Introduction à la dogmatique réformée

IV.
Le réalisme critique modéré

La connaissance est un rapport du sujet qui connaît à la réalité qui, en tant que connue, est objet.

Or, nous avons vu que l’innéisme aboutit à l’idéalisme. Et l’idéalisme aboutit à la négation de la possibilité de connaître l’objet, et même, dans le phénoménisme, à l’anéantissement de l’objet. Il n’y a d’autre connaissance, pour lui, que celle du moi et des états du moi. Nous avons dit que le paradoxe de cette théorie de la connaissance consiste en ceci que précisément, parce qu’il y a un rapport de connaissance entre le sujet et l’objet, l’objet est inconnaissable.

Le sujet, enfermé en lui-même, ne peut sortir de lui-même que par un salto mortale, un coup d’état de la volonté de croire. La voie du raisonnement est trop difficile.

La science n’est alors que l’organisation de représentations intérieures, introduites par l’esprit, dans ses propres états de conscience.

L’empirisme semble conserver l’objet, mais il conduit à une sorte de dissolution du sujet.

L’intelligence n’est plus que le résultat de coïncidences accidentelles, ce qui la vicie à sa source.

Elle ne se distingue du reste des choses que par une complexité plus grande de relations s’apparaissant à elle-même comme intérieure.

La connaissance n’est plus qu’une adaptation à un état de choses irrationnel.

Les relations entre les choses sont ce qu’elles sont. Rien ne peut garantir qu’elles ne seront pas autres au moment suivant. L’expérience dit ce qui est ; elle ne peut nous renseigner sur ce qui doit être.

La nécessité logique, elle-même, se réduit à l’expérience que certains phénomènes en excluent d’autres dans notre conscience. Ainsi, nous ne percevons jamais en même temps la lumière et l’obscurité, le bruit et le silence, etc. (Stuart Mill.)

Or, ni la religion, ni la théologie, science de la religion, ne peuvent se contenter de ces théories.

Cela serait possible si la religion était uniquement affaire de cœur, et si la théologie était purement et simplement la description psychologique des états et des modifications du sentiment religieux.

Nous avons dit qu’il n’en est rien.

La question religieuse est, avant tout, une alternative entre deux termes : vérité ou erreur ; vision du réel ou illusion.

Cela est vrai, même dans les doctrines où l’on doit s’attendre à ce que le sentiment joue un rôle de premier plan : celles qui sont relatives à la destinée éternelle des personnes.

Au pécheur qui vit comme si la réalité était tout entière réduite au monde matériel, on affirme qu’au delà de la tombe, ce n’est pas le néant, mais la justice qui l’attend ; à celui qui a peur de mourir, à celui qui pleure un être aimé, la religion affirme que le dernier mot n’appartient pas à la mort, mais à la vie du ciel. A ceux que le spectacle de l’injustice et du mal meurtrit dans leur cœur, la religion promet une terre nouvelle, où la justice habitera.

Toujours à propos de ces affirmations qui parlent au cœur, la question qui se pose est celle-ci : est-ce vrai ?

Si maintenant on lui répond affirmativement, mais qu’on ajoute que la vérité n’est pas autre chose que l’accord de la pensée avec elle-même, ou qu’elle se confond avec l’utile, avec ce qui nous permet d’enrichir notre personnalité ; si on vient lui dire que la vérité n’est que l’adaptation au réel actuel, le néophyte aura conscience qu’on lui répond à côté de la question.

Quand il demande si ces affirmations sont vraies, ce qu’il veut qu’on lui dise, c’est si leur contenu se manifestera à sa conscience, au temps marqué, aussi réellement que le lever et le déclin du soleil, que l’alternance du travail des jours et du repos des nuits ; que l’heure où il faudra entrer en agonie et franchir la limite qui sépare le royaume des vivants des régions mystérieuses de la mort.

Sur ces questions, on ne demande pas une démonstration spéculative ; ce qu’on désire, c’est une connaissance pratique, du genre de celle qu’on a des plus humbles événements de la vie journalière.

S’il était avéré qu’une telle connaissance fût impossible, personne ne se soucierait de ces doctrines.

Telle est la raison qui fait que l’homme religieux et le théologien ne peuvent, à la longue, se contenter des théories noétiques dont nous venons de parler. Il faut donc partir, même pour la connaissance en général, de doctrines plus respectueuses du fait de la connaissance.

La connaissance spontanée d’objets sensibles, à quelques ordres qu’ils appartiennent, est non pas une question, mais un fait.

La science n’a donc pas à en démontrer la possibilité, ni même la réalité, puisque celle-ci est donnée. Elle doit en préciser le concept, en indiquer les conditions et montrer la présupposition ontologique que ce fait implique.

Pour le croyant, la connaissance religieuse est aussi un fait. La réalité des choses divines, la norme de la connaissance de ces choses sont les mêmes pour le simple particulier et pour le théologien.

Il n’y a pas de situation privilégiée.

C’est naturellement de la théologie que relève la théorie spéciale de la connaissance religieuse. Mais, comme la connaissance religieuse est un cas particulier de la connaissance tout court, la théologie ne saurait se désintéresser des théories qui impliqueraient la négation du fait le plus certain qui soit, la négation de l’objectivité de ce que connaît le croyant. Certes, la philosophie, l’épistémologie, la physio-psychologie sont des sciences autonomes, comme la théologie est une science autonome.

Mais si toute discipline est autonome dans son domaine, aucune n’est indépendante de son propre principe.

Si la révélation de Dieu est un fait, aucun penseur conscient de ce fait n’a le droit de n’en pas tenir compte.

Inversement nul de ceux qui sont privés de cette intuition ne peut honnêtement faire comme s’il l’avait éprouvée.

Il y aura donc nécessairement deux philosophies de la croyance : celle des croyants et celle des incroyants.

L’illusion de l’école apologétique supranaturaliste consiste à croire qu’il est possible de passer légitimement, par un processus de démonstration philosophique et historique, de l’incroyance religieuse à la foi religieuse.

L’incroyance et la foi sont des états de la pensée qui révèlent des orientations radicalement opposées de ce qu’il a de plus profond dans la personnalité.

Ce sont des principes, puisés dans les expériences personnelles, qui dominent tout raisonnement.

Elles ne peuvent donc pas découler de celui-ci. Une foi créée par démonstration scientifique ne serait pas la foi, mais une science, probablement une pseudoscience. La foi est un don de Dieu. D’autre part, une foi que le raisonnement a dissoute n’était pas la foi, elle en était une contrefaçon rationnelle : la foi est inamissible.

La philosophie de la croyance qui, parmi les philo-sophies de croyants, nous paraît le mieux rendre compte des faits est le réalisme modéré et transcendantal.

D’après ce réalisme, l’objet existe hors du sujet, indépendamment de lui, à moins que le sujet lui-même ne se constitue en objet. C’est donc bien un réalisme.

D’autre part, la certitude de l’existence et de l’extériorité de l’objet est donnée par un facteur qui dépasse la sensation : ce réalisme est donc transcendantal.

La théologie est particulièrement favorisée, pour la reconstruction d’une théorie réaliste de la connaissance, par la réaction philosophique qui se produit sous nos yeux. La renaissance de la scolastique thomiste en France, en Italie, en Allemagne, d’une part ; d’autre part, la réaction des néo-réalistes américains et anglais sont des faitsa qui travaillent pour nous.

a – Sur cette réaction, consulter Le néo-réalisme américain, Louvain, 1920 ; et La théorie de la connaissance chez les néo-réalistes anglais, par René Krémer, C. SS. R., Louvain, 1928. Nous ferons remarquer que le néo-réalisme américain actuel a eu pour ancêtre le théologien calviniste et philosophe Mac Cosh (James), Realistic philosophy defended in a philosophic series, 2 vol., Londres, 1887.

Ce n’est plus une singularité, aujourd’hui, que de réaffirmer que les qualités secondaires sont aussi réelles et nous donnent une image aussi fidèle de l’objet que les qualités primaires.

C’est à peine si, sous ce rapport, on maintient la distinction entre ces deux ordres de qualités.

Quoi qu’il en soit, du point de vue réaliste, nous dirons que la connaissance par concepts est un état de conscience du sujet qui lui apparaît, à lui-même, comme déterminé par la contrainte de l’objet, et dérivé de lui.

La connaissance présuppose donc un sujet conscient, c’est-à-dire qui s’apparaisse à lui-même comme opposé à un ou plusieurs objets, comme un moi opposé à un ou plusieurs non-moi, distincts de lui, et, pourtant, unis à lui. L’objet, par cela seul qu’il est objet, un réel connu, est un avec le sujet, d’une certaine manière. Car si la séparation était totale, l’objet serait, pour le sujet, comme n’étant pas. Bien pis : on pourrait se demander si le sujet lui-même serait susceptible d’avoir une sui-conscience distincte, puisque alors il ne se distinguerait de rien.

Dans l’acte de connaître déterminé par l’objet, le sujet ne peut s’apparaître comme accomplissant cet acte, qu’à condition d’avoir conscience d’être modifié par l’objet, à la fois extérieur à lui, distinct de lui, et sous un certain rapport immanent à lui. Ainsi, dans la connaissance, la conscience que le sujet prend de lui-même est solidaire de la conscience qu’il a de l’extériorité objective de l’objet. Nous sommes là en présence d’une donnée immédiate. De là vient la certitude indestructible que nous avons de l’existence d’une réalité objective, disons d’un monde extérieur.

On voit tout de suite ce qu’il y a de fallacieux dans le postulat de l’idéalisme, d’après lequel nous ne connaîtrions que le moi et les états du moi.

Nous ne pourrions rien connaître du tout, pas même les états du moi, pas même le moi, si nous ne le connaissions comme modifié et parce que modifié par l’objet en tant que réalité opposée au moi, distincte de lui et pourtant en communion avec lui et unie à lui.

C’est cette communion, cette union intime qui constitue l’acte même de la connaissance.

Il appert également — ceci contre l’empirisme — qu’il y a un mode de connaissances certaines, mode qui se révèle à l’inspection de l’intelligence comme légitime, mais qui est extra-rationnel et même transcendant et antérieur à tous raisonnements. Ce mode est la connaissance qui est telle que, si elle était niée, le sujet devrait se nier lui-même comme apte à connaître, pour la raison que le contenu de cette connaissance est la condition de la pensée consciente. De là vient que, même quand il est incapable de réfuter les arguments de l’idéalisme, le sens commun garde une foi inébranlable en l’existence et en la persistance indépendante de son acte de connaître, des choses, des hommes et de Dieu, comme ils lui apparaissent. Nous savons très certainement que la chambre où nous sommes ne rentre pas dans le néant, ni dans le sein de Dieu, quand nous l’avons quittée.

La connaissance est, avons-nous dit, un état de conscience. Cet état de conscience se spécifie par une certaine immanence de l’objet au sujet.

Il y a bien immanence, puisque c’est dans la conscience que l’objet apparaît au sujet. C’est la nature de cette immanence qui reste à déterminer.

Elle ne peut consister, pour ce qui concerne les objets matériels, en l’invasion de ces objets, matière et forme, dans le moi sujet. Celui-ci n’est pas un sac qu’on puisse remplir au sens matériel du terme. D’ailleurs, la représentation nous révèle ces objets comme extérieurs à nous. Il ne suffirait pas non plus que la forme de l’objet, par opposition à sa matière, nous devînt intérieure. Cela ne suffirait pas, car la forme, devenant celle du moi conscient, ne pourrait réaliser le degré d’union d’identité entre le sujet et l’objet, que suppose la connaissanceb.

b – Voir G. Maréchal, Le point de départ de la métaphysique, cahier V, p. 68.

Matière et forme, en effet, s’opposent toujours pour la pensée, et restent dans cette opposition, même quand leur unité synthétique est réalisée par un être concret.

Or, dans l’acte de connaître, le sujet et l’objet gardent bien la distinction qui les opposent ; mais pourtant est réalisée, dans cet acte, non simplement une synthèse, comparable à celle de la forme et de la matière dans l’être, mais une compénétration d’immanence qu’on ne peut exprimer que par le terme d’identité.

Cette identité n’est pas sans doute une identité totale, résultant d’une confusion du sujet et de l’objet. C’est, au contraire, une identité résultant d’une immanence idéale de l’objet au sujet, c’est-à-dire que par l’action spécifiante de l’objet, le sujet est déterminé à transfigurer sa manière d’être en image sensible ou intelligible de l’objet. Cette image, étant une modification du moi conscient, est consciente elle-même. Nous avons conscience de n’agir qu’en tant que nous sommes agis par l’objet ; acti agimus, dit Zanchi.

L’objet, présent au sujet puisqu’il agit sur lui, — la présence n’a pas d’autre sens, — est donc représenté, ou mieux, présenté dans le sujet, par un mode de ce sujet qui, ne l’oublions pas, est au fond de même nature que l’objet. Seul le semblable peut connaître quelque peu adéquatement le semblablec.

c – H. Zanchi, De op. Dei, lib. II, c. m, F. 750 ; Thomas D’Aquin, S. Th., I, 124 c. : Cognitum est in cognoscente secundum modum cognoscentis.

Nous avons conscience de ne connaître objectivement que dans la mesure où, par cette action ’ de l’objet sur nous, nous nous déterminons à distinguer l’objet et à le spécifier, grâce à l’effort de l’attention et de l’observation. Si, au lieu de cela, nous imprimions à l’objet des formes de notre sensibilité et de notre entendement comme le veut le kantisme, le système de représentation serait non une connaissance, mais une méconnaissance, et ce qui est pire, une méconnaissance systématique de l’objet.

Mais les choses se passent tout autrement. C’est dans la pleine lumière de la conscience, milieu transparent, que se révèle l’action contraignante et souveraine de l’objet qui nous modifie et fait jaillir en nous cet état lumineux d’union avec lui que nous nommons connaissance.

L’observation ne révèle en nous aucune forme a priori ni de la sensibilité, ni de l’entendement. L’empirisme a raison, quand il nie que l’admission de telles formes soit une condition de la connaissance nécessaire.

Ce que l’expérience révèle, avec évidence, ce que la réflexion confirme par contre, malgré les dénégations de l’empirisme, ce dont nous avons une conscience immédiate, c’est que nous possédons une faculté, une aptitude, une spontanéité virtuelle dans l’enfant et qui se développe solidairement avec l’organisme, tendant à réaliser l’immanence de l’objet au sujet ; le sensible spacial et temporel, en images sensibles ; l’intelligible, en concepts ; le supra-rationnel, en analogies ectypiques.

Mais, partout et toujours, c’est le moi conscient et doué d’intelligence qui perçoit, plus ou moins complètement, plus ou moins exactement, mais toujours immédiatement l’objet.

Ce fait peut seul expliquer la certitude invincible qui s’impose à nous de la réalité d’un monde extérieur sensible et spatial, malgré les erreurs de détail où nous tombons parfois et que nous avons à rectifier.

On reconnaît assez volontiers dans le camp opposé, en ce qui concerne la connaissance des objets sensibles, qu’il paraît bien en être ainsi, pourvu qu’on se place au point de vue du sujet à l’objet ; « mais si maintenant nous changeons de place en quelque sorte et, renouvelant notre observation, nous considérons le rapport de l’objet perçu au sujet percevant, il sera impossible de tenir le même langage »d. Et voici pourquoi : « La science nous demande d’admettre que, de ce point de vue, l’expérience est équivalente à la perception ; et que la perception est l’effet psychologique lointain d’une longue suite de causes physiques et physiologiques, originellement mises en mouvement par l’objet extérieur, mais qui ne lui ressemble aucunement » (modifications nerveuses, vibrations de l’éther, électrons accélérés qui constituent tel objet matériel). « Pourquoi faire à la longue série des intermédiaires non perceptibles, qui relient l’objet perçu au sujet qui perçoit, le crédit d’admettre leur exactitude ? »e. La cause de cette suspicion, à notre sens illégitime, nous paraît résider dans le fait suivant.

d – Arthur J. Balfour, L’idée, de Dieu et l’esprit humain, p. 186 s.

eIbid., p. 200 ss. L’auteur résume, dans ce livre, les arguments qu’il a développés dans Les bases de la croyance.

L’organisme et le milieu physique — conditions de la perception — sont considérés comme des causes secondes intermédiaires, qui s’interposent entre le moi percevant et l’objet. L’entendement, le sujet connaissant est, de son côté, un peu considéré comme dans une situation pareille à celle d’un oiseau aveugle et sourd, perché en un point déterminé d’une cage, qui correspondrait à l’organisme.

Dans cet état, il ne percevrait que les vibrations de son perchoir, produites par le contact d’objets extérieurs, et les interpréterait comme il pourrait.

Les excitations nerveuses, les vibrations, etc., seraient, de ce point de vue, les causes de la sensation. Cette sensation n’aurait aucune ressemblance avec l’objet. Elle serait, tout au plus, comme une sorte de signal, capté par le sujet.

Nous considérons que cette manière de se représenter les rapports de l’âme et du corps, de la perception des images sensibles et des excitations nerveuses est dominée par une métaphysique contradictoire.

On suppose, dans le sujet, une juxtaposition, une coexistence de deux réalités, tellement extérieures l’une à l’autre qu’elles peuvent être comparées à la coexistence d’un prisonnier et de sa prison, d’un pilote et de son navire.

D’autre part, ces réalités sont à tel point homogènes l’une à l’autre, que des mouvements mécaniques, dans le corps, peuvent causer des faits purement psychiques, tels que seraient les images sensibles, dans l’autre.

Or, l’union entre l’âme et le corps, quelles que soient les réalités ontologiques qu’on suppose derrière ces mots, est bien plus étroite que celle qui unit le pilote à son navire.

S’il en était autrement, « lorsque le corps serait blessé, l’esprit ne sentirait pas pour cela de la douleur, mais il apercevrait cette blessure comme un pilote qui aperçoit s’il y a quelque chose de gâté dans le vaisseau »f.

f – Benedict Pictet, La théologie chrétienne, livre V, ch. 6, p. 377, col. 1, Genève, 1721.

Un spiritualisme vraiment respectueux des faits ne peut concevoir l’union de l’esprit et du corps que comme la plus étroite, comme une synthèse de deux substances, constituant une substance nouvelle, combinée de deux éléments, un être nouveau, ni fantôme, ni cadavre, ni un ange dans un animal, mais un animal vertébré, vertical, bimane, doué de raison et de la faculté de parler, un vivant informé par un esprit. La présence de l’esprit, dans ce qu’il y a de sensible dans l’organisme, ne peut être conçue que sous le mode d’une présence spirituelle. La présence spirituelle se distingue de la présence des corps en ce qu’elle est totale en toutes les parties de l’être en lequel elle se réalise.

D’autre part, il est impossible de considérer les modifications du système nerveux, les vibrations, etc., comme des causes de la perception : elles n’en sont que les conditionsg.

g – Cf. H. Bavinck. Gereformeerde dogmatiek, I, p. 231 s.

C’est un fait concédé, et qui ne peut pas ne pas l’être, que nous n’avons aucune représentation consciente de ces vibrations nerveuses. Le cerveau et les nerfs qui y convergent peuvent bien devenir des objets de notre représentation, mais seulement dans l’étude anatomique et physiologique du corps humain. Ce n’est donc pas en prenant connaissance des vibrations nerveuses que nous formons l’image sensible.

Ces vibrations ne peuvent agir sur notre esprit, considéré comme isolé du corps, sans que nous en ayons conscience. Entre un mouvement mécanique de corps purement matériels, si rapide et si compliqué qu’on le suppose, et un phénomène psychique, si simple soit-il, dans un pur esprit, il y a un abîme infranchissable.

Il reste cette seule alternative : la perception de l’image sensible est l’acte de l’animal vivant de la vie à la fois sensible et intelligente qu’est l’homme ; l’acte, à la fois physique et hyper-physique, et non pas seulement mental, spirituel, de cet être synthétique, ni corps ni esprit, mais âme vivante.

Cet acte est celui d’un être spirituel doué d’organes matériels, mettant cet être en communication immédiate avec les objets matériels.

Il est clair qu’un pur esprit fini ne pourrait connaître les corps qu’à l’aide de formes innées. Un simple organisme matériel ne pourrait avoir que des sensations physiques, plus ou moins associées et liées ensemble.

C’est le même esprit, forme du corps, et donc des sens, qui perçoit l’objet extérieur directement, c’est-à-dire se transfigure subjectivement à son image, s’identifie à lui. Et il perçoit les objets sensibles parce que et autant que les sens lui ouvrent des fenêtres sur l’extériorité spatiale. C’est l’esprit qui perçoit par les sens. Il perçoit l’objet matériel dans le milieu vibratoire de l’éther et la sensation n’est pas un pur phénomène mental, psychique. Elle est l’état complexe de cet être synthétique qu’est l’hommeh.

h – Sentire non est proprium animæ ; neque corporis, sed conjuncti : potentia ergo sensitiva est in conjuncto sicut in subjecto. (Th. Aquin, S. théol., I, a, q. 77. a 5.)

Il ressort de là, que nous n’avons pas de raison a priori de douter du témoignage de notre conscience s’affirmant en pleine lumière comme étant en communion intime avec l’objet.

Il y a, sans doute, un milieu physique qui conditionne la sensation. Pour que la perception soit fidèle, il faut que la sensation se produise dans le milieu normal, c’est-à-dire dans le milieu où le sujet est appelé normalement à dérouler son existence. Il faut encore que le sujet soit organiquement sain, en état normal de veille. Mais tout cela n’est pas une raison suffisante pour évoquer une suspicion systématiquei.

i – Cf. Zanchi, De operibus Dei, lb. II, C. VIII. F. 104 sq.

Encore moins la différence très réelle qui existe entre l’image sensible et le milieu vibratoire conditionnant la perception est-elle une raison de ce genre, nous permettant de douter a priori de la ressemblance entre l’image et l’objet.

Il n’y a aucune ressemblance entre le chant qui s’élève sous les voûtes de l’abbaye de Westminster et les ondes, longues ou courtes, qui mettent ce chant à la portée de mon oreille, dans mon cabinet, à Paris.

Pourtant, même du point de vue idéaliste ou phénoméniste, qui est celui de Arthur J. Balfour, l’identité du son émis à Westminster et du son perçu à Paris est certaine. Le milieu, malgré les nombreux intermédiaires, n’est donc pas nécessairement déformant. Quelle raison avons-nous de supposer qu’il en soit autrement pour la perception sensible de ce que l’objet est dans la réalité ?

Une supposition pareille est entièrement gratuite, en contradiction avec notre intuition.

Que l’altération des organes ou un changement imprévu de milieu puisse apporter un trouble dans la perception, il n’y a là rien d’étonnant.

Tout ce qui est humain est faillible ; même une intuition peut être faussée, puisque le sujet qui l’éprouve n’est pas absolument simple et peut, lui-même, être faussé dans l’un de ses éléments ou dans les rapports qui devraient exister entre eux.

Il est aussi des cas où l’intuition peut être trop faible pour être distinctement perceptible.

Qu’en conclure ? Simplement ceci, qu’il est parfois nécessaire de contrôler les données d’un sens par celles des autres ; notre système entier de sensations par celui de nos semblables ; parfois aussi de modifier les conditions physiques de nos sensations.

Mais rien ne nous autorise à nous inscrire en faux contre la fidélité du témoignage de notre conscience, servie par des sens sains, normalement disposés, exerçant leur action dans un milieu approprié à l’exercice pour lequel ils sont faits. La foi au témoignage des sens est à la base de toutes nos connaissances scientifiques. Et il est contradictoire d’invoquer l’existence du système nerveux, qu’on ne connaît que par les sens, pour ruiner leur autorité. La connaissance étant essentiellement identification de l’objet au sujet, — se révélant comme distinct de lui pourtant, — transfiguration du sujet en objet, il faut bien, avons-nous dit, qu’il y ait préalablement homogénéité de nature entre le sujet et l’objet. Aucune conscience collective ne pourrait mettre un individu quelconque en rapport avec un objet radicalement dissemblable à lui.

Or, notre connaissance n’est pas seulement particulière, contingente, sensible. Elle est susceptible de généralisation. Elle peut comporter la découverte de rapports nécessaires. Elle peut s’élever, à l’aide de l’abstraction généralisatrice, à l’intelligibilité.

Mais cette intelligibilité, ces rapports rationnels, nous avons conscience de les trouver dans les choses. Ce n’est pas nous qui les y mettons.

Nos catégories, nos universaux ne sont certes pas des entités indépendantes, antérieures aux choses. Ce serait la thèse du réalisme outré. Mais ils ne sont pas non plus réduits à n’exister que dans l’esprit humain, comme le voulait le conceptualisme d’Abélard, cette forme atténuée du nominalisme, grossière encore chez le docteur parisien, puis savamment élaborée par Kant.

Ces rapports rationnels sont des termes donnés par les choses mêmes. Ils sont en elles (universalia in rébus). Tout ce que nous avons à faire, c’est de les abstraire et de les systématiser, par la raison, après les avoir perçus.

Voici, par exemple, un objet concret quelconque ; par abstraction, je ne vois plus en lui qu’un solide. On m’affirme, à son sujet, certains rapports, sous forme de propositions géométriques.

Je doute d’abord.

Mais à mesure que se déroule la démonstration, mon doute est ébranlé et, finalement, je passe du doute à la certitude. Que s’est-il produit ? J’ai été vaincu, contraint par le poids de l’évidence logique, des rapports d’identité ou de convenance, résultant de la nature même de l’objet.

Si c’était moi qui imposais à l’objet les lois de mon esprit, je nierais ou j’affirmerais immédiatement, sans hésiter.

Si je doute, c’est que j’attends, pour me rendre, de l’objet lui-même, de ce qu’il y a en lui d’intelligible, qu’il impose la majesté objective de la nécessité rationnelle à mon esprit. Celui-ci n’a d’autre aptitude que de la percevoir.

Ce qui fait la rationalité de l’homme, c’est qu’il est apte non seulement à voir que des choses sont, mais que les choses sont nécessairement ce qu’elles sont ; qu’entre la négation et l’affirmation d’une chose il n’y a pas de position intermédiaire : une chose est par soi ou elle est par autrui ; elle a sa nécessité en soi, ou sa nécessité est dérivée, hypothétique. Mais, du moment qu’elle est, elle a une certaine nécessité. Etant ce qu’elle est, elle ne peut être la même chose et être autre.

Principe d’identité, principe du milieu exclu, principe de causalité, ce sont les choses qui les imposent à notre esprit. Son privilège inné, c’est qu’il est capable d’être sensible à cette contrainte logique de la réalité objective et rationnelle.

Ce n’est pas cependant parce que nous constatons, dans notre expérience objective, comme le voulait Stuart Mill, que certaines choses s’excluent en fait ; que la sensation de bruit chasse de notre conscience la sensation de silence, par exemple ; ce n’est pas, disons-nous, à la suite d’expériences de ce genre que nous concluons au principe de contradiction ou au principe d’identité.

C’est parce que nous percevons que le bruit est la négation du silence, que nous serions bouleversés si, par impossible, l’expérience réalisait la contradiction que notre esprit voit comme absolument irréalisable (Renouvier).

Je vois qu’il n’est que conditionnellement nécessaire qu’un bruit se produise. D’autre part, je vois que s’il se produit, je suis contraint de reconnaître que le silence, négation du bruit, ne coexiste pas et ne coexistera jamais avec lui.

Si les choses ne se révélaient sous la forme rationnelle de la nécessité de leur identité ou de leur convenance ; si je ne percevais pas déjà cette nécessité, je ne pourrais même pas voir que le fait avancé par Mill est vrai, à supposer qu’il le soit, ce que nous ne sommes nullement disposés d’ailleurs à accorder.

Supposez que je pusse le savoir, et que cette constance provoquât chez moi l’expectation, cette expectation serait toujours une anticipation douteuse : il se pourrait qu’elle existât en fait, mais je ne verrai jamais qu’elle puisse être fondée en droit.

Or, les principes rationnels se présentent avec autorité, ils réclament une adhésion inconditionnelle.

Durkheim, constatant la chose, a cru pouvoir l’expliquer en disant que les principes sont des commandements de la conscience collective.

Remarquons qu’il suffirait que cette explication fût acceptée, pour que l’acceptation de l’autorité de la raison apparût comme contraire à la raison.

L’empirisme reste donc en présence de ce mystère que son principe lui interdit d’expliquer et que son impuissance laisse inexplicable : l’autorité absolue des principes de la raison et leur accord avec la réalité qui se révèle comme pleine d’intelligibilité.

Si, par hasard, il acceptait une explication rationnelle, il se ruinerait lui-même. Pour lui, en effet, le rationnel ne peut pas avoir de raison, pas même de cause, au sens propre du terme ; il ne peut avoir que des antécédents. Du fait du système, le rationnel doit plonger, par ses racines, dans l’irrationnel.

D’autre part, la raison humaine n’a pas, en elle-même, le point d’appui de son autorité. L’existence du scepticisme, à elle seule, nous en fournirait la preuve ; il manque quelque chose à la théorie, pour que la contrainte rationnelle soit justifiée devant l’intelligence, « laquelle contemple d’un regard posé et arrêté toutes choses que raison démène par ses discours »j. Or, nous ne pouvons nous fier à notre raison au point de croire que plus nous nous élevons dans l’abstraction, plus nous étreignons le réel ; nous ne pouvons comprendre l’harmonie qui existe entre la raison qui pense, et le monde qui est pensable, qu’à la condition de reconnaître que la raison et le monde ont leur commun principe dans une intelligence, originelle et constitutive.

jCalvin, Institution, 1.15.7

Il faut que la raison découle de l’intelligence suprême et en soit le refletk. Il faut que le monde soit la réalisation ad extra de la pensée et la réalisation volontaire de cette intelligence suprême.

kCalvin Com. sur Jean, I, 1 à 5 ; Fr. Gomar, op. 220 s. ; G. Woltjer, Idée en rëel, 1896. p. 28 s., dans H.-R. Woltjer, Over de Beteekenis der natuurwellen, p. 58, Amsterdam, 1925.

Dès lors, la vérité objective n’est plus seulement une adaptation de la pensée aux choses. Elle est l’accord de la pensée créée, qui voit de l’intelligible dans les choses avec la pensée créatrice qui y a inséré cette intelligibilité. La pensée, notre pensée, ne peut s’accorder qu’avec une pensée. Il faut donc que le réel soit l’expression d’une pensée, puisque la pensée peut s’accorder avec lui.

La seule vérité objective que la pensée puisse concevoir est celle qu’a constituée la pensée de l’Etre Absolu dans son indépendance souveraine.

En vérité, il faut dire, avec l’un de nos anciens théologiens : « Si Dieu n’était pas, il n’y aurait ni vrai ni faux. »l

lCampegii Vitringa, aphorismes, III, dans A. Scheiwtzer, Die Glaubenslehre der evang. reformit. Kirche.

Dieu apparaît donc comme le couronnement de la théorie de la connaissance, parce qu’il est le garant suprême de la dignité de la pensée humaine.

La philosophie de la science, en un courant puissant, nous oriente vers la religionm.

m – Voir remarques annexes, n° 9.

Pas encore, nous dit-on. Il y a, fait remarquer Arthur J. Balfour, « il y a deux types de l’idée de Dieu, le type métaphysique et le type religieux. Le type religieux met en relief sa personnalité éthique. Le type métaphysique tend à le considérer comme une sorte de ciment logique qui maintient ensemble la multiplicité des phénomènes et la rend intelligiblen ». Pour répondre à cette objection, il est nécessaire que nous déterminions la nature de la religion et de la connaissance religieuse.

n – Arthur J. Balfour, L’idée de Dieu et l’esprit humain, p. 22.

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