Les deux phases contraires de la conscience israélite, dans lesquelles nous la considérerons successivement en harmonie ou en conflit avec l’ordre théocratique, ne se succèdent pas avec une exactitude chronologique, et nous rencontrons, par exemple, jusqu’au terme de la période mosaïco-prophétique, des documents de la partie dite réflexive de l’A.T., qui représentent l’accord de la conscience israélite avec la loi ou l’ordre théocratique, tandis que dès le début certaines consciences précoces ont pu anticiper les états et les expériences naturellement réservées à une date postérieure. Que dis-je ? ces deux phases que nous venons de désigner ont pu se succéder ou alterner l’une avec l’autre chez une seule et même individualité, plus féconde ou plus mélangée, dans l’âme d’un David, par exemple. C’est donc essentiellement d’une succession morale que nous entendons parler ici.
« Ce ne sont pas, dit Auberlen, tels ou tels détails de l’histoire antérieure qui sont cités accidentellement dans les psaumes et dans les prophètes ; mais nous y trouvons une conviction de l’ensemble de cette histoire… A ces principes, aux causes premières de la nationalité Israélite, se rattachent, après la vocation et la direction des patriarches, les grands miracles de la délivrance de l’Egypte, la législation, le séjour dans le désert, la conquête de Canaan. Ce n’est pas une fois, mais cent fois, que les souvenirs de ces miracles se répercutent dans les psaumes et les prophètes…
Or, cet emploi constant de l’histoire primitive d’Israël dans la poésie et la prophétie depuis David suppose deux choses : d’abord, que la tradition contenue dans le Pentateuque et dans le livre de Josué était connue et devenue courante en Israël. Israël vivait dans son histoire qui lui était sans cesse remémorée par ses fêtes annuelles, par la circoncision et par le sabbat, exactement comme nous chrétiens, nous vivons dans les faits de la vie de Jésus-Christ.
Mais cet emploi constant de l’histoire primitive suppose plus encore que la connaissance historique des faits ; il suppose ce que David exprime dans le Psaume 19, que l’on s’en était senti instruit, restauré, réjoui, illuminé, et la révélation de la loi associée à la révélation de la nature apparaît ici, ainsi que dans le Psaume 40, comme une institution divine existant déjà d’ancienne dateh. »
h – Göttliche Offenbarung, p. 82 et sq.
En rapprochant les textes du N. T., et en particulier les expressions de saint Paul qui nous représentent le rôle comminatoire et purement disciplinaire et pénal de l’ancienne loi d’Israël, des parties du livre des Psaumes où cette même loi est louée parfois dans les termes les plus exaltés, on aperçoit entre eux un hiatus que la science biblique doit s’efforcer de combler.
L’ancienne dogmatique protestante supprimait un des termes du problème, et s’attachant exclusivement à l’interprétation que nous pourrions appeler ultra-paulinienne du commandement mosaïque, ne voulut y reconnaître qu’un code comminatoire dont la seule fin aurait été de démontrer pour tous les temps et pour tous les lieux son impraticabilité chez le peuple même auquel il avait été destiné. Bien loin d’être la race privilégiée, Israël aurait été traité, dès le début de son histoire, comme anima vilis, comme la victime immolée au profit et aux convenances du reste de l’humanité.
C’est l’avis de Pascal : l’endurcissement persistant des Juifs passe auprès de lui pour une des plus admirables dispensations de la Providence.
« Ils portent avec amour et fidélité le Livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort, mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux et qu’il leur a enseigné assez. Il déclare enfin que Dieu s’irritant contre eux, les dispersera parmi tous les peuples de la terre, que comme ils l’ont irrité en adorant des dieux qui n’étaient pas leur Dieu, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n’est point son peuple, et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement, et que son Livre soit mis dans l’arche de l’alliance pour servir à jamais de témoin contre euxi. »
i – Pensées. Du peuple juif.
Cette conception idéaliste de la loi mosaïque représente le terme opposé à la conception positiviste et utilitaire, en faveur dans les cercles rationalistes, et selon laquelle les prescriptions mosaïques n’auraient été dictées que par des raisons d’ordre terrestre, hygiéniques ou sociales, et sans aucune considération des intérêts religieux et moraux de la nation et des individus. Nous nous contentons de mentionner cette dernière interprétation qui implique la négation de l’origine divine de l’institution théocratique.
Comment accorder en revanche les appréciations suivantes de saint Paul concernant le rôle et l’effet de la loi dans l’économie du salut : « Nul ne sera justifié devant Dieu par les œuvres de la loi, car c’est la loi qui donne la connaissance du péché », Romains 3.20 ; et encore : « Tous ceux qui s’attachent aux œuvres de la loi sont sous la malédiction, selon qu’il est écrit : Maudit est quiconque ne persévère pas dans toutes les choses qui sont écrites au livre de la loi pour les faire », Galates 3.10 ; 4.9 : τὰ ἀσθενῆ καὶ πτωχὰ στοιχεῖα — (cf. Jean 1.17), avec les expériences réitérées des psalmistes et des prophètes qui ont célébré avec adoration, reconnaissance et amour la douceur et l’excellence de la loi de Dieu (Psaumes 19.8 ; 37.31 ; 40.8) ? Le psaume 119 tout entier, dont la date est sans doute postérieure au retour de l’exil, n’est à son tour qu’une série de variations en 176 versets sur ce thème unique : O combien j’aime ta loi ! (comp. Jérémie 15.16).
Mais l’interprétation idéaliste de la législation mosaïque, si offensante d’ailleurs de prime abord pour la sagesse et la bonté divines, est contredite par l’apôtre des gentils lui-même, qui ne laisse pas de célébrer lui aussi les prérogatives du Juif, possesseur des oracles de Dieu et du rite de la circoncision (Romains 3.1-2), et qui, au moment même où il va proclamer l’insuffisance de la loi pour sanctifier l’homme intérieur, déclare ce même commandement qui fait abonder le péché :« saint, juste et bon » (Romains 7.12).
Séparé de l’ensemble d’institutions, de grâces et de promesses qui l’environnaient et le portaient, isolé du principe vivifiant qui l’animait et le pénétrait sous sa forme originale, le commandement mosaïque, ἡ ἐντολὴ (Romains 7.10) devait dégénérer en effet en γράμμα stérile et sénile (Romains 7.6 ; cf. 2 Corinthiens 3.6), tel qu’il l’est devenu dans les mains du judaïsme postérieur. Le mosaïsme, et à plus forte raison le judaïsme, n’avait plus de raison d’être en face du christianisme apparu. La loi théocratique, détachée du principe de la grâce qui s’affirmait déjà dans la préface même du décalogue (Exode 20.2), opposée à la nouvelle et suprême manifestation de la grâce divine dans l’Evangile, ne ressemblait plus qu’à un tronc desséché dont toute la sève avait passé dans le rejeton jeune et vigoureux, héritier prévu et prédestiné des gloires et des bénédictions abrahamitiques. Ainsi s’accordent les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament qui reconnaissent à l’ancienne loi une autorité divine et un rôle bienfaisant et nécessaire et ceux qui semblent n’y rattacher que des effets de condamnation et de mort.
C’est que nous sommes ici en présence d’un drame historique et vivant, traversant des phases vécues, où chaque facteur intervient et agit à son heure dans le développement pour céder à son heure aussi sa place à d’autres au fur et à mesure des besoins éveillés et des progrès accomplis. Les conservateurs de tous les temps, soit dans l’ordre religieux, soit dans l’ordre politique, oublient que quand une institution a fait son temps, elle se démontre non seulement inutile, occupant en vain la terre, mais funeste, et leur obstination les condamne à perdre tout à la fois ce qu’ils veulent conserver et ce qu’ils n’ont pas voulu acquérir. Prétendre retenir Moïse, une fois la loi et les prophètes accomplis, opposer à la grâce et à la vérité une fois incarnées en Jésus-Christ la vérité imparfaite et figurative, c’était renoncer Moïse lui-même qui n’avait voulu être qu’un précurseur (Jean 5.40, 47) ; c’était renier l’Ancienne alliance comme la Nouvelle.
Les expériences rapportées plus haut de l’élite d’Israël attestent cependant que les intentions du législateur avaient été un moment réalisées ; que ces anciennes figures avaient eu leur rôle bienfaisant. Le commandement : Fais ces choses, tel que nous le trouvons interprété à la fois par l’auteur du deutéronome et par saint Paul, avait pris possession des cœurs fidèles, accompagné de force et de joie. La loi de l’Eternel, que les psalmistes aimaient et qu’ils ont célébrée, comprenait le système entier de l’alliance de Jéhovah, actes et paroles, grâces et préceptes, sentences et promesses, ombres et lumières, figures et essences, rites et réalités, condamnations et propitiations, punitions, purifications et réparations, toutes choses valables jusqu’au jour où elles seraient vieillies et prêtes à disparaître (Hébreux 8.13).
Mais déjà dans les psaumes davidiques, nous percevons d’autres accents, un autre langage ; déjà alors et par instants s’échappe de la conscience fidèle l’aveu précoce de l’insuffisance du sacrifice rituel, s’exprime l’aspiration vers un ordre de choses nouveau et une purification morale inconnue jusqu’alors : « Tu ne prends point plaisir aux sacrifices » (Psaumes 51.18) — « O Dieu, crée en moi un cœur pur ! » (v. 12), et ce courant d’intuitions ne fera que se fortifier d’expériences toujours plus convaincantes à travers les derniers siècles de la préparation et jusque sur le seuil de la Nouvelle alliance.
Ceci nous amène au sujet suivant :
L’occasion probable et même inévitable du conflit entre la conscience israélite fidèle et l’ordre théocratique, sera le cas où la conscience perfectionnée du péché se reconnaîtra réduite aux moyens de propitiation et de purification offerts par la loi. Tant que le péché apparut moins comme une nature que comme un fait, un accident, et fut considéré dans ses manifestations isolées et dans ses relations purement théocratiques, comme une infraction au rituel prescrit, la conscience israélite put puiser un apaisement et une satisfaction momentanés dans des rites institués par Jéhovah, et dont la répétition incessante pouvait compter comme un supplément de leur insuffisance intrinsèque.
La propitiation rituelle qui couvrait les actes et les paroles, les parties externes de la vie morale et religieuse, n’est nulle part mentionnée à propos des fautes cachées dans le secret du cœur. La convoitise interdite dans le dixième commandement échappait aux moyens de propitiation théocratique. Ces moyens devaient donc se révéler insuffisants, lorsqu’au fond de ces infractions extérieures et successives, et par l’effet de la discipline légale elle-même qui aiguisait de plus en plus le sens moral chez les fidèles, apparut à la conscience israélite la figure et l’essence du péché comme vice, comme état, et comme état de nature (Psaumes 51.7). Alors aussi l’Israélite commença à reconnaître que le péché ne réside pas seulement dans des transgressions positives, mais dans l’omission du bien, la négligence du commandement et du commandement de l’amour absolu révélé déjà dans la loi et approuvé par la conscience (Deutéronome 6.5).
Dès ce moment il était devenu évident que des actes sacrificatoires, si fréquents qu’ils fussent, demeurant à la fois extérieurs et intermittents, étaient inaptes à couvrir efficacement un vice à la fois intérieur et habituel, et qu’il se produisait un écart grandissant entre le but et le moyen ; entre l’idée et le fait ; entre la loi toujours mieux perçue dans sa spiritualité et le prix désigné pour compenser un pareil préjudice (comp. Hébreux 10.4).
En même temps le péché se révélait de plus en plus à la conscience, au lieu de simple infraction à l’ordre théocratique pour laquelle il était tenu jusqu’alors, comme une offense portée à la personne divine elle-même et au droit moral universel, dont les conséquences, dépassant évidemment les limites prévues et établies par l’ordre théocratique, devaient se révéler infinies en intensité et en durée ; et désormais la condamnation engendrée par la loi excédait la mesure des propitiations instituées par elle.
Dans le Psaume 19 déjà, que nous avons cité comme un monument de l’harmonie de la conscience israélite avec la loi, le fidèle ne laisse pas de se mettre en règle à l’égard des fautes qu’il aurait pu commettre à son insu, et dont il demande d’être purifié (v. 13) ; il se met en garde aussi contre les crimes commis par fierté, ceux qui étaient réputés irrémissibles au point de vue théocratique et dont il demande d’être préservé (v. 14). Il suppose et pressent déjà en lui-même l’existence de ce principe contraire qui se révélera plus tard à sa conscience dans la plus douloureuse et la plus humiliante des expériences. Dans le psaume 51 même, inspiré par le souvenir poignant de deux crimes exclus par le droit théocratique de tout droit à la propitiation, et tout en en appelant à une justice supérieure et encore inconnue à la terre (v. 18 et 19), David confesse, non pas à titre de circonstance atténuante, mais comme un sujet d’humiliation de plus, que l’acte qu’il vient de commettre est le produit d’une nature radicalement et héréditairement viciée (v. 7), et il implore de la même grâce dont il attend le pardon, un renouvellement radical aussi, une régénération morale, la création d’un cœur nouveau (v. 12), un miracle, par conséquent, que le régime théocratique ne saurait produire, mais qui y apparaît nécessaire pour assurer son avenir. Ainsi, par l’organe du serviteur de l’Éternel devenu adultère et meurtrier, l’Ancienne alliance se dénonce également impuissante à procurer une satisfaction juridique et une réparation morale égales à l’offense.
Aussi le sentiment de la culpabilité universelle est-il allé croissant chez l’élite d’Israël (Psaumes 14.1-3 ; 51.6-7 ; 53.2-4 ; Psaumes 130.3 ; 143.2 ; Ésaïe 64.6). En même temps et comme courant sur une ligne parallèle, progresse et se fortifie la conviction de l’insuffisance et de l’inefficacité du rite pour rétablir et entretenir la relation normale entre l’homme et Dieu. La circoncision du cœur reconnue dès le deutéronome (Deutéronome 10.16) obligatoire en même temps qu’elle est annoncée comme une grâce de l’avenir (Deutéronome 30.6) ; la condamnation toujours plus explicite du formalisme incarné successivement dans Caïn (Genèse 4.5), dans Saül (1 Samuel 15.22), et dans Achaz (Ésaïe 7.13), tels furent les affluents de ce courant spiritualiste composé de sainte intelligence et de sainte lutte, qui devait traverser la conscience des psalmistes (Psaumes 40.7 ; 50.8-14 ; 51.18-19 ; 130.7-8), et des prophètes (Ésaïe 1.11 ; Jérémie 6.20 ; 7.21-25 ; Amos 5.22 ; Michée 6.6-7 ; Osée 6.6 ; cf. Proverbes 15.8), pour aboutir à l’âme de Saül et à l’état décrit dans le chapitre 7 de l’épître aux Romains.
Le psaume 130 marque, pour ainsi dire, le degré culminant de l’émancipation de la conscience israélite à l’égard des institutions théocratiques. A l’universalité désormais constatée de la coulpe (v. 3), à l’insuffisance de moyens de propitiation qui, couvrant le péché sans le détruire, ne font qu’entretenir la crainte (v. 4), le soupir du fidèle oppose une rédemption complète et parfaite qui abolira tout ensemble la coulpe et le péché et procurera au futur Israël la sainteté en même temps que le pardon (v. 5-8)j.
j – Le psaume 130 appartient à la série des Maaloth (120 à 134), dont la plupart ont été composés, selon toute probabilité, après le retour de l’exil, pour être chantés par les pèlerins à l’occasion des trois grandes fêtes israélites. Selon l’opinion de M. Félix Bovet, dont la vraisemblance touche à la certitude, le psaume 130 se rapporterait à la cérémonie du iom kippour, le grand jour des expiations, le point culminant ne l’année ecclésiastique en Israël. Voir Les Psaumes des Maaloth, par F. Bovet. papes 141-156.
Nos anciennes versions (assez coutumières d’ailleurs de ces petites substitutions, qui correspondent en exégèse aux petits péchés en morale), ont facilité la tâche du lecteur et celle de l’interprète en remplaçant au v. 4 le car par un mais. M. F. Bovet rend fort bien raison du car en le faisant porter sur les derniers mots du verset : afin qu’on te craigne. Je suis porté en revanche à donner raison à sa première interprétation du substantif selicha, comme signifiant prétermission (πάρεσις) plutôt que rémission (ἄφεσις) ; car, à rigueur de droit, les rémissions de péché cherchées dans l’effusion tant de fois répétée d’un sang animal, ne pouvaient passer que pour des concessions provisoires : διὰ τὴν πάρεσιν τῶν προγεγονότων ἁμαρτημάτων ἐν τῇ ἀνοχῆ τοῦ θεοῦ (Romains 3.25).
A cette phase du conflit entre la conscience israélite et l’ordre théocratique, nous croyons pouvoir rattacher le Cantique des Cantiques.
Si nous n’admettions que deux personnages dans le drame, Salomon identifié avec le berger et la Sulamith, la place de ce document serait plutôt dans le premier paragraphe. Avec M. Godetk, nous opposons l’un à l’autre Salomon et le berger, et nous reconnaissons dans la Sulamith l’élite du peuple théocratique, sollicitée par deux puissances contraires, le monde représenté par la royauté visible, qui fut depuis l’époque de Saül (1 Samuel 8) jusqu’aux derniers temps de l’existence nationale (comp. Jean 6.15) le perpétuel appât du peuple de Dieu, et le Messie invisible et spirituel, représenté par le berger qui n’apparaît que pour disparaître. Le dernier mot du livre : « Fuis, mon bien-aimé, sur les coteaux aromatiques, » en donne la note fondamentale : ce n’est plus le chant de l’amour satisfait ; c’est l’hymne de l’attente et du désir.
k – Comp. Etudes bibliques.
C’est à cette phase du développement moral de l’élite d’Israël, où se révèle toujours plus irréductible à la conscience fidèle l’écart entre les moyens de propi-tiation offerts par l’institution théocratique et la gravité de l’offense, où les premières révélations étaient épuisées et où l’heure de l’accomplissement du salut n’avait pas encore sonné, que dut se placer la promesse messianique pour remplir, dans la longue période de la préparation du salut, l’intervalle de la fondation de l’alliance et de son accomplissement, et satisfaire aux besoins des âmes qui, tout en ayant dépassé le régime de la loi, n’étaient pas prêtes encore à recevoir le Sauveur en personne.