Le nom de scolastique vient des premières scolæ instituées par Charlemagne auprès des sièges épiscopaux et dans les grands monastères, c’est-à-dire dans les seuls lieux où il y avait encore quelque peu d’instruction et de loisir pour en acquérir. L’union du pouvoir civil et des institutions ecclésiastiques qui présida aux origines de la scolastique, en marqua aussi le caractère jusqu’à l’époque de sa décadence.
La science du IXe siècle d’ailleurs, représentée principalement par Alcuin, renferme, et par ses qualités et par ses défauts, les éléments de la scolastique postérieure. Son grand mérite fut à cette époque de préparer l’instrument du savoir plutôt que de produire la chose elle-même. La subtilité, la finesse et le raffinement joints à la mesquinerie et à la puérilité des matières traitées, caractérisent les exercices intellectuels du temps, et les questions adressées par Alcuin à ses disciples. Evidemment, l’esprit humain, qui se sentait renaître sous la protection d’un bras puissant, aimait à s’ébattre et ne savait guère encore faire autre chose. Mais c’était déjà quelque chose et beaucoup à cette époque de ténèbres que de poser seulement des questions. Quand la source des pensées jaillira, elle rencontrera des vases disposés pour les recevoir.
Nous avons remarqué qu’à l’âge patristique, déjà fécond en productions théologiques et dogmatiques dans des tendances diverses, avait manqué l’occasion ou la force nécessaire pour coordonner ces matériaux détachés et en créer un ensemble systématique. Ce devait être là le rôle principal de l’âge scolastique dans le développement de la science théologique. La tractation méthodique, la poursuite de l’unité idéelle, en un mot, le besoin de systématisation caractérisent la scolastique quant à la forme. Sa doctrine elle-même est dominée tout entière par la préoccupation d’établir le vrai rapport entre la science et la foi ; d’opérer la conciliation du dogme ecclésiastique et de la philosophie ; de justifier la foi traditionnelle devant la raison réveillée et déjà entreprenante ; et l’on disputait sur la priorité à accorder soit à la raison, soit à la foi dans la recherche de la vérité, selon que l’on disait : Fides antecedit intellectum, ou : Intellectus præcedit fidem !
A l’idéalisme platonicien qui régna dans le XIIe siècle sous les auspices de saint Augustin, succéda, dès le XIIIe, Aristote, qui passa dès lors, bien qu’imparfaitement connu, pour l’incarnation même de la philosophie, et fut appelé le Jean-Baptiste du monde païen ; præcursor Christi ad preparandam ipsi plebem.
En rapport avec ces prédilections successives, c’est la grande dispute du nominalisme et du réalisme qui occupe le premier plan dans les préoccupations scientifiques du temps : les universaux sont-ils avant la chose, selon Platon (universalia ante rem), dans la chose, selon Aristote (in re), ou après la chose, selon Zenon (post rem)v ? C’est en d’autres termes l’éternelle rivalité de l’idée et du fait, de l’idéal et du réel, de la loi et de l’histoire, de la nécessité et de la liberté, qui a marqué également les oscillations incessantes de la pensée moderne depuis Kant à travers Hegel jusqu’à Auguste Comte, et en dernier lieu jusqu’à Ritschlw. L’idée ou la loi est-elle transcendante au fait, identique au fait ou consécutive au fait ? Si c’était le lieu de prendre parti, nous nous rangerions du côté des réalistes qui voulaient que les universaux soient ante rem. C’est la prémisse du théisme ou du spiritualisme qui admet la liberté tant dans l’Être absolu qu’en l’homme, comme le facteur intégrant de l’histoire, et seule se concilie avec une conception à la fois spiritualiste et morale du monde. La seconde alternative qui consiste à identifier l’idée et le fait, ou transforme le fait en droit, enfante le déterminisme ou fatalisme. La troisième enfin, qui supprime toute idée supérieure au fait particulier et ne reconnaît d’existence à l’idée que dans l’esprit qui la conçoit, enfante le positivisme ou l’empirisme sensualiste, dont le corollaire est le scepticisme. Aussi bien l’avènement du nominalisme pur devait-il marquer, comme nous le verrons d’ailleurs, la décadence de la scolastique.
v – Weber. Histoire de la philosophie européenne, page 123.
w – Cf. la brochure de Ritschl, Theologie und Metaphysik.
Si nous mettons hors de cause l’époque carlovingienne qui ne jeta qu’une lueur éphémère, aurore d’un jour qui devait tarder des siècles encore, nous pouvons dater le point de départ effectif de la scolastique du XIIe siècle et d’Anselme de Canterbury, et faire coïncider en gros les grandes divisions de cet âge, les trois ères platonicienne, aristotélicienne et sceptique, avec les XIIe, XIIIe et XIVe siècles.
La décadence de la scolastique d’ailleurs, telle qu’elle se produisit dans les XIVe et XVe siècles, était déjà latente dans son principe même et dans son propos principal : la conciliation de la foi traditionnelle et de la raison naturelle. Lorsqu’en effet, à cette époque, on parle de la foi et des rapports de la foi avec la science, il faut se garder d’attacher à ce premier terme le sens et la portée qui lui reviennent aujourd’hui. La foi, dans la terminologie du moyen âge et de la scolastique, n’est point cet acte individuel de conscience consistant dans une adhésion spontanée et libre par conséquent, à une autorité morale ; mais un fait de soumission implicite à l’autorité visible, extérieure et officielle de l’Eglise, en regard des revendications de la raison naturelle. Cette autorité hiérarchique d’une part, les droits de la raison, de l’autre, supportant toujours plus impatiemment ce joug étranger, devaient ne comporter qu’une alliance précaire et artificielle, entretenue à force de faux-fuyants et de compromis, jusqu’au jour inévitable où le scepticisme briserait ces cadres imposés, et rendrait chacune des deux parties en présence à la loi de sa nature. Le principal défaut reproché à la scolastique, et qui fut en partie l’exagération de son mérite, la méthode subtile et sophistique qu’elle apporta dans la science, provient sans doute de cet effort continu vers un but inaccessible, la conciliation d’Aristote et de la hiérarchie de Grégoire VII.
La scolastique est brillamment inaugurée dans le commencement du XIIe siècle par Anselme de Canterbury († 1109), dont les principaux ouvrages sont le Monologium de divinitatis essentia sive exemplum de ratione fidei ; le Proslogium sive Fides quærens intellectum ; le De veritate ; le De fide Trinitatis et le Cur Deus homo ? Ce dernier ouvrage, le plus fréquemment cité, établit la doctrine de l’expiation juridique sous sa forme la plus absolue.
Ce n’est pas pour arriver à la foi que nous réfléchissons, c’est au contraire pour arriver à l’intelligence que nous croyons ; la foi restera donc tout ensemble le point de départ, la règle et le terme de la pensée, et le résultat de toute dialectique bien ordonnée sera la constatation de l’accord complet de la révélation et de la raison humaine.
Cette préoccupation constante et intense chez Anselme de ressaisir par la raison dialectique les vérités de la foi, l’amena à chercher un argument de l’existence de Dieu qui n’eût besoin d’aucun autre pour valoir — unum argumentum quod nullo alio ad se probandum quam se solo indigeret — et il crut l’avoir trouvé dans l’argument dit ontologique, qui devait être repris plus tard et développé par Descartes.
Le nominalisme fut représenté et défendu contre Anselme et Guillaume de Champeaux, par Roscelin en 1090. Selon lui, les universaux sont de simples vocis flatus, et la réalité n’appartient qu’aux êtres individuels. Les corollaires de ces prémisses se produisirent chez Roscelin déjà dans la doctrine du péché, dont tout élément universel et spécifique était nié, et dans celle de la Trinité qui tourna chez lui au trithéisme. L’opinion de Roscelin qui menaçait la conception même de l’Eglise comme d’une société existant au-dessus des individus dont elle se compose, devait être condamnée par elle, et le fut en effet au concile de Soissons en 1092.
Les éléments dialectiques et mystiques encore réunis chez Anselme, se dissocient chez ses successeurs en donnant naissance à des tendances particulières et rivales.
Le représentant le plus illustre de la tendance dialectique et libérale au sein de la scolastique fut Abélard († 1142). Il prétend arriver au même résultat qu’Anselme, l’accord constaté entre la vérité révélée et la vérité rationnelle, mais par la marche inverse, et en faisant procéder la foi de l’intelligence : nihil credi posse nisi prius intellectum : intelligo ut credam. Ses principaux ouvrages furent le traité De Trinitate ; Introductio ad theologiam ; la Theologia christiana ; l’Ethique ou Nosce te ipsum ; Sic et non.
Condamné deux fois comme hérétique, au concile de Soissons (1122), et plus tard, sur la dénonciation de saint Bernard de Clairvaux, en 1140, il rencontra dans ce dernier un adversaire qui savait user également bien de l’arme de la discussion et de celle de la contrainte.
Saint Bernard de Clairvaux († 1153), l’homme à la tendance mystique et ecclésiastique tout à la fois, opposa à la formule d’Abélard le principe déjà représenté par Anselme, que la connaissance vivante est le fruit de la contemplation de Dieu et de la communion vivante avec lui : « Tantum Deus cognoscitur quam diligitur ; orando facilius quam disputando et dignius Deus quæritur et invenitur ». Sa doctrine de la grâce et de la justification est évangélique. Ses principaux ouvrages sont : De consideratione ad Eugenium papam ; De conversione ; De diligendo Deo ; De gratia et libero arbitrio.
L’élément mystique de saint Bernard, élevé au-dessus de la rivalité du nominalisme et du réalisme, trouva d’illustres continuateurs dans les moines du couvent de Saint-Victor à Paris, Hugues († 1142) et Richard († 1173).
« Tantum de veritate, a écrit Hugues suivant la tradition d’Anselme et de Bernard, quisque potest videre quantum ipse estx » : vivant commentaire de la parole de Jésus-Christ, qui restera le fondement de toute apologétique, Jean 7.17.
x – « Ce qu’un homme est en lui-même se mesure par la vérité qu’il peut saisir. » (C.R.)
Gauthier de Saint-Victor († 1180), leva l’étendard contre la scolastique, dont les fâcheux effets commençaient à se produire, dans son livre dont le titre déjà est une déclaration de guerre :
« Contra quatuor labyrinthos Franciæ, seu contra manifestas hæreses quas Abælardus, Lombardus, Petrus Pictaviemis et Gilbertus Porretanus libris sententiarum suarum acuunt, lineant, roborant, lib. IV. »
Pierre Lombard († 1174), qui vient d’être nommé, fut en effet le représentant le plus fidèle de la scolastique dans ses quatre livres des Sententiæ, qui lui valurent le titre de magister sententiarum, et dans lesquels il embrasse la théologie tout entière, telle qu’elle est tirée des Pères orthodoxes et des canons des conciles. Ce travail de longue haleine dont il dit lui-même : « In labore multo ac sudore hoc volumen Deo præstante compegimus », devint le document classique de la scolastique postérieure.
« Le premier âge de la scolastique, a dit Cousin, nous montre la philosophie réduite à un certain exercice non pas même d’interprétation, mais d’exposition et de simple arrangement sur le fond sacré de la théologie chrétienne. La théologie embrassait avec les saintes Ecritures, les saints Pères, surtout les Pères latins, car les Pères grecs étaient presque ignorés hors de Constantinople. Du VIIIe au XIIe siècle, toutes les ressources de la philosophie se bornaient à l’Organon d’Aristote traduit en latin, et à quelques écrits médiocres, demi-littéraires, demi-philosophiques, qui renfermaient le peu de connaissances échappées à la barbarie. Pour bien comprendre cette première époque, il ne faut jamais perdre de vue saint Augustin et l’Organon, l’un qui nous explique la grandeur du fond, l’autre, la pauvreté de la forme… Telle est l’enfance de la scolastique. Mais insensiblement le chaos se débrouille, les écoles carlovingiennes se développent, et de siècle en siècle se fait un progrès de plus en plus marqué.
« Si les maîtres de cette première époque se ressemblent dans leur soumission sans bornes à l’Eglise, ils diffèrent comme hommes, comme penseurs, ou du moins comme appartenant à des temps divers. La philosophie n’est toujours pour eux que la forme de la théologie. Mais cette forme se perfectionne et se modifie successivement entre leurs mainsy ».
y – Histoire générale de la philosophie. Cinquième leçon.
Les ouvrages d’Aristote importés en Occident par l’intermédiaire des Arabes vers le milieu du XIIIe siècle, donnèrent une impulsion nouvelle au travail des esprits, en lui prêtant des formes et un échafaudage dialectique encore inconnus jusqu’alors.
Ce furent les franciscains et les dominicains, qui commencèrent à enseigner à Paris au XIIIe siècle, qui eurent les honneurs de cette période.
Alexandre de Hales († 1245), le premier franciscain enseignant, composa une Summa universæ theologiæ. Un autre franciscain illustre, Jean de Fidanza, plus connu sous le nom de Bonaventure, surnommé Doctor seraphicus († 1274), et auquel l’opinion de son temps rendit le témoignage d’être un « verus Israelita in quo Adam non peccasse videtur », mêla le mysticisme et la dialectique dans ses ouvrages dont les titres déjà annoncent des aspirations à l’extase : Itinerarium mentis in Deum ; De septem gradibus contemplationis, etc.
Albert-le-Grand, doctor irrefragabilis († 1280), posséda presque toutes les connaissances de son temps. Il fut entre autres l’auteur de commentaires sur les Sententiæ de Pierre Lombard et sur le De anima d’Aristote.
Mais son plus beau titre de gloire auprès de la postérité est son disciple Thomas d’Aquin, doctor angelicus († 1274), canonisé en 1322, et dont la doctrine, devenue classique pour les dominicains et l’Eglise catholique, vient d’être déclarée par Léon XIII l’enseignement officiel de l’Eglise catholique. Plus que personne, Thomas contribua à remettre en honneur Aristote, dont il traduisit les ouvrages sur l’original.
Sa Summa totius theologiæ est le produit scientifique le plus important du moyen âge ; elle contient trois parties traitant : 1o de Dieu ; 2o de l’homme ; 3o de la personne et de l’œuvre de Christ ou des sacrements, cette dernière restée inachevée.
Saint Thomas distingue la révélation de Dieu dans le monde et sa révélation dans la rédemption. La première est le domaine de la connaissance scientifique ; la seconde, celui de la foi.
Dieu, l’Etre absolu, actus purus, intelligence parfaite et complète des choses, en qui la pensée est identique à l’être (universale in re), un en soi, général, infini et n’apparaissant dans la pluralité de ses perfections que [tour le regard de l’homme, est la cause formelle, exemplaire, la raison idéale du monde. La Trinité se reflète dans l’ordre universel, où nous retrouvons les trois modes de l’être, de la forme et du rapport. Elle se reflète également en l’homme, dans la pensée, la parole et l’amour.
Le monde est l’unité harmonique des entités finies, qui, étant finies, sont par là même défectueuses, mais déterminées par Dieu dans leur diversité concrète. C’est en l’homme que le monde procédé de Dieu, mais ordonné par lui, retourne à Dieu. Ce retour est la rédemption.
Si toute connaissance cesse là où aucune détermination n’est possible, puisque connaître est aussi distinguer, on peut en inférer que Dieu, dans l’indétermination de son être, ne saurait être l’objet d’aucune connaissance. Ce qui dépasse tout être déterminé est aussi bien ce qui n’est pas que ce qui est. C’est le néoplatonisme de l’Aréopagite qui fait le fonds de la théologie de saint Thomas, et comme partout où la pensée absolue est mise à la place de la volonté, c’est en même temps l’émanatisme et le déterminisme qui dominent sa cosmologie. Dès lors le mal identifié avec la limitation de l’être infini, est conçu comme inhérent à l’existence même du monde. Le monde réel est le meilleur possible et le seul possible.
D’un autre côté, cette incognoscibilité absolue de Dieu devait être par trop contradictoire au point de vue de la scolastique pour que le « doctor angelicus » put s’y tenir. La scolastique prétendait comprendre, et au moyen de ses catégories, déterminer la matière du dogme. Sa méthode entière reposait sur la supposition que ce qui est inconcevable à l’intelligence réflexive, ne saurait exister en soi. Thomas d’Aquin ne pouvait donc se dispenser de formuler des déterminations positives sur l’Être divin, et de lui attribuer les qualités hors desquelles aucun être spirituel n’est concevable. Mais alors surgissait le conflit de tendances qui traverse tout le système, en ce que toutes les déterminations positives sur l’essence de Dieu se dissolvent toujours de nouveau dans l’indétermination, c’est-à-dire la négation de l’être ; et c’est ainsi que la théologie de saint Thomas marque à la fois l’apogée et le commencement de la décadence de la scolastique.
« Dès avant Thomas, écrit Weber, la philosophie scolastique offrait des symptômes d’épuisement ; en lui, elle se relève et brille d’un éclat qui fait pâlir les noms les plus illustres. Par son dévouement à l’Eglise et à ses intérêts, par le talent philosophique qu’il met au service du catholicisme, par sa foi en la conformité parfaite du dogme et de la vérité philosophique personnifiée dans Aristote, il est, après saint Augustin et saint Anselme, le type le plus accompli du docteur de l’Eglise. Mais sa foi, tout ardente qu’elle soit, n’a plus la fraîcheur des convictions intactes ; c’est plutôt une foi voulue ; c’est l’effort constant d’une volonté énergique, en lutte avec les mille difficultés que lui suscite la réflexion. Dès l’époque de saint Thomas, la raison et la foi catholiques, la théologie officielle et la philosophie se distinguent l’une de l’autre, et arrivent à la conscience plus ou moins claire de leurs principes et de leurs intérêts respectifs. La métaphysique sera longtemps encore subordonnée à la théologie ; mais quoique vassale, elle a désormais une existence à part, une sphère d’activité proprea. »
a – Histoire de la philosophie européenne, p. 221 et 222.
La décadence de la scolastique aristotélicienne, et les conséquences de l’alliance hybride de la foi d’autorité et de la raison naturelle n’échappèrent pas aux bons esprits du temps, comme nous en avons déjà vu un exemple chez Gauthier de Saint-Victor. Dès la fin du XIIIe siècle, le franciscain Roger Bacon d’Oxford, doctor mirabilis († 1294), avait fait entendre à son tour un passionné, solennel et inutile avertissement :
« Si haberem potestatem super libros Aristotelis, ego facerem omnes cremari, quia non est nisi temporis amissio studere in illis, et causa erroris et multiplicatio ignorantiæ ultra id quod valeat explicari. Apparentia sola tenet eos, et non curant quid sciant, sed quid videantur scire coram multitudine insensata. »
La décadence de la scolastique s’accentue chez Duns Scot, l’orgueil des franciscains, doctor subtilis († 1308). Tandis que saint Thomas conçoit l’Être divin sous la catégorie de la pensée pure, se condamnant par là au déterminisme, Duns Scot identifie l’Absolu avec la Volonté indifférente, confondue avec le suprême caprice. La conséquence de ce nouveau point de vue extrême devait être l’atomisme, dont le corollaire subjectif est le scepticisme. La certitude rationnelle va donc céder le pas à la simple vraisemblance, car il n’y a plus de vrai et de bon en soi ; il n’y a plus que ce que le caprice divin fait être vrai et bon de fait. Toutefois l’interprète permanent et actuel de cette volonté divine est l’Eglise, et c’est parce qu’il n’y a nulle part de certitude propre qu’il faut soumettre sa raison à l’institution hiérarchique. La nécessité de l’autorité extérieure et coercitive est basée cette fois-ci sur le caprice divin ; et la foi dont l’alliance avec la science avait été si ardemment recherchée et poursuivie dans les âges précédents, ne figure plus ici que comme un expédient empirique bon à masquer les dernières défaites de la vérité.
Alliance bien surprenante au premier coup d’œil que celle du scepticisme et de la foi d’autorité, mais qui n’en apparaît pas moins logique à la réflexion et s’est reproduite d’ailleurs à toutes les époques. Qu’est-ce que le scepticisme ? C’est la négation de toute autorité pour la conscience religieuse et morale de l’individu ; mais cet état de doute n’exclut point, il appelle au contraire la contrainte comme condition d’ordre extérieur, seule et dernière sauvegarde des intérêts. Si le scepticisme appelle la foi à la seule force matérielle, la foi d’autorité suppose en revanche chez l’individu qui s’y réfugie, le doute touchant l’existence de la vérité et la possibilité pour le sujet d’en faire l’acquisition personnelle.
La décadence de la scolastique se continue après Duns Scot chez Durandus, doctor resolutissimus († 1332), et chez Occam, doctor invincibilis, venerabilis inceptor († 1347). Le formalisme, la subtilité dialectique et la scission entre la philosophie et la théologie, telle que le nominalisme la favorisait, caractérisent toujours davantage cette période. On alla jusqu’à enseigner, comme tel théologien d’aujourd’hui, qu’une proposition peut être vraie en théologie et fausse en philosophie. Chez Occam, en particulier, le nominalisme déploie toutes ses conséquences. Nos notions de Dieu sont selon lui pures fictions, imaginations propres, ne fournissant par conséquent pas de savoir réel et sûr, ni un appui pour la foi, qui repose uniquement sur l’autorité de l’Eglise.
Le nominalisme finit par l’emporter à l’Université de Paris, où il fut représenté par D’Ailly et par Gerson, doctor christianissimus († 1429), qui tenta en même temps une réconciliation de la scolastique et de la mystique, tandis que le réalisme se maintenait à Oxford, où il était défendu par Wiclef.
Gabriel Biel de Tubingue († 1495), qui défendit les maximes d’Occam et le nominalisme, passe pour le dernier des scolastiques.
Cependant ce mouvement de dissolution de la scolastique fut accompagné, comme son efflorescence elle-même, d’un développement toujours plus prononcé, plus spontané et plus indépendant de la mystique, qui fleurit surtout dans l’ordre des dominicains et sur les bords du Rhin. Dans tous les temps, la mystique a été le refuge des âmes repoussées par la sécheresse de la dialectique du temps, la protestation, d’ailleurs souvent excessive, de la vie, du sentiment et du cœur contre la formule.
Le père de la mystique allemande fut le dominicain Eckart († 1329), chez qui cependant la profondeur du sentiment religieux confina à une tendance panthéiste, où s’évanouissaient les limites entre Dieu et l’homme.
Le célèbre prédicateur Tauler, doctor sublimis et illuminatus († 1329), manifesta une tendance plus biblique et plus vraie, dont le thème principal était le détachement moral de l’âme de tout élément créatural.
On cite également comme se rattachant à cette tendance Henri Suso († 1365) et Jean Ruysbrœck, doctor exstaticus († 1381), auteur d’ouvrages dont les titres révèlent le caractère : De ornatu spiritualium nuptiarum ; De quatuor subtilibus tentationibus ; Apologia de unione dilecti cum dilecto. Il préconisa l’extase comme l’état supérieur où, dans le détachement de tous les biens terrestres et des images sensibles, l’homme s’ouvre aux communications divines et s’abîme dans le mystère de l’amour divin.
Le joyau de cette mystique est le petit livre intitulé : Deutsche Theologie, d’un auteur inconnu du XIVe siècle, et que Luther recommanda en le publiant comme « un noble petit livre, faisant correctement entendre ce qu’est Adam et Christ, et comment Adam doit mourir en nous et Christ y ressusciter. »
L’Imitation de Jésus-Christ, qui est le plus fréquemment attribuée à Thomas a Kempis, membre de la Société des frères de la vie commune, fratres de communi vita, est le livre qui a eu l’honneur d’être le plus répandu après la Bible ; il relève également de la tendance mystique du moyen âge, en exaltant le Christ en nous aux dépens du Christ pour nous.
Les deux principaux réformateurs avant la Réforme, Wiclef en Angleterre († 1384) et Jean Huss en Bohème († 1415), professent déjà deux des grands principes de la réformation, l’autorité normative des Saintes-Ecritures, opposée à toutes les autorités humaines, et la souveraineté de Dieu opposée à toutes les idolâtries. Pour l’un comme pour l’autre, l’Eglise est la société des prédestinés.
D’autres représentants de l’esprit évangélique qui se réveillait dans l’Eglise apparurent à cette époque d’attente, surtout dans les Pays-Bas. Sont à citer entre autres : Jean de Goch († 1475), Jean Vessel († 1489), lux mundi, magister contradictionum ; Jean de Vesel († 1481), qui défendirent comme Wiclef la doctrine augustinienne de la grâce.