Et comme les païens et les Juifs, avec leurs magistrats, se mettaient en mouvement pour les outrager et les lapider, eux, s’en étant aperçus, se réfugièrent dans les villes de la Lycaonie, à Lystre et à Derbe, et dans le pays d’alentour ; et là ils annonçaient la bonne nouvelle.
Et un homme, à Lystre, impotent des pieds, se tenait assis ; perclus dès sa naissance, il n’avait jamais marché. Cet homme écoutait parler Paul, qui, ayant arrêté son regard sur lui, et voyant qu’il avait la foi pour être guéri, dit d’une voix forte : Lève-toi droit sur tes pieds. Et il sauta, et il marchait. Or la foule, ayant vu ce que Paul avait fait, éleva la voix, disant en langue lycaonienne : Les dieux, s’étant faits semblables aux hommes, sont descendus vers nous. Et ils appelaient Barnabas Jupiter, et Paul Mercure, parce que c’était lui qui portait la parole. Et le sacrificateur de Jupiter, qui est à l’entrée de la ville, ayant amené devant la porte des taureaux avec des guirlandes, voulait, ainsi que la foule, offrir un sacrifice. Mais les apôtres Barnabas et Paul, l’ayant appris, déchirèrent leurs vêtements et s’élancèrent dans la foule, criant et disant : Hommes, pourquoi faites-vous cela ? Nous aussi, nous sommes des hommes sujets aux mêmes infirmités que vous. Et nous vous prêchons l’Evangile, qui vous dit de vous détourner de ces choses vaines pour vous tourner vers le Dieu vivant, qui a fait le ciel et la terre et la mer et toutes les choses qui y sont. 16. Ce Dieu, dans les générations passées, a laissé toutes les nations marcher dans leurs voies, quoiqu’il ne se soit point laissé lui-même sans témoignage, lui qui faisait du bien, qui vous envoyait du ciel les pluies et les saisons fertiles, qui vous donnait la nourriture avec abondance et remplissait vos cœurs de joie... Et en disant cela, à peine purent-ils empêcher la foule de leur sacrifier.
Mais d’Antioche et d’Iconium survinrent des Juifs qui, après avoir gagné la foule, et lapidé Paul, le traînèrent hors de la ville, croyant qu’il était mort. Mais comme les disciples s’étaient rangés en cercle autour de lui, il se releva et entra dans la ville. Et le lendemain il s’en alla avec Barnabas à Derbe.
Et après avoir annoncé l’Evangile dans cette ville-là, et y avoir fait un assez grand nombre de disciples, ils retournèrent à Lystre, à Iconium et à Antioche, affermissant les âmes des disciples, les exhortant à persévérer dans la foi, et leur représentant que c’est par beaucoup d’afflictions qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu.
Le livre des Actes est l’épopée des premiers triomphes de l’Église. Aussi est-il à la fois abondant et concis, rapide et chargé de faits comme l’histoire héroïque qu’il raconte. Et de même qu’en trente années se pressent, comme les victoires d’une campagne glorieuse, tant de provinces remplies du nom de Christ, tant de cités où flotte l’étendard de l’évangile, tant d’églises fondées, tant d’âmes enfin, en tant de lieux divers, passées « des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie ; » de même aussi dans les trente pages du livre des Actes, se pressent les bulletins de ces victoires, mêlés aux événements les plus dramatiques, emprisonnements, délivrances, tempêtes, naufrages, séditions, martyres, miracles et jugements de Dieu.
Si dans ces pages héroïques, nous en choisissions une seule pour la parcourir en détail, celle par exemple du premier voyage missionnaire de Paul et de Barnabas, quels émouvants épisodes n’y trouverions-nous pas ? Ce départ solennel d’Antioche après la prière et le jeûne, — la sainte folie de la croix proclamée dans l’île de Chypre, à Paphos, en face du sanctuaire de Vénus, l’enchanteur Elymas confondu, le proconsul Serge-Paul converti — l’apparition des deux missionnaires dans la synagogue d’Antioche de Pisidie, le discours de saint Paul, les mouvements divers qu’il excite, les Gentils soupirant après la vie éternelle, les Juifs jaloux excitant une sédition et les apôtres « secouant la poussière de leurs pieds » pour aller porter ailleurs le message de l’Évangile, — enfin la grande scène de Lystre, que nous venons de vous lire : l’impotent guéri, toute une ville ivre d’enthousiasme, les serviteurs de Christ adorés comme des dieux, traités bientôt après comme des malfaiteurs, et les semences de la vie éternelle tombant sur cette terre païenne à travers la tempête !
Arrêtons-nous aujourd’hui sur ce dernier épisode plein d’intérêt et de grandeur. Suivons les deux missionnaires dans la cité de Lycaonie et considérons successivement la noble conduite de Paul et de Barnabas, et les fruits de leur présence à Lystre. Nous y trouverons, pour l’Église, pour ses pasteurs et pour ses fidèles, de hautes leçons que nous demandons à Dieu de rendre profitables à toutes nos âmes.
Notre récit s’ouvre par l’histoire d’une guérison miraculeuse. Un homme perclus dès sa naissance, sur un seul mot de saint Paul, recouvre soudain la force et le mouvement et marche devant la multitude confondue par cet éclatant miracle.
Miracle ! mot malsonnant aux oreilles des docteurs de ce siècle ! La sagesse du jour trouve le miracle inadmissible. Elle voudrait l’éliminer des récits sacrés dont elle accepte néanmoins, à un point de vue général, la vérité historique, et des enseignements chrétiens dont elle daigne reconnaître la vérité morale. A cette étrange prétention, nous nous contenterons d’opposer une réflexion bien simple : c’est que, si l’on veut éliminer le miracle des récits et des enseignements de l’Évangile en conservant ceux-ci, on tente une opération absolument impossible. Le miracle est tellement lié, entrelacé à ces récits et à ces enseignements, il fait tellement corps avec eux qu’on ne réussira jamais à l’en séparera. Essayez de prendre le Nouveau-Testament et de supprimer, en gardant la trame de l’histoire sacrée, la broderie du miracle ; et vous aurez bientôt déchiré, anéanti la trame elle-même. Vous supprimerez ici un discours important du Seigneur, là un fait essentiel de sa vie, ailleurs un enseignement formel des apôtres ou un trait capital de leur histoire, vous arracherez un feuillet et puis un autre feuillet, un livre et puis un autre livre… et il ne vous restera plus que des lambeaux informes ! Donc de deux choses l’une : ou bien il faut refuser à l’Évangile le caractère d’un livre sérieux, et y voir un tissu de légendes servant d’illustration à quelques belles pensées religieuses : ou bien si on l’envisage comme un livre dont la vérité historique et la supériorité morale s’imposent à la conscience, il faut accepter le miracle qui en fait partie intégrante.
a – Sans parler de la résurrection de Jésus-Christ qui tient si étroitement à ce qui la précède et à ce qui la suit, étudiez à ce point de vue la multiplication des pains, la guérison de l’aveugle-né, la résurrection de Lazare, le premier miracle des apôtres à Jérusalem, motif de leur comparution devant le sanhédrin, etc., etc.
A la vue de l’impotent guéri, les habitants de Lystre s’écrient par un juste instinct, mais dans leur grossière ignorance : « Les dieux, ayant pris une forme humaine, sont descendus vers nous ! » Et ils appelaient Barnabas Jupiter, probablement à cause de son âge plus avancé et de son extérieur imposant, et Paul Mercure, parce que la vivacité intelligente qui brillait sur ses traits, la parole ardente qui s’échappait de ses lèvres, semblaient rappeler l’interprète et le messager des dieux. Cédant à l’enthousiasme général, le sacrificateur de Jupiter amène aux mystérieux étrangers des taureaux ornés de bandelettes et de couronnes, pour leur offrir un sacrifice…. Observez les apôtres, mes frères. C’est ici que vous allez reconnaître s’ils sont des serviteurs de Dieu, ou des faiseurs de religion ne cherchant que le succès, avides de gloire humaine, exploitant le ciel au profit d’une domination terrestre… Regardez et jugez. Ils se jettent, nous dit notre texte, au milieu de la multitude, ils déchirent leurs vêtements en signe d’indignation et de douleur, et ils s’écrient avec force : « O hommes, pourquoi faites-vous cela ? Nous ne sommes que des hommes sujets aux mêmes infirmités que vous, et nous vous annonçons qu’en quittant ces choses vaines, vous vous convertissiez au Dieu vivant qui a fait le ciel, la terre et toutes les choses qui y sont. » Nobles paroles, dont la conduite des apôtres était le noble commentaire. Cette sainte douleur de voir ces idolâtres, rendant à la créature l’hommage qui n’est dû qu’au Créateur béni éternellement ; cette droiture et cette humilité qui les force à se déclarer, au risque de perdre tout leur prestige, « hommes comme eux, et soumis aux mêmes infirmités » ; quelle révélation significative sur la distance incommensurable qui sépare la créature du Créateur, quelle éloquente réfutation du Paganisme, quelle proclamation de la première des vérités chrétiennes : le néant de l’homme et la souveraineté de Dieu ! Ah ! mes frères, comme la conduite des apôtres confirmait leur prédication ! Et combien, en transportant à Dieu les rayons de la gloire qu’on voulait leur décerner à eux-mêmes, ils transportaient aussi les pensées et les affections de leurs auditeurs, de tous les objets terrestres et de toutes les choses vaines au Dieu vivant !
Mais une multitude exaltée ne se laisse pas si aisément apaiser. Toujours idolâtre, toujours ivre d’enthousiasme, c’est à peine si la protestation énergique des apôtres l’empêche de leur offrir des sacrifices… Toutefois avant la fin du jour, la scène change brusquement. Le fanatisme israélite vient poursuivre l’apôtre jusque dans les murs de Lystre. Quelques Juifs, arrivés d’Antioche et d’Iconie, entrent dans la ville, sèment contre Paul des accusations calomnieuses, et alors… ô mobilité de la vague populaire ! ô délire inconstant de la multitude qui tour à tour dresse ou brise ses idoles ! Ce peuple qui avait déifié saint Paul se tourne furieux contre lui ; il le lapide, le traîne aux portes de la ville et le laisse pour mort sur la place…. Ah ! mes frères, si l’apôtre eût cherché sa propre gloire, s’il eût poursuivi son propre triomphe, quelle déception ! quelle chute ! quel humiliant insuccès ! Mais Paul ne se prêche pas lui-même, il prêche Jésus-Christ. Il s’est effacé devant lui à l’heure des honneurs, il se réfugie en lui à l’heure de l’ignominie. Sachant que son droit est devant l’Éternel et son œuvre par devers son Dieu, il se confie au Maître suprême qui le protège, qui le garde sous les coups même de ses adversaires, il se réjouit d’avoir pu souffrir quelque chose pour le nom de Jésus ; il se relève meurtri mais plein de courage, rentre dans Lystre et poursuit courageusement son œuvre, convaincu, que « son travail (nous le constaterons bientôt) ne sera point vain devant le Seigneur. »
La conduite de l’apôtre, doit servir de modèle à l’Église et à ses pasteurs de tous les temps. Les mêmes circonstances en effet, ou plutôt les mêmes tentations dans des circonstances différentes, peuvent se reproduire pour l’église de Jésus-Christ. Tantôt le monde s’avance vers elle avec des taureaux et des couronnes, tantôt il se lève pour la maudire. La première de ces tentations, ai-je besoin de le dire, est la plus dangereuse, elle est au fond la seule dangereuse.
Elle s’est rencontrée de bonne heure sur les pas de l’Église chrétienne. Sortie victorieuse de trois siècles de persécution, le monde est venu lui offrir des taureaux et des couronnes, je veux dire des honneurs presque divins et des privilèges terrestres, et elle a cédé à cette tentation. Lorsqu’elle a insensiblement permis qu’un pouvoir suprême autre que celui de Jésus-Christ, son chef unique et invisible, se fondât et, grandît dans son sein, lorsqu’elle a laissé ses pontifes, d’une part être comme des dieux sur la terre et mettre sous leurs pieds peuples et rois, d’autre part, accepter de la part de ces rois une couronne terrestre, un trône terrestre et ces possessions fatales qui l’ont engagée dans tous les intérêts, dans toutes les intrigues… et dans toutes les vicissitudes de la politique mondaine, n’a-t-elle pas honteusement cédé à ces offres dangereuses, ressouvenir de la tentation du désert : « Je te donnerai tous les royaumes du monde et leur gloire, si en te prosternant tu m’adores. » Ah ! si l’Église avait alors répondu comme son Maître : « Arrière de moi, Satan, » si elle avait su s’écrier comme Barnabas et Paul : « O hommes, pourquoi faites-vous cela ? Nous ne sommes que des hommes, soumis aux mêmes infirmités que vous, » et si du sein de cette fidélité courageuse, elle avait prêché par son propre exemple l’abandon « des choses vaines » et la conversion au Dieu vivant, quel ascendant elle aurait conservé sur les peuples, quelle pure et sainte influence-elle aurait exercée, et que de maux, que de scandales eussent été épargnés à la terre ! Mais en acceptant ces funestes hommages à quelles pertes morales elle s’est résignée ! Au sein de cette grandeur charnelle, quelle humiliation ! Dans cette élévation, quel abaissement ! Dans cette force, quelle faiblesse ! Dans cette glorification de l’homme quel obscurcissement et quelle diminution de Jésus-Christ ! Ah ! mieux lui valaient les mépris du monde que ses faveurs. Mieux lui valaient les édits de proscription, les cachots, les cirques, les gibets, les bûchers. Elle était grande alors, dans son opprobre, elle était glorieuse sous la couronne du martyre, parce qu’alors rayonnait sur elle, mutilée et ensanglantée, la puissance et la gloire de son divin Chef. Aussi, à l’heure même où le monde semblait la vaincre, c’était elle, qui, par la foi, était victorieuse du monde et le mettait à ses pieds, c’est-à-dire aux pieds de Jésus-Christ.
L’église protestante, n’a pas à combattre le péril de la domination terrestre. Elle rencontre, surtout à notre époque, une tentation d’une autre nature. Le siècle, qui l’a longtemps dédaignée ou ignorée, semble venir aujourd’hui vers elle avec des taureaux et des couronnes : « Soyez, lui dit-il, l’Église de la liberté. Point d’entraves à la libre recherche, point de limites à la souveraine indépendance de la pensée, point d’enseignement fixe dans l’Église ; point de dogmes, de mystères qu’il soit nécessaire d’admettre pour être chrétien, et nous viendrons à vous. » Voilà, mes frères, ce qu’on nous propose, et si nous acceptions en quelque degré ces avances dangereuses, des journalistes, des hommes de lettres, des esprits forts, des amateurs de religion nous prodigueraient leurs applaudissements. Mais alors, serions-nous une Église ? Non, mes frères, mais une école de philosophie, que dis-je ? l’école de toutes les philosophies… au lieu d’être cette Église de, Jésus-Christ qui, d’après saint Paul, est la colonne et l’appui de la vérité ! Sans doute, nous sommes l’Église de la liberté, mais de la liberté chrétienne : libres de toute autorité humaine, de tout pape, de tout concile, de toute doctrine et de tout commandement d’homme ; mais libres pour nous soumettre à l’autorité de Dieu, l’unique Souverain de nos âmes, à la parole de Dieu, seule règle, mais règle de notre foi ; libres pour accepter humblement et pour maintenir fermement ces grands dogmes, ces grands mystères que cette Parole enseigne, et ce fond immuable qui constitue, à travers les conceptions variées et les progrès de la théologie, le christianisme de tous les siècles. Telle fut l’Église de nos pères, telle est et telle restera la nôtre, Église protestante mais Église chrétienne, Église du libre examen mais de l’Évangile éternel, Église de la science et de la foi, de la conservation et du progrès, de la véritable indépendance et de la véritable autorité. Que le siècle s’éloigne, s’il le veut, qu’il amène ailleurs ses taureaux et ses couronnes, nous saurons nous passer de ses faveurs. Mille fois mieux l’opprobre et le dédain des sages du jour, mille fois mieux un isolement qui serait le fruit de notre fidélité, mille fois mieux la persécution si elle devait revenir, qu’une popularité acquise à ce prix, qu’une Église reniant son maître, et cessant d’être « l’Église du Dieu vivant, la colonne et l’appui de la vérité. »
La tentation de Paul et Barnabas qui se reproduit pour l’Église se renouvelle aussi pour les ministres de Jésus-Christ. Prêcher « les discours éloquents de la sagesse humaine au lieu de la folie de la croix, » adoucir ou voiler ce qui, dans la révélation de Dieu, confond nos pensées naturelles et blesse l’orgueil humain ; accommoder au goût du jour la vérité immuable et éternelle, ou tout au moins faire briller le glaive de la parole divine sans faire sentir son tranchant, développer les idées chrétiennes sans inquiéter les consciences par une application directe et courageuse, professer les principes sans trop en presser les conséquences, sanctionner par de coupables ménagements et par notre propre conduite une piété relâchée, une morale facile, un commode partage entre Dieu le monde ; voilà pour nous, mes frères, le moyen de recueillir ici-bas des éloges et des faveurs. Alors le monde, qui est toujours le même, viendra à nous avec des taureaux et des couronnes. Mais de quel prix aurons-nous payé ces hommages ? Du prix de la dignité et de la fidélité de notre ministère. Ah ! souvenons-nous que si nous cherchions à plaire aux hommes, nous ne serions pas « serviteurs de Christ. » Souvenons-nous que nous devons à ces âmes, auprès desquelles nous sommes ses « ambassadeurs, » la vérité tout entière, la vérité en public et la vérité en particulier, la vérité théorique et la vérité pratique, la vérité qui plaît et la vérité qui blesse, la vérité en un mot, quoi qu’il puisse, résulter de sa courageuse manifestation. Mille fois mieux l’impopularité, l’isolement, la souffrance, que notre repos, notre bonne réputation, notre succès, notre gloire au prix de la vérité. — Ministres de Jésus-Christ, prenons garde à cette tentation, car elle peut se présenter de la manière la plus subtile et égarer les meilleurs d’entre nous. Même avec la fidélité dans les principes et dans la vie, on peut (ô ruse du cœur) se prêcher soi-même, sinon au lieu du Seigneur, du moins à côté du Seigneur. On peut, du haut d’une chaire, mêler la recherche de la louange humaine à celle de la gloire de Dieu. On peut aspirer à l’influence non seulement pour le Seigneur, mais aussi pour soi-même. On peut vouloir attirer à sa personne, non moins qu’à la personne du Maître. On peut ainsi, au lieu de s’effacer, se produire, se recommander, s’imposer à l’égal de Jésus-Christ. Ah ! sachons résister à cette tentation ! Et si l’on voulait nous encenser, nous élever, si l’on voulait en quelque degré nous attribuer ce qui n’appartient qu’au Maître, répudions de tels hommages, repoussons ces taureaux et ces couronnes, écrions-nous avec les apôtres : « Nous ne sommes que des hommes sujets aux mêmes infirmités que vous : nous vous annonçons donc que de ces choses vaines (y compris une confiance charnelle en l’homme), vous vous convertissiez au Dieu vivant. »
Si la tentation de l’Eglise est celle de ses pasteurs, elle est encore celle de ses membres, revêtus, eux aussi, en tant que chrétiens, d’une sorte de ministère et appelés à proclamer au milieu du monde le nom de Jésus-Christ. Il y a un christianisme sans sève et sans accent, qui se préoccupe de l’opinion des hommes plus que de l’approbation de Dieu, et qui cherche son repos plus que la gloire du Maître. Il y a un christianisme qui veut bien exister à un certain degré dans une âme, mais qui n’aspire pas à se répandre, qui redoute par-dessus tout de se compromettre, et qui se dérobe à toute manifestation courageuse de la vérité ! Il y a un christianisme qui professe les principes, mais qui se garde bien d’y enchaîner le cœur et la vie, qui ne connaît ni la lutte, ni le renoncement, ni le sacrifice, qui sait allier les habitudes pieuses à toutes les inclinations terrestres, et qui ne demande qu’à rester en paix en respectant la paix d’autrui. Ce christianisme-là, plaira toujours au monde, car le monde aime ce qui est à lui. Il ne choquera, il ne froissera personne, il sera appelé tolérant et raisonnable, on lui prodiguera des sourires et des faveurs, on lui amènera des taureaux et des couronnes… Mais, en recueillant l’approbation des hommes, il perdra l’approbation de Dieu ; en « se conformant au présent siècle » il se refusera toute action sur lui, et il ne sera plus qu’un « sel sans saveur qui n’est bon qu’à être mis au fumier. »
Ah ! chrétiens, revenons au christianisme courageux et conséquent de Paul et Barnabas. Ne cherchons pas notre propre satisfaction, mais la gloire de notre Maître. Oublions-nous, effaçons-nous devant Lui, poursuivons notre œuvre « à travers l’honneur et l’ignominie, à travers la bonne et la mauvaise réputation » et notre travail, comme celui de ces fidèles apôtres ne sera pas vain « devant le Seigneur. »
Paul et Barnabas ont laissé une triple trace de leur passage dans la ville de Lystre : une guérison, une agitation salutaire, une œuvre de conversion et de salut. Triple puissance de l’Evangile pour guérir, pour troubler, pour sauver, qui s’exerce dans, tous les temps, si l’Eglise, ses pasteurs et ses fidèles sont remplis de l’esprit du Maître.
Le premier fruit du ministère des apôtres, c’est un bienfait dans l’ordre matériel, la guérison de l’impotent de Lystre. Le Christianisme n’est pas une religion sans entrailles. C’est une religion essentiellement humaine, qui a pitié de notre pauvre espèce, qui a pitié de ses souffrances morales, mais qui a pitié aussi de ses souffrances physiques. Jésus s’est ému de compassion pour les paralytiques, les aveugles, les lépreux, non moins que pour les multitudes « semblables à des brebis qui n’ont point de berger. » Il a guéri les corps en même temps que délivré les âmes. Les apôtres sont sympathiques comme lui à la double infortune de notre race. Paul guérit l’impotent de Lystre ; il relève dans l’île de Malte le païen Publius ; il rend, dans l’assemblée de Millet, Eutyche à la vie. Plein de Jésus-Christ, il aime et il plaint, il console et il soulage ses frères souffrants.
Serviteurs de Jésus-Christ, pasteurs et fidèles, n’oublions jamais cette mission de l’Église, la première qu’avec raison le monde lui attribue, celle de l’amour, de la sollicitude, de la compassion efficace pour le pauvre, le malade, l’affligé ! Sans doute, elle est passée cette période créatrice où l’Église possédait des vertus merveilleuses de guérison. Les miracles, cortège éblouissant de la révélation, ont cessé avec elle. Après ce premier rayonnement divin qui a marqué l’apparition du Christianisme, toutes choses ont repris leur cours naturel. Mais, même dans ce cours naturel, quels miracles de charité n’accomplirait pas l’Église de Dieu, si chaque chrétien faisait, comme cette femme de l’Évangile, tout ce qui est en son pouvoir ! Quel déploiement tout nouveau d’amour fraternel ! Quelle largeur encore inconnue de sacrifices ! Quelle profondeur encore ignorée de miséricorde et de compassion ! Quelle création d’œuvres nouvelles, quel développement inattendu de celles qui existent déjà, et quelle lutte tout autrement généreuse et victorieuse d’une charité céleste contre toutes les souffrances de la terre ! Hélas ! n’est-il pas encore mille infortunes ou cachées ou négligées ou imparfaitement secourues ?…. et quand, nous recueillant loin des bruits du monde et des agitations de l’église, nous nous penchons un instant sur l’abîme des douleurs humaines, n’entendons-nous pas des cris d’orphelins, de veuves, de malades, d’opprimés auxquels nulle voix libératrice n’a encore répondu ?… Chrétiens, Dieu nous les confie. C’est à nous qu’ils regardent comme l’impotent de Lystre regardait à saint Paul. Ah ! si nous étions pleins de Christ comme l’apôtre, si nous considérions, non point notre repos mais l’ordre du Seigneur, non point le peu que nous avons fait, mais l’effrayante étendue de ce qui reste à faire, en vérité nous accomplirions des prodiges de soulagement, de charité, de délivrance ; et l’Église, sentant palpiter en elle les entrailles du Maître, redirait avec Lui, en montrant au monde les triomphes de l’amour : « les aveugles voient, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et l’Évangile est annoncé aux pauvres. »
Mais ce n’est pas seulement une guérison matérielle que saint Paul opère dans la ville de Lystre, c’est encore une sainte agitation morale. « Lorsque Jésus naquit à Bethléem, nous dit saint Luc, le roi Hérode en fut troublé et tout Jérusalem avec lui. » Ce premier effet de l’apparition de Christ se prolonge à travers les âges. Jésus-Christ vient sauver le monde, mais il commence par le troubler. Il vient détruire sa fausse paix pour lui donner la véritable. Le monde est endormi dans son oubli de Dieu, dans son indifférence pour les intérêts du ciel. Il faut tout d’abord troubler ce sommeil fatal. C’est la méthode de saint Paul, ou plutôt c’est l’effet naturel, inévitable de sa présence, car il est plein de Christ. Il trouble la ville de Lystre comme il avait troublé celle d’Iconie et d’Antioche, il troublera la ville de Philippe en Macédoine, il troublera Athènes et son Aréopage, Éphèse et sa superstition soutenue par l’intérêt, il troublera Agrippa sur son trône et Félix sur son siège judicial. Il les troublera parce que là où est Paul, là est Jésus-Christ, parce que dans la fidélité du serviteur c’est le Maître lui-même qui apparaît et qui se dresse devant les consciences endormies.
Et nous, serviteurs de Christ, pasteurs ou laïques, troublons-nous encore le monde ?… Ne nous répondez pas que les temps sont changés, que le Christianisme étant aujourd’hui établi sur la terre, il n’y a plus lieu d’exciter cette sainte agitation ; ce serait confondre le règne extérieur, de Jésus-Christ avec son règne réel sur les âmes. Ne nous objectez pas non plus les dangers d’un zèle intempestif, excentrique, tracassier. Il ne s’agit pas d’un zèle semblable, dont nous ne voulons pas plus que vous, mais de ce ferme témoignage par la parole et par la vie que doit toujours rendre un chrétien, et qui tôt ou tard portera un trouble salutaire dans les âmes. Chrétiens, rendons-nous ce témoignage ? Chrétiens, troublons-nous encore le monde ? Notre sérieux trouble-t-il sa frivolité ? Notre charité fait-elle rougir son égoïsme ? Notre visible préoccupation de Dieu et du ciel vient-elle inquiéter son indifférence ?… Hélas que nous le laissons tranquille dans son incrédulité, satisfait au sein de ses prospérité terrestres, peu effrayé du jugement à venir, peu ému de nos prédications et de notre déploiement d’activité chrétienne ! Il semble que « l’épée » de Jésus-Christ ne blesse plus, que « le feu qu’il est venu allumer sur la terre » ne brûle plus, et que l’Église affaiblie soit également impuissante ou à gagner le siècle, ou à soulever sa colère… Ah ! c’est que nous ne sommes pas pleins de Jésus-Christ. S’il vivait véritablement dans nos âmes, si nous le portions partout avec nous comme Paul et Barnabas, nous ne passerions pas inaperçus, effacés au milieu de la génération contemporaine, nous contraindrions « les pensées des cœurs » à se manifester ; nous aurions de ces accents qui remuent, de ces saintes hardiesses qui réveillent les âmes ; il y aurait dans toute notre conduite je ne sais quelle action cachée et puissante qui forcerait les plus légers à réfléchir, les plus indifférents à sortir de leur repos, qui s’en irait troubler la fausse paix des pécheurs… et qui les amènerait quelque jour, pressés par les aiguillons de la grâce, à la conversion et à la vie !
La conversion et la vie, but suprême que nous devons poursuivre, effet nécessaire d’un Christianisme fidèle en paroles et en exemples. Ce n’est pas un trouble sans résultat, ce n’est pas un ébranlement stérile que saint Paul excite dans la ville de Lystre, c’est un trouble spirituel et saint causé par la prédication d’une grande doctrine, et suivie des effets de cette doctrine dans les cœurs. Cette doctrine, la voici : « Convertissez-vous des choses vaines au Dieu vivant ! » La conversion, le retour courageux de l’âme à Dieu par Jésus-Christ, l’abandon de la vie naturelle assujettie au monde et au péché, et l’entrée dans une vie nouvelle dont Dieu est le principe, le changement du cœur, la nouvelle naissance, voilà ce que saint Paul prêche à Lystre comme à Antioche, comme à Corinthe, comme à Ephèse, comme à Athènes : la conversion qu’il a lui-même éprouvée, dont il est lui-même un vivant témoignage, un monument visible. Et cette conversion que saint Paul prêche et que tout révèle en lui, Dieu l’opère par lui au fond des cœurs. Dans ce court passage de l’apôtre à Lystre, il y eut des conversions qui réjouirent les anges de Dieu. Deux de ces conversions nous sont connues. C’est d’abord celle de l’impotent, qui, dit notre texte, « avait la foi pour être guéri, » littéralement « pour être sauvé, » et qui sans doute, comme autrefois le paralytique de Capernaüm, fut l’objet d’une double délivrance, celle du corps et celle de l’âme. C’est ensuite celle du jeune Timothée, que saint Paul appelle son fils en la foi, et qu’il retrouve, à son second voyage dans ces contrées, si affermi dans la piété chrétienne, « ayant un si bon témoignage des frères de Lystre, » qu’il l’associe immédiatement à ses travaux. C’est donc à Lystre, lors du passage de saint Paul, que dut s’opérer la conversion de Timothée. O joie pour le cœur de l’apôtre ! A son insu peut-être, au milieu de ces scènes tumultueuses, il y avait là, caché dans la foule, un adolescent pieux, dont le cœur s’ouvrait à toutes ses paroles, comme la terre altérée s’abreuve de la rosée des nuits. Préparé, il est vrai, par l’éducation fidèle « d’Eunice sa mère, et de Loïs sa grand’mère, » Timothée reçut, entendant saint Paul, la lumière décisive de la grâce de Dieu et devint un homme nouveau !
Et nous aussi, ministres de l’Évangile, prêchons-nous la conversion, comme saint Paul, de parole et d’exemple ? La prêchons-nous avec une entière fidélité, « tant en public que de maison en maison ? » En montrons-nous sans cesse l’absolue nécessité pour toute âme ? Sommes-nous pénétrés de cette pensée : « Si quelqu’un ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu ? » Plaçons-nous toujours, par le sérieux de nos exhortations, nos auditeurs en face de cette alternative posée par Jésus-Christ lui-même : « Si vous ne vous convertissez, vous périrez semblablement ? » Prêchons-nous la conversion avec un cœur converti, avec l’autorité d’une vie sanctifiée, étant visiblement passés nous-mêmes comme saint-Paul, « des choses vaines au Dieu vivant ? » Ah ! c’est surtout ici que j’éprouve le besoin de m’écrier, chrétiens, en mon nom comme au vôtre : Oh ! si nous étions pleins de Jésus-Christ, si sa charité nous pressait, si nous étions possédés de la glorieuse idée fixe d’amener les âmes à Lui, quelles paroles et quelles œuvres, quel saint travail, quels glorieux efforts, quelle lutte courageuse contre l’indifférence, contre l’incrédulité, contre le péché ! Et alors aussi quelles victoires ! quelles conquêtes spirituelles ! Alors nous verrions « le lieu aride se réjouir et le désert fleurir comme la rosé ; » nous verrions la période actuelle de l’Église, terne et déshéritée, faire place à une ère de rénovation glorieuse ; nous verrions, comme l’apôtre, nos Timothée, nos geôliers de Philippe, nos Lydie et nos Serge-Paul, se convertir « des choses vaines au Dieu vivant ! »
Pasteurs fidèles, membres pieux de l’Église, c’est là ce que le Seigneur attend de vous ! C’est là ce que le siècle attend de vous !
On ose mettre en doute, disions-nous au commencement de ce discours, la grande réalité du surnaturel… Que, dans la région des idées, les raisonnements répondent aux raisonnements et les livres aux livres. Mais que, dans la région des faits, la vie des chrétiens soit une démonstration éclatante du surnaturel. Qu’à la vue d’une transformation indéniable dans nos sentiments et dans nos œuvres, on soit forcé de se dire : il y a là une œuvre surnaturelle de Dieu ! Qu’à la vue d’une charité qui n’est pas de la terre, d’une sainteté qui dépasse de toute la hauteur du ciel la morale simplement humaine, on soit forcé de se dire : il y a là une œuvre surnaturelle de Dieu ! Qu’à la vue d’une paix que le monde ne peut donner, que le monde ne peut ravir, on soit forcé de se dire : il y a là une œuvre surnaturelle de Dieu ! Qu’à la vue de nos vies renouvelées, de nos épreuves consolées, de nos morts pleines d’immortalité, on soit forcé de se dire : il y a là une œuvre surnaturelle de Dieu ! Qu’on soit ainsi contraint de remonter de ces effets divins à une cause divine, et que le mystère d’une vraie conversion justifie et fasse passer tous les autres ! N’en doutez pas, par « cette démonstration d’esprit et de puissance » le règne de Dieu s’avancera, et, malgré toutes les attaques d’une « science faussement ainsi nommée, » malgré le travail délétère du scepticisme dans les intelligences, malgré les enchantements du siècle, source première et persistante de toute incrédulité, — des âmes sérieuses se lèveront ici, là, partout ou il y aura une Église fidèle, pour regarder du côté de la croix, et pour dire à la Sainte-Victime : « A qui irions-nous, Seigneur, qu’à Toi ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous avons connu et nous avons cru que tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »