaient par la prière, le religieux exemple qu’elles donnaient dans ce hameau perdu, les souvenirs qui remplissaient leur pensée, et leur assistance aux dernières assemblées où Marie, « deux fois l’année s’y traînait comme elle pouvait », ainsi qu’elle devait l’écrire le 26 décembre 1773 à Paul Rabaut (1). »

(1) M. L. AURENCHE : Bulletin, 1934, p. 528.

Le pasteur de Nîmes ne cessa pas de s’occuper des prisonnières maintenant libérées : le 20 février 1769 il envoyait à Amsterdam le reçu d’une somme de 220 livres qu’il avait reçue du Comité fondé là-bas pour subvenir à l’indigence des persécutés, et qu’il avait remise aux trois dernières captives. Il restait à Marseille, à cette époque, onze galériens dont on s’occupait activement d’obtenir la grâce.

Marie Durand recueille un galérien

L’un d’eux, Alexandre Chambon, lui aussi d’origine vivaroise, fut effectivement relâché le 25 mai suivant, sur l’intervention — encore — du prince de Beauvau. Il avait été capturé en 1741 aux côtés du vieux prédicant-prophète Dortial, qui mourut héroïquement à Montpellier. Agé de 73 ans, il se réfugia au Bouchet-de-Pranles où il retrouva Marie Durand. Mais il était si affaibli que le pasteur Teissier pouvait dire de lui, en signalant sa libération : « Ce pauvre malheureux, à peine sent-il son bonheur à cause de son âge ».

Marie intéressa Rabaut à son sort et le pasteur obtint pour l’ancien galérien, toujours par le Comité d’Amsterdam, une rente annuelle de 12 livres qu’il lui fit passer par l’intermédiaire de son amie.

Le 10 janvier 1770, Marie Roux-Chassefière et Suzanne Pagès venaient d’être secourues à leur tour, mais cette fois par leurs amis de Genève, et Rabaut en donnait avis à Chiron :

« J’ai remis en présence de témoins, aux deux dernières prisonnières, disait-il, les quatre louis dont on m’avait chargé. En envoyant cet argent de Marseille, l’on m’a fait dire que ce serait le dernier que ces femmes toucheraient. L’on fera comme l’on trouvera bon, mais on me permettra d’observer : 1° que les galériens n’ayant plus besoin de secours, bien loin de là, les deniers destinés pour eux ne sauraient avoir de destination plus analogue à l’intention des donateurs que celle de secourir les prisonnières de la Tour qui sont indigentes ; 2° l’une d’entre elles, Suzanne Pagès, est encore jeune et pourtant hors d’état de gagner sa vie, ayant une jambe cassée dont la plaie coule constamment… »

La malheureuse, enfermée depuis 1741, avait subi vingt-sept ans de réclusion. Elle était quelque peu contrefaite et souffrait d’un abcès froid qui entraînait une suppuration continuelle !

Soucis d’argent

Les soucis, hélas ! n’allaient pas tarder à poursuivre Marie Durand jusque dans sa retraite. En vain avait-elle prodigué à sa nièce des trésors d’affection. Celle-ci ne put pas ou ne voulut pas empêcher son mari de tendre à sa tante de véritables traquenards. L’ancienne captive, infirme et valétudinaire, dut se rendre le 5 septembre 1771 en l’étude Jallat, de St-Vincent-de-Durfort. Il fallait régler les questions d’intérêt laissées en suspens depuis son retour, et qui l’opposaient à Cazeneuve.

Elle devait à celui-ci ce que sa femme avait remis à Bevengut lors de la libération de l’héroïne, et les dépenses faites jusque-là pour l’entretien de la ferme. Mais Anne Cazeneuve devait aussi à sa tante les revenus des biens (ils appartenaient à Marie) dont elle avait profité entre 1762 et 1768, dates du départ d’Astruc et du retour de la prisonnière en Vivarais. D’autres comptes aussi étaient en cours. Pour y mettre un terme, on conclut un accord définitif suivant lequel Marie Durand reconnaissait devoir à Cazeneuve les six cents livres légués par Etienne Durand à sa petite-fille, le 13 novembre 1748, et trois cents livres en surplus, correspondant à la part revenant encore à Anne sur les biens de sa grand’mère Gamonet. Le tout devait être majoré d’une somme égale de 900 livres représentant les intérêts échus depuis 1748. Marie s’engageait à verser là-dessus 600 livres dans un délai de quatre mois. Le reste ne devait revenir à Cazeneuve ou à sa femme qu’après son décès. Mais elle leur devait en conséquence un intérêt annuel de soixante livres, correspondant au taux de 5 pour cent sur la somme de douze cents livres non immédiatement remboursable.

La cruauté de Cazeneuve

« Qu’on réalise la situation, écrit le professeur Marmelstein (2) : une femme de 57 ans, infirme, étrangère à la vie de tous les jours comme on peut l’être après une captivité de trente-huit ans, se trouvait appelée à faire valoir une ferme avec ses vignes, ses châtaigneraies et ses pâturages. Et voilà qu’un parent donnant ainsi la mesure de la souveraine ingratitude d’Anne Durand-Cazeneuve à l’égard de sa tante, presse celle-ci de payer une dette considérable qui, pour ne pas être imaginaire, repose principalement sur un héritage où le liquide est chose fort rare.

(2) Bulletin, 1933, p. 55.

« Où prendra-t-elle l’argent que le terrible neveu réclame et dont l’échéance est à si bref délai ? »

Marie Durand hypothèque ses biens

Elle hypothéqua ses biens et se fit avancer le 27 janvier 1772 les 600 livres nécessaires par un marchand de soie des environs de Privas, nommé Pierre Marquet. Nous verrons bientôt de quelle exigence celui-ci allait faire preuve envers sa débitrice.

Celle-ci était donc endettée de 300 livres vis-à-vis de son oncle Vabre, depuis 1760 ; de 200 livres vis-à-vis de Jean Chambonnet, depuis le 18 septembre 1763 ; et de 600 livres vis-à-vis de Marquet. Mais elle put régler Cazeneuve en son temps et ne lui devait désormais plus rien de son vivant.

Il lui restait toutefois à payer les intérêts de ces diverses sommes. Elle s’adressa, une fois de plus, à Paul Rabaut. Celui-ci fit parvenir une requête à son ami d’Amsterdam, le pasteur Courtonne : « Mlle Durand, libre enfin, écrivit-il le 3 juin 1772, se trouve réduite, à ce qu’elle me marque, à une affreuse misère. Elle comptait sur un bien, dont en effet elle fut mise en possession ; mais une nièce le lui conteste… » Le pasteur, si fidèle dans ses amitiés, sollicitait le Comité de vouloir bien accorder une centaine de pistoles à l’ancienne prisonnière : « Elle a souffert pour la même cause que les confesseurs, ajoutait-il, et il n’en est aucun dont la captivité ait été aussi longue. »

Le Consistoire d’Amsterdam vient au secours de Marie Durand

La demande fut transmise, et le 30 juin, le Consistoire de l’Eglise répondit « qu’il avait trouvé bon et accordé, à la place d’un don de cent pistoles, de faire à Mlle M. Durand une rente de deux cents livres tournois par an ». Le 6 juillet, l’ « ancien » Reynier Willem Mess en avertit Rabaut.

Marie, informée de la mesure prise à son égard, s’empressa d’adresser à ses bienfaiteurs ses remerciements émus. Elle s’exprimait ainsi :

« Je ne vous ferai pas de détail de ma souffrance, on vous en a fait sans doute la peinture. Il me suffit de vous assurer que ma vie a été un tissu de tribulations et de persécutions qui m’ont réduite dans l’état le plus triste de la misère. Je me suis toujours tue, parce que le Seigneur l’a fait. Vous avez adouci mes amertumes par votre charitable bénéficence, que le digne M. Rabaut, pasteur, m’a fait parvenir. Que vous dois-je, Messieurs ? Je vous dois la vie ! Combien suis-je sensible à un si grand bienfait ! Je manque de termes pour vous exprimer le sentiment de la plus sincère reconnaissance dont mon cœur se sent enflammé pour une si grande faveur. Mes larmes en sont un fidèle témoin ; elles arrêtent ma plume… »

Nouveaux soucis

Comme si l’adversité s’acharnait sur la pauvre femme, au lendemain même de l’octroi d’une pension qui paraissait la préserver dorénavant de tout souci excessif, son oncle Vabre mourut. Aussitôt le fils aîné s’empara de la créance que son père tenait contre Marie, à laquelle il réclama les 300 livres prêtées depuis 1760.

La quittance en fut passée à l’étude Moze, pour une somme de 315 livres 8 sols. Pour se libérer, l’héroïne eut recours à Catherine Goutès, qu’elle avait élevée à la Tour, et qui, fixée depuis 1758 à Bréau, était devenue la femme d’un fabricant de bas de soie, Pierre Causse. Le 29 septembre 1772 la jeune femme avança 350 livres à celle qui avait si tendrement veillé sur ses premières années. Mais Marie n’en était pas pour autant délivrée de ses tracas. N’ayant plus rien, elle emprunta à Matthieu Coing quelque somme pour vivre. Coing était un bourgeois de Privas, riche et estimé. Quelques mois plus tard, il allait obliger plus vivement encore sa débitrice en lui avançant cette fois, le 6 mars 1773, six cent quarante-sept livres, représentant ce qu’il fallait rendre maintenant à Pierre Marquet. Ce dernier n’avait pas hésité à poursuivre Marie par commandement et par instance. Il devenait donc urgent de se mettre en règle avec lui.

L’ancienne captive était libérée vis-à-vis de Vabre et de Marquet ; mais elle restait lourdement endettée vis-à-vis de Matthieu Coing, de Catherine Goutès-Causse et de Jean Chambonnet.

A celle-là elle put restituer, dès le 6 août 1773, la totalité de la somme due.

Marie Durand continue à correspondre avec Rabaut

Dans sa solitude, elle continuait à correspondre avec Paul Rabaut. Les lettres du ministre lui étaient devenues une douce habitude qu’elle le priait de lui continuer. Elle lui écrivait d’une main tremblante, le 26 décembre suivant :

« Après vous avoir assuré de la sincérité de ma respectueuse reconnaissance pour toutes les bontés que vous avez pour moi, je vous dirai qu’on m’a dit qu’on ne vous avait point fait de reçu de quarante livres que vous aviez envoyées au pauvre Chambon. Je vous dirai, Monsieur, que cette somme lui fut remise et douze livres à moi, dont j’eus l’honneur de vous faire mon reçu. Mais le pauvre homme est dans un grand besoin. Ainsi, ayez la bonté de lui faire passer ce qui est dû depuis le temps, car il est dans la nécessité. Vous pouvez à ce qu’on m’a assuré, vous servir du monsieur qui remettra ma lettre à M. Regard pour vous la remettre. Je vous supplie de vous souvenir de ce pauvre vieillard ; je l’espère de votre rare bonté. Il vous fait mille compliments et à ses bienfaiteurs. Je vous avais fait passer ma lettre de remerciement pour mes généreux amis du pays étranger, mais je me trouve avec cette seule feuille de mauvais papier.

Consolations

« Je ne sais si Mme de Boissy est encore dans votre bon pays. J’en ai point de nouvelles. Honorez-moi des vôtres, je vous en supplie, mon cher pasteur. Elles me sont très nécessaires dans l’état triste et pitoyable où je suis. Je n’ai d’autre consolation, dans mes cuisants remords, que de l’Ecriture et de vos chères lettres. Mais elles me sont bien rares ; prodiguez-les-moi un peu plus, je vous en conjure par les entrailles de Christ. Ayez compassion d’une créature qui n’a de consolation que deux fois l’année, qu’elle s’y traîne comme elle peut.

« Il n’y a de jour que je ne parle de vous avec Goutête ; alors je m’égaye un peu. Conservez-moi votre pastorale protection, que je tâcherai m’en rendre digne. Priez le Seigneur qu’Il me fortifie. Soyez bien persuadé, cher et honoré pasteur, que je ne vous oublie point dans mes prières, ni votre aimable famille. Puissent-elles être exaucées ! De combien de sortes de grâces vous seriez tous couronnés ! Soyez bien persuadé, monsieur et cher pasteur, de ma sincérité et de mes sentiments respectueux et reconnaissants. »

Le post-scriptum suivant accompagnait ces lignes :

« Faites-moi la grâce de faire agréer mes respectueuses salutations à madame votre digne épouse et à toute votre aimable famille que je chéris infiniment.

Si vous voyez Mme Durand, de la Belle-Croix, ma plus chère cousine, vous me feriez bien plaisir l’assurer de mes propres respects ; je ne l’oublie point. Suppliez, s’il vous plaît, à mon griffonnage. Ma nièce est fort affaiblie. Goutête vous assure de ses profonds respects. »

« Ma nièce est fort affaiblie ! » Marie n’avait donc pu se résoudre à se désintéresser tout à fait de sa nièce ingrate et dure. Simple trait qui en dit long sur la fidélité d’un cœur pourtant si cruellement ulcéré…

Encore la maladie

La maladie, maintenant, allait fondre une fois de plus sur l’humble huguenote. Comme elle s’essayait à marquer, le 26 juillet 1774, sa reconnaissance à ses bienfaiteurs d’Amsterdam dont elle venait de recevoir sa pension, elle leur disait dans sa foi restée jeune et fervente, « qu’après avoir joui des jours les plus heureux, jusqu’au delà [des limites normales] de la vie humaine », elle leur souhaitait d’être tous « élevés au faite de la félicité et de la gloire » ; mais elle ajoutait qu’elle était convalescente, « d’une maladie longue et violente ».

Elle refait son testament

Sentant que la fin pouvait désormais la surprendre d’un jour à l’autre, elle fit établir son testament par le notaire Jallat devant qui elle avait dû signer quelques années plus tôt le dur contrat que lui imposait Cazeneuve.

Cette fois elle révoqua les dispositions prises à Aigues-Mortes le 25 octobre 1760. Elle déshéritait sa nièce, en lui laissant suivant l’usage les 5 sols symboliques par lesquels toute réclamation devenait impossible à l’apostate, hormis celle des 1.200 livres reconnues par l’accord de septembre 1771. Anne était nommée, elle avait sa part. Quant au reste de sa maigre fortune, Marie la léguait à Marie Vey-Goutet, sa compagne.

Mais nous ne saurions mieux faire que de recopier la pièce en son entier :

« Testament de demoiselle Marie Durand

« (ff. 251 et 252 du 116e volume, Fonds notarial de Privas).

« L’an mil sept cent soixante-quatorze et le douzième jour du mois de septembre après midy, par devant nous, Louis Jallat, notaire royal soussigné, et en présence des témoins basnommés actuellement assemblés a été présente la personne demoiselle Marie Durand, fille de feu Estienne et de Claudine Gamonet, habitante du lieu du Bouschet, paroisse de Pranles, laquelle estant avancée en âge, en parfaite santé et dans les bons sens, mémoire et entendement, ainsi qu’il nous a apparu et auxdits témoins, voulant dispozer de ses biens, elle nous a mandé venir auquel effet de son gré qu’elle nous a dicté et prononcé intelligiblement son testament nuneupatif écrit, et disposition de dernière vollonté comme suit, elle a recommandé son âme à Dieu et a eslu la sepulture de son corps au cimetière qu’il plaira à son héritière basnommée. Et venant à la disposition de sesdits biens, elle a dit qu’à l’égard de son aumone et honneurs funèbres, elle s’en rapporte à la discrétion de sadite héritière. Plus elle dit qu’elle donne et lègue par droit d’institution héréditaire particulière à dem. Anne Durand, sa nièce, femme de Jean-Claude Cazeneuve, cinq sols pour tout ce qu’elle peut espérer sur sesdits biens. Et au surplus des biens, meubles, immeubles, voix droits et actions presens et avenir desquelz ladite testatrice n’a cy dessus disposé de sa propre bouche, elle a nommé et institué pour son héritière universelle demoiselle Marie Vey, veuve de Jean Goutet, qui l’a servie depuis environ trente années, pour dudit héritage et biens en user et disposer à ses plaisirs et vollontés, à la charge de payer ses debtes et susdits legats. Ladite demoiselle testatrice a dit que c’est son dernier testament nuneupatif écrit et disposition de dernière vollonté qu’elle veut qu’il vaille par ce droit celui de codicille et donation, à cause de mort, ainsi que mieux le peu de droit, revocant tous precedents testamens et dispositions. »

Nouvelles dispositions

En dépit de ces dernières affirmations, Marie allait, une fois encore, modifier entièrement ces clauses au cours des mois qui suivirent. La vie devenait sans doute de plus en plus difficile pour elle et sa vieille compagne. Les terres étaient en friches. Elle omit donc de faire régulariser le testament à peine établi, et, le 21 juillet 1775, elle mit à exécution un autre projet plus conforme à ses besoins réels : elle reconnut comme son légataire universel le jeune et énergique négociant Jacques Blache. Celui-ci du moins serait capable de rendre aux domaines abandonnés leur valeur d’autrefois. Devant Me Moze, « de son gré voulant témoigner sa sensibilité » à son compatriote (Blache était tanneur aux environs de Privas, et ses parents étaient natifs de Pranles), elle lui fit « donation entre vifs, pure, parfaite, irrévocable… d’un domaine en propriété et dépendance… même des meubles et effets qui se trouveraient à son décès dans sa maison et domaine… »

Puis elle se réserva pour elle et la Goutête, jusqu’à leur décès, quelques produits de la propriété : « Quatre setiers de seigle et quatre de froments, et la moitié d’un cochon gras ». Elles conservaient en outre la jouissance viagère d’une chambre près de la cuisine, et d’un galetas au-dessus : c’était tout juste de quoi vivre dans la plus extrême simplicité, presque le dénuement.

Les biens donnés furent évalués 4.000 livres, et l’acte fut légalisé à Privas.

Rabaut ne négligeait pas de faire parvenir à l’humble femme la pension accordée par Amsterdam. Puis il en faisait tenir le reçu à ses protecteurs. C’est ainsi que, le 15 octobre 1775, Marie écrivait ce billet, le dernier que nous possédions de l’héroïne :

« Messieurs, très honorés et généreux bienfaiteurs, j’ai reçu les 200 livres que votre pieuse et charitable bonté veut bien m’accorder. J’y suis toujours plus sensible. Je manque de termes pour vous exprimer les sentiments d’un cœur qui n’existe que par votre pieuse libéralité. Dieu sait les vœux ardents que je lui adresse en votre faveur et celle de vos chères familles. S’ils sont exaucés, vous n’aurez rien à désirer ni pour cette vie, ni pour l’éternité, puisque vous serez tous couronnés de toutes les faveurs de la nature, des trésors de la grâce dans cette vie, et, dans l’éternité, de la gloire et de la félicité.

« J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments de la plus vive, de la plus sincère et de la plus respectueuse reconnaissance, Messieurs très honorés et généreux bienfaiteurs, votre très humble et très obéissante servante,

« DURAND.

« En m’accordant le temporel, ne me refusez pas le spirituel, j’en ai grand besoin. »

Elle avait dû s’endetter de deux cents livres encore vis-à-vis de son amie, Mme Boissy. Elle lui en rendit, il est vrai, la moitié dès cette année 1775.

Rabaut reçut la courte lettre et la transmit au Comité quelques semaines plus tard. Puis un nouvel hiver survint, au cours duquel, le 3 mars, mourut Jean-Jacques Cazeneuve. Anne restait seule. Déjà elle avait perdu ses deux enfants, Marianne et Charles-Philippe.

La libération

Et quand l’été eut étendu sa vive et chaude lumière une fois encore sur les vieilles murailles de la maison familiale et sur les champs que Blache commençait à peine à remettre en valeur, aux premiers jours de juillet 1776, la « grande libératrice » que la prisonnière saluait en 1766, arracha la pauvre femme aux vicissitudes d’ici-bas (3).

(3) La date exacte du décès nous est donnée par un acte notarié de 1784. D. Benoît la plaçait au début de septembre 1776.

Sa nièce n’oublia pas ses intérêts et tira tout aussitôt sur Blache la lettre de change correspondant aux 1.200 livres qu’à titre de légataire le marchand devait lui remettre selon les accords de 1771.

Paul Rabaut reçut vers cette époque l’envoi du Comité d’Amsterdam. Il en fit parvenir le montant à l’un de ses collègues vivarois, mais celui-ci avisa l’illustre pasteur du décès de l’héroïne. Alors Rabaut demanda aux administrateurs que la somme fût utilisée pour payer les dettes que Marie avait contractées vis-à-vis de Mme Boissy « sur cette pension à recevoir », et qui s’élevaient à cent livres encore.

Le 15 septembre 1777 enfin, Jean Chambonnet, de Maléon, reçut de Blache les 200 livres qu’Anne, au temps où elle était encore fidèle, lui avait empruntées le 18 septembre 1763 au nom de sa tante.

Goutête demeurait seule au Bouchet-de-Pranles. Nul indice ne nous renseigne sur l’heure de son départ.

Nous avons fini

Devant nous s’est déroulée, de détail en détail, une longue histoire, humble et tragique. Ne sentirons-nous pas l’émotion nous saisir ? La foi de l’héroïne a survécu, malgré tant de souffrances. Jusqu’au bout, Marie Durand est restée fidèle.

C’est le seul intérêt de ce livre que de nous permettre de la retrouver sans cesse si forte et si tendre, dans la simplicité de son âme sans fraude. Une lumière extraordinaire rayonne ainsi du chaos apparent des cruautés humaines.

Que le rêve nous conduise donc en pleine et libre ferveur, depuis la Tour aux lignes immuables jusqu’aux croupes abruptes du Vivarais. Si l’injustice des choses de ce monde paraît avoir accablé sans mesure la grande et sainte femme, elle pouvait à bon droit se souvenir du mot de son Maître : « Vous aurez des tribulations » Car, dans sa vie sacrifiée, mais triomphante, elle en réalisait une fois de plus la promesse : « Prenez courage, j’ai vaincu le monde. »

chapitre précédent retour à la page d'index