« Dieu ne demande pas de réussir, mais d’obéir. » (Ph. D.)
Les petites étoiles au crayon, marquées sur sa carte, n’exprimaient qu’un espoir.
En arrivant à Maré, le nouveau « Missi » ne s’était point fait illusion. Après un premier tour d’horizon, le voilà fixé ; il sait où il est, il voit ce qu’il en est de l’œuvre à entreprendre. Il ne cachera rien : ni à lui, ni à ceux qui, en Europe, attendent le journal des Missions.
L’objectivité de ses rapports, brefs, espacés, inspire confiance. « Un Capitaine sur le champ de bataille, n’a pas le temps d’écrire. » Jamais il n’éblouira ; il n’aime pas les statistiques fantaisistes et les petits plats montés.
« Je veux des faits ; rares ceux qui réjouissent, nombreux ceux qui attristent. J’essaierai d’éviter les erreurs d’appréciation ; je rendrai de toutes choses un compte rendu aussi exact que possible, en essayant de donner la vision juste de ce champ de travail, avec ses ombres et ses lumières. »
Delord aura son chemin de croix ; il l’accepte et l’admet. Les étoiles ne font signe qu’en la nuit.
Comment rejoindre les indigènes ?
Sur une distance de soixante kilomètres à parcourir, les communications sont pour ainsi dire inexistantes. A peine esquissés sur la carte, les sentiers sont effacés sur le sol. Plus de traces : la brousse a tout envahi. La terre ravinée est encombrée de lianes, d’herbes à piquants … Aucun cheval n’y passerait sans se blesser.
Après les pluies, les marécages barrent le passage ; avant que les rivières grossies ne soient guéables, des semaines s’écouleront. Pour abréger, il faudrait franchir les collines en ligne directe ; mais une végétation inextricable les recouvrant, le missionnaire renonce à ces raccourcis. Longer la mer est exclu, de hautes falaises la surmontent à pic.
C’est déjà faire œuvre de pionnier que d’arriver sain et sauf jusqu’à un paroissien.
Le résultat n’est pas proportionné à l’effort : une fois sur les lieux, Delord les trouve le plus souvent déserts. C’est la dispersion générale. Les Maréens s’en sont allés, selon leur caprice, les uns à la chasse, les autres à la pêche ; leurs enfants errent à l’aventure, ils se sont couverts de lianes odoriférantes et rôdent dans la forêt en poussant des cris aigus. Quelque vieillards dorment dans leurs cases ou à l’ombre des cocotiers. L’esprit de famille est inexistant. – Où donc se trouve la station ? – l’un de celles que le missionnaire a surmontée d’une étoile sur sa carte.
– La tempête a tout balayé, répondent les vieux ; nos cases, notre école, notre lieu de culte, tout est détruit. En effet, les tôles des toitures se sont envolées aux quatre vents des cieux. Les hommes valides voulaient rassembler les matériaux épars, lorsqu’un nouvel orage, encore plus violent, les en empêcha.
– Et nos récoltes, Missi ! Il n’y a plus rien : nous allons mourir de faim. Explique-nous ça ! Et surtout donne-nous du pain.
– Ah ! comme on voudrait réagir en le multipliant !
« J’ai vu leur misère ; moi, je vais rentrer ; eux devront attendre, … jusques à quand ? Cet éloignement m’oppresse et jette son ombre sur toute mon activité. »
L’avenir des Canaques paraît très assombri. Delord écrit : « Il semble que ce peuple porte avec lui le sentiment que la tombe est tout près. Il ne s’en préoccupe pas, du reste. Il y a, dans sa résignation facile, une sorte de fatalité, que je voudrais secouer, en criant :
– Il faut vivre ! »
Plus il les connaît, plus il les trouve insouciants, traînards, sans besoin d’un renouveau social ou moral. Quand ils n’ont plus de subsistance, ils s’en vont brouter, ronger quelques racines, cueillir quelques fruits verts ; puis rentrent dans leurs huttes, et s’endorment... jusqu’au jour fatal où ils rencontreront les …
De la misère, ils tombent alors dans la dégradation. Après avoir purgé leur peine, les forçats de Nouméa empoisonnent la population. Ils gravent des signes érotiques sur l’écorce des arbres, excitent les indigènes aux plaisirs les plus grossiers :
– Allez-y ! Jouissez de la vie ! Si vous voulez de l’argent, engagez-vous, suivez-nous !
Alors, beaucoup de Maréens deviennent des forçats de la mine et triment sous la férule des contremaîtres sous la bordée des jurons... mais « ça rapporte ! »
Après le labeur, ils s’alcoolisent et se dégradent. Ils n’ont plus d’intérêt pour la terre et la famille.
Le contact avec les forçats de Nouméa est une ruine pour les indigènes … Deux fois esclaves, dans le travail et dans le vice.
« Si je pouvais les sortir de ces abîmes ! Je voudrais former en cette jeunesse l’homme libre … Ah ! j’oubliais !... c’est justement ce qu’on me reproche dans les sphères dirigeantes. »
« Quand elle peut m’entraver, c’est un mets de choix. »
« Nous cherchons à émanciper les indigènes, mais les colons et les gros contribuables veulent le contraire ! Ils préfèrent exploiter les Canaques que les aider. Le Canaque doit rester inculte et païen ; l’instruire, lui donner une religion, c’est lui mettre en mains des verges pour nous battre … »
Delord se plaint en haut lieu. Mais le pot de terre se brise contre le pot de fer.
« J’ai appris à connaître les bienfaits de nos Préfectures… et à me taire.
« Souvent, je suis obligé de faire démolir une école ou un temple pour qu’un éleveur puisse occuper les lieux et loger ses stockmen. Lorsque je présente mes doléances à l’Administration, elle m’exprime ses regrets, ajoutant qu’elle refuse de reconnaître officiellement mon œuvre ; elle veut rester laïque.
« En constatant cela, j’ai parfois le cœur bien las. Malgré tout, je relèverai la tête. »
Rapidement formés par les premiers missionnaires de passage aux îles de la Loyauté, ces évangélistes donnent moins d’aide que de souci.
Après avoir été badigeonnés de christianisme, ils ont été nommés diacres ou anciens. Leur promotion ne fut pas toujours avantageuse. La plupart sont incapables de transformer leur milieu ; pour faciliter l’adoption de la religion chrétienne ils seraient prêts à remettre en honneur les festins au clair de lune et les danses sacrées.
Quand des Européens leur demandent pourquoi ils ont adopté une religion qui ne vaut pas mieux qu’une autre, ils prennent peur.
Prématurément livrés à eux-mêmes, ils sont surtout serviteurs de leurs intérêts personnels. La vocation leur fait défaut.
Ce sont des fruits verts d’une saveur étrange, des machines épuisées, des fusils à répétition.
« J’entends vos catéchismes : tout ce que vous dites est peut-être biblique, mais profondément ennuyeux ; scandaleux, surtout, quand vos vices s’infiltrent sous votre verbiage religieux. »
Comme cadres, Delord compte surtout des recéleurs, des indélicats, des intempérants ; heureux, quand après chutes et rechutes, ils ne doivent pas être exclus de la communauté ; comme ce « responsable » qui, au lieu de revenir à de meilleurs sentiments a lacéré sa Bible, souillé le temple et organisé un parti contre l’Eglise.
Le missionnaire accordera néanmoins les circonstances atténuantes à ces soi-disant … co-équipiers.
Leurs pères n’étaient-ils pas féticheurs, anthropophages ? De ce paganisme aux fonctions de presbytres, l’ascension fut trop vertigineuse ; beaucoup de ceux qui l’ont entreprise sont tombés.
Hélas ! on va le voir, le meilleur d’entre eux fut brutalement écarté.
On l’avait surnommé l’« Hercule ». Convaincu, convaincant, entraîneur de la jeunesse, ce robuste animateur apparut comme un reproche vivant à plus d’un colon. Il traçait des routes, creusait des citernes, multipliait les chantiers pour la construction des temples. L’Administration le trouva trop remuant et l’exila. Après son bannissement, il voulut reprendre son activité ; mais, à peine de retour, il fut frappé à trois reprises, à coups de hache, sur la place de Nouméa.
« Quelles intrigues nous ont enlevé cet homme ? Je suis dans la douleur à cause de toi, mon frère Stefano ! »
Il fallait s’y attendre ! Le chef, à son tour, devait être attaqué. Un indigène nommé Louis, fils du premier converti des îles de la Loyauté, s’était arrogé une place de surintendant dans l’Eglise de Maré. Son beau frère, chef de l’île, ne l’avait-il pas décoré ! L’arrivée du nouveau missionnaire porta un coup terrible à son orgueil. Se croyant intouchable et n’arrivant plus à manœuvrer la paroisse, ce Louis conçut une haine implacable contre Philadelphe Delord.
Il força les portes du temple, s’y introduisit comme un enragé et y mit le feu. Delord accourut ; au moment où il pénétrait dans le sanctuaire l’incendiaire en sortait. « Mon mari fut happé par Louis, raconte la femme du missionnaire (la victime n’aimait pas à revenir sur ce drame), le saisit à la gorge et le poursuivit avec un coutelas de brousse jusqu’à une barrière que Philadelphe sauta. Le misérable tomba, fut arrêté et condamné à dix ans d’expulsion du territoire. »
Un an après ce drame, le gouverneur de Maré fit appeler Delord pour lui demander la grâce de son beau-frère. A l’étonnement des indigènes, Delord ne s y opposa pas.
Louis regagna Maré et vint s’installer en face du presbytère.
« Un soir, il frappa à ma porte, écrit Delord,
« – C’est toi, Louis ? Entre. Que veux-tu ?
« Malgré moi, ma voix tremblait, une crainte absurde m’étreignait de me retrouver ainsi presque au pouvoir de celui qui avait essayé de me tuer, lui le fauteur de toutes nos divisions. Et il était là devant moi !
– Missi ..., me dit-il, je suis venu demander pardon, je suis venu de nuit, j’ai peur !
« Il restait là, courbé en deux, incertain de ce qu’il fallait dire encore. La vieille figure grisonnante gardait ce je ne sais quoi de dur, de méchant ; ce rictus qui est la marque d’un long passé, ces yeux clignotants qui ne peuvent se fixer un instant, même quand la voix veut prendre un accent de vérité.
« J’ai tendu la main, ajoutait Delord. Mais j’ai peine à croire au relèvement de cette épave … »
En effet, le pardon ne l’a pas régénéré. Sa vie déréglée lui avait valu le mal qui ne pardonne pas : il mourut lépreux.
Toutes ces difficultés et ces persécutions plus ou moins larvées produisirent sur Delord l’effet d’un courant à haute tension.
« En pleine carrière, dit-il, je me sens vivre ! »
La dernière agression lui valut en effet, l’adhésion d’un grand nombre sur lesquels il n’avait pas compté. Un mois après l’attentat, ils se réunirent devant la maison du forcené, le houspillèrent et ovationnèrent leur « Missi » ; ils jetèrent en l’air chapeaux, ombrelles, rubans, tabac, allumèrent des feux de joie et firent une collecte pour les réparations du temple incendié.
L’hostilité mal déguisée se transforma en sympathie déclarée. Le démon était chassé.
Pour qu’il ne revienne pas sept fois plus fort, Delord ne se contenta pas d’une manifestation personnelle, si touchante fût-elle ; il s’agissait avant tout de réformer ces Canaques.
Il commença par créer une école.
« Je l’inaugurai le Vendredi Saint (et pourquoi pas ?). j’avais tenu à me placer, dès le début, sur le vrai terrain, celui de l’obéissance. »
« L’auditoire n’avait rien d’imposant …, quatre élèves ! J’enseignai du haut d’une caisse. Ce cadre servit de réclame ; ils furent bientôt une douzaine. Mais ce que cela m’a coûté d’impatiences ! Cette classe représente presque ma première Eglise. Quelle influence nous pouvons y exercer ! Si on me l’enlevait, on m’ôterait du même coup ce qui m’intéresse le plus et peut-être aussi ce pour quoi j’ai le plus travaillé. L’ignorance, quelle servitude !
« L’école ! il faut cette œuvre de résurrection, persévérante et solide. Mais ce qu’il me faudrait, à moi, ce sont les aptitudes du maître. »
« A mesure que s’ouvraient les cerveaux de mes élèves, la clarté du savoir faisait briller leurs yeux ; hier encore langoureux, ils commençaient à scintiller, à l’heure du chant surtout. Du reste mes indigènes se passionnent pour la musique et s’en tinrent étonnamment a capella. »
L’artisanat préoccupe aussi Delord. Il ne lui suffira pas d’inculquer des notions d’école, primaire, il donnera un métier aux jeunes gens ; s’il ne le fait pas, les forçats libérés s’en chargeront ! Et que leur enseigneront-ils ? …
A certaines heures, le « Missi » aimerait être déchargé de l’Eglise et se faire menuisier, forgeron, tailleur, maçon. Aussi fonde-t-il une école professionnelle ouverte toute l’année ; on y apprendra à raboter, à dessiner, à construire des cases aérées, à creuser des citernes. L’initiateur fut suivi ; beaucoup de désœuvrés se mirent à l’ouvrage, heureux de revivre, fiers de connaître autre chose que l’abrutissement dans les mines de fer ou de nickel de la Nouvelle-Calédonie.
La plupart des Canaques ont reçu le coup d’assommoir ; l’alcool a tué leur volonté. Delord constate que l’eau-de-vie handicape son œuvre ; Il compte jusqu’à cinq débits de spiritueux dans une même famille !
« Je me sentis obligé, dit-il, de frapper dur, de parler fort. »
Grâce à l’éveil des intelligences auquel il avait tant contribué, on l’écouta.
« Après des mois de folie, vous m’ayez repêché ; me voilà un homme sain de corps et d’esprit », lui écrivit un chef de tribu. Un jour, la délégation d’une localité particulièrement empoisonnée vint déposer un large bol, au ventre rebondi, sur la table missionnaire :
– Accepte cette coupe. Notre tribu s’en servait pour s’enivrer. Aujourd’hui, elle renonce à cette pratique. Hommes, femmes, enfants mêmes nous chargent de t’en donner le gage… Garde ce bol ! … »
Des jeunes, surtout, prirent l’engagement de résister, déclarant qu’un homme digne de ce nom doit savoir remonter le courant et, selon l’expression consacrée, dire sa volonté. L’un d’eux l’écrivit même sur sa porte : « Mindia, habitant de cette case, a promis de ne plus s’enivrer. »
Sur le toit du presbytère on hissa un drapeau à Croix-Bleue couvert de centaines de signatures d’abstinents. Après l’avoir fait claquer au vent durant son ministère en Nouvelle-Calédonie, Delord le rapportera en Europe comme un trophée.
L’ami des Cadets avait encore froid au cœur en se remémorant ses pénitences dominicales à Beauvoisin. Il se revoyait emprisonné dans sa chambre, tandis que ses camarades s’ébrouaient dans l’air de la Provence. N’eût-il pas voulu, lui aussi, enlever d’une main leste les cocardes au front des jeunes taureaux ? …
Or, les missionnaires d’Outre-Manche avaient institué en Nouvelle-Calédonie des dimanches d’une mortelle tristesse : pour les bien sanctifier il fallait lire la Bible, assister aux cultes, se croiser les bras, rien de plus, rien de moins.
Puisque beaucoup de braves se sont volontairement privés d’eau-de-vie, Delord, leur dira aussi sa volonté et leur offrira des compensations.
Voici son Annonce après le sermon :
« Je ne suis par sportsman-né, mais je certifie que pour plaire à Dieu, il n’est pas nécessaire de rester tous les dimanches sans rien faire – ou ce qui est pire – de prendre le voilier pour Nouméa (vous savez dans quel but) : Rendez-vous, demain lundi, sur un autre terrain. »
Tout autre, en effet :
Après des services religieux très courts, voici, près du temple, une place de jeux prête à l’entraînement des sportifs ; on voit des équipes se former ; le ballon, le croquet, le basket, le tennis, le cricket attendent les amateurs.
Pendant que les indigènes s’exercent, leurs femmes sont reçues au presbytère : Mme Delord les initie aux travaux du ménage, leur donne des notions de lecture, de calcul, d’écriture, de couture. Elles se distraient en s’instruisant, s’instruisent en se distrayant.
Le soir est venu, apaisant. La femme du missionnaire endort son bébé. Elle entend encore au dehors des lambeaux de phrases dont elle devine l’importance ; plusieurs de ceux qui ont schooté avec leur conducteur spirituel ont pris confiance en lui et sont venus, de nuit, lui faire des aveux. A la suite de ces entretiens – auxquels Delord donne plus de valeur qu’à beaucoup d’exhortations – nombre d’indigènes seront gagnés, prendront des décisions et deviendront de bons collaborateurs.
« Il y a beaucoup de paille là-dedans, note le « Missi », c’est même ce qui d’emblée se voit le plus. Mais une fois cette paille enlevée, on trouverait quelques grains. J’en suis reconnaissant.
« En tout cas ce ne sont pas les rouages nouveaux qui importent. Ce qu’il faut au bateau, ce n’est pas une voile de plus, mais le souffle du large, le vent de l’Esprit … »