Le moment était arrivé où Zinzendorf devait quitter Paris ; c’était au printemps de 1720. Il ne s’éloigna pas sans regrets. Il devait s’en retourner par la Suisse et le midi de l’Allemagne. A Bâle, il retrouva ses amis F. et N. de Watteville, auxquels il avait donné rendez-vous, et il fit connaissance d’un des plus illustres théologiens réformés de cette époque, Samuel Werenfels. De là, passant par Zurich et Nuremberg, il se rendit au château d’Oberbirg, chez une sœur de son père, la comtesse douairière de Polheim.
Zinzendorf passa à Oberbirg une partie de l’été. Nous le retrouvons là, comme toujours, préoccupé d’une seule affaire, la cause de son Sauveur, et soigneux de retenir dans son cœur la grâce qu’il avait reçue. Ni les distractions des voyages, ni les attraits de la vie du monde, ni les douceurs de la vie de famille ne parvenaient à le détourner un instant de ses pensées habituelles ou de ses exercices de piété. Le dimanche, par exemple, il passait plusieurs heures dans une retraite complète, à laquelle rien ne pouvait l’arracher. On essaya souvent de le détourner de sa manière de vivre, qui paraissait étrange, mais toutes les tentatives furent vaines. « J’aime mieux, » écrivait le comte à cette époque, « j’aime mieux être méprisé et haï à cause de Jésus, que d’être aimé pour moi-même et empêché par là de servir le Seigneur en toute simplicité. »
L’intendant de la comtesse de Polheim était un Suisse nommé Heitz, d’une piété sincère et fervente ; il avait mis en vers, dans le dialecte de son pays, toute l’histoire de la Passion et l’avait accompagnée de remarques. Ce travail plut à Zinzendorf, qui le revit, le corrigea, l’augmenta et le livra plus tard à l’impression. Ce fut là sa principale occupation pendant son séjour à Oberbirg. Mais les affaires de l’église de France lui tenaient toujours à cœur, et, malgré la défection du cardinal de Noailles, la cause ne lui paraissait pas encore perdue ; il écrivit plusieurs lettres aux évêques appelants de sa connaissance pour les encourager à tenir bon. « J’ai cette espérance, disait-il, que Dieu soutiendra par vous la vérité en France. On ne vous coupera pas la tête pour cela ; et quand cela serait, y a-t-il une plus belle mort que de mourir pour la vérité ? Que Dieu vous assiste par sa force invincible ! Confiez-vous en Celui qui est venu pour détruire les œuvres du diable. »
Ces chaleureuses exhortations de Zinzendorf n’étaient point paroles vaines : ce martyre pour lequel il cherchait à enflammer le cœur des évêques français, il eût été prêt à le subir. Il y avait dans sa piété, nous en avons déjà fait la remarque, quelque chose de chevaleresque et de passionné, qui trahissait en lui le poète et le gentilhomme, mais transfigurés par la grâce. Son âme était dévorée du besoin de sacrifice. L’épisode que nous avons à raconter maintenant pourrait en servir de preuve.
Du château d’Oberbirg, il se rendit à celui de Castell, pour y voir une autre de ses tantes. Il s’était proposé de n’y passer que huit jours, mais il fut surpris par la fièvre et dut s’arrêter là deux mois entiers. Pendant ce séjour forcé à Castell, il apprit à connaître la plus jeune des filles de la comtesse, sa cousine Théodora, dont la piété et les qualités aimables firent une vive impression sur lui. Il la demanda en mariage à sa tante : celle-ci, dont il avait gagné à un haut degré l’estime et l’affection, lui déclara que non seulement elle approuvait ce mariage, mais le désirait de tout son cœur. Quant à la jeune fille, elle ne dit ni oui ni non ; elle n’éprouvait pas une inclination particulière pour son cousin, et se contenta de répondre un peu vaguement qu’elle consentirait à ce mariage si Dieu lui faisait voir que c’était sa volonté et y disposait son cœur. Elle ne laissa pas cependant de donner son portrait à Zinzendorf et de l’engager à revenir.
Le jeune homme partit, plein d’espérance, pour aller demander de son côté le consentement des siens, qu’il n’eut pas de peine à obtenir, et il reprit bientôt, le cœur joyeux, la route du château de Castell. Un accident vint l’arrêter en chemin. On était en hiver, et près de la petite ville de Plauen il faillit périr dans l’Elster dont le cours était grossi par les neiges. Forcé de s’arrêter avant de poursuivre sa route, il écrivit à son ami le comte de Reuss, sur les terres duquel il se trouvait, pour lui raconter l’accident qui venait de lui arriver et la préservation merveilleuse dont il avait été l’objet. Le comte de Reuss l’engagea à venir le voir à Ebersdorf. Il se rendit à cette invitation.
Henri XXIX, comte régnant de Reuss-Ebersdorf, était un ami intime de Zinzendorf ; les deux jeunes gens étaient animés des mêmes sentiments de piété. Il n’y avait pas très longtemps, avons-nous vu, qu’ils s’étaient trouvés ensemble à Paris.
Depuis peu de retour de ses voyages, Henri venait d’atteindre sa majorité et de commencer à régner par lui-même ; il avait à cette occasion reçu de son ami une lettre pleine de l’affection la plus tendre.
Pendant la visite de Zinzendorf au comte de Reuss, la conversation tomba sur le mariage de celui-ci ; on jugeait que c’était pour lui le moment de choisir une compagne, et l’on consulta Zinzendorf sur le choix qu’il y avait à faire. On passa en revue tous les partis que pouvait présenter alors le saint empire romain, jusqu’à ce qu’enfin la douairière de Reuss, mère d’Henri, s’écria : « De toutes les personnes dont on a parlé, c’est de Mlle de Castell qu’on a fait le plus grand éloge ; mais il ne faut pas songer à elle, et Zinzendorf sait pourquoi mieux que personne. »
Bien que Théodora ne lui eût point encore donné son consentement formel, Zinzendorf pouvait se croire sûr de l’obtenir. Néanmoins cette parole le fit réfléchir et il se demanda s’il n’y avait point là une indication de la volonté de Dieu et si le Seigneur ne destinait point à un autre celle qu’il aimait. Il se décida, s’il en était ainsi, à renoncer à elle sans hésitation. Il engagea donc le comte de Reuss à demander la main de Théodora, lui déclarant que, loin de se prévaloir des droits qu’il pouvait avoir d’y prétendre lui-même, il ferait son possible pour appuyer sa démarche. Henri ne voulut pas d’abord accepter ce sacrifice, mais son ami insista si fort qu’il finit par céder. Ils partirent tous deux pour Castell, et Henri fit sa demande. L’affaire était délicate, car le nouveau prétendant n’était point désagréable à la comtesse et à sa fille, mais on tenait aux engagements pris envers Zinzendorf. Celui-ci leva toutes les difficultés, plaida chaleureusement contre ses propres intérêts et fit si bien que le mariage d’Henri et de Théodora ne tarda pas à se conclure.
La conduite de Zinzendorf en cette occasion a souvent été taxée de folie, et ses ennemis ont même essayé de la noircir. Ses amis, au contraire, l’estimaient héroïque. Pour lui, il la trouvait toute simple. « A en juger par votre lettre, » écrivait-il à la douairière de Reuss, « j’aurais fait quelque chose de rare et de glorieux en cédant Théodora à mon cher Henri. Pour moi, je ne vois là qu’une chose : c’est que telle a été la volonté de Dieu. J’adore, en m’y abandonnant, cette volonté souveraine et je suis prêt à souffrir, pourvu qu’elle atteigne son but, qui ne saurait être qu’un but d’amour. »
« Si Théodora épouse mon ami, » écrivait-il encore dans le même temps, elle n’en est pas moins arrachée aux vanités du monde. Et quant aux avantages extérieurs, il est un meilleur parti que moi, car il est comte régnant, tandis que je suis ici-bas un pèlerin, un pauvre serviteur de Jésus. Il trouvera en elle une épouse qui, par la grâce de Dieu, est disposée à se consacrer au Sauveur, et c’est là ce qu’il lui faut. Pour moi, ou bien je ne me marierai pas, ou bien Dieu prendra soin de me pourvoir d’une autre manière. D’ailleurs, j’aime trop Théodora, je tiens trop à elle : cela pourrait être fâcheux pour tous deux. Et puis nous sommes trop proches parents, et ma grand’mère, qui du reste n’a rien contre elle, trouvait qu’il y aurait eu là matière à réflexion. Mais que deviendrai-je si je dois m’arracher d’elle et la céder au comte de Reuss ? Ne m’en coûtera-t-il pas la vie ?… Mais quoi ! Si le Seigneur trouve meilleur qu’elle épouse le comte de Reuss, comment pourrais-je ne pas lui sacrifier ce que j’aime le mieux au monde, ce qui m’est plus cher que moi-même ? »
[Zinzendorf ne disait peut-être pas tout et ne pouvait pas tout dire. Une lettre de lui, publiée par M. Rœmer (dans le Brüderbote, année 1863) montre qu’il y avait dans la maison de Castell plus de formalisme que de piété vivante et que l’austérité du jeune homme avait fini par y déplaire. Cette lettre est, il est vrai, postérieure d’un an et demi à l’abandon de son projet de mariage, mais on voit que Mme de Castell, d’abord enchantée de son neveu, s’était peu à peu refroidie à son égard. Zinzendorf s’en était-il peut-être aperçu quand il renonça à sa cousine ? Avait-il pressenti les difficultés qui pourraient résulter pour lui, par la suite, de ce désaccord intime entre ses principes et les tendances de la famille à laquelle il était sur le point de s’allier ? Quoi qu’il en soit, à supposer que cette circonstance ne soit entrée pour rien dans sa détermination, elle peut expliquer la facilité avec laquelle Mme de Castell renonça à l’union qu’elle avait projetée pour sa fille.]
Cet acte de renoncement fut d’une importance capitale pour Zinzendorf. Plusieurs années après, racontant à Charles Wesley cet épisode de sa vie, il lui disait : « A dater de ce moment, j’ai été affranchi de toute recherche de moi-même, de sorte que depuis dix ans je n’ai fait ma volonté propre en aucune chose, grande ou petite. Ma volonté propre, c’est pour moi l’enfer. Je puis, à l’instant même, renoncer à mon ami le plus cher, sans la moindre résistance, si Dieu le demandea. »
a – Jackson, the Life of Ch. Wesley, I, p. 115.
Zinzendorf assista aux fiançailles d’Henri et de Théodora ; il appela lui-même la bénédiction divine sur les futurs époux par une prière émouvante qui arracha des larmes à tous ceux qui étaient présents. Il avait en outre composé pour cette fête une cantate qui fut exécutée après la cérémonie. Peu de jours après, il repartit avec son ami pour Ebersdorfb.
b – La comtesse Théodora retirée à Herrnhout en 1747, après la mort de son mari, y devint Ancienne générale des chœurs de veuves et y mourut en 1777.
Le désir de se consacrer à la cause du Seigneur le dominait toujours ; il cherchait jour et nuit, nous dit Spangenberg, de quelle manière il pourrait le réaliser. La carrière du baron de Canstein, qu’il avait tant admirée dans son enfance, lui paraissait encore la plus digne d’envie. Il se rendit donc à Halle, avec la résolution bien arrêtée de se mettre à la disposition de Franke et de s’employer au service des établissements de piété qui avaient été fondés dans cette ville.
Avant même qu’il eût pu faire part à Franke des intentions qui l’amenaient, celui-ci lui fit la proposition formelle de rester auprès de lui « pour travailler ensemble à l’œuvre de la foi avec courage, humilité et patience. » Le comte accepta avec empressement et écrivit aussitôt à ses parents pour leur demander leur approbation. Contre son attente, elle lui fut refusée. Il se soumit sans murmurer, mais ce sacrifice lui était pénible ; non seulement il devait renoncer à un avenir qui lui paraissait désirable et qui était si conforme à ses goûts, à ses convictions, à ses besoins les plus intimes, à ses ambitions les plus saintes, mais encore il devait se résoudre à retirer la promesse qu’il avait faite à Franke, qui pouvait voir dans cette manière d’agir une inconséquence de jeune homme. Sans doute, Zinzendorf ne pouvait comprendre cette mystérieuse direction du Seigneur à laquelle il se soumettait avec une foi d’enfant ; mais nous savons maintenant que, si Dieu l’empêchait alors d’exécuter les projets qu’il formait pour son service, c’est qu’il le réservait pour une œuvre plus grande et plus importante encore et qu’il voulait l’y préparer par le renoncement et l’obéissance.
Le comte quitta donc Halle et se rendit à Berlin pour y voir sa mère, dont il était séparé depuis tant d’années. Il lui exposa avec confiance les sentiments qui remplissaient son cœur et le désir qu’il avait de se consacrer exclusivement au Seigneur. Sa mère ne pouvait entrer entièrement dans ses vues : c’était une femme d’un sens froid et d’un caractère prudent ; elle craignait sans doute que l’imagination du jeune homme ne lui fît illusion sur sa véritable vocation ; elle aurait voulu qu’à l’exemple de son père, il prît une charge à la cour. Il pouvait, disait-elle, servir Dieu dans cette sphère aussi bien que dans toute autre. Mais Zinzendorf trouvait que cette carrière exposerait son âme à trop de dangers et contribuait trop peu à la gloire de Jésus et au salut des hommes. La mère et le fils ne parvinrent pas à se persuader.
Sur ces entrefaites, le 26 mai 1721, le comte atteignit sa majorité. Peu après, il s’en retourna à Hennersdorf. Il avait terminé son éducation et ses voyages ; un nouveau genre de vie allait commencer pour lui.
Les deux années qui venaient de s’écouler avaient été de la plus haute importance. Il avait vu le monde et avait été préservé du monde ; il ne s’était laissé éblouir ni par ses fausses grandeurs ni par ses délices trompeuses, par rien, en un mot, de ce qu’il appelait énergiquement ses splendides misères. Il avait appris à connaître de près les diverses églises. Après avoir vécu tour à tour au sein des deux écoles qui se partageaient alors l’église luthérienne, il s’était trouvé en Hollande avec des réformés, à Paris avec des catholiques et avait rencontré partout des disciples de Jésus-Christ. « Tous, tant que nous sommes, » disait Luther, « qui avons été lavés et sanctifiés par le sang de Christ, nous sommes la véritable Église, nous sommes tous membres de Christ et nous sommes frères, que nous soyons à Rome, à Wittemberg ou à Jérusalem. » Ce grand principe, le vrai principe protestant, avait été étrangement perdu de vue dès lors, et au commencement du xviiie siècle il eût sonné comme une hérésie, aussi bien à Wittemberg qu’à Jérusalem et à Rome. Il était réservé à Zinzendorf de le remettre en lumière, et il le pouvait mieux que personne, car pour lui ce n’était point seulement un principe théorique ; c’était le fruit de son expérience.
Enfin Zinzendorf avait été initié à la souffrance et au sacrifice ; son âme sympathique avait été souvent méconnue ; dans sa famille même on ne comprenait qu’imparfaitement le besoin de sainteté et de dévouement au Sauveur qui faisait le fond de son être. Aussi, à côté du besoin d’activité qui le dévorait, il sentait une certaine lassitude, et dans une lettre qu’il adressait alors à un de ses amis, on trouve ces mots : « Demandez à Dieu pour moi qu’il me conduise à la lisière, comme un petit enfant, et par des cordeaux d’amour, et priez-le de me trouver ici-bas un petit coin où je puisse pour un moment déposer mon bâton de voyage. »