Jésus-Christ a dit qu’il était venu non pour abolir la loi et les prophètes, mais pour les accomplir (Matthieu 5.17). Cela signifiait qu’il était venu accomplir la loi par son enseignement et par sa vie.
Par son enseignement, disons-nous d’abord, en en révélant le sens profond et spirituel ; en opposant son solennel : mais moi je vous dis, à la fois aux commandements saints, justes et bons, mais encore incomplets de l’ancienne loi et aux falsifications de la tradition rabbinique. Le code mosaïque, en effet, étant local et temporaire, ne pouvait exprimer l’idéal absolu du bien. Si détaillé qu’un code puisse être, il ne saurait prévoir tous les cas qui se présentent, et il nous enseigne moins ce qu’il faut faire que ce qu’il faut éviter. Jésus-Christ, dans son enseignement moral, a dégagé l’esprit de la loi, l’obligation morale, des imperfections et des lacunes dont au sein même de la multitude des préceptes et des ordonnances de l’ancienne législation elle était encore affectée ; il a mis en lumière le principe général qui, dominant tous les cas réels ou possibles, embrasse par là même le champ tout entier de la morale, sans laisser plus de place ni à l’arbitraire, nia l’incertitude. D’un côté, le péché a été jugé jusque dans sa racine la plus profonde, dans le mouvement fugitif de la convoitise (Matthieu 5.28) ; de l’autre, l’idéal du bien moral a été porté à son degré culminant, où il atteint et rejoint la perfection de Dieu même (Matthieu 5.48).
Jésus n’a pas accompli la loi par son enseignement seulement, mais par sa vie. Il n’a point connu le péché ; il a achevé l’œuvre que le Père lui avait donné à faire, sans qu’il y manquât rien (Jean 17.1-5). Il a été lui-même la loi accomplie, le bien incarné, personnifié. Sa vie et sa mort ont été l’accomplissement parfait des anciens types et des anciens oracles, la réalisation définitive de l’obligation théocratique et de l’obligation morale absolue. La sainteté de Christ, voilà l’idéal moral qui, réalisé une fois parfaitement, est devenu le type unique et suffisant de la conduite et de la vie du chrétien. Le serviteur accompli du Père a eu le droit de se proclamer lui-même le maître définitif des disciples (Jean 13.15). C’est parce que Christ a été Dieu-Homme et Homme-Dieu, réalisant l’idéal parfait de l’humanité d’une façon complètement adéquate, que sa vie, qui est la loi accomplie, peut faire loi pour notre propre vie, comme sa personne divine doit être l’objet de notre religion (Philippiens 2.5). Et nous disons tour à tour que c’est en raison de sa divinité qu’il est l’objet de la morale chrétienne, et en raison de son humanité parfaite qu’il en est la norme.
On dira peut-être que le commentaire concret et vivant de la loi ne nous était nécessaire que comme l’est aux enfants la figure au-dessus du texte. Avec cette différence toutefois que le texte, c’est-à-dire l’idéal humain, était perdu pour nous et que jamais homme n’aurait inventé la figure. Il fallait qu’un envoyé de Dieu vint proclamer à nouveau le Bien parfait et le réaliser tout en le proclamant, ajoutant ainsi l’autorité suprême de la pratique à celle de l’enseignement.
A ce type de la sainteté humaine réalisé une fois pleinement dans l’histoire, le suffrage de la conscience humaine est aujourd’hui universellement acquis. Il n’en a pas été toujours ainsi. Les hommes qui semblaient être le mieux en état d’apprécier le personnage, la grande majorité de ses contemporains et compatriotes et plusieurs de ses témoins immédiats, eurent beaucoup de peine à se reconnaître en face de cette apparition qui déroutait tous leurs préjugés, et les disciples eux-mêmes n’arrivèrent que lentement à la conscience claire de sa vraie valeur et de sa nature intime. Platon avait prévu avec raison que si le juste parfait apparaissait jamais sur la terre, il périrait crucifié. Ce ne fut, selon la prédiction de Jésus lui-même, qu’après qu’il eut été enlevé de la terre qu’il attira tous les hommes à lui, et que, sous l’action du Saint-Esprit envoyé par lui, le monde, convaincu de péché, le fut en même temps de sa justice (Jean 16.8-9). Et ce n’est que dès lors aussi que s’est formulé ce verdict de la conscience humaine dont nous parlions tout à l’heure, et qui n’a pas encore été rapporté.
D’ailleurs, la vie de Christ elle-même, tout en étant la réalisation parfaite de l’idéal moral de l’humanité, a participé néanmoins, dans sa période terrestre, et par le fait des circonstances temporelles et locales où elle s’est développée, d’un caractère local et temporaire qui est celui de l’existence humaine depuis la chute. Tout en étant normale et normative pour nous, la sainteté de Christ ne s’est pas réalisée dans les conditions absolument normales de l’humanité, puisqu’elle a traversé le péché et la mort, pour triompher de l’un et de l’autre sans doute, mais non sans en recevoir l’empreinte particulière sous laquelle elle se présente à nous. C’étaient là des cas que la loi primitive ne prévoyait pas, puisqu’elle ne devait régir qu’un monde innocent et pur ; et, en présence de la perturbation à la fois universelle et accidentelle du péché, qui créait à l’agent moral habitant cette terre une situation toute nouvelle et singulièrement compliquée, souvent même contradictoire en apparence, le texte seul d’une loi de circonstance, si complet et si correct qu’il fût, ne nous eût pas suffi pour rétablir ou rectifier nos notions morales et nous ramener dans le bon chemin. Il a fallu que quelqu’un vînt nous dire tout à la fois : Je suis le chemin et la vérité en même temps que la vie ; je suis l’objet que vous devez saisir et la norme que vous devez suivre.
La norme caractéristique de la morale chrétienne, le sommaire de cette loi nouvelle, ce n’est donc plus ni le grand commandement de l’ancienne loi, ni tel précepte donné par Jésus-Christ lui-même au cours de sa carrière terrestre, comme celui d’être parfait à l’exemple de Dieu même ; ce principe énonce sans doute le terme définitif du développement moral, celui vers lequel nous devons tendre et qui doit demeurer constamment devant nos yeux comme la lumière au bout de l’avenue, mais sans que la voie qui y mène nous soit prescrite. Ce n’est pas non plus le décalogue qui, donné dans des circonstances toutes locales et temporaires, n’a pas le caractère universel de la morale chrétienne. La vie de Christ, sa mort, sa résurrection, son ascension même, son humiliation et sa glorification, tous ces faits historiques qui figurent dans la dogmatique comme faits sotériologiques, reparaissent dans la morale à titre de faits typiques de la vie chrétienne sur la terre. Mourir avec Christ et ressusciter avec lui, souffrir avec lui pour régner avec lui, telles sont désormais les deux phases principales de la sainteté progressive du chrétien (Romains 6.4-7 ; 8.17 ; Philippiens 3.10 ; Colossiens 3.1-3 ; 2 Timothée 2.11).
Mais Christ n’a pas accompli seulement la loi en lui-même ; il est venu pour l’accomplir en nous, par la force nouvelle qu’il communique ; et ceci nous amène au sujet de notre paragraphe suivant.