La troisième des méthodes dites monistiques appliquée à l’acquisition de la science, est celle que nous appelons le subjectivisme, parce qu’elle consiste à réduire la connaissance de l’objet ou du non-moi à la description du moi sujet, qui devient par là tout à la fois l’auteur, l’objet et la source du savoir universel. Mais ce n’est plus ici comme dans la précédente variante, la pensée ou les lois de la pensée qui sont interrogées ; ce ne sont plus les facultés du sujet qui sont en cause, considérées seulement comme des instruments de connaissance externe, comme des reflets internes de la réalité universelle ; c’est le moi lui-même dans ses états successifs, multiples et incessamment variables, qui est érigé en substance universelle, en réalité objective. Et comme l’état du moi réduit à sa plus simple expression, à son mode d’être le plus immédiat, est la sensation plus ou moins consciente et complexe de l’existence, la science universelle sera la description aussi fidèle que possible des états du sentiment qui constituent l’existence intime du moi.
Cherchons d’abord à marquer le point où la méthode dite subjectiviste se sépare, selon nous, de l’observation complète et impartiale des faits.
Le sentiment, en effet, à sa première apparition coïncidant avec l’apparition de l’être lui-même, que sera-ce, sinon l’impression toute passive encore, éprouvée par l’âme, de sa propre existence, et qui se composera de tous les effets internes ou externes, et sans discernement des uns et des autres, du fait d’être ? Ce sera le réfléchissement immédiat dans l’âme de son état général, sensible et spirituel, mais où la part de l’être sensible et celle de l’être spirituel se confondent encore. Cette sensation générale et immédiate de l’existence animée n’est donc pas nécessairement accompagnée d’une claire conscience du sujet, qui pourra ne se dégager que plus tard de cet état psychique embryonnaire. Mais cette sensation générale de l’existence même encore inconsciente, ne reste point à l’état d’indifférence ; elle se fixe dès le début de l’existence dans les deux formes alternatives du plaisir et de la douleur, affections toutes physiques encore et sans addition d’aucune réaction quelconque de la part du sujet. Les larmes et les sourires de l’enfant alternant les uns aux autres, sont les expressions simples et immédiates de l’état général de l’âme à ce degré de l’existence morale. La pensée et la volonté sont déjà là sans doute, car si elles n’y étaient pas, elles n’y paraîtraient jamais ; mais elles y sont latentes, assoupies, ensevelies dans la sensation, et leurs effets ne se distinguent point encore des manifestations de la sensation. Le sujet ne se sent encore ni pensant, ni voulant, mais jouissant ou souffrant ; il se sent sentant.
Comment se dégageront la volonté et la raison de ce chaos de l’inconscience première ? C’est là un profond mystère que nous ne faisons qu’indiquer ici. Disons seulement, en vue d’élucider le sujet sans courir le risque de nous égarer, que toutes ces facultés qui vont bientôt se spécialiser dans leurs caractères distinctifs, se démêlent, surgissent et émergent toutes ensemble à leur heure du fonds commun de la sensation primitive de l’être. Cet état de confusion primitive ne dure d’ailleurs pas longtemps, et la sensation générale de l’existence va bientôt recevoir un caractère et un objet qui persistera même à travers toutes ses phases et ses enrichissements futurs : c’est le sentiment de dépendance qui doit préparer l’avènement de l’état conscient. L’être est faible, il se sent limité de toutes parts par le non-moi qui lui préexiste et d’avance prévaut sur lui. Il se sent limité et par conséquent dépendant, même avant d’avoir reconnu les limites précises de ce moi et de ce non-moi, et la première opération de l’âme est en effet de se rendre compte de ces limites, de celles d’abord qui séparent le corps qu’elle habite des corps qui l’avoisinent, puis de la différence qui existe entre elle et son propre corps lui-même.
Ces limites sont toutes matérielles d’abord : c’est la table, c’est le mur auquel l’enfant encore ignorant de l’espace, va se frapper, acquérant ainsi, dans des expériences réitérées et la plupart douloureuses, la conscience toujours plus distincte de l’opposition du moi et du non-moi. Ainsi s’éveille la conscience du moi, dès le début existante et présente, mais pendant quelque temps latente et toute passive.
Cependant parmi les êtres et obstacles divers qui me limitent et me dominent, parfois me menacent, je ne tarde pas, et cela dès le premier éveil de la conscience psychologique, à discerner une puissance qui s’impose à moi sans me limiter, qui m’oblige sans me contraindre, qui me menace sans m’écraser, et qui se distingue à ces différents égards des obstacles matériels que j’ai rencontrés et qui m’environnent. Une voix qui m’a dit : Tu ne dois pas ! Tu seras puni ! s’est déjà fait entendre au dedans de moi. C’est la première révélation de l’ordre moral ; c’est l’éveil de la conscience morale dans la conscience psychologique, du Gewissen dans le Selbstbewusstsein.
De la sensation primitive de la dépendance de l’être, qui se polarisait dans les deux états alternatifs et encore tout passifs du plaisir et de la douleur, de cette dépendance primitive et toute physique, va donc se détacher le sentiment de la dépendance morale, la conscience de l’obligation, évidemment supérieure par sa nature à la sensation immédiate du plaisir et de la douleur, et distincte d’elle aussi par ses effets. Car d’une part, l’obligation morale se révèle au moi comme constante à travers les alternatives incessantes du plaisir et de la douleur ; et de l’autre, les effets de la conscience morale peuvent être distants de leur cause, ils peuvent être modifiés ou même supprimés dans leur cours, étant soumis aux vicissitudes de la volonté, tandis que la sensation est une causalité fatale et immédiate de plaisir ou de douleur.
Ce sentiment primitif de dépendance morale, à l’égard d’un ordre de choses obligatoire pour moi, est encore à son origine, il est vrai, non formulé et non défini, et même vide et abstrait. Il apporte la perception générale d’une obligation, et me révèle par conséquent l’opposition du bien et du mal, mais sans renfermer encore la détermination concrète de ces deux principes. Quel en est l’auteur et le garant suprême ? cet auteur et ce garant suprême est-il une personne ou une loi ? La question ne s’est point encore posée. Le fait moral précède le fait religieux dans la conscience individuelle. En quoi le bien et le mal dont le sujet a la notion générale, consistent-ils ? comment se réalisent-ils dans le cas concret ? La réponse à cette seconde question sera l’acquis de l’apprentissage de la vie, le résultat de l’éducation que l’être moral encore mineur va recevoir, et ses parents et tuteurs seront provisoirement les représentants en même temps que les objets les plus prochains de cette obligation perçue dans la conscience.
Or, c’est à ce point que s’annonce à nous la première phase critique de la vie morale ; c’est maintenant que vont se poser contradictoirement deux alternatives nouvelles, non plus celles du plaisir et de la douleur, mais celles du bien et du mal, devant la volonté consciente et intelligente, appelée désormais à intervenir pour exclure l’une et adhérer à l’autre. Le premier acte de soumission ou de révolte de l’être moral mineur à l’égard de l’obligation représentée pour lui par la volonté de ses parents ou tuteurs, marque l’issue heureuse ou fatale de cette première crise. La sensation primitive et toute passive de la dépendance physique, s’est donc transformée rapidement en un sentiment conscient de dépendance morale ou d’obligation, et celui-ci à son tour accepté ou répudié par la volonté intelligente enfin éveillée, s’est actualisé dans un fait moral de soumission ou d’opposition.
Mais comme, selon notre intime conviction qui ne saurait être justifiée ici, l’obligation morale ne se soutient pas elle seule, et qu’elle demande à être rapportée à un objet supérieur à ce principe encore impersonnel du bien, supérieur aussi à toute autorité humaine et terrestre ; à Dieu, l’être souverainement bon, d’où toute bonté émane et auquel appartient toute justice, la conscience morale ne s’arrête point dans son ascension à l’ordre moral abstrait ; elle se transforme d’elle-même et pour être fidèle à elle-même, en conscience religieuse.
Nous venons, en évoquant le souvenir de nos propres expériences, de marquer quatre phases ou degrés principaux du développement moral de l’individu, que nous résumerons comme suit :
- La sensation primitive et immédiate de dépendance ;
- Le sentiment primitif et immédiat de l’obligation morale ;
- La délibération subjective sur cette obligation morale et sur les deux alternatives opposées qu’elle comporte ;
- La transformation du sentiment de l’obligation ou de la conscience du bien en conscience de Dieu.
Nous disons que les facteurs intellectuel et volitif encore absents aux deux premiers degrés, interviennent et deviennent tout à fait prépondérants aux deux suivants, et que cette intervention a pour effet de transformer la sensation et le sentiment primitifs en des jugements conscients et volontaires.
Or la méthode dont nous allons entreprendre la critique sous le nom de subjectivisme, présente cette particularité, comparée aux précédentes, qu’elle réduit toutes les fonctions du moi, toutes les activités volitives et intellectuelles du sujet à des faits de sentiment. La méthode positiviste consistait à transformer la sensation subjective elle-même en instrument unique de connaissance et aboutissait à ignorer ou à nier tous les faits suprasensibles ; la méthode idéaliste accordant le même rôle à la raison pure, aboutissait à l’affirmation exclusive de l’idée et à la négation du fait ; la méthode subjectiviste à son tour est fondée sur la supposition que le sentiment tient lieu au sujet de connaissance ; ou si même l’intelligence est encore reconnue comme faculté de connaître et dans son rôle distinct de celui du sentiment, c’est à la condition que les seuls objets qui lui seront présentés seront des faits de sentiment. La vraie méthode scientifique consistera donc dans la description pure et simple des états subjectifs du sentiment, et son instrument sera le sentiment devenu conscient de lui-même dans la conscience du moi.
Comme dans les deux sections précédentes, nous avons cherché un représentant qui pût nous servir d’illustration de la méthode soumise à notre critique, et nous ne pouvions choisir ici un exemple plus instructif que Schleiermacher.
Voici les thèses préliminaires du système de Schleiermacher tirées de sa Dogmatique, et desquelles vont se déduire naturellement les principes de sa méthode scientifique :
Section III : « La piété qui constitue la base de toute communauté ecclésiastique n’est, considérée en elle-même, ni un savoir ni un faire, mais une détermination du sentiment (des Gefühls), ou de la conscience immédiate du moia.
a – Glaubenslehre. La critique de fond de la définition de la religion d’après Schleiermacher, trouve dans notre système sa place dans l’Ethique, à propos de la détermination du siège de la religion.
Section IV : « Le caractère commun de toutes les manifestations, si diverses qu’elles soient, de la piété, celui qui en même temps la différencie de tous les autres sentiments, en un mot, l’essence constante de la piété, c’est que nous sommes conscients de nous-mêmes comme absolument dépendants, en d’autres termes, comme étant en rapport avec Dieu.
Section V : « Le fait qui vient d’être décrit forme le degré supérieur de la conscience du moi dans l’homme, degré qui cependant, dans son avènement effectif, n’est jamais isolé du degré inférieur, et qui, s’unissant avec celui-ci pour former un fait unique, participe ainsi au contraste du plaisir et de la douleur. »
Nous accordons volontiers à l’auteur que tout d’abord la religion n’est pas un faire, si l’on définit ce mot dans le sens d’une simple pratique extérieure, qui ne saurait jamais être que la manifestation d’une disposition intérieure. Seulement cette disposition intérieure d’où procède le faire, Schleiermacher l’identifie avec le sentiment ; il considère tout faire, comme le résultat d’une modification du sentiment, et il ignore en ceci comme en tout le reste, l’intervention de ce principe capable de poser des déterminations nouvelles et différentes des états du sentiment, et que nous appelons la volonté libre ou la liberté de la volonté.
En écartant avec raison la définition de la religion comme un faire ou une activité manifeste, on n’a donc pas épuisé toutes les alternatives supposables seulement dans la catégorie des faits, car il resterait à voir si elle n’est pas un faire intérieur, une détermination de la volonté indépendante, ou du moins distincte de toute affection du sentiment, puisqu’elle est capable de réagir contre elle.
Après avoir réduit l’élément volitif qui constitue, selon nous, la religion, à un fait de sensation, l’auteur ramène également l’élément de la connaissance que nous avons constaté dans le fait religieux, sous le même chef, en faisant des états subjectifs du sentiment, l’objet essentiel et même unique du savoir religieux.
Voici comment Schleiermacher s’exprime touchant la cause du sentiment d’absolue dépendance qui constitue l’élément essentiel de la religion, et sur la forme en laquelle cette cause est perçue par le sujet :
« Si nous identifions dans nos propositions la dépendance absolue de l’homme et son rapport avec Dieu, nous voulons dire que l’origine de notre existence réceptive et active, comprise (co-posée) dans cette conscience du moi (das in diesem Selbstbewusstsein mitgesetzte Woher), doit être désignée par le terme de Dieu, et que c’en est là pour nous la véritable signification première. De ce qui a été dit précédemment nous rappellerons seulement le fait que cette causalité n’est pas le monde dans le sens de la totalité de l’être fini ; et moins encore, une partie quelconque du monde. Car le sentiment de liberté limitée que nous font éprouver nos relations avec le monde, soit en ce que nous sommes des parties complémentaires du monde, soit en ce que nous exerçons une influence incessante sur certaines de ses parties, et la possibilité qui nous est donnée d’agir sur toutes, ne comportent qu’un sentiment de dépendance limitée, mais non pas de dépendance absolue. »
Ce que l’auteur appelle liberté n’est donc pas autre chose que l’absence de contrainte matérielle, la sensation de la latitude matérielle éprouvée par le sujet, pour autant qu’il n’est pas limité par le non-moi. Ce n’est point la faculté de se déterminer soi-même. Cette notion est donc la contre-partie exacte de celle de dépendance dans le système.
« Nous devons remarquer également de suite que notre proposition s’oppose à l’opinion que le sentiment d’absolue dépendance soit conditionné même par quelque savoir antérieur sur Dieu… Nous ne voulons pas d’un autre côté contester ce savoir originel, mais seulement l’ignorer, comme quelque chose dont nous n’avons que faire dans notre dogmatique chrétienne, puisqu’il n’a manifestement rien à faire d’une manière immédiate avec la piété. Mais si, à l’origine, le mot est partout un avec l’idée, et qu’ainsi le terme Dieu suppose une idée, il faudra dire seulement ceci : que cette idée, qui n’est pas autre chose que l’expression du sentiment d’absolue dépendance, est la réflexion la plus immédiate sur ce sentiment, l’idée la plus primordiale dont nous ayons à nous occuper ici, et tout à fait indépendante de ce savoir originel, étant conditionnée seulement par notre sentiment d’absolue dépendance, de sorte que le terme Dieu signifie pour nous tout d’abord : ce qui dans ce sentiment est co-déterminant, (was in diesem Gefühl das mitbestimmende ist), et ce à quoi nous rapportons cet état particulier qui est le nôtre (woran wir dieses unser Sosein zurückschieben).
C’est précisément ce que nous exprimons en premier lieu dans la formule selon laquelle : se sentir absolument dépendant et être conscient de soi-même comme étant en rapport avec Dieu, sont une seule et même chose, puisque l’absolue dépendance est la relation fondamentale qui doit renfermer en elle toutes les autres. Cette dernière expression renferme donc la conscience de Dieu (Gottesbewusstsein), de telle façon qu’aucun des deux éléments, conformément à l’exposé qui précède, ne peut être distrait de l’autre… On peut donc dire dans ce sens que Dieu nous est donné dans le sentiment sous une forme originelle, et si l’on parle d’une révélation originelle de Dieu à l’homme ou dans l’homme, il faut entendre par là que dans la relation de dépendance absolue essentielle à tout être fini, est donnée à l’homme la conscience immédiate du moi devenant conscience de Dieu. La mesure en laquelle ce sentiment se réalise dans le développement temporel de la personnalité, détermine celle de la piété individuelle que nous lui attribuons. »
Il est à peine besoin de faire remarquer l’abus qui est fait dans une pareille conception du terme : révélation, alors que la conscience de Dieu figure comme l’élément co-déterminant et consubstantiel de la conscience du moi. Le Gottesbewusstsein, dans la notion de la religion selon Schleiermacher, est, pour ainsi dire, l’envers dont le Selbstbewusstsein serait l’endroit. Le Gottesbewusstsein n’est, à proprement parler, que la sensation de la limite absolue attachée au Selbstbewusstsein.
Enfin la conscience morale (Gewissen) est identifiée ici absolument avec la conscience psychologique (Selbstbewusstsein), et pour cette raison est passée complètement sous silence comme fait distinct dans cet exposé des rapports du moi à sa cause absolue. La conscience morale est réduite ici, comme d’ailleurs la conscience de Dieu elle-même à être la limite de la conscience du moi.
Le sentiment d’absolue dépendance qui est l’essence même de la religion, sera donc la sensation agréable ou désagréable que me cause l’être absolu qui me limite d’une manière absolue. Que cet être soit personnel ou impersonnel, d’essence physique ou d’essence morale, il n’importe : entre la causalité absolue de ma sensation de dépendance et les causalités diverses de mes sensations relatives et intermittentes, il n’y a pas de différence qualitative. Le Gottesbewusstsein ne se distingue que quantitativement du Weltbewusstsein, dans la limitation que l’un et l’autre apportent au Selbstbewusstsein.
Il est vrai que j’appelle Dieu, l’être auquel je rapporte la causalité absolue de mon être ; mais ce vocable n’est pas autre chose que la formule abstraite de la cause du sentiment que je perçois ; ce mot ne signifie rien autre que ce fait de sensation immédiate : que l’être quelconque dont je dépends est absolu et que je suis relatif, qu’il est l’être, et que je participe, avec le monde dont je fais partie, du non-être ; que le monde et moi-même nous sommes composés d’être et de non-être. Ainsi mon sentiment d’absolue dépendance qui en tant que sentiment, n’est doué d’aucune faculté critique et à plus forte raison d’aucune force réactive à l’égard de sa cause externe, est resté un fait purement subjectif ; et comme ce fait subjectif est le seul objet légitime de ma connaissance, le titre de méthode subjectiviste, donné à la méthode exposée en ce moment, nous paraît par là même justifié.
La religion renfermée dans le sentiment, accompagnée d’un savoir sans doute, mais d’un savoir renfermé dans les limites de cette sensation elle-même perçue à ses degrés divers, cesse d’être un fait moral et passe dans l’ordre des phénomènes physiques et des faits d’esthétique ; et aux catégories de l’obligation du bien et de l’interdiction morale du mal qui constituent l’ordre moral et religieux, se substituent celles du plaisir et du déplaisir (Lust und Unlust), dont les rapports mutuels et les degrés exprimeront de la façon seule adéquate à l’objet, les phases du fait religieux chez les différents sujets. La science issue de ces principes sera purement descriptive à l’égard du moi et des modifications de la conscience du moi. La dogmatique, entre autres, sera la description des états de la conscience chrétienne collective dans un milieu donné, ou l’exposé des dogmes d’une église particulière.
La conception religieuse de Schleiermacher ainsi que sa méthode de connaissance, étaient — et c’est là son bienfait, — une réaction contre le dogmatisme et l’intellectualisme qui avaient dominé jusqu’à lui la philosophie et la théologie, et plané même sur la lutte ardente engagée dès le milieu du XVIIIe siècle entre partisans et adversaires de la révélation. Les uns et les autres s’accordant à cette époque à faire consister la piété, soit dans des formules apprises, soit dans des formalités et des pratiques, ou dans un composé de ces formules et de ces pratiques, Schleiermacher voulut ramener la religion et la science de la religion du dehors au dedans. Il crut et il eut raison de croire que la religion est avant tout une vie intérieure, une détermination de l’être intime ; mais comme il ne croyait pas à la liberté morale, c’est-à-dire à la faculté que le moi possède de se déterminer soi-même, et qu’ici encore il identifiait le fait et la conscience du fait, il ne pouvait que se faire illusion sur le siège de ce fait que nous appelons la religion, et son erreur psychologique entraînait avec elle la prémisse erronée de sa méthode théologique. Comme l’essence même du moi lui échappait, la notion de l’activité essentielle du moi devait lui échapper également. Schleiermacher a dit sentiment là où nous disons volonté ; il a dit conscience du moi, où nous disons connaissance de Dieu et du monde ; il a dit sentiment d’absolue dépendance, où nous disons foi morale et religieuse. En d’autres termes : des quatre degrés du processus moral et religieux que nous avons cru pouvoir statuer chez l’individu, il n’a retenu que le premier, le sentiment primitif et immédiat de dépendance, et a pour ainsi dire rabattu sur ce fait primitif les degrés signalés et distingués par nous de la conscience morale et de la conscience religieuse.
Nous accordons à la méthode qui vient d’être exposée, que toute connaissance intéressant le moi tout entier, et a priori parte la connaissance religieuse, est une modification du moi, du moi essentiel, en ce qu’elle affecte nécessairement le sentiment et sollicite ou repousse la volonté ; et que même aucune connaissance vraie, complète et réellement adéquate à l’objet, ne saurait être un savoir pur et simple, qu’il soit accompagné ou non d’une pratique extérieure. Car le savoir comme tel, ne se meut qu’à la superficie du moi, et il se porte à l’objet hors de moi ; le savoir une fois acquis est une domination du moi par le non-moi, puisque la chose une fois sue passe en moi à l’état de fait fatal et passif. Si la religion n’était qu’un savoir, elle resterait donc étrangère à la région intime et constitutive du moi. La pratique, comme telle, est plus extérieure encore que le savoir, car n’étant produite que par les organes corporels du moi, elle se passe tout entière devant le moi ou autour du moi. Si la religion n’était qu’une pratique, elle serait plus étrangère aussi au moi intime et constitutif, que si elle n’était qu’un savoir. Et ce n’est pas la juxtaposition de ces deux éléments, le savoir et la pratique, qui pourrait conférer au fait religieux le caractère d’intimité qui fait défaut à l’un et à l’autre. Nous accordons donc que si le fait religieux existe, il ne peut être qu’un fait éprouvé et accompli dans le for le plus intime du moi, et qu’il reçoit sa vitalité de la conscience de l’homme.
L’erreur fondamentale de la méthode de Schleiermacher ne réside donc pas dans cette élimination du savoir et du faire de l’essence de la religion ; elle consiste à faire de ce fait subjectif de conscience, la mesure de l’objet qu’il est nécessaire et obligatoire de connaître ; à transformer, comme cela avait déjà lieu dans la méthode idéaliste, une des facultés du moi, la conscience subjective, qui n’est, ne peut et ne doit être qu’un instrument de connaissance, en objet suffisant de connaissance ; car l’état subjectif peut donner l’excitation nécessaire à la recherche de la vérité générale ; il peut et doit servir de point de départ à la recherche scientifique ; il peut être et il est souvent le reflet, l’image imparfaite de l’objet, une minime partie de l’objet ; mais il n’est pas l’objet, il n’est pas l’être universel. Encore ici, c’est l’œil qui se regarde lui-même pour voir clair.
Mais s’il n’y a que des vérités en nous, s’il n’y a pas de vérité en soi, il n’y a pas de vérité. Car les consciences individuelles, les états subjectifs étant non seulement divers les uns des autres, mais souvent opposés les uns aux autres, nul critère, nul élément de certitude ne pourrait m’être fourni par un pareil assemblage de données contradictoires, si ce n’est cette norme qui serait la suppression absolue des catégories du vrai et du faux : certitude bien ordonnée commence et finit par soi-même. La conséquence logique du subjectivisme est la même que celle du positivisme et de l’idéalisme : c’est encore et toujours le scepticisme universel qui dit : Quot capita, tot veritates !
Dans son opuscule intitulé : Einleitung in das System der christlichen Lehre (Introduction au système de la Doctrine chrétienne), Beck, naguère professeur à Tubingue, a très sagement, selon nous, jugé la méthode subjectiviste de Schleiermacher en elle-même et dans ses conséquences, et il y oppose les raisons suivantes :
« a) La conscience immédiate du moi ne peut pas comme telle donner à l’homme la certitude que ce qui se présente d’une façon immédiate à la conscience, ne s’est pas introduit subrepticement chez le sujet, pour devenir ainsi, par habitude, nature immédiate.
b) La prétention de faire dériver la religion du sentiment du moi, a les conséquences les plus graves, qui sont de rendre la vérité dépendante de l’état subjectif, auquel on attribue par là une valeur générale, sans que la dépendance du sujet à l’égard de l’être objectif et son rapport à lui soient clairement établis. Par là la religion se trouve dès son origine désintéressée du vrai et du faux ; ou ne reçoit le critère de la vérité que d’une forme qui lui est étrangère ; ou enfin, tout ce que les individus divers trouvent et croient trouver dans leur conscience immédiate, devient l’expression authentique d’une seule et même conscience religieuse. »
La conséquence ou la prémisse (car nous avons déjà dit que ces deux termes se justifient trop souvent tous les deux ensemble), de la méthode subjectiviste, est le mysticisme, dont les caractères principaux ont toujours été, à toutes les époques où il est apparu, le dédain de la connaissance historique, et la préférence accordée aux états de sentiment sur les autres facultés de l’homme, comme instruments et objets de connaissance. Le panthéisme idéaliste dissolvait le sujet dans l’objet ; l’individuel dans l’universel. Le mysticisme issu du subjectivisme et cédant à un travers d’une autre sorte, mais pour aboutir à un résultat équivalent, tend et aime à dissoudre l’être universel dans l’être individuel.
Les conséquences directes de la méthode du sentiment se manifestent de toutes parts aujourd’hui dans ce qu’on a appelé la gauche de Schleiermacher, et dominent, on peut le dire, la pensée contemporaine. C’est Schleiermacher qui a appris à notre génération, fatiguée du dogmatisme et de l’intellectualisme des siècles passés, à réduire le fait religieux, identifié avec le fait esthétique, et réputé indifférent à la moralité de son principe et de son contenu, à une affection du sentiment, à toute vibration produite dans l’âme humaine au contact de toute cause idéale et suprasensible. La catégorie du bien sera dès lors confondue avec celle du beau ; le devoir est résolu dans toute jouissance d’un ordre supersensible ; Dieu est devenu le divin ; le divin l’idéal, et sous le beau nom de vie, les faits de sensibilité sont opposés aux revendications fermes et convaincues de la vérité, aux convictions qui excluent leurs contraires.
Le panthéisme moderne lui-même a abandonné les formes vides et sèches de la logique hégélienne pour se faire, chez M. Renan et ses imitateurs, onctueux et sentimental ; et ce qui s’appelait jadis : Das Unendliche, das Absolute, sera invoqué avec effusion aujourd’hui sous le nom de : Notre Père l’Abîme !
De même que le besoin de réaction contre le dogmatisme supranaturaliste, rationaliste ou hégélien avait suscité Schleiermacher au commencement du siècle, les abus de la métaphysique idéaliste et spéculative, dont Rothe nous a fourni un des plus frappants exemples, devaient enfanter une réaction non moins retentissante, quoique moins puissante dans ses moyens, celle qui se rattache actuellement en Allemagne au nom Ritschl, et qui s’affirme dans la théologie de langue française sous le nom de Théologie expérimentale.
Le système de Ritschl, issu de réactions contre des tendances diverses, porte en lui les traces de ces origines composites. D’une part, le nouveau chef d’école se déclare l’ennemi de la métaphysique, et nous croyons avoir déjà montré ailleursb que, sous ce terme, il assemble trois choses en réalité fort différentes :
b – Ritschl et sa théorie de la connaissance, Revue de théologie et de philosophie, pag. 344 et 345.
1° Toute conclusion d’une opération purement dialectique, toute idée générale issue d’un raisonnement a priori.
Sur ce premier point nous lui avons d’avance donné raison dans notre critique de l’idéalisme.
2° Toute idée de genre ou d’espèce, issue d’un procédé d’induction partant du particulier pour s’élever au général ; — et de ce chef, Ritschl peut être qualifié de nominaliste.
3° Tout fait même réel, mais de l’ordre spirituel et supersensible, situé hors de toute relation avec moi, en dehors ou au-dessus du domaine de mes perceptions ou de mes expériences ; — et nous avons déjà montré qu’à nous en tenir à quelques parties de sa théorie de la connaissance, et à le juger avec une rigueur peut-être méritée, Ritschl pourrait être taxé de positiviste, si nous ne savions pas pertinemment que les expériences dont il fait ailleurs la mesure des choses connaissables, ne sont pas exclusivement de la catégorie des sensations, bien que celles-ci y soient comprises.
Mais c’est ici précisément, et à propos des expressions : relation des choses à nous, expérience des faits, que se rencontrent à la fois les nouvelles antipathies de l’auteur et les amphibologies de sa pensée. Car comme Ritschl repousse la mystique au moins avec autant de décision qu’il fait la métaphysique, l’expérience qu’il invoque ne saurait être le fait purement intime éprouvé dans la communion de l’âme avec Dieu, et que l’on a désigné quelquefois du nom d’unio mystica. Cette unio mystica a pris même chez lui, dirai-je, les proportions d’un objet d’inimitié personnelle. La relation de Dieu avec l’homme, qui donne la mesure de toute vérité utile à connaître, ne se passe pas, selon lui, dans quelque fond occulte de l’âme humaine, où l’intelligence, le sentiment et la volonté vivraient encore confondus et méconnaissables. Ritschl, en sa qualité de nominaliste, ne croit pas à des facultés latentes ; il n’admet que des facultés en acte : « La conception élémentaire de la vie spirituelle, comme d’une chose réelle, nous dit-ilc, suppose que nous reconnaissons la réalité propre de l’esprit dans les fonctions de sentir, de reconnaître, de vouloir, mais principalement dans cette dernière. » Ailleurs, dans son grand ouvrage sur la Justification, il ne craint pas de dire que « c’est une entreprise vaine que de vouloir ramener la religion en principe à une de ses fonctions spirituelles élémentaires ; que toutes les trois (intelligence, sentiment et volonté), y ont une part également forte, et ne sauraient être ramenées l’une à l’autre. »
c – Theologie und Metaphysik, p. 45.
Mais si le critère de la certitude ne se tire, selon Ritschl, ni du raisonnement a priori, ni de l’expérience intime, si ce n’est ni la métaphysique, ni la mystique qui sauraient répondre à notre postulat, où trouverons-nous ce critère de certitude ? Il répond :
— Les faits spirituels et religieux qui seuls nous intéressent et seuls nous importent sont ceux qui sont perçus sciemment et volontairement par nos facultés morales, qui nous sont transmis par la médiation de la révélation historique de Dieu en Christ, et livrés à notre mémoire par les organes de l’Eglise. —
Ainsi le témoignage extérieur et historique rendu par les organes visibles de l’Eglise à la révélation de Dieu en Christ, et accepté par le concours de nos trois facultés, telle est la mesure de ce qu’il nous est utile de connaître ; et toute donnée qui s’écarte de ce témoignage, soit qu’elle vienne d’au-delà, du domaine des faits étrangers à notre expérience, soit qu’elle résulte des faits intimes de l’âme, mais sans relation avec la révélation extérieure et historique, doit être écartée comme un élément inutile ou inaccessible à la connaissance religieuse et morale.
Mais qui ne voit que cette solution du problème de la connaissance n’en est pas une, et qu’un critère aussi extérieur et empirique de la vérité religieuse et morale que la transmission qui en est faite par l’Eglise visible, n’est digne ni de la vérité ni de nous ? Qui ne prévoit également que ce critère tout subjectif de l’accord entre la révélation historique de Dieu en Christ et le fonctionnement de nos facultés, ouvre l’accès à tous les arbitraires, et que jamais on ne fera tant de métaphysique que sous le couvert de la négation de la métaphysique !
On voit ici en quoi Ritschl se sépare de Schleiermacher, et en quoi il relève de lui. Il se sépare du maître par sa conception de la religion dégagée de tout mysticisme. Selon Ritschl, la religion est à titre égal le fait de trois facultés, au lieu d’être comme pour Schleiermacher un fait simple de sentiment ; mais il ne nous a pas été donné de comprendre comment un fait organique peut se composer d’éléments juxtaposés et égaux l’un à l’autre en valeur, sans que la religion soit dissoute dans cette trichotomie.
Ritschl en revanche relève de la méthode subjectiviste de Schleiermacher, en ce qu’il cherche comme lui dans l’état du sujet, non plus, il est vrai, dans ses états de sentiment seulement, mais dans ses besoins et ses expériences multiples et dans l’essor naturel de toutes ses facultés, la mesure légitime de toute connaissance. C’est à ce point de vue qu’on peut appeler le professeur de Göttingue l’initiateur moderne de la théologie expérimentale.
Un disciple de Ritschl et de Schleiermacher, mais indépendant de tous les deux et qui veut l’être, est Kaftan, professeur à Berlin. Lui aussi se refuse à reconnaître la définition de Schleiermacher qui réduit la religion et par conséquent l’objet de la science à un fait de sentiment. Il s’y ajoute, selon lui, une représentation (Vorstellung) figurant en elle l’élément intellectuel qui lui est nécessaire, et qui s’associe constamment au sentiment pour en constituer l’essence. « Ainsi la représentation est l’image du non-moi ; dans le sentiment, nous nous percevons nous-mêmes comme êtres vivantsd » ; et cette constitution de la religion, d’après Kaftan, est aussi le corollaire de sa psychologie. Mais que devient ici la volonté, et où se place-t-elle ? L’auteur use d’un artifice tout semblable à celui que nous avons signalé chez M. Alfred Fouillée. Le philosophe français rattachait la volonté à l’idée, et se représentait l’idée à peine conçue comme passée déjà en acte. Le théologien allemand, porté par un même mépris des faits, a commis devant nous une hérésie psychologique non moins grave, en identifiant la volonté avec le sentiment, ou en définissant la volonté comme le sentiment arrivant à la conscience ; car le sentiment passe de l’état d’indifférence aux alternatives opposées du plaisir ou du déplaisir, qui sont déjà des faits d’impulsion ou de répulsion, et l’auteur ne voit pas autant d’inconvénients que nous à ce qu’on appelle dès lors cet état d’âme, indifféremment sentiment ou volonté.
d – Das Wesen der christlichen Religion, pag. 33.
Mais la différence méconnue ici entre le sentiment et la volonté, c’est que l’un n’est qu’un organe de perception du plaisir ou du déplaisir, sans faculté de réaction contre l’un ou l’autre de ces états, tandis que l’autre est le siège des délibérations et des résolutions diverses et contraires ; et l’expérience de tous les jours nous montre que les deux formes du plaisir et du déplaisir et celles des résolutions efficaces et inefficaces, ne se couvrent point les unes les autres.
Se rattachant à cette division des facultés de l’âme que nous disons si vicieuse, l’auteur en fait une seconde entre les jugements que nous formons et formulons, et qui se rapportent, les uns à l’état de fait du non-moi donné dans la représentation : — ce sont les jugements théorétiques (theoretische Urtheile) ; — les autres exprimant le rapport dans lequel bon gré mal gré nous nous plaçons à l’égard de cet état de fait représenté ; ceux-là concernent notre relation personnelle au monde, et correspondent dès lors au second élément de notre nature : le sentiment-volonté. Ce sont les jugements dits qualificatifs (Werthurtheile). Or on peut prévoir, d’après la tendance de l’école déjà signalée, que ce sont les seconds seuls qui intéressent la religion, parce que ce sont les seuls qui intéressent le sujet.
Ces jugements qualificatifs sont les descendants directs et non dégénérés de l’axiome de Ritschl, que nous ne connaissons vraiment les choses que dans leur relation à nous.
« La religion est, dit l’auteur, une aptitude pratique de l’esprit de l’homme ; c’est-à-dire qu’à la différence de tout savoir proprement dit, elle ressortit au côté de notre nature spirituelle où ce sont les qualités (Werthe) et non les faits (Thatsachen) qui décident en dernière instance. Elle ne résulte jamais de l’observation objective du monde, mais partout de la relation personnelle que nous sommes intéressés à prendre à son égard. Elle ne s’impose à personne, comme c’est le cas des jugements scientifiques, mais elle est affaire de liberté intérieure. »
Cette dernière proposition est contredite par l’identification faite tout à l’heure du sentiment et de la volonté, et dont la conséquence logique ne saurait être que le déterminisme.
Un troisième nom à rattacher à l’école subjectiviste dans la théologie allemande moderne, est celui qui a été déjà cité plus haut, Lipsius, auteur d’une dogmatique intitulée : Lehrbuch der evangelischen protestantischen Dogmatik.
« A la différence de la connaissance scientifique, y lisons-nous, la connaissance religieuse n’est point objective, mais subjective. Nous n’entendons pas seulement parler par là de de la conditionnalité subjective de la connaissance religieuse, car ce trait est commun à la connaissance scientifique comme a elle ; mais nous disons que la connaissance religieuse dans son essence même est une connaissance propre, un savoir de nous-mêmes dans une relation particulière, et qu’elle n’est une connaissance objective que dans la relation de l’objet à la conscience humaine du moi. »
Plus loin l’auteur définit la religion comme un composé de sentiment et d’intuition (Anschauung) immédiatement adhérente à ce sentiment ; mais aussitôt que cette intuition immédiate s’objective devant la connaissance, elle devient représentation (Vorstellung) ; et comme telle, elle est aussitôt affectée de toutes les inexactitudes et de toutes les impropriétés de langage que nous importons inévitablement dans nos définitions des choses transcendantes à notre expérience immédiate. C’est ainsi que nous introduisons les catégories de l’espace et du temps dans la définition de Dieu et des choses de Dieu, lorsque nous disons qu’il est infini, immatériel, présent partout, ou que nous déterminons comme faits distincts et successifs : la grâce et la liberté, la révélation et la religion, par exemple ; ou encore que nous transformons en faits historiques et passés des actes divins permanents, comme la création.
Dans notre théologie de langue française, la méthode expérimentale vient d’être représentée avec un certain éclat par M. Lobstein, professeur à Strassbourg, auteur de l’ouvrage intitulé : La notion de la préexistence du Fils de Dieu, fragment de christologie expérimentale ; et par M. Bouvier, professeur à Genève, dans sa brochure intitulée : Du progrès et de la conciliation en théologie. Dès le début, M. Bouvier place l’une en face de l’autre les deux méthodes seules possibles, selon lui, en théologie comme dans toute science : l’expérimentalisme et l’apriorisme.
« La méthode expérimentale, écrit-il, est acceptée de tous dans ce siècle de l’observation des faits, de l’histoire. C’est avec raison qu’on reconnaît lui devoir les énormes progrès accomplis dans le champ des sciences de la nature, théoriques ou appliquées, et des sciences de l’homme. Elle a fait aussi son apparition dans celui du plus important des faits humains, du fait chrétien, et depuis Schleiermacher, la plupart des docteurs l’ont appliquée ou à l’histoire des époques et des systèmes du passé de l’Eglise, ou à l’étude de la vie chrétienne et des doctrines où elle s’est reflétée.
A l’école de Néander et de Vinet, nous avons appris à considérer le Christianisme comme une vie, et par conséquent à l’étudier avec la méthode expérimentale qu’on applique à la vie. »
Appliquée à un traité sur la préexistence de Christ, l’expression : expérimentale, ne signifiera donc pas que la révélation de la préexistence de Christ faite à notre foi par les témoignages qui en ont été rendus, doit créer des expériences toujours plus vivantes et plus hautes de la communion de notre âme avec le Christ ; que notre âme et notre vie spirituelle doit aller à la rencontre de Celui « qui, étant issu du Père, est retourné au Pèree. » Cet adjectif signifie que : « nous percevons la divinité du Christ comme l’ensemble des effets divins opérés par son œuvre, qui seule nous révèle sa personnef. » Ce n’est pas cette révélation qui est descendue vers nous, c’est Paul et c’est nous qui nous sommes portés jusqu’à elle. Mais, arrivés à ce sommet, et mieux inspirés ou mieux instruits de la nature de nos propres expériences et de la valeur vraie des besoins de notre âme, nous n’avons plus qu’à reconnaître notre erreur et à ramener nos croyances précédentes au niveau des faits, c’est-à-dire de nous-mêmes. Car cette préexistence de Christ n’est pas un élément essentiel du don que Dieu nous a fait de son Fils, mais « un simple corollaire de la foi religieuse de l’apôtre ; une projection secondaire de l’image que le Seigneur avait gravée dans la conscience de son disciple… une ligne auxiliaire tracée par la réflexion du penseur par delà l’expérience du croyant, une formule théologique qui n’a de valeur que par le contenu religieux qu’elle exprime. »
e – Jean.16.28
f – La notion de la préexistence, pag. 33.
Evidemment une méthode ou une appellation qui a conquis en si peu de temps tant et de si éminents partisans, doit avoir de bonnes raisons ou du moins de bonnes apparences de son côté. En tout cas, elle doit receler en elle un élément de vérité jusqu’alors méconnue ou dissimulée et dont l’importance nous est attestée par l’énergie de la revendication qu’elle a motivée. La première vérité qui est proclamée ici, c’est que la dialectique pure ne saurait passer pour un instrument de connaissance adéquate aux vérités et aux faits de l’ordre moral et religieux. On nous enseigne ensuite que toute connaissance vivante de la vérité ne peut procéder que de la pratique de la vérité ; que c’est la vie qui précède la connaissance, et non pas la connaissance la vie, et qu’enfin, selon la sentence de Vinet : « La vérité sans la recherche de la vérité n’est que la moitié de la vérité. »
Le malentendu ou le dissentiment entre Schleiermacher, MM. Ritschl, Lobstein, Bouvier et nous, commence dès qu’on prétend transformer cette expérience individuelle en une mesure suffisante de la vérité en soi ; car cette prétention suppose et que toute vérité utile a passé dans votre pratique morale, et qu’aucune vérité essentielle ne vous est restée indifférente ; en d’autres termes : que chacun de nous est capable de représenter toute vérité utile, et la vérité tout entière, et que chacun de nous en est digne.
Et voyez à quel point la méthode expérimentale est aléatoire et contradictoire dans ses résultats. Ce dogme de la préexistence personnelle de Christ que vous déclarez indifférent à la pratique de Paul, puisqu’il était, selon vous, consécutif à elle, et qui, indifférent à votre pratique, est rejeté par vous dans la catégorie des faits métaphysiques et inconnaissables, est une des suppositions nécessaires de ma foi à Christ, comme Rédempteur de mon âme ; et appliquant vos propres prémisses, j’obtiens ici déjà des conclusions exclusives des vôtres.
Dans le domaine de la philosophie spiritualiste, la méthode subjectiviste est préconisée par M. Vacherot, dans son ouvrage déjà cité : Le nouveau spiritualisme :
« L’absolu, écrit-il, n’est que dans l’esprit. Mais comment l’y voyons-nous ? Est-il besoin pour cela de l’effort dialectique de Platon, ou de l’extase mystique de Plotin, ou de la vision en Dieu de Mallebranche, ou de l’intuition transcendante de Schelling, ou du procès logique de Hegel ? Nullement. Il suffit de se regarder soi-même, dans le clair et pur miroir d’une conscience réfléchie. C’est là qu’on découvre et contemple l’esprit dans son type le plus complet et le plus achevé : c’est là qu’il apparaît avec tous les attributs qui le caractérisent, avec l’intelligence, avec la volonté, avec l’amour, avec cette activité finale qui est l’essence de l’esprit. Voir tout en Dieu, est une belle formule métaphysique, dans le sens où l’entendait Mallebranche. C’est voir toutes choses finies dans l’imparfait et dans l’infini. Voilà le dernier mot de l’idéalisme… La formule qui me paraît le plus particulièrement convenir au spiritualisme, diffère de celle de Mallebranche : voir tout dans l’esprit ; y voir la nature qui en est l’image ; y voir Dieu qui en est le principe suprême, caché dans les profondeurs insondables de son essenceg. »
g – Le nouveau spiritualisme, pag. 221. Voir un compte-rendu et une critique de ce livre dans le Correspondant (revue catholique), numéro du 10 décembre 1884.
Or M. Vacherot, en se regardant soi-même, y a vu que son propre corps n’est point une matière étendue, mais seulement un système de forces. On avait fait sur Mallebranche un vers très méchant :
Lui qui voit tout en Dieu, n’y voit pas qu’il est fou !
Nous en hasarderons un autre, beaucoup plus poli, sur M. Vacherot :
Lui qui voit tout en soi, n’y verra pas plus clair !
M. Bouvier de même, « se renfermant dans le domaine de l’expérience, » croit pouvoir affirmer, « immédiatement comme un fait, l’identité de l’esprit dans le sujet et de l’esprit dans l’objet. » Selon M. Bouvier, comme selon M. Vacherot : « Tout atome de matière n’est qu’un faisceau de forces, et au fond, tout est esprit à des degrés divers de conscience. »
Cela nous prouvera une fois de plus que, soit qu’on regarde la chose en soi-même ou hors de soi, à travers le prisme du fait expérimental ou des évolutions de l’idée spéculative, il est bien rare qu’on ne finisse pas par voir tout ce que l’on veut.
Les trois méthodes que nous venons d’exposer et de soumettre à la critique sous le titre commun de méthodes monistiques, se rencontrent en ce point qu’elles sont inspirées toutes trois par la prétention de placer en l’homme, dans le moi humain, dans telle ou telle des facultés du moi alternant sous les noms divers de sensation, de raison, de sentiment, de conscience du moi ou de conscience morale, la source, la norme et la mesure de la vérité absolue.
Nous pourrions les réunir encore en considérant non plus leur point de départ, mais leur objectif, sous la dénomination de méthodes ascensionnelles, en ce que toutes trois supposent que la vérité est atteinte par voie d’ascension à partir de l’une ou l’autre des données fournies par la nature humaine, pour ne pas dire que la vérité et la réalité universelles sont de pures créations de l’homme ; et elles s’opposent toutes ensemble à l’opinion que la vérité soit descendue vers l’homme, ait été manifestée par Dieu à l’homme, et en tout cas, que cette manifestation, quel qu’en fut le mode, eut été nécessaire. Auguste Comte ignore ou nie tout ce qui dépasse sa sensation. Descartes a dit : Je pense, donc je suis, donc l’être est. Rothe a dit : Je pense ; or l’univers ne peut être que l’image ou la représentation de ma pensée, et ma pensée est par conséquent la seule justification vraie des choses, la seule démonstration décisive de l’univers. Schleiermacher dit à son tour : Mon sentiment est une détermination nécessaire de l’être, et dans la conscience du moi sont compris à la fois Dieu et le monde.
Ainsi le sens, la raison, le sentiment, la conscience du moi, identifiée ou non avec la conscience morale, toutes ces facultés subjectives qui, selon l’ordre providentiel, n’étaient que des facteurs de connaissance, des organes régulateurs, aperceptifs et critiques quant à l’objet, c’est-à-dire au non-moi, au monde, à Dieu même, et quant aux manifestations concrètes de cet objet, sont supposées être des facultés productives ou créatrices du fait ou de l’être, sauf à se substituer elles-mêmes à l’objet, à la réalité, à l’être en soi. Il y a bien décidément un principe idolâtre latent dans toutes ces méthodes monistiques, qui consistent à faire appel à une seule des facultés, à un seul des organes de la nature humaine pour en extraire la connaissance de toutes choses ; et ce principe est que l’homme peut remplacer le Dieu qui l’a fait à son image par le Dieu fait à l’image de l’homme : idole ou idée, conclusion de ma logique, postulat de ma conscience, détermination de mon moi, ce Dieu est en réalité, et malgré toutes les protestations du contraire, mon œuvre, mon produit, mon effet et non pas ma cause et la cause de moi-même.
Soit donc que la pensée de l’homme préfère absorber l’individuel dans l’universel ou l’universel dans l’individuel sous les formes en apparence les plus diverses et même les plus opposées, les méthodes que nous appelons ascensionnelles, et qui toutes trois visent à extraire le non-moi du moi, l’être de mon être et la vérité universelle du jeu de mes propres facultés, aboutissent à faire le compte de l’homme. Car dans le premier cas, celui où l’individuel est absorbé dans l’universel, c’est la raison de l’homme qui triomphe dans le savoir absolu ; dans le second, c’est l’indifférence morale qui se satisfait en érigeant en lois les états, les vicissitudes, les accidents mêmes du moi. Dans l’un et l’autre, le vrai et le faux, le bien et le mal sont identifiés l’un avec l’autre, ou leur opposition est réduite à un fait de conscience subjective. Nous avons vu le scepticisme réapparaître au terme de chacune des trois méthodes positiviste, idéaliste et subjectiviste, comme sa conséquence logique, en même temps que la liberté morale était exclue a priori pur chacune d’elles. Ou si le nom de liberté était encore conservé, c’était dans un sens fallacieux, et moyennant la suppression des possibilités et des chances réelles comprises dans le fait de liberté. L’homme n’était donc réputé dépendant que pour être exempté de toute obligation et partant de toute responsabilité, étant déterminé dans le fond même de son être ; et d’ailleurs eût-il même été tenu pour obligé, il ne l’eût été qu’envers lui-même.
Il y a donc un intérêt pratique engagé au fond de toute méthode scientifique qui touche à la vérité même et au fait religieux. En réalité, et nous l’avons constaté déjà dans un cas particulier, le savant ne tient à rien autant qu’à sa méthode, sous prétexte que c’est la voie tout indiquée pour atteindre directement et impartialement à la vérité ; et il ne reconnaît pas, ne veut pas reconnaître, et en tout cas, fait tout pour nous dissimuler un procédé trop fréquent en philosophie et en théologie, et sur lequel nous nous sommes déjà exprimé dans les termes suivants que nous nous permettons de reproduire ici :
« Nommer en théologie ou en philosophie une méthode ou une théorie de la connaissance, est bien souvent une de ces façons de dire par lesquelles on se trompe et on nous trompe. Qu’est-ce qu’une méthode ? Que devrait-elle être apparemment ? Un extrait de la logique générale appliqué à l’usage d’une discipline ou d’un système particulier, dans le but légitime d’épargner au chercheur de la vérité toutes les chances d’erreur que pourraient faire surgir sur sa route le préjugé et le parti pris. Toute méthode scientifique s’annonce comme destinée à assurer la recherche sincère, impartiale et désintéressée de la vérité. Or, j’ai remarqué plus d’une fois que c’était tour à tour la thèse secrètement préconçue qui avait dicté la méthode, laquelle une fois formulée sous le couvert d’une impartialité et d’un désintéressement apparents, servait ultérieurement à faire passer la thèse, revêtue ainsi d’un échafaudage trompeur et d’une autorité usurpée. En d’autres termes : la conclusion du système était déjà tout entière tacite, latente et préjugée dans la méthode qu’on ne donnait que comme une prémisse auxiliaire pour la découvrirh. »
h – Voir : Ritschl et sa théorie de la connaissance, Revue de théologie et de philosophie. 1884, n° 3, p. 265.