Avant d’étudier l’histoire des principales doctrines chrétiennes pendant la première période de leur développement, il faut esquisser l’histoire de l’Apologétique. Cette étude est indispensable pour un double motif.
1. Cet âge, nous l’avons dit, est par excellence celui de l’apologétique. Tous les écrivains, tous les théologiens ont été des apologètes. Tous, ou presque tous, ont écrit des apologies proprement dites, et ce sont ces apologies qui fournissent à l’histoire des dogmes ses matériaux. Même lorsqu’ils n’écrivaient pas des apologies en règle, ils faisaient toujours plus ou moins œuvre d’apologètes. C’était à un point de vue apologétique qu’ils se plaçaient toutes les fois qu’ils prenaient la plume pour traiter tel ou tel point spécial de dogme ou de théologie. La défense de la foi était le grand devoir et la préoccupation constante de l’Église à cette époque ; elle fut l’occasion et resta le centre de tout le développement théologique et dogmatique.
2. La défense de la foi est d’ailleurs une nécessité et un devoir qui s’impose à l’Église dans tous les temps, car la foi a toujours été attaquée et le sera jusqu’à la fin. L’apologétique est donc et sera toujours opportune. Elle l’est d’une manière toute spéciale aujourd’hui, car la question religieuse est à l’ordre du jour de la société contemporaine. Elle préoccupe et passionne tous les esprits. La lutte entre le christianisme et l’anti-christianisme n’a jamais été plus ardente. Il importe donc plus que jamais de descendre bien armé dans l’arène. Or, rien n’est plus utile, pour se préparer à répondre aux nécessités du temps présent, que d’interroger l’expérience des siècles passés, de considérer leurs luttes et leurs victoires. L’étude de l’histoire de l’apologétique est la meilleure leçon d’apologétique.
L’apologétique, en effet, a une histoire. Sans doute, la vérité chrétienne ne change pas, et les besoins fondamentaux de notre nature, auxquels répond l’Évangile, demeurent aussi toujours les mêmes. Aussi doit-il y avoir dans l’apologétique un élément fixe et permanent, immuable comme l’Évangile, éternel comme le cœur humain. — Mais si le cœur de l’homme demeure toujours foncièrement le même, l’homme lui-même subit mille influences diverses, qui modifient ses idées, ses opinions et ses mœurs ; et il faut tenir compte de ces modifications quand on veut le convaincre que l’Évangile est la vérité. Par conséquent, si l’Évangile demeure toujours le même, la manière de le présenter et de le justifier, le mode d’exposition et la méthode de démonstrations doivent changer selon les temps et les milieux. Lorsque les adversaires du christianisme changent d’attitude et de tactique, ses défenseurs doivent en changer aussi. La défense doit se régler sur l’attaque. L’apologétique doit suivre les adversaires de la foi sur leur propre terrain et leur emprunter leurs propres armes. Elle doit parler à chaque génération son langage, afin de s’en faire mieux écouter.
Voilà pourquoi chaque siècle a son apologétique, comme il a sa philosophie, son esprit, ses tendances et ses préjugés particuliers. Voilà pourquoi il n’y a point et il ne peut point y avoir d’apologétique définitive. Voilà pourquoi, à côté de choses éternellement vraies, nous rencontrons dans les apologètes d’autrefois des choses qui ont vieilli.
Toutefois, ce sont peut-être les apologies les plus anciennes, celles du second et du troisième siècle, qui, de toutes, ont le moins vieilli. Et cela, non pas tant parce qu’elles ont mieux saisi et mis en lumière les grands faits et les grandes vérités qui constituent le fond essentiel et permanent de l’Évangile, — ce qui, dans l’Évangile, répond aux besoins les plus profonds et les plus constants de l’âme humaine ; — mais surtout, parce que la lutte engagée aujourd’hui contre le christianisme rappelle à bien des égards la lutte des premiers siècles. Les adversaires que l’Évangile rencontre ressemblent à ceux qu’il rencontra à son apparition. L’apologétique cependant a progressé, comme tout le reste. On connaît mieux le christianisme, on connaît mieux la nature humaine, et on sait mieux les mettre en présence.
Indiquons d’abord qu’elle était la tâche qui s’imposait aux apologètes des premiers siècles : nous verrons ensuite comment ils l’ont accomplie.
Cette tâche était multiple et complexe.
1. D’abord, les chrétiens étaient persécutés, leur religion était proscrite. On les accusait de toutes sortes de crimes et on les condamnait sans les avoir entendus. Il fallait, avant toute chose, justifier les chrétiens de toutes ces accusations injustes, plaider leur cause devant les empereurs et les magistrats, obtenir, si possible, le retrait des édits de persécution, et conquérir le droit de vivre pour des innocents proscrits injustement.
Les premières apologies ne sont guère que des plaidoyers adressés aux empereurs, au sénat de Rome, ou aux proconsuls et aux magistrats des provinces, plaidoyers destinés à réfuter les calomnies qui avaient cours contre les chrétiens, à démontrer qu’ils n’étaient ni des séditieux ni des gens infâmes, et que les véritables intérêts de l’empire commandaient à leur égard la tolérance et la protection (Apologies de Quadratus et d’Aristide adressées à Adrien, d’Athénagore à Marc-Aurèle ; — lettre de Tertullien à Scapula, etc…).
2. Mais les chrétiens ne prétendaient pas seulement au droit de vivre. Ils affirmaient que le christianisme était la seule religion vraie, celle qui devait remplacer toutes les autres et devenir la religion définitive de l’humanité. Dès lors une nouvelle tâche s’imposait aux apologètes. Il fallait démontrer la fausseté du paganisme et l’insuffisance du judaïsme. Il fallait ensuite établir la supériorité du christianisme et sa vérité, ses titres à devenir la religion universelle et définitive. Et cela, afin de conquérir les âmes, afin de persuader aux hommes d’embrasser la religion qui seule conduit au salut.
Cette seconde tâche était d’autant plus urgente, que les païens et les juifs, après n’avoir opposé d’abord au christianisme que des railleries et des mépris, mêlés aux accusations les plus odieuses, sentirent bientôt la nécessité de leur opposer des armes plus sérieuses. Aux railleries de Lucien succédèrent les attaques habiles et savantes de philosophes tels que Celse et Porphyre, qui demandaient des réponses scientifiques et solides. Aussi, aux simples plaidoyers d’autrefois, vit-on succéder des apologies en règle, qui s’efforçaient d’établir philosophiquement la vérité et la divinité du christianisme, après avoir réfuté les objections des adversaires, et démontré les erreurs du paganisme et du judaïsme (Justin, Dialogue avec le juif Tryphon, Apologétique Ie adressée à Antoine ; — Clément, Λόγος προτρεπτικὸς Ἕλληνας, Παιδάγωγος, Στρώματα ; — Origène, Κατὰ Κέλσου ; — Tertullien, Apologeticus, Adversus Gentes, etc.).
Nous n’entreprendrons pas l’analyse et l’appréciation de ces diverses apologies. Nous nous bornerons à exposer rapidement et d’une manière générale la méthode et les principaux arguments des apologètes, soit en face des juifs, soit en face des païens.
Le plus ancien monument de l’apologétique chrétienne contre les Juifs est malheureusement perdu. C’était un dialogue entre un juif converti, nommé Jason, et un juif alexandrin, nommé Papiscus. Cet écrit est mentionné par Origène dans son livre contre Celse. Mais ce même ouvrage d’Origène et le dialogue de Justin Martyr avec le juif Tryphon suffisent à nous faire connaître la polémique des premiers apologètes contre les juifs.
A. — Celse, en effet, met en scène, dans son Λὸγος ἀληθής, un juif qui attaque les chrétiens et leur religion. Ce juif n’apporte guère d’arguments sérieux. Il se contente d’affirmations sans preuves, d’accusations calomnieuses contre Jésus et les apôtres.
1° Jésus est, d’après lui, le fils illégitime de Marie et d’un soldat romain nommé Pantherus. C’est une sorte de sorcier, ambitieux, intrigant, qui a demandé à la magie le secret d’accomplir des prodiges, mais qui a commis la maladresse de choisir ses disciples parmi les hommes les plus vils et les plus méprisables, lesquels l’ont ensuite trahi. — A ces calomnies, Origène se contente d’opposer la pureté du caractère et de la vie de Jésus, et l’austère sévérité de sa morale. Comment admettre qu’un homme tel que Jésus ait eu une origine déshonorante et pratiqué les arts diaboliques ? On retrouve dans ce raisonnement les idées d’Origène sur la préexistence, idées partagées par les pythagoriciens et les platoniciens, et qui s’opposaient à ce qu’un être pur pût avoir sur terre une naissance honteuse.
2° Les apôtres, continue le juif de Celse, sont des imposteurs. Ils ont inventé la plupart des événements de la vie de Jésus, et, en particulier, sa résurrection, comme la prédiction qui l’avait annoncée. — Origène répond en invoquant :
- Le caractère moral des apôtres, la sincérité, la candeur parfaite avec laquelle ils rapportent ce qui n’est pas à leur louange ;
- Leur ignorance, qui les rendait incapables de si belles inventions (Cf. le mot de Rousseau sur l’inventeur plus grand que le héros) ;
- Le peu de profit qu’ils auraient tiré de leur imposture (Cf. le mot de Pascal sur les témoins qui se font égorger).
Il fait suivre ces considérations d’une démonstration directe du fait de la résurrection, et cette démonstration ne manque pas de force.
B. — Les arguments de Tryphon sont plus sérieux. Ils peuvent se ramener aux trois suivants :
1° Les prophéties messianiques n’ont pas été accomplies en Jésus de Nazareth. Les prophètes avaient annoncé un roi puissant et glorieux, un héritier de David, qui relèverait son trône et régnerait sur toute la terre. Au lieu de cela, Jésus est né dans la pauvreté, a vécu misérablement pendant trente ans, et a fini par mourir d’une mort ignominieuse, cloué sur une croix entre deux malfaiteurs. Ainsi, pour Tryphon comme pour les juifs contemporains de saint Paul, la croix était un scandale. — Justin, se plaçant sur le même terrain que son adversaire, oppose aux prophéties de la gloire du Messie les prophéties de ses humiliations et de ses souffrances. Celles-ci ont été accomplies pleinement dans la vie et la mort de Jésus de Nazareth. Les autres s’accompliront plus tard, au retour du Christ, lorsqu’il paraîtra dans sa gloire pour juger les vivants et les morts, mettre tout ses ennemis sous ses pieds, couronner ses élus et établir son royaume sur toute la terre. Cette distinction entre les deux venues du Messie devait paraître d’autant plus admissible aux Juifs qu’eux-mêmes, pour concilier les traits contradictoires des prophéties messianiques, avaient imaginé deux Messies différents : l’un, que les Rabbins nommaient le fils de Joseph, ou d’Ephraïm, et auquel ils attribuaient les humiliations annoncées dans Esaïe lui et ailleurs ; l’autre, qu’ils appelaient le fils de David, et auquel ils rapportaient les prophéties glorieuses. (Justin aurait pu ajouter que la royauté du Messie est spirituelle, et qu’à cet égard la prophétie s’était déjà accomplie et s’accomplissait tous les jours.)
2° La doctrine de la divinité du Christ est contraire au monothéisme. Elle contredit des paroles de Dieu telles que celles-ci : « Je suis l’Éternel, et je ne donnerai pas ma gloire à un autre. Je suis l’Éternel, le Dieu fort et jaloux, et il n’y en a pas d’autre que moi. » — L’objection était grave, car les Chrétiens acceptaient l’Ancien Testament comme la révélation immédiate de Dieu, et ils prétendaient rester monothéistes. Ils se justifiaient d’une double manière :
a) En montrant la divinité du Christ déjà enseignée dans l’Ancien Testament (doctrines de la Parole de Dieu, de la Sagesse, de l’Ange de l’Éternel ; pluriel employé dans le récit de la création : « Faisons l’homme à notre image »).
b) En insistant sur la subordination du Fils au Père, et sauvegardant ainsi la μοναρχία τοῦ θεοῦ. Quelques Pères affirmaient aussi, pour arriver au même résultat, l’unité d’essence et de volonté, en vertu de laquelle le Père et le Fils sont un (malgré la subordination que tous reconnaissent). Mais Justin, qui ne croyait pas à l’unité d’essence, mettait surtout en lumière ce fait, que le Fils est entièrement subordonné au Père, lequel reste maître unique et suprême, Dieu au sens absolu — ὁ Θεός.
3° Enfin, Tryphon reproche aux chrétiens de ne plus observer la loi de Moïse (dans sa partie cérémonielle), laquelle cependant a été instituée de Dieu, à laquelle Dieu a attaché le salut, et que Dieu n’a pas abrogée. — Justin répond que cette loi n’a qu’une valeur provisoire et typique, qu’elle cesse d’être utile quand la religion définitive a paru. La loi est accomplie par le chrétien de la vraie manière, par le cœur, car la vraie circoncision c’est la conversion, le vrai jeune c’est l’abstention du mal, le vrai sacrifice c’est le don de soi-même, le vrai sabbat c’est la sainteté et la charité. Réponse excellente, mais incomplète. Justin oublie que ce qui, par dessus tout, a abrogé la loi, c’est un fait historique dont elle était le symbole : Christ, sa médiation parfaite et son parfait sacrifice. Nous retrouverons chez Clément et chez Origène la même tendance à méconnaître l’importance du fait chrétien et à le transformer en symbole, en allégorie, en phénomène subjectif et intérieur.
Quand les chrétiens, dans leur polémique avec les juifs, passaient de la défense à l’attaque, tout l’effort de leur argumentation tendait à démontrer que Jésus-Christ accomplissait les prophéties de l’Ancien Testament. Mais leurs arguments n’avaient pas toujours la solidité désirable, parce qu’il y avait souvent quelque chose de faux et d’arbitraire dans leur interprétation de ces prophéties. Les apologètes ne suivirent que trop les exemples des rabbins. Ils les égalaient, et les surpassaient même, par la subtilité de leurs allégories et les puérilités de leur exégèse. Ils voyaient partout des allusions et des types, des prophéties et des symboles.
Ainsi, Justin Martyr voyait la figure prophétique de la Croix dans l’arbre de vie qui se trouvait en Eden, dans la verge d’Aaron, dans les mains étendues de Moïse priant sur la montagne, dans le visage humain, etc. Il voyait aussi dans les deux femmes de Jacob les types de l’Église juive et de l’Église chrétienne ; dans les deux boucs du jour des expiations, le symbole des deux venues de Jésus-Christ ; dans le fil rouge suspendu par Rahab à sa fenêtre, la prophétie du supplice sanglant de la crucifixion.
Irénée lui-même, dont nous avons vanté la modération et la sagesse, n’échappe pas à ce défaut. Il voit, par exemple, dans les trois espions envoyés dans Jéricho, le symbole des trois personnes de la Trinité.
Enfin, nous avons déjà cité le très curieux exemple de cette méthode arbitraire que l’on trouve dans l’Epître de Barnabas.
Outre ces allégories fantaisistes, les apologètes se permettaient des interprétations à contre-sens, ou même des altérations positives des textes. Ainsi, Tertullien traduit le premier mot de la Genèse (béréschith, ἐν ἀρχῇ, in principio) par in Filio, comme s’il y avait : in Filio creavit Deus cœlum et terram ; de cette manière il trouve la divinité de Jésus-Christ enseignée à la première page de la Bible. L’auteur du dialogue entre Jason et Papiscus va plus loin, et prétend lire, dans le texte même : in Filio fecit Deus… D’après d’autres, enfin, il faudrait lire : in principio Deus fecit sibi filium. Avec un tel procédé, on peut trouver tout dans tout, et l’on comprend que les apologètes aient trouvé, en particulier, dans l’Ancien Testament, le christianisme de toutes pièces. Mais on comprend aussi que les juifs ne fussent que médiocrement convaincus.
D’ailleurs, la version des Septante, dont se servaient les apologètes qui, en général, ne savaient pas l’hébreu, était, en maint endroit, inexacte, et les juifs pouvaient renvoyer aux chrétiens le reproche que ceux-ci leur adressaient, de falsifier les Écritures. C’est pour couper court à ces reproches mutuels qu’Origène entreprit son grand travail critique sur le texte de l’Ancien Testament, les Hexaples.
Pour comprendre la manière dont les chrétiens se défendirent, il faut caractériser d’abord l’attaque, ou la polémique païenne. Nous laisserons de côté les accusations populaires qui prenaient pour prétexte le mystère dont s’entouraient les assemblées des chrétiens ; ainsi, au dire de la foule, ils se livraient à des pratiques infâmes, ensanglantaient leurs rites par le meurtre d’un enfant ; adoraient une tête d’âne, se prosternaient devant les astres, et étaient responsables de tous les malheurs publics. Nous négligerons l’opposition des classes cultivées, dont les opinions et l’attitude se trouvent exprimées dans le dialogue de Minutius Félix ; Cœcilius, l’interlocuteur d’Octavius, y personnifie d’une manière frappante la décadence morale de la société païenne aux premiers siècles de notre ère : sceptique blasé, ne croyant ni à la vérité ni à la vertu, il trouve que le plus commode est d’adhérer pour la forme à la religion de ses pères. Enfin, nous passerons aussi sous silence les railleries du philosophe Lucien, qui, dans son Peregrinus Proteus, se moque de la folie des chrétiens, comme il se moquait de celle des philosophes et des enthousiastes, et ne trouve dans le christianisme qu’une nouvelle matière à exercer sa verve satirique.
On ne tarda pas à comprendre, lorsqu’on connut mieux le christianisme, que, pour le vaincre, ce n’était pas assez des armes de la raillerie. On en vint à une polémique sérieuse et philosophique. C’est de cette polémique que nous devons dire quelques mots. Celse et Porphyre la personnifient assez bien.
La personne de Celse a été l’objet de vives discussions. Il est assez difficile de dire s’il était épicurien ou platonicien. Il paraît avoir été un peu l’un et l’autre, comme c’était le cas ordinaire à cette époque de syncrétisme philosophique. Quoiqu’il en soit, il fut le représentant de l’ancienne culture grecque, et attaqua le christianisme comme une religion barbare, qu’il traitait avec orgueil et avec dédain.
Son ouvrage, intitulé λόγος ἀληθής, ne nous est connu que fragmentairement, par la réfutation d’Origène. C’est un chef-d’œuvre de polémique passionnée, et cependant clairvoyante. Il met d’abord en scène un juif, qui attaque le christianisme au nom de Moïse et des prophètes. Puis il fait le procès au judaïsme lui-même, qu’il déclare bien inférieur à la sagesse des Grecs. Enfin, il entreprend une réfutation directe du christianisme. D’une part, il attaque la crédibilité des documents évangéliques ; de l’autre, il s’élève contre la méthode et le contenu de la révélation chrétienne, en s’en prenant surtout aux deux doctrines de l’incarnation et de la résurrection. Du reste, il professe des principes philosophiques qui l’empêchent absolument d’admettre une révélation au sens juif et une rédemption au sens chrétien. Pour lui, Dieu ne se révèle que dans le monde. L’incarnation de la divinité est inutile, car il n’y a pas de mal, de déchéance, mais il règne dans l’univers un ordre toujours le même, à l’harmonie duquel contribue cela même qui nous paraît mal. Et cette incarnation est impossible, car Dieu ne peut entrer en contact avec la matière : il y a entre elle et lui une série indéfinie d’êtres intermédiaires, de dieux qui ont organisé le monde et y maintiennent l’harmonie.
Porphyre est le représentant de la réaction, je dirai volontiers de la réforme païenne, qui eut lieu sous Septime Sévère. A cette époque, le christianisme s’est affermi et a fait ses preuves. On ne parle plus de lui avec dédain comme Celse. On sent instinctivement qu’il est supérieur au paganisme, et on s’efforce de rajeunir celui-ci, de l’épurer, de le spiritualiser, pour qu’il puisse soutenir la comparaison.
C’est à cette tendance qu’appartient le néoplatonicien Porphyre. Esprit élevé et vraiment religieux, il s’efforçait de retrouver dans la mythologie et les mystères païens toute une philosophie religieuse, avec laquelle était d’accord le christianisme lui-même, dans ce qu’il avait de vrai, à son point de vue. Il n’en fut pas moins l’adversaire des chrétiens.
L’ouvrage qu’il composa contre eux : Λόγος φιλαλήθης πρὀς τοὺς χριστιάνους, en XV livres, est perdu ; mais des fragments importants ont été conservés dans les réfutations de Méthodius de Tyr, d’Eusèbe de Césarée et d’Apollinaire de Laodicée. Porphyre ne se place pas, comme Celse, sur le terrain philosophique : il croit au surnaturel. Il attaque surtout les chrétiens sur le terrain de l’histoire et de la pratique. En particulier, il conteste l’authenticité des livres de Moïse et de Daniel ; il met en contradiction les récits évangéliques ; il tire un grand parti de la dispute de Pierre et de Paul à Antioche ; il conteste la légitimité de l’interprétation allégorique appliquée par les chrétiens à l’Ancien Testament. Du reste, il rend hommage à la personne de Jésus. Il voit en lui un homme sage et pieux, qui honorait les dieux et faisait des miracles en invoquant leur nom mais ses disciples ont altéré sa doctrine, et surtout ont eu le tort d’en faire un dieu. Pythagore a été, de même que Jésus, un homme d’une vie exemplaire ; il a fait aussi beaucoup de miracles, ce qui n’est pas une raison pour voir en lui une incarnation de la divinité. — Jésus est donc revendiqué comme un héros du paganisme, semblable à Pythagore ou à Platon.
Mentionnons encore Hiéroclès qui marque une dernière transformation de la polémique païenne. Tout en reproduisant les arguments de Celse, il oppose à Jésus Apollonius de Tyane, dont Philostrate avait écrit la vie comme Jamblique avait écrit celle de Pythagore, et dont il fait un saint et un thaumaturge plus miraculeux encore que Jésus. Cette transformation progressive de la polémique païenne montre combien le christianisme avait grandi en influence et en prestige.
Nous possédons un grand nombre des documents par lesquels les apologètes chrétiens répondirent à ces attaques. Les plus anciens sont perdus : ce sont les Apologies de Quadratus et d’Aristide, plaidoyers adressés à Adrien. Voici les plus importants parmi ceux qui nous restent :
I. Chez les Grecs :
- Les deux Apologies de Justin, adressées, la première (Apologia major) à Antonin-le-Pieux, et la seconde (Apologia minor) au Sénat, sous Marc-Aurèle ;
- Le λόγος Ἕλληνας, de Tatien ;
- L’Apologie d’Athénagore intitulée : πρεσβεία περὶ χριστιανῶν, adressée à Marc-Aurèle. (A ce même empereur furent aussi présentées les Apologies de Meliton de Sardes, de Miltiade et de Claude Apollinaire, dont nous ne possédons que quelques citations, conservées par Jérôme ou Eusèbe) ;
- L’ouvrage de Théophile d’Antioche, sous Commode : πρός Ἀυτόλυκον περὶ τῆς τῶν χριστιανῶν πίστεως, en trois livres ;
- Les trois ouvrages de Clément d’Alexandrie : λόγος προτρεπτικὸς πρὸς Ἕλληνας — παιδάγωγος — στρώματα ;
- Le livre d’Origène : κατὰ Κέλσου ;
- Le livre intitulé : διάσυρμος τῶν ἔξω φιλοσοφῶν, attribué à Hermias.
II. Chez les Latins :
- L’Octavius, de Minutius Félix ;
- Les Apologies de Tertullien : Apologeticus, — Ad Scapulam, — Ad Gentes ;
- Le traité de Cyprien, De idolorum vanitate ;
- L’Apologie d’Arnobe, écrite sous Dioclétien et intitulée : Adversus Gentes, qui appartient déjà, par sa date, à la période suivante.
Résumons les principaux arguments produits dans ces diverses apologies, soit pour la défense contre le paganisme, soit pour l’attaque, soit enfin pour la démonstration directe de la vérité chrétienne.
Nous avons vu que les païens employaient contre les chrétiens trois sortes d’arguments :
- Ils faisaient la critique des documents évangéliques ;
- Ils émettaient des objections contre le christianisme en général et contre ses adeptes ;
- Ils en émettaient aussi contre certaines doctrines spéciales.
I. Je n’entrerai pas dans la question critique : cela nous entraînerait trop loin, et d’ailleurs ce n’était pas là le terrain principal du débat. Les sciences critiques n’étaient pas encore créées : elles ont une origine toute moderne.
II. Contre le christianisme en général, les païens élevaient des objections de toutes sortes et souvent contradictoires.
1° On reprochait au christianisme d’être une religion nouvelle, sans tradition, sans passé, sans autorité, et on lui opposait la haute antiquité des religions païennes (objection de Celse). — A cela, les apologètes (Origène, Tertullien) répondaient d’abord : Qu’importe si le christianisme est vrai ? L’antiquité n’est pas la vérité, pas plus que la nouveauté n’est l’erreur. Mais ils allaient plus loin ; ils déclaraient le reproche mal fondé et le renvoyaient aux païens eux-mêmes, en démontrant que le christianisme, parce qu’il se rattache au mosaïsme, est plus ancien que le paganisme, et remonte jusqu’aux premiers jours de la création. Les livres de Moïse sont plus anciens que ceux des Grecs. C’est un point sur lequel Tertullien en particulier insiste beaucoup.
2° Les païens adressaient au christianisme un second reproche, qui semblait en contradiction avec le premier. Ils l’accusaient de plagiat et prétendaient qu’il avait emprunté aux philosophes grecs — à Platon, en particulier — tout ce qu’il avait de bon, savoir la notion d’un seul Dieu, l’immortalité de l’âme et les préceptes de morale. Tout ce que le christianisme a ajouté à ces emprunts est absurde, d’après Celse, tandis que ce qui est bon n’est qu’un plagiat, où la forme barbare a remplacé la beauté de la forme grecque. — Origène confesse ces ressemblances. Il accorde que la doctrine de l’unité de Dieu et les principes de la morale chrétienne n’ont rien d’absolument nouveau, qu’on les retrouve, non seulement dans l’Ancien Testament, mais aussi dans les monuments de la philosophie grecque. C’est que ces vérités ont leur racine dans l’âme humaine, à laquelle le Logos s’est, de tous temps, révélé. Mais, d’une part, elles sont obscurcies par le péché, et il a fallu les remettre en lumière. Et, de plus, Jésus-Christ ne les a pas empruntées aux Grecs, qu’il ne connaissait pas, mais à Moïse et aux prophètes, plus anciens que les philosophes païens (Origène aurait pu ajouter que ce que l’Évangile apporte n’est pas un enseignement moral nouveau, mais une force pour accomplir la loi morale, une délivrance, un pardon, une vie nouvelle : on reconnaît à ce défaut de son apologétique la tendance générale de sa conception du christianisme). — Justin Martyr était du même avis qu’Origène, et il voyait dans les vérités enseignées par les philosophes grecs une révélation du Logos. Mais d’autres Pères, Clément et Tertullien, par exemple, et Origène lui-même en certains passages, allaient plus loin, et, renvoyant aux païens leur reproche, ils les accusaient à leur tour de plagiat, prétendant que les philosophes grecs avaient copié les écrivains juifs, en les altérant quelquefois.
3° Les païens reprochaient encore au christianisme la soumission aveugle, la foi non raisonnée et toute d’autorité qu’il demandait de ses sectateurs, son mépris pour la science, sa préférence pour les ignorants et pour les pécheurs scandaleux. — A cela, Origène répondait, au nom des chrétiens, qu’il est souverainement raisonnable de se soumettre à l’autorité de Dieu lorsque Dieu a parlé. Il montrait quelle grande place tient dans le monde le principe d’autorité, qui est le vrai fondement de l’Etat, de la famille, de la société. Il remarquait que le peuple, en particulier, n’ayant pas le loisir des longues recherches, ne peut faire autrement que de croire sur la parole d’hommes qui ont vu et examiné par eux-mêmes. Car, ajoutait-il, c’est la fausse science que le christianisme condamne ; mais l’Évangile est la vraie sagesse, la vraie science, bien supérieure à celle des philosophes. Les esprits capables de spéculation peuvent s’en approprier les trésors. Quant aux hommes vicieux et corrompus que l’Évangile attire à lui, c’est pour les corriger qu’il les appelle, et c’est en eux qu’il fait le mieux éclater sa puissance régénératrice.
4° A ce reproche, les païens en ajoutaient un autre qui semble tout opposé, à savoir la diversité des opinions et la multiplicité des sectes dans l’Église chrétienne. — Origène n’avait pas de peine à renvoyer ce reproche, formulé par Celse, aux philosophes païens et à prouver, en outre, que cette diversité d’opinions témoignait d’une liberté assez grande et peu conciliable avec cette soumission aveugle, irraisonnée, dont on accusait les chrétiens. Il affirmait d’ailleurs que, derrière ces divergences de détail des théologiens, se retrouve la tradition ecclésiastique unanime et permanente.
5° Celse adressait au christianisme un autre reproche, qui caractérise l’attitude de cet écrivain en face de tout ce qui n’est pas hellénique : il relevait avec mépris l’origine et la forme barbare de la religion chrétienne. — Origène répondait que ce qui importe ici, ce n’est pas la forme mais le fond, ce n’est pas l’origine mais le contenu. Du reste, il faisait observer que les Grecs devaient beaucoup aux Barbares, — par exemple, l’alphabet, l’agriculture, etc.
6° Une dernière accusation lancée contre les chrétiens, et qui était entre les mains de leurs adversaires une arme très redoutable, c’est l’accusation de rébellion contre les empereurs et contre les lois de l’empire. Ce reproche était fondé à quelques égards. Les chrétiens n’honoraient pas par des sacrifices les images des empereurs, et ne prenaient point part aux rites religieux qui se mêlaient aux différents actes de la vie publique. Ils formaient des assemblées secrètes, où l’on pouvait voir des conspirations politiques. — Les Apologètes ne niaient point ces faits. Mais ils protestaient de la fidélité des chrétiens à l’empereur, fidélité mainte fois éprouvée sur les champs de bataille. Ils invoquaient les principes et les préceptes de l’Évangile relativement au respect dû aux puissances et citaient les paroles de Jésus, de saint Paul et de saint Pierre sur ce point. Ils ajoutaient enfin qu’ils priaient chaque jour pour l’empereur et pour l’empire ; que, bien loin d’attirer les fléaux et les malheurs publics, ils les écartaient par leurs prières et retenaient la main de Dieu prête à frapper ; qu’au surplus, chacun pouvait s’enquérir de leurs doctrines et assister à leurs assemblées. C’est surtout Tertullien qui repoussa avec éloquence ce dernier chef d’accusation.
III. Outre ces objections contre le christianisme en général et contre la vie des chrétiens, les païens en soulevaient d’autres contre certaines doctrines spéciales. Les deux doctrines qui excitaient le plus leurs railleries étaient la divinité de Jésus-Christ, ou l’incarnation, et la résurrection des corps.
1° L’incarnation paraissait impossible et absurde. On ne concevait pas que Dieu s’abaissât ainsi jusqu’à prendre la figure de l’homme pour mourir sur une croix. — Les apologètes répondaient que cela n’était pas plus incroyable que les apparitions continuelles des dieux païens et les aventures ridicules que leur prêtait la mythologie. La grandeur du but fait d’ailleurs comprendre le caractère merveilleux du moyen employé pour l’atteindre. Mais ce but, Celse ne le comprenait pas. Aussi l’incarnation n’était-elle pas seulement impossible, mais inutile à ses yeux. Elle n’avait aucune raison d’être, puisqu’il n’y avait point de chute, puisque l’ordre universel n’avait pas été troublé, et que les accidents qui paraissaient le contrarier contribuaient en réalité à l’harmonie générale.
2° La résurrection des corps passait aussi pour une folie aux yeux des païens : ils comprenaient, à la rigueur, la survivance ou même l’immortalité de l’âme ; mais ce qu’ils ne pouvaient comprendre, c’est que le corps, après être tombé en poussière et avoir livré ses éléments pour former d’autres corps, pût se reconstituer et reprendre sa forme primitive. — Les apologètes répondaient en invoquant la toute-puissance de Dieu, qui rendait cette résurrection possible, certains phénomènes naturels analogues, qui la rendaient probable, et enfin les nécessités de la rémunération future qui la rendaient indispensable. Ils se faisaient d’ailleurs de la résurrection des corps une notion un peu étroite. Tertullien, par exemple, partant de ce principe qu’il n’y a rien de réel que ce qui est corporel, ne concevait pas qu’il y eût des peines et des récompenses dans l’autre vie, si les âmes y étaient privées de leurs corps.
Les apologètes portèrent leur attaque sur la religion et sur la philosophie du paganisme.
I. Attaque contre la religion païenne.
1° On s’attachait tout d’abord à démontrer l’absurdité de la mythologie populaire, et, sur ce chapitre, l’on avait beau jeu pour rendre aux païens raillerie pour raillerie.
2° On montrait que le paganisme n’était pas seulement absurde, mais immoral. Les apologètes signalaient avec indignation les vices, les excès de toutes sortes, les scandaleuses aventures que l’on attribuait à tous les dieux, et à Jupiter lui-même, le maître de l’Olympe. A des divinités aussi immorales on ne pouvait rendre qu’un culte immoral comme elles, et les apologètes relevaient les débauches infâmes qui se mêlaient au culte de Vénus et de Bacchus, comme la condamnation la plus sanglante du paganisme. Quelle influence d’ailleurs de tels exemples divins et un tel culte pouvaient-ils exercer sur les mœurs ? N’étaient-ils pas faits pour corrompre le peuple plutôt que pour le moraliser ?
3° Restait à démontrer la fausseté des religions païennes, ou à discuter la question de leur origine. Chez les païens eux-mêmes, deux opinions s’étaient produites sur l’origine des dieux. Tantôt, avec le philosophe Evhémère, on expliquait la mythologie par l’histoire ; l’on voyait dans les dieux des hommes qui avaient été les bienfaiteurs ou les fléaux de l’humanité, et à qui la reconnaissance ou la terreur avait fait élever des autels. Tantôt, avec les stoïciens et les platoniciens, on donnait de la mythologie des explications allégoriques ; on voyait dans la légende des dieux des symboles, des mythes, représentant d’une manière ingénieuse les grandes lois, les grandes forces et les grands phénomènes de la nature. — Nous retrouvons chez les apologètes ces deux explications de l’origine des dieux, tantôt distinctes, tantôt combinées ensemble.
a) Quelquefois, par exemple, ils prétendent (argument de Tertullien) que les dieux ne sont que des hommes divinisés, dont on peut voir encore les tombeaux, comme celui de Jupiter en Crète. Et, à ce sujet, ils invoquent les apothéoses périodiques des empereurs et, surtout, la scandaleuse apothéose d’Antinoüs, favori d’Adrien, que son maître avait fait placer, après sa mort, au rang des dieux. Nous assistons tous les jours, disent-ils, à la naissance de dieux nouveaux, et le présent nous révèle le secret de leur origine dans le passé.
b) D’autres fois ils adoptent l’opinion stoïcienne ou platonicienne (ainsi Clément et Origène), et alors ils n’ont pas de peine à prouver que les éléments de la nature, les forces et les phénomènes physiques, n’ont aucun droit à l’adoration des hommes.
c) Mais, à ces deux explications du polythéisme déjà imaginées par les païens eux-mêmes, les apologètes en ajoutent une autre qui leur appartient en propre, qui se rencontre chez tous, et qui est le trait le plus caractéristique et le plus original de leur polémique contre les païens. Le paganisme est, à leurs yeux, l’œuvre des démons, qui ont voulu dérober à Dieu le culte qui lui était dû et se le faire rendre à eux-mêmes. Comme une erreur absolue ne saurait persuader l’esprit humain, et que Dieu avait révélé dès le commencement quelques vérités partielles, les démons, afin de mieux séduire les hommes et de les entraîner dans la corruption qui est la suite de l’idolâtrie, ont calqué leur religion menteuse sur la vraie religion, dont ils ont fait, en quelque sorte, la contrefaçon et la caricature. De là ces ressemblances étranges entre la révélation et la mythologie. C’est ainsi, dit Justin Martyr, que la naissance de Minerve, sortant tout armée du cerveau de Jupiter, est la caricature de la génération du Logos. Comme les démons connaissaient les prophéties relatives au Messie, ils avaient arrangé les histoires de leurs dieux de façon à ce qu’elles parussent être l’accomplissement de tels ou tels traits de ces prophéties. Par exemple, Bacchus et Hercule, tous deux fils de Jupiter, qui font l’un et l’autre beaucoup de bien et endurent beaucoup de maux, puis sont mis au rang des dieux, représentent, d’après Justin, le Messie révélé. Esculape et Persée reproduisent aussi dans leur histoire quelques traits des prophéties messianiques. De même, les démons avaient imité les rites de l’ancienne alliance et de la nouvelle, dans les sacrifices et les lustrations. Enfin, ils avaient eu leurs oracles et leurs prodiges. Les apologètes, en effet, admettent la réalité historique des faits miraculeux et des accomplissements de prédictions invoqués par les païens pour prouver la vérité du paganisme. Seulement, ils les attribuent aux démons et les expliquent par leur science et leur puissance, supérieures à celles de l’homme. Mais cette concession devait diminuer la valeur des miracles chrétiens. Aussi les apologètes, pour prouver que ceux-ci étaient l’œuvre de Dieu et non des démons, invoquaient ce fait que Jésus et les apôtres, et même encore les chrétiens qui vivaient de leurs temps, chassaient les démons. Or Satan, disaient-ils, ne saurait se chasser lui-même.
II. En face de la philosophie païenne, l’attitude des apologètes différait selon l’école à laquelle ils appartenaient.
1° Les Apologètes latins, Tertullien par exemple, enveloppent la philosophie et le culte des idoles dans un même anathème. Platon lui-même ne trouve pas grâce devant Tertullien. Il regarde la philosophie comme la mère de toutes les erreurs, comme l’œuvre des démons au même titre que le paganisme tout entier. Et il en appelle de l’âme humaine faussée par les sophismes de l’école, à l’âme dans sa pureté et dans sa candeur primitive, telle qu’elle est sortie des mains de Dieu.
2° Les Apologètes grecs, Justin, Clément, Origène, Théophile d’Alexandrie, Athénagore, ne parlent qu’avec respect de la philosophie grecque ; ils lui attribuent un rôle providentiel dans l’histoire et voient en elle une préparation évangélique au milieu des païens. Mais quand il s’agit de rendre compte de ces éléments précieux de vérité entrevus par la philosophie, et qui en font comme une seconde révélation, les apologètes grecs donnent deux explications, qu’ils présentent tantôt isolément, tantôt concurremment,
a) Quelquefois ils suivent l’opinion populaire empruntée par les chrétiens à Philon, que ce qu’il y a de bon et de vrai dans la philosophie grecque est un emprunt fait aux juifs par les philosophes païens. Par exemple, Pythagore et Platon, dans leurs lointains voyages, avaient eu des relations avec les prophètes hébreux : ainsi Platon avec Jérémie, en Egypte. Ou bien encore les livres hébreux, soit dans le texte, soit dans une traduction grecque, seraient tombés entre leurs mains. — On comprend que Philon ait imaginé cette hypothèse. Il y avait un double intérêt :
1. Elever Platon, dont il était épris, sans diminuer Moïse, auquel il tenait à rester fidèle, et les mettre ensemble d’accord, pour pouvoir, bien que juif, platoniser sans scrupule.
2. Venger sa nation du mépris dont elle était l’objet de la part des Grecs, en leur montrant que ce qu’ils avaient de meilleur, ils l’avaient emprunté aux Juifs.
Cette même supposition rendait aussi service aux apologètes chrétiens. Elle leur permettait de renvoyer à leurs adversaires le reproche de plagiat. Malheureusement, elle est complètement contredite par l’histoire. Aucun document historique n’autorise à admettre des relations entre Pythagore et les prophètes juifs. Quant à une rencontre entre Platon et Jérémie en Egypte, elle est impossible, par la simple raison que Jérémie a vécu un siècle et demi avant Platon. Enfin les livres hébreux n’auraient pu être compris dans le texte par aucun philosophe grec, et la première traduction grecque des ouvrages de l’Ancien Testament fut celle des Septante, faite sous les Ptolémée, près de deux siècles après Platon.
b) Aussi, à cette explication, les docteurs grecs d’Alexandrie plus cultivés et plus éclairés, en ajoutèrent-ils une autre plus conforme à l’histoire, et d’accord avec leur tendance plus large. Ils attribuaient à une révélation du Logos les vérités enseignées par la philosophie grecque. Le Logos, disaient-ils, source éternelle de la vérité et de la vie, qui a inspiré les prophètes hébreux, a étendu son action sur le monde païen. Il a donné à quelques âmes d’élite des lumières supérieures. Il leur a communiqué quelques parcelles de la vérité. Il y a eu une sorte de révélation au sein du monde grec. Platon a été un prophète et un pédagogue conduisant à Jésus-Christ. — C’est déjà l’opinion de Justin Martyr, qui l’exprime dans sa théorie du λόγος σπερματικός. Le Logos s’est répandu, d’après lui, comme une divine semence, dans le vaste champ du paganisme, et cette semence, reçue par des cœurs bien disposés, a germé et produit des fruits. Ces fruits sont ces vérités précieuses, découvertes par les sages de la Grèce. — C’est aussi l’opinion de Clément, qui reproduit, sous des termes analogues, la pensée de Justin, lorsqu’il parle des θρεπτικά σπέρματα, semences nourrissantes, propres à alimenter la vie spirituelle, miettes du pain de vie, que Dieu répand à pleines mains sur le monde, en attendant qu’il lui donne le pain même descendu du ciel. — Selon une autre image, employée aussi par Origène, qui partage l’opinion de Clément, ces vérités entrevues par les philosophes sont les rayons épars de la lumière qui brille de tout son éclat en Jésus-Christ, comme à son foyer ; elles sont le crépuscule qui annonce le jour. — Les Pères d’Alexandrie vont très loin en ce sens. Aucun système de philosophie ne renferme, d’après eux, la vérité complète ; mais en réunissant les éléments épars de vérité renfermés dans chacun, on aurait un ensemble de doctrines qui s’accorderait de tous points avec la doctrine chrétienne. Celle-ci présente seule à l’homme la vérité dans sa perfection et sa plénitude, de manière à satisfaire tous les besoins de son intelligence et de son cœur.
La polémique n’était qu’une partie de la tâche des apologètes. Après s’être justifiés et avoir convaincu les juifs et les païens d’erreur et d’impuissance, ils avaient à démontrer la vérité du christianisme et à établir ses titres à devenir la religion universelle et définitive de l’humanité.
Ici encore, nous n’entrerons pas dans les détails. Nous nous bornerons à relever la méthode et les principaux arguments de nos apologètes, à en apprécier les mérites et les défauts, à indiquer enfin comment nous concevrions de nos jours une apologie du christianisme.
I. Méthode. — Nous devons formuler tout d’abord une remarque préliminaire, qu’il importe de ne pas perdre de vue. Il faut se garder de prêter aux Pères des premiers siècles nos habitudes modernes, nos préoccupations philosophiques, nos exigences scientifiques, nos méthodes rigoureuses, qui leur étaient complètement étrangères. Ce serait s’exposer à ne pas les comprendre et à fausser le caractère et la physionomie vraie de leurs apologies : écueil où l’on se heurte facilement, de nos jours surtout, parce que l’on cherche dans l’histoire moins l’histoire elle-même que des arguments en faveur de ses propres opinions. M. de Pressensé, par exemple, n’a pas toujours évité cet écueil. Une foule de questions, qui s’imposent aujourd’hui à ceux qui veulent s’occuper d’apologétique, ne se posaient ni pour les premiers apologètes, ni pour aucun de leurs contemporains. Elles n’existaient pas à leur époque. Ils n’avaient donc pas à en tenir compte et à les résoudre.
Aujourd’hui, par exemple, on distingue entre la religion absolue et les religions historiques, entre la religion naturelle et les religions positives, entre les religions humaines et la religion révélée, entre l’histoire des religions et la philosophie de la religion, etc. Ces distinctions, on ne les faisait pas aux premiers siècles de l’ère chrétienne, et nos apologètes ne les faisaient pas non plus. Pour eux, religion et révélation, révélation et christianisme étaient une seule et même chose. Ils ne distinguaient pas l’essence des religions de leur forme historique. Ils n’avaient pas à se préoccuper des questions que posent de nos jours l’histoire des religions et la philosophie de la religion, sciences toutes modernes.
Un autre ordre de questions, qui tiennent dans l’apologétique contemporaine une grande place, et qui étaient étrangères aux préoccupations des hommes des premiers siècles de notre ère, ce sont les questions relatives aux rapports de la révélation et de la raison, à ceux de la révélation et de la conscience, comme à ceux du naturel et du surnaturel. Le surnaturel n’était pas alors, comme aujourd’hui, la question des questions, la question centrale et décisive autour de laquelle gravitent toutes les autres. Amis et adversaires du christianisme y croyaient également.
Tout cela simplifiait la tâche des premiers apologètes et ne pouvait manquer d’influer sur leur méthode et sur le choix du terrain où ils plaçaient le débat. Au lieu d’aborder le terrain philosophique ou moral et de prendre leur point de départ dans l’anthropologie, ils restaient sur le terrain historique. Au lieu de procéder comme on le ferait aujourd’hui, — c’est-à-dire, de dégager de l’histoire des religions et de l’étude de la conscience humaine l’idée de la religion, pour démontrer ensuite que le christianisme est la seule religion qui réalise cette idée et qui réponde aux besoins de la conscience humaine, — on se plaçait directement en face de l’histoire, et l’on montrait que le christianisme est la révélation de Dieu, la seule religion vraiment divine, et, par conséquent, la seule vraie. On n’avait pas à discuter la question de la révélation et du surnaturel : tout le monde croyait alors à la possibilité et à la réalité de l’un et de l’autre. Il s’agissait seulement de prouver que la révélation chrétienne était la révélation suprême, la seule vraiment divine et faisant dès lors autorité. Et cette preuve était une démonstration essentiellement historique : elle ne pouvait pas être autre chose.
On allait même plus loin, et l’on ne craignait pas d’affirmer que le christianisme, parce qu’il est la vérité révélée, ne peut pas être démontré. C’est, en particulier, l’opinion de Justin Martyr, et il ajoute, pour justifier sa thèse : « Toute démonstration est plus forte et plus certaine que l’objet à démontrer ; or, il n’y a rien de plus fort et de plus certain que la vérité de Dieu ; » — ce qui signifie, en langage plus moderne, que toute démonstration suppose des principes supérieurs, d’où l’on part pour en déduire ce qu’on veut démontrer, et qu’il n’y a pas de principes plus élevés ou de certitudes plus hautes, d’où l’on puisse déduire le christianisme. Justin dit encore : « Ce n’était pas par démonstrations mais par affirmations que procédaient les anciens prophètes ; c’étaient des témoins de la vérité, qui possédaient une certitude plus haute que toutes les démonstrations. » Cela est vrai, mais dans un sens un peu différent. On ne peut donner du christianisme une démonstration mathématique ; il ne s’impose pas avec l’autorité de l’évidence ; mais il n’en comporte pas moins une certaine apologie.
Aussi bien, par une inconséquence naturelle et en quelque sorte inévitable, les apologètes, et Justin tout le premier, entreprenaient une démonstration du christianisme. Ils raisonnaient, ils discutaient, ils invoquaient des arguments divers, pour prouver la vérité et la divinité de l’Évangile. Nous retrouvons chez eux les deux ordres de preuves désignées dans l’école par les noms de preuves externes et de preuves internes.
Les premières se tirent des faits extérieurs ; on invoque l’histoire, le témoignage des hommes ; on fait la critique des documents et de leur contenu historique, et l’on établit historiquement la réalité des faits qui sont le fondement du christianisme, ou plutôt qui sont le christianisme même.
Les secondes se tirent du contenu de la doctrine chrétienne ; on analyse ce contenu, et l’on en montre la vérité intrinsèque et la correspondance avec tous les besoins intellectuels et moraux de l’homme. C’est le Christianisme se légitimant lui-même aux yeux de la raison et de la conscience.
On s’est demandé lequel de ces deux ordres de preuves tenait le plus de place et jouait le principal rôle dans les apologies des premiers siècles, et l’on a résolu diversement cette question. La solution me semble indiquée d’avance par l’attitude et la méthode que nous avons signalées chez les apologètes. S’il est vrai que, au lieu de rechercher les éléments constitutifs de la religion en soi, pour montrer qu’ils se trouvent réalisés par le christianisme — lequel est dès lors la religion absolue, — les apologètes se placent sur le terrain de la révélation et s’attachent uniquement à démontrer que le christianisme vient de Dieu, il est naturel que les preuves externes, historiques et surnaturelles soient pour eux les preuves décisives, et supportent tout l’édifice de leur démonstration.
II. Arguments. — Cette induction se trouve confirmée par l’examen des principaux arguments employés par les premiers apologètes. Passons-les rapidement en revue.
A. Preuves internes. — Il est incontestable que les preuves internes ont leur place — et une grande place, — non seulement chez les apologètes de l’Église grecque, comme Justin, Clément et Origène, mais aussi chez les apologètes latins comme Tertullien. Tous s’accordent à poser le principe qui est le fondement même de la preuve interne, et qui seul la rend possible, — savoir : que l’âme humaine est faite pour la vérité et qu’elle est capable de la reconnaître et de la saisir, lorsque cette vérité lui est présentée ; qu’il y a entre l’homme et Dieu une parenté primitive, dont il reste des traces malgré le péché, et qui rend l’homme capable de reconnaître Dieu, lorsque Dieu s’approche de lui.
Voici comment les Pères grecs ont formulé ce principe. Le Logos, disent-ils, source suprême de toute vérité et de toute vie, est aussi le principe de toute connaissance et de toute sainteté, C’est lui qui a formé l’homme, et il l’a marqué de son empreinte. Il est cette lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde. Il est cet œil spirituel, capable de discerner la vérité et le bien. Il y a entre le Verbe en nous (conscience et raison) et le Verbe hors de nous (Jésus-Christ et la doctrine évangélique) une correspondance intime, une affinité profonde. Voilà pourquoi la doctrine chrétienne est de toutes les doctrines la plus rationnelle, celle qui satisfait le mieux les besoins intellectuels et moraux de nos âmes. — On reconnaît ici, sous d’autres termes, le principe que M. Vinet a mis, de nos jours, à la base de son apologétique.
Le Logos, qui parle dans chaque homme, parle aussi, d’après Justin Martyr, dans la philosophie grecque. C’est pourquoi Justin et les apologètes d’Alexandrie voient dans cette philosophie une préparation évangélique aussi directe et aussi positive que la préparation au sein du peuple juif, une révélation progressive de la vérité tout entière, aboutissant comme l’autre à Jésus-Christ, en qui s’incarne la vérité tout entière. Platon devient ainsi un précurseur de Jésus-Christ. Jésus est le Platon divin, qui a donné au monde la vraie philosophie et la vraie sagesse. Toutes les vérités qu’il a enseignées ont été aperçues d’une manière fragmentaire et incomplète par les sages de l’antiquité ; mais c’est lui qui le premier les a réunies en faisceau, a concentré comme dans un foyer ces rayons épars, et nous a communiqué la vérité dans toute sa plénitude.
Tertullien se refuse, nous l’avons vu, à admettre cette révélation du Logos au sein du paganisme par la philosophie grecque. Pour lui, les philosophes grecs ne sont que des sophistes, des aveugles ou des menteurs. Mais il croit à une parenté primitive de l’homme avec Dieu, à une aptitude naturelle de l’âme à connaître la vérité, et il invoque en faveur du christianisme le témoignage de l’âme naturellement chrétienne : tel est le sujet d’un de ses traités (De testimonio animæ). — Cette âme naturellement chrétienne n’est pas l’âme telle qu’elle sort des écoles, faussée par les erreurs et les sophismes d’une philosophie menteuse ; c’est l’âme dans sa simplicité et sa candeur primitives, dans son ignorance et sa virginité naturelles. Toutes les fois que, secouant les chaînes de ses préjugés, de ses erreurs et de ses vices, l’âme parvient à se retrouver elle-même, elle rend un témoignage involontaire et spontané aux grandes vérités enseignées par le christianisme, par exemple, l’unité de Dieu, la providence, l’immortalité de l’âme. C’est ainsi que Tertullien voit un hommage instinctif rendu au vrai Dieu dans ces expressions usitées par les païens : Bone deus ! Deus videt ! Deo commendo !
Aux yeux de Tertullien, ce témoignage de l’âme contient une sorte de christianisme anticipé. La preuve interne trouve donc dans son apologie une place aussi grande que dans le système des Pères grecs. C’est Tertullien qui a dit : « On ne se rend qu’à son propre témoignage ; » mot profond, qui rappelle celui de Pascal : « On se prend soi-même à soi-même », et que Vinet n’aurait pas désavoué. Ce mot est la justification de la preuve interne et pourrait servir de devise à ses partisans.
B. Preuves externes. — Mais, à côté de ce genre d’argumentation, se retrouvent les preuves externes, et c’est sur elles, en définitive, que repose toute la démonstration des Pères, aussi bien chez les apologètes grecs que chez les latins.
1. Les apologètes s’attachent d’abord à établir la crédibilité des Évangiles. Les apôtres étaient les témoins immédiats des faits qu’ils rapportent : ils étaient donc bien renseignés et n’ont pas pu se tromper. Leur caractère moral, leur ignorance qui les rendait incapables de si belles inventions, les souffrances et les persécutions auxquelles ils s’exposaient en prêchant l’Évangile de Jésus-Christ ressuscité, tout garantit leur véracité. — A cela quelques apologètes, Tertullien par exemple, ajoutaient des arguments plus directs encore, et mentionnaient des documents officiels transmis par Pilate à Tibère et relatifs à la mort de Jésus. Malheureusement ces prétendus Actes de Pilate sont apocryphes.
2. Les apologètes invoquaient comme preuve visible de la divinité du christianisme les effets merveilleux qu’il produisait dans les cœurs. Justin Martyr insiste sur ce point dans une page éloquente ; Tertullien suit son exemple et d’autres encore. « Voyez, disaient-ils, comme les hommes les plus corrompus sont transformés par la puissance de l’Évangile et deviennent sobres, chastes et pieux ; la haine et l’envie se changent en amour, et l’on peut dire que l’âge d’or reparaîtrait sur la terre si tous les hommes devenaient chrétiens. » — On insistait aussi sur la fermeté joyeuse des martyrs, et Justin avoue que ce qui a le plus contribué à le convertir, c’est le spectacle de leur constance.
3. On invoquait encore les progrès étonnants accomplis par le christianisme dans le monde, malgré la faiblesse de ses moyens et les obstacles de toutes sortes qu’il avait rencontrés. « Nous sommes d’hier, dit Tertullien, dans un passage célèbre (Apol. ch. 37), et nous remplissons déjà toutes vos villes, vos îles, vos places fortes et vos municipes, vos conseils et vos camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum. Nous ne vous avons laissé que vos temples ; » — et ailleurs : « Pour nous venger, nous n’aurions qu’à nous expatrier : vous seriez épouvantés de votre solitude et de votre faiblesse. » Sans doute il faut faire dans ces paroles la part de l’exagération oratoire. Néanmoins, le fait de l’extension rapide du christianisme subsiste ; de ce fait les païens étaient témoins chaque jour, et l’argument ne pouvait manquer d’avoir une grande puissance.
4. On trouva un argument historique analogue dans la ruine de Jérusalem et la dispersion des Juifs. C’était là un fait unique dans l’histoire, et rendu plus frappant encore par l’accumulation d’horreurs qui avait marqué le siège de Jérusalem. Les apologètes y virent la confirmation des prophéties de Jésus, et le châtiment du crime commis par les autorités juives sur la personne du Fils de Dieu. — On généralisa plus tard cette punition exemplaire, et au ive siècle, Lactance écrivit tout un livre apologétique : De mortibus persecutorum, où il montre tous les persécuteurs de l’Église châtiés de Dieu et périssant misérablement, comme Néron et Galère. C’était là une preuve nouvelle de la vérité et de la divinité du christianisme.
5. Enfin, les apologètes des deux écoles invoquaient les miracles et les prophéties, cette double pierre angulaire de la preuve externe, cet argument surnaturel qui démontre le caractère surnaturel du christianisme d’une manière plus convaincante encore et plus directe que les trois arguments précédents.
a) On invoquait non seulement les miracles accomplis par Jésus-Christ et par les apôtres, mais aussi ceux que faisaient les chrétiens. Les dons miraculeux, le don de guérison en particulier, paraissent s’être conservés assez longtemps dans l’Église : les témoignages les plus autorisés en font foi. Origène lui-même, quoiqu’il reconnaisse que ces dons tendent de plus en plus à disparaître, dit avoir été témoin de guérisons miraculeuses opérées par les chrétiens (contre Celse, 1. III).
b) Toutefois, c’est à la preuve tirée des prophéties qu’on s’attache de préférence, et cela pour deux raisons.
La première raison est tirée de la nature même de ces deux preuves. Origène fait à ce sujet une remarque fort judicieuse : c’est que les miracles sont surtout convaincants pour ceux qui en sont les témoins immédiats, tandis que l’impression qu’ils produisent tend à s’effacer à mesure qu’elle s’éloigne. Les miracles n’agissent pas à distance. De plus, à mesure que les générations se succèdent, les traditions s’obscurcissent, les témoignages perdent de leur valeur, les miracles peuvent passer pour des légendes. Quant aux miracles actuels, outre qu’ils sont toujours plus rares, ils n’ont qu’un très petit nombre de témoins. — Il n’en est pas ainsi des prophéties. Leur accomplissement se poursuivant à travers les siècles, le temps qui s’écoule ne fait que leur donner une nouvelle puissance de démonstration. L’argument prophétique devient de plus en plus décisif pour les juifs, de plus en plus frappant pour les païens.
La seconde raison, c’est que l’argument tiré des prophéties de l’Ancien Testament était plus facile à employer que l’autre. Pour les juifs, c’était tout simple : il n’y avait qu’à leur montrer en Jésus le Messie qu’ils attendaient eux-mêmes. Quand aux païens, il suffisait que les oracles fussent antérieurs à Jésus-Christ : or, l’antiquité des livres juifs était généralement reconnue ou facile à établir. Il était aisé dès lors de montrer que ces oracles, bien antérieurs à Jésus-Christ, avaient été accomplis en lui. — L’argument miraculeux était au contraire d’un usage difficile à une époque où l’on voyait partout du surnaturel et de la magie. Païens et juifs croyaient également à l’existence de puissances supérieures et mystérieuses — dieux et démons — dont l’homme pouvait se faire obéir à l’aide de certaines formules, afin d’accomplir certains prodiges. Sur ce point, les chrétiens étaient d’accord avec leurs adversaires ; ils ne contestaient pas les miracles que ceux-ci invoquaient et se bornaient à les attribuer aux démons. Il restait donc à trouver un critère pour distinguer le surnaturel divin du surnaturel diabolique.
Pour cela, on se contentait quelquefois, comme Arnobe, d’affirmer que les miracles de Jésus-Christ et des apôtres étaient plus nombreux et plus surnaturels que ceux de Pythagore, d’Apollonius de Tyane et des thaumaturges païens. Mais cette différence était d’une appréciation difficile.
D’autres fois on avait recours à un argument de fait absolument décisif. Les chrétiens, disait-on, comme Jésus et les apôtres, chassent les démons. Ainsi Tertullien jetait aux païens ce défi : « Amenez un démoniaque, et l’esprit immonde, exorcisé par le premier chrétien venu, sera forcé de sortir de cet homme en déclarant son nom. » (Apol. ch. 23.) Seulement, c’était là une épreuve périlleuse.
Mais Origène invoque des considérations moins extérieures et qu’on croirait présentées par un de nos théologiens modernes de l’école de Vinet. Les miracles de Jésus-Christ et des apôtres, dit-il, se distinguent des miracles païens par certains caractères qui n’appartiennent qu’à eux. Leurs auteurs sont des hommes d’une sainteté et d’une pureté incomparables. Ils ont pour but le soulagement des souffrances de l’humanité, la guérison des corps et des âmes, et non une simple ostentation de puissance surnaturelle. Enfin, ils appuient et accompagnent une doctrine sainte et salutaire. Aussi font-ils partie de l’œuvre religieuse et rédemptrice accomplie par Jésus-Christ et les apôtres. Par cette dernière considération, Origène fait rentrer la preuve externe dans la preuve interne et tient le langage de l’école moderne, qui dit : « Ce n’est pas le miracle qui justifie la doctrine ; c’est la doctrine qui justifie le miracle. Le miracle n’est pas une preuve : il a besoin lui-même d’être prouvé. »
C’est pour ces raisons diverses que les apologètes se sentaient plus à l’aise sur le terrain des prophéties que sur celui des miracles, et faisaient de l’argument prophétique le fondement le plus solide de leur démonstration. Aussi Justin dit-il, en parlant de la prophétie : « Cette preuve paraîtra la plus forte et la plus véridique. » Et les autres Pères lui accordent aussi la plus grande place. Ils poussent même si loin cette prédilection, qu’ils invoquent, outre les prophéties de l’Ancien Testament, certains oracles païens, les Livres Sibyllins, par exemple. Malheureusement, la plupart avaient été remaniés et interpolés par des mains chrétiennes.
Ainsi s’est vérifiée, par l’examen des principaux arguments de nos apologètes, l’induction que nous avions tirée de leur attitude générale et de leur méthode : c’est bien sur la preuve externe qu’ils font reposer la base de leur démonstration.
III. Appréciation. — Cette méthode et cette attitude des premiers apologètes chrétiens méritent à la fois notre éloge et notre critique. Nous allons faire rapidement la part de l’un et de l’autre.
A. Eloge. — a) Il faut d’abord rendre hommage à tout ce que les apologètes ont déployé d’énergie, de talent, d’éloquence et de force. A côté des choses qui ont vieilli il y en a qui ne vieilliront jamais, qui seront éternellement vraies et qui pourront servir d’armes aux apologètes de tous les temps.
b) De plus, ils ont eu raison d’unir la preuve interne et la preuve externe. Elles sont également nécessaires et ne valent que par leur accord.
c) Enfin, ils ont eu raison encore de faire reposer sur la preuve historique le fondement de leur argumentation et d’en faire la preuve décisive. Car le christianisme est essentiellement un fait historique. C’est un acte de l’amour de Dieu intervenant librement dans le monde. C’est Jésus-Christ, sa vie, sa mort, sa résurrection. Ce sont ses enseignements et ceux de ses apôtres sur sa personne et sur son œuvre. Or, un fait historique ne se déduit pas à priori de certains principes : il se constate.
A cet égard, les anciens apologètes peuvent nous donner de salutaires leçons. On tend aujourd’hui à donner à l’argumentation interne la place prépondérante. On fait assez bon marché des arguments historiques par lesquels on établit la réalité du surnaturel chrétien. On veut une apologétique qui soit exclusivement philosophique et morale, qui fasse uniquement appel aux correspondances de l’Évangile et du cœur humain. Cela est excellent, et je crois plus que personne à l’efficacité de cette méthode. Montrer que le christianisme répond seul aux besoins de l’homme, que seul il explique les faits qui sans lui demeurent contradictoires et inexplicables, que seul, par conséquent, il rend la philosophie possible, c’est faire beaucoup pour la démonstration de la vérité du christianisme. Mais ce n’est pas faire assez. On arrive ainsi à faire du christianisme une hypothèse qui seule rend raison des faits observés, — procédé qui a sans doute une incontestable valeur scientifique : mais il faut aller plus loin et montrer que cette hypothèse est une réalité.
On arrive encore, par la preuve interne, à faire aimer le christianisme, à faire désirer qu’il soit vrai, et c’est beaucoup sans doute. Mais ce n’est pas assez : il faut montrer qu’il est bien réellement vrai, qu’il est bien un fait historique, que Jésus n’est pas seulement un idéal, un postulat, mais quelqu’un en qui Dieu s’est approché de nous, un Sauveur, qui est venu pour nous chercher et nous sauver et qui nous a sauvés en effet.
Or, cela ne peut se prouver que d’une manière historique par les procédés ordinaires de l’histoire, et il faut louer les apologètes de l’avoir ainsi compris.
B. Critique. — Mais à ces hommages il faut ajouter des critiques qui ne sont pas sans gravité. Il me semble que les apologètes n’ont pas toujours su poser les questions dans leurs véritables termes, et qu’ils n’ont su conserver ni à la preuve interne ni à la preuve externe leur vraie portée et leur véritable caractère.
1° Preuve interne. — En quoi consiste pour eux la preuve interne ? Ils prétendent retrouver, soit dans le témoignage instinctif et spontané de l’âme (comme Tertullien), soit dans les enseignements des sages et des philosophes (comme Justin, Clément et Origène), les principales vérités du Christianisme. D’après Origène, nous l’avons vu, tout ce qui compose le christianisme se trouve épars, et comme par fragments, dans la philosophie ancienne.
a) Or raisonner ainsi : ou bien, c’est amoindrir le christianisme, — car le caractère unique, original, absolu de la révélation chrétienne tend dès lors à s’effacer, et il n’y a plus entre les philosophes et Jésus-Christ qu’une différence de degré ;
Ou bien, c’est attribuer à l’homme le pouvoir de découvrir par lui-même ces choses, dont l’Apôtre dit que l’œil ne les a point vues, que l’oreille ne les a point entendues et qu’elles ne sont point montées au cœur de l’homme ; — c’est oublier que le péché a obscurci notre intelligence, et que la vérité divine pour laquelle elle avait été faite lui est devenue inaccessible et l’étonne quand elle lui est présentée.
b) De plus — et ici se retrouve cette tendance intellectualiste que j’ai déjà signalée — nos apologètes semblent considérer le christianisme plutôt comme un ensemble de doctrines sur Dieu, l’homme et le monde, que comme un fait de réparation et de rédemption accompli sur la terre pour le relèvement de l’humanité. C’est oublier qu’il ne suffit pas de connaître la vérité et le bien pour les pratiquer. On sent, dans ce défaut de conception, l’influence de Platon : l’intelligence est confondue avec la volonté. En réalité, on peut connaître le bien sans avoir la force de l’accomplir ; on peut connaître Dieu sans pouvoir le servir et l’aimer. Cela vient de ce que notre cœur et notre volonté ont été atteints par le péché plus encore que notre intelligence. Là est le siège profond du mal. Notre cœur est corrompu ; notre volonté est impuissante, ou plutôt, elle est asservie. Ce qu’il nous faut, par conséquent, c’est moins des vérités nouvelles présentées à notre intelligence que l’affranchissement de notre volonté ; c’est un acte divin, surnaturel, qui brise nos chaînes et nous enfante à la vie nouvelle.
c) Que contiennent d’ailleurs ce témoignage spontané de l’âme et ces enseignements de la philosophie, où nos apologètes voient un christianisme anticipé ? A quoi l’âme interrogée par Tertullien rend-elle témoignage ? Au Rédempteur après lequel la fait soupirer le sentiment de sa misère ? Non, mais au Dieu unique, à la Providence, à sa propre immortalité. Voilà ce que dit l’âme naturellement chrétienne ; et la philosophie grecque, d’après les Alexandrins ne dit pas autre chose. Or, ce n’est pas là le christianisme. A ce christianisme, auquel l’âme et la philosophie rendent témoignage, il manque précisément ce qui constitue le fond essentiel du christianisme véritable.
Je conçois autrement l’emploi de la preuve interne. L’apologétique interne vraiment puissante et efficace est celle des Pascal et des Vinet. Elle nous montre d’abord le contradictions intérieures que nous portons en nous mêmes. Elle oppose les signes de notre grandeur à ceux de notre déchéance. Elle met en lumière ces aspirations vers la vérité et la sainteté toujours trahies par la faiblesse de nos efforts, cet idéal de la perfection que nous ne pouvons ni atteindre ni oublier, ce joug du mal que nous détestons sans pouvoir le rompre, ces désirs inassouvis, ces besoins de révélation et de rédemption, qui font notre gloire et notre tourment. — Et ensuite elle nous fait voir dans le christianisme l’explication et le remède de cette contradiction étrange. Elle nous fait saisir, dans la chute et dans la rédemption, le mot de l’énigme de notre cœur et de notre destinée.
Tel est le rôle, plus négatif que positif, que j’assignerais à la preuve interne. Nos apologètes n’ont pas su l’employer ainsi.
2° Preuve externe. — Ils ont mieux compris le rôle et la portée de la preuve externe. Et cependant, ici encore, je retrouve les traces de ce point de vue intellectualiste que j’ai relevé et qui a été de tous temps comme le mauvais génie de la théologie chrétienne. Les apologètes semblent considérer les miracles comme une sanction divine donnée aux doctrines chrétiennes, plutôt que comme un élément intégrant et comme l’essence même du christianisme. Origène, il est vrai, dans certains passages, paraît échapper à ce défaut général ; mais, au fond, son point de vue demeure le même. Or, le christianisme n’est pas une doctrine appuyée par des miracles. La doctrine même est un miracle, et l’objet de cette doctrine est un fait surnaturel, le miracle de « Dieu manifesté en chair », l’intervention de Dieu dans le monde pour sauver le monde.
3° Enfin, une dernière critique que l’on peut adresser aux anciens apologètes, c’est qu’ils n’ont pas toujours disposé leurs preuves dans un ordre logique et rigoureux. Ils mêlent souvent leurs arguments et manquent de méthode dans l’exposition. La vraie méthode, l’ordre véritable consisterait, selon moi, à commencer par la preuve interne, qui prépare les voies et déblaie le terrain, et à finir par la preuve externe qui donne la démonstration effective.
IV. Plan d’une Apologétique. — Si j’avais à tracer le plan d’une Apologétique, voici quelles en seraient les grandes lignes.
A. Preuve interne. — La preuve interne, par où je commencerais, comprendrait trois parties successives.
1. En premier lieu, il faudrait dans une étude psychologique et morale, constater les faits et recueillir les besoins de l’âme humaine.
a) J’étudierais d’abord la nature humaine, et ces contradictions — ces grandeurs et ces misères — qui sont le tourment de l’homme et qui font de lui un mystère et un problème (Cf. Pascal).
b) Je poursuivrais cette étude dans le domaine plus profond de la conscience religieuse ; j’en constaterais les aspirations, et j’y trouverais un double besoin :
- α) Le besoin de révélation — en présence du témoignage contradictoire que la nature et l’histoire rendent à la bonté, à l’amour et à l’existence de Dieu ;
- β) Et le besoin de rédemption — engendré par la condamnation que prononce notre conscience, par le sentiment de notre impuissance morale (Cf. le mot d’Ovide : Video meliora proboque, — Deteriora sequor). — Ce besoin se décompose en besoin de pardon et besoin de délivrance.
2. Le problème étant ainsi posé, je montrerais l’impuissance de la philosophie à expliquer ces faits et l’impuissance des religions humaines à satisfaire ces besoins. — Pour cela,
a) Je passerais d’abord la revue des systèmes philosophiques, dont aucun ne sait expliquer l’homme, ni surtout lui donner la force morale et spirituelle dont il a besoin.
b) Puis je passerais la revue des religions humaines, qui toutes constatent ce double besoin de la conscience religieuse :
- α) Besoin de révélation (prêtres, oracles, livres sacrés) ;
- β) Et besoin de rédemption (sacerdoce, sacrifice) ; mais dont aucune ne parvient à lui donner pleine et entière satisfaction.
3. Après cela, j’ouvrirais la Bible, et je montrerais :
a) Dans la révélation de Moïse, l’explication du problème vainement cherchée par la philosophie ;
b) Dans l’Évangile de Jésus-Christ, la satisfaction absolue des deux besoins fondamentaux de la conscience religieuse :
- α) Le besoin de révélation, car Jésus-Christ est le suprême et parfait Révélateur (sa personne, son enseignement, son œuvre) ;
- β) Le besoin de rédemption, car Jésus-Christ est le suprême et parfait Rédempteur (sa personne et son œuvre).
Cette tâche achevée, la voie serait préparée, la correspondance merveilleuse du Christianisme avec notre âme serait démontrée, et nous aurions, en définitive :
- Eveillé le désir du christianisme ;
- Prouvé sa nécessité même, puisqu’il faut être chrétien ou perdre tout espoir ;
- Donné une sorte de démonstration scientifique de sa vérité, puisque nous aurions fait voir en lui, suivant la méthode de Pascal, l’hypothèse qui seule explique les faits. C’est la méthode ordinaire des sciences naturelles, et elle produit l’évidence intérieure.
Mais cela ne suffit pas. Que le christianisme réponde à nos aspirations, cela constitue une présomption en sa faveur, non une preuve absolue. Sans doute, « si Christ n’existait pas, il faudrait l’inventer » ; mais il nous faut quelque chose qui existe, que nous n’ayons pas inventé. Il reste donc à prouver que Jésus-Christ existe, qu’il est venu en chair, qu’il est mort, qu’il est ressuscité. Et, comme le christianisme est un fait de l’histoire, c’est uniquement par la méthode historique qu’on peut l’établir.
B. Preuve externe. — Tel est le rôle de la preuve externe. Elle établira :
- L’authenticité et la crédibilité des documents ;
- La réalité historique des faits chrétiens, — c’est-à-dire, de la vie, des miracles, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, comme aussi des révélations et des prophéties de l’Ancien Testament, qui préparent Jésus-Christ et l’annoncent.
Voilà quelle est, selon moi, la seule méthode qui puis aboutir. On ne se laissera convaincre par la preuve externe que quand la preuve interne aura fait son œuvre ; on cédera aux témoignages historiques que lorsque le cœur aura été gagné. L’inévidence est le propre de la vérité historique ; les affirmations de la conscience et de la raison lui prêtent seules le caractère de certitude qui lui manque naturellement. Quand on sera bien persuadé que le surnaturel chrétien est possible et qu’il est nécessaire, alors seulement on aura des yeux pour voir les faits qui nous montrent qu’il est réel. Sinon, on trouvera toujours de échappatoires. Aucune des deux sortes de preuves ne peut à elle seule produire la certitude ; chacune des deux a besoin de l’autre pour s’achever elle-même et devenir concluante. C’est une chaîne qui ne vaut que par la cohésion de ses anneaux. C’est un cercle, mais un cercle inévitable dans lequel il faut se jeter par un acte de volonté.
Cet acte de volonté, cet acte essentiellement moral, c’est la foi. Je l’ai dit, toutes ces preuves sont inévidentes ; mais toutes ces inévidences réunies forment une certitude, — une certitude morale, qui ne s’impose pas par la contrainte et qui laisse toujours place au doute. Il y a assez de lumières pour ceux qui veulent croire, et assez de ténèbre pour ceux qui veulent douter. Ainsi, dans notre adhésion au christianisme, la volonté est engagée. Nous sommes responsables de notre foi et de notre incrédulité ; et voilà pourquoi nous serons jugés par elles.
Après l’histoire de l’Apologétique, il faudrait faire l’histoire de la Polémique contre les hérétiques. Mais ce serait une étude longue et fatigante, et, de plus, une étude inutile, car la polémique contre les hérétiques est tellement mêlée à la première élaboration du dogme, que nous serons amenés à faire son histoire en racontant celle des principales doctrines chrétiennes pendant cette période.
Mais il est nécessaire auparavant de dire quelques mots de ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences d’introduction (einleitenden Dogmen, — Néander), c’est-à-dire, des questions relatives aux Saintes-Écritures. Car ce sont les Écritures qui ont de tous temps fourni les matériaux à la dogmatique chrétienne, et, de plus, c’est de la notion des Écritures que dépend l’attitude à l’égard des hérétiques, comme l’esprit et le contenu général de la théologie.