Le Sâdhou Sundar Singh – Le cœur et la raison

VII. Le cœur et la raison

Une réaction contre l'intellectualisme

« La religion est du domaine du coeur. Pour comprendre les vérités de la religion, il faut donner nos coeurs ; ce n’est pas au moyen de l’intelligence et de l’observation que nous pouvons saisir ces vérités, mais par la profondeur du sentiment. Les livres peuvent nous apprendre d’autres choses ; mais ils deviennent inutiles quand il s’agit de connaître Jésus-Christ. Il faut Lui donner notre coeur. »

Dans l’enseignement du Sadhou, l’antithèse entre le coeur et la raison est comparable à celle que saint Paul établit, pour des raisons identiques, entre la foi et les oeuvres.

Pour chacun d’eux cette antithèse exprime, d’une part, l’affirmation de ce mysticisme christocentrique, qu’ils considèrent comme l’essence même de la religion, et de l’autre une réaction contre la philosophie religieuse dont ils sont issus. Pour saint Paul, la foi, à ce point de vue, n’est pas un acquiescement à une doctrine, mais la soumission absolue de l’être au Bien-Aimé, le premier mouvement de l’âme vers l’union mystique avec son Seigneur. C’est de ce même abandon, de ce même mouvement que le Sadhou veut parler, lorsqu’il dit : « Donnez votre coeur au Christ. Abandonnez-vous à Lui, laissez-Le prendre possession de vous. »

« J’ai parfois essayé de résister au péché, mais je ne pouvais vaincre les tentations. Quand j’eus donné mon coeur à Jésus-Christ, cela me fut possible. »

N’est-ce pas là la doctrine de saint Paul qui nous enseigne que c’est par la foi en Jésus-Christ seulement que nous sommes « justifiés » ?

Saint Paul et le Sadhou eurent à lutter contre des systèmes différents ; c’est pourquoi leurs antithèses ne sont pas les mêmes. Saint Paul a traité du légalisme juif qu’il a senti et analysé ; ce légalisme qui conçoit Dieu avant tout comme un Être transcendant et un juge. Les expériences du Sadhou se rapportent à la philosophie hindoue, qui voit en Dieu la vie universelle, immanente.

Lorsque saint Paul parle d'« oeuvres », il entend une doctrine où l’on obtient le salut par l’observation méticuleuse d’un système compliqué de lois rituelles ou morales. Le Sadhou entend par « raison » une doctrine de salut par la connaissance :

« Je rencontrai un Sannyasi hindou qui me dit :

« – Jnana-marga » (c’est-à-dire la Connaissance) est nécessaire au salut.

« Je lui répondis que pour étancher la soif, il est nécessaire d’avoir de l’eau, mais non pas de savoir qu’elle est composée d’oxygène et d’hydrogène. Certains sannyasis hindous sont extrêmement instruits, mais ils n’ont pas la paix. »

La doctrine du salut par la connaissance est enracinée dans la pensée hindoue presque aussi fortement que l’était la doctrine du salut par les oeuvres dans la théologie juive ; doctrine contre laquelle saint Paul réagit. Il y eut des Juifs dont l’esprit ne manquait pas de profondeur, et qui trouvèrent le contentement spirituel au moyen de la Loi ; témoin l’auteur du Psaume 119. Il en fut de même pour l’hindouisme et la doctrine du salut par la connaissance. Cependant la protestation de saint Paul et celle du Sadhou sont pleinement justifiées lorsque nous considérons les doctrines  qu’ils attaquent dans leur ensemble et non dans leurs résultats exceptionnels.

En Angleterre et en Amérique, ceux qui s’intéressent à la religion l’envisagent surtout dans ses rapports avec la morale pratique. La philosophie de la religion est le dernier des sujets dont un homme de culture moyenne puisse parler facilement. Aux Indes, c’est tout le contraire. Le Brahmanisme a impressionné les masses par un culte compliqué ; il a donné le goût passionné de la spéculation philosophique aux classes cultivées. C’est une vérité banale en Occident de dire que la vraie religion ne consiste pas à observer les rites, ou à disserter sur la métaphysique, mais que l’homme doit apporter un coeur nouveau. Aux Indes, il n'en est pas encore ainsi.

Dans un pays comme l’Inde, si essentiellement préoccupé des questions religieuses, il était naturel de voir s’élever de nombreuses protestations contre la superstition des masses et l’intellectualisme de l’élite.

De même que saint Paul n’était pas ennemi des oeuvres, le Sadhou n’est pas ennemi de la connaissance ; mais il s’élève énergiquement contre ceux qui veulent lui donner la première place. Pour bien comprendre la portée de cette réaction contre l’intellectualisme, réaction si fréquente, il faut se rappeler qu’au dire des missionnaire, les Indes reprochent à beaucoup d’Anglais cultivés d’avoir pratiquement rejeté les enseignements du Christ, malgré leur éducation chrétienne. Il se peut même que le Sadhou ait rencontré des personnes versées dans les études théologiques, qui lui aient paru étrangement fermées aux vérités essentielles de la loi !

En matière religieuse, il faut posséder tout d’abord le sens des valeurs spirituelles, la clairvoyance pour percevoir la vision, et la volonté de lui obéir. Et le Sadhou ne fut pas le premier à découvrir que « ces choses sont cachées aux sages et aux intelligents et révélées aux petits enfants ».

Les fonctions intellectuelles

Changeons quelque peu la terminologie du Sadhou et substituons au mot « coeur » « les émotions et la volonté de l’être » remplaçons le mot « tête », par « la faculté de réflexion » et nous serons très près de l’enseignement de plusieurs psychologues modernes.

« Le coeur est le centre même de notre âme. Il reçoit, si l’ont peut s’exprimer ainsi, les messages sans fil de l’invisible. Le cerveau est occupé des choses visibles. C’est le coeur qui perçoit et approfondit les réalités spirituelles. Ma raison acquiesce à ce que mon coeur a compris, et s’il ne l’avait senti d’abord, ma raison n’aurait pu l’admettre. Le coeur est au-dessus de la raison.

« La connaissance acquise par le cerveau ne pénètre pas profondément. Je ramassai une pierre dans une mare et je la brisai. L’humidité avait pénétré à quelques centimètres, mais l’intérieur de la pierre était resté sec. La pierre était dans l’eau, mais l’eau n’était pas dans la pierre. Il en est de même des hommes. Certains chrétiens ont du Christ une connaissance intellectuelle, mais leur coeur reste sec. Christ ne l’habite pas.

« Aux Indes, des gens simples m’ont parfois demandé :

« – Si les gens instruits ne croient pas au christianisme, comment pouvons-nous y croire ?

« Je leur répondis :

« – Il est bien inutile de les consulter. Ces hommes peuvent être spécialisés dans les études auxquelles ils ont consacré leur vie ; leur opinion en ces matières est de grande valeur. Mais, spirituellement, ils peuvent être de vrais enfants, et tout ignorer. L’homme qui prie est le seul qui puisse être consulté en matière religieuse. Les mystiques sont des spécialistes en religion. »

– Mais, avons-nous demandé, comment contrôler la connaissance que le mystique acquiert au moyen d’une intuition qui ne peut se communiquer ?

– La vie menée par le mystique prouve la vérité de ce qu’il dit. C’est pourquoi il faut l’écouter et essayer ensuite de mettre en pratique ce qu’il dit. Il est insensé d’accepter en matière religieuse le jugement d’intellectuels qui n’ont pas d’expérience spirituelle. Des savants qui sont capables de prévoir le moment d’une éclipse solaire peuvent tout ignorer de l’éclipse du péché.

« On arrive à la connaissance spirituelle supérieure, non par l’exercice intellectuel, mais lorsque l’intelligence est fortifiée, illuminée par le Christ. Les yeux possèdent la faculté de voir, mais ils ne voient que lorsque les rayons lumineux les atteignent. Il en est de même de l’intelligence qui ne voit que lorsque le Soleil de justice vient l’éclairer.

Recherches inutiles

« Un homme prit une corde qui s’était emmêlée et il essaya d’en défaire les noeuds. Ce travail lui demanda plusieurs heures. Son petit garçon qui le regardait faire, prit un autre bout de corde ; il l’attacha à un arbre et fit un noeud coulant. Il passa la tête dans le noeud et tandis que le père était absorbé dans son travail, il s’étrangla. Sa mère le vit et accourut bien vite.

« – Malheureux, l’enfant se meurt. Au lieu de le sauver, tu défais les noeuds de ta corde !

« Pendant ce temps, l’enfant expira.

« Voilà le résultat des recherches inutiles ; il vaudrait mieux employer le temps que l’on y consacre à sauver des millions d’âmes en péril.

« Il y a quelques années, je vis un enfant qui tenait un oignon dont il enlevait les pelures une à une. Je lui dis :

« – L’oignon n’est composé que de pelures.

« Il me répondit :

« – Je suis sûr qu’il y a quelque chose à l’intérieur.

« Il continua d’enlever les pelures, et fit si bien qu’il ne lui resta plus rien dans les doigts. Beaucoup de personnes font ainsi pour la religion. Elles passent leur temps à poser des questions, mais en fin de compte, elles ignorent tout de la vision spirituelle.

« Il y a quelque temps, aux Indes, je causais avec un ami, chimiste distingué. Il prit un bol de lait et en fit l’analyse. Il nous indiqua les quantités d’eau, de sucre, et d’autres matières contenues dans le lait. Il savait tout cela, mais je lui dis :

« – Un petit enfant est incapable d’analyser le lait, mais son expérience lui enseigne deux faits : il sait que le lait est doux et le fortifie. Ses forces croissent de jour en jour. Il ne saurait expliquer comment, mais il le sait.

« Votre analyse ne vous est d’aucun profit et vous gâchez le lait. L’enfant est plus sage que le chimiste. »

Nous avons objecté :

– Cependant, le chimiste est utile lorsqu’il fait des analyses ?

– Oui. Mais il y a des gens qui analysent perpétuellement leur lait, et ne le boivent jamais.

« Un homme, qui avait une main sèche, s’approcha de Notre-Seigneur. Le Seigneur savait que cet homme voulait guérir. Il lui dit :

« – Étends ta main.

« L’homme obéit et fut guéri. S’il avait discuté, le résultat eût été différent. Il ne voulait pas raisonner avec son Sauveur et se montra capable d’étendre sa main.

« Je dois faire de même et croire à la vérité. Nous verrons alors des choses merveilleuses, à condition d’obéir. »

Les obstacles moraux

D’après le Sadhou, l’oblitération du sens moral est souvent à la base de l’incrédulité : « Bien des gens sont incapables de saisir les vérités spirituelles parce qu’ils sont engourdis par le péché. Ils ressemblent à ce lépreux dont la jambe brûla ; cette jambe était tellement insensible que l’homme ne percevait plus la douleur. Repentez-vous de vos péchés et demandez à Dieu de vous pardonner. Alors, vous sentirez la présence du Christ. On ne peut expliquer cette présence ; il faut la sentir. »

« – Que faites-vous alors pour tirer les gens de leur torpeur ?

– Je leur parle du Christ, seul espoir des lépreux.

« J’ai vu de mes yeux un pont d’eau sur une rivière, dis-je à mon auditoire.

« On me répliqua :

« – Les ponts de bois ou de pierre existent ; mais comment peut-il y avoir un pont d’eau ?

« Dans cette partie du monde, il ne fait jamais froid, et les habitants n’ont jamais vu la surface d’une rivière durcie par le gel. Comment seraient-ils capables de concevoir un pont de glace au-dessus d’une rivière ? De même, ceux qui vivent dans leurs péchés, ressemblent aux hommes qui ne sont jamais allés dans la haute montagne où les ponts de glace existent. Ils ne peuvent comprendre les vérités religieuses. Mais ceux qui mènent une vie de prière ressemblent aux habitants des pays froids, qui eux, peuvent comprendre.

La connaissance du Christ

Le Sadhou insiste fréquemment sur la différence qui existe entre : « connaître le Christ » et « avoir quelque connaissance du Christ ».

Saint Paul a dit : « Je n’ai pas honte, car je sais en qui j’ai cru. » (II Tim. 1, 12.) Saint Paul souffrit plusieurs années et de bien des façons ; mais il n’eut point de honte, car il connaissait Celui en qui il avait cru. De nos jours, bien des gens savent qui est Jésus-Christ, mais bien peu sont capables de dire : « je sais en qui j’ai cru. » Les doctrinaires peuvent parler de Jésus-Christ, mais ils ne le connaissent pas. La connaissance intellectuelle ne suffit pas. Saint Paul avait dû voir le Christ ; il en avait entendu parler avant sa conversion. À l’époque où il ne le connaissait que par ouï-dire, saint Paul persécuta les chrétiens. Lorsqu’il connut le Christ, c’est lui qui fut persécuté. »

« Le mois dernier, un de mes amis hindou vit pour la première fois un narcisse. Il fut étonné. Il savait bien des choses sur cette fleur, il avait lu les vers de Wordsworth qui parlent des narcisses ; mais il n’en avait jamais vu et ne pouvait reconnaître la fleur qu’on lui présentait. Bien des gens, documentés sur le Christ, ne le connaissent pas. Mais ceux qui le connaissent trouveront la paix, la joie, le bonheur et le salut.

« Beaucoup d’âmes ont été sauvées aux Indes. Dans le nombre, il y avait des gens de très modeste condition. Ainsi je connais un homme qui est complètement illettré ; mais quand il rend témoignage au Christ, il devient remarquable. Cet homme avait coutume de dire :

« – J’étais « balayeur » [1] et maintenant, par la grâce de Christ, je suis « fils ». Je Le connais, car Il habite mon coeur ; si vous Lui donnez votre coeur, vous Le connaîtrez aussi. »

Un étudiant d’Oxford, candidat aux examens, fut profondément impressionné par les discours du Sadhou. Il se rendit en hâte auprès du Directeur de la Faculté de théologie et lui dit :

– Je suis de l’avis du Sadhou ; il est inutile d’acquérir la connaissance intellectuelle. Dès que j’aurai passé mon premier examen, je partirai comme missionnaire. Je n’ai pas besoin d’étudier la théologie.

Cet incident fut rapporté au Sadhou qui répondit :

– Ce n’est pas là ce que j’ai voulu dire. Les ecclésiastiques doivent étudier. J’ai voulu dire que l’étude sans vie est comme un ossement desséché.

Il poursuivit :

– Je ne suis pas opposé à la science par principe. Je veux seulement protester avec force contre la tendance actuelle qui en exagère la valeur. Laissez-moi vous citer un exemple. Luther a prôné avec énergie la justification par la foi, pour réagir contre l’importance exagérée que Rome attribuait aux mérites. Il n’a pas dédaigné les oeuvres pour cela.

Déjà du temps de saint Paul, alors que l’apôtre soulignait le rôle de la foi, on en concluait que les oeuvres sont inutiles. On a dit des Épîtres qu’elles contenaient « des points difficiles à comprendre, dont les personnes ignorantes et mal affermies tordent le sens pour leur propre ruine » [2]. Lorsque le Sadhou insiste, comme saint Paul, sur la nécessité de donner son coeur au Christ, il risque à son tour d’être mal compris. Mais, s’il a créé un malentendu, il l’a fait en bonne compagnie.


[1] Aux Indes, les balayeurs qui enlèvent les immondices forment une des plus basses castes.

[2] II Pierre III, 16.

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