Nul, n’est bon que Dieu seul (Matthieu 19.17). Mais Dieu, ne pourrait pas être le seul bon si, seul, il n’était pas la personnalité parfaite. On ne conçoit la personnalité, qu’en présence d’un être qui s’affirme, peut dire je, et vouloir dans la conscience de lui-même. La personnalité affranchie des imperfections inhérentes à la créature devient la forme la plus élevée et la seule parfaite de l’existence. La divinité une fois admise, nous sommes obligés d’en faire son attribut essentiel. Et cependant, que d’efforts et de contradictions ne s’est-on pas infligés pour se représenter Dieu comme un être impersonnel ! On a prétendu, que l’idée de personnalité était une idée trop bornée, trop étroite, trop anthropomorphique pour Dieu, et que bien au-dessus de toutes ces conceptions, il restait insaisissable. Mais ces prétentions n’ont d’autre résultat que de nous laisser en présence d’un être suprême, qui est un peu moins que l’homme. Sous prétexte de le spiritualiser et de l’agrandir, on l’abaisse bien au-dessous de l’être qui sait et qui veut. A se le représenter, comme une idée abstraite, une raison inconsciente, une sagesse aveugle, une chose matérielle, une force naturelle, impassible, ou un assemblage de deux êtres, tout à la fois idée et matière, on le fait incapable d’expliquer le monde de la conscience et de la liberté, il n’a ni puissance, ni autorité. Il ne peut plus même vouloir le triomphe définitif du bien car, au sens moral, le bien devient une impossibilité, un non sens, en dehors de la personnalité, et sans le milieu des personnalités. Dès lors, que nous admettons, qu’il est une chose qui s’appelle le bien, et possède par elle-même, une valeur absolue, nous affirmons la personnalité et une personnalité, capable de se déterminer elle-même pour faire le souverain bien, dans la force et la conscience de sa libre volonté. La condition première pour qu’il y ait une morale, c’est que, d’abord, il y ait un Dieu, être moral, dont je puisse constater l’existence et dans le monde de l’intelligence et dans celui de la matière et qui, par conséquent, unisse en lui la toute science et la toute puissance. Et Dieu, pourrait-il être autre chose, que celui qui veut, qui sait et qui peut toutes choses ?
On a demandé, si le bien était le bien parce que Dieu le veut, ou s’il est le bien, parce que tel il est en lui-même. Les Scotistes soutiennent la première affirmation ; Platon et Thomas d’Aquin défendent la seconde. L’une et l’autre de ces solutions ont provoqué d’inextricables méprises. Seule, l’idée de la personnalité peut nous donner la solution. Les Scotistes enseignent que le bien est le bien, parce que ainsi Dieu le veut. Il est de l’essence de sa toute puissance, de sa souveraineté absolue, de décréter ce qui est bien et, s’il lui plaisait de se contredire, de faire, que ce qui est bien, devienne le mal, ainsi il serait. Pour eux, le droit de la souveraineté divine de la majesté suprême, ne se conçoit pas, sans le pouvoir de faire le bien, selon le bon plaisir de sa volonté. On le voit, ils se représentaient donc la divinité, comme cette grande et infaillible papauté du moyen-âge, qui décrétait tout ce qui lui plaisait et faisait du décret de son bon plaisir, le bien ou le mal. Mais dire avec eux, que le bien n’est le bien, que parce que ainsi Dieu l’a voulu, c’est nier la personnalité morale de Dieu ; car, à concevoir la toute puissance divine, comme un fait matériel qui dispose du monde moral et le fait ou le défait à son gré, nous n’avons plus qu’un Dieu, qu’on peut identifier avec la force matérielle, irresponsable et capricieuse. La personnalité divine, n’apparaît plus dans la morale, que comme la royauté du bon plaisir, le bien n’est plus le bien, il n’est plus la chose nécessaire et n’a plus en lui-même de valeur absolue.
A cette conception qui abaisse l’être moral sous le caprice d’une force matérielle, on oppose une conception tout opposée. Dieu ne veut le bien que parce qu’il est le bien. Mais cette conception elle-même n’est pas sans provoquer une singulière équivoque. Elle nous représente, en effet, le bien comme une idée, en dehors de Dieu, au-dessus de lui, s’imposant à lui ; il est une loi, une règle, devant lesquelles, il faut qu’il s’incline. Mais, s’il est contradictoire de se représenter la divinité, se déterminant par des mobiles étrangers à sa nature, il l’est tout autant de la vouloir sous une loi absolue, indépendante de sa volonté divine. Il n’est pas, en effet, de volonté intelligente pour poursuivre une action, sans en avoir elle-même et pour elle-même, déterminé la valeur, et, sans l’avoir voulue, comme le moyen le meilleur d’un, but à atteindre. Dans toute action, il y a donc un but, et ce but suppose toujours la volonté qui le poursuit et se l’approprie. Il ne faut donc chercher la solution de toutes ces difficultés, que dans l’idée de la personnalité ; ce n’est que par elle qu’on parviendra à concilier les deux solutions opposées, comme exprimant les deux aspects de la personnalité. Dieu veut le bien, parce qu’il est bon et, non point parce que le bien est quelque chose de subsistant en dehors de lui ; il le veut, parce que le bien est son éternelle essence. Dieu ne peut pas vouloir autre chose que lui-même. Avec son essence personnelle, se confond l’éternelle nécessité du bien ; le bien constitue cette essence pour laquelle « il n’y a ni variété ni ombre de changement » (Jacques 1.17). Dieu lui-même ne peut pas changer son être, parce que à cet être, ne saurait contredire sa volonté. D’autre part, on peut dire le bien est le bien, parce que Dieu le veut, non point parce qu’en lui, il est une volonté capricieuse, mais, au contraire, une volonté qui ne peut accomplir le bien que librement. Il ne suffit pas, en effet, à la personnalité pour qu’elle soit, qu’elle se retrouve et se possède ; il faut qu’elle s’affirme ; il ne lui suffit pas d’être le bien, il faut aussi qu’elle se produise comme accomplissant le bien. Ce qui est vrai, toute proportion gardée, pour la personnalité humaine, l’est infiniment plus encore pour la personnalité divine. Si Dieu n’est bon que nécessairement, il l’est pour ainsi dire fatalement, en vertu d’une nature vouée au bien, par le fait d’une loi irrésistible et, alors même qu’il affirme sa volonté, il ne fait qu’obéir aux exigences d’un développement irrésistible et matériel. Condamné à subir le poids d’une inévitable fatalité, il ne peut plus même accomplir véritablement le bien. Alors même, que sa volonté est essentiellement bonne, et renferme en elle-même toutes les plénitudes et toutes les richesses de la bonté, il ne peut plus même revendiquer le caractère de la vraie spiritualité car, en lui-même, il ne possède pas la liberté. A ce ce point de vue, il nous est impossible de ne pas être avec ceux qui affirment que le bien n’est le bien que si Dieu le veut. Car le bien ne devient tel, et ne revêt une valeur souveraine que si, tout en étant le produit d’une loi nécessaire, il est aussi l’œuvre d’une volonté souverainement libre. Quiconque croit à l’amour de Dieu, nous accordera sans peine, que cet amour n’est digne de ce nom et ne peut provoquer notre admiration, l’entier sacrifice de nous-mêmes, qu’à la condition d’être véritablement libre. Si Dieu nous aimait d’un amour nécessaire et fatal, il ne pourrait plus être question, ni de son amour, ni de sa libre grâce. Nous concevons donc l’essence divine comme la parfaite union de la nécessité morale et de la liberté morale. Ce n’est que grâce à cette conception, qu’il est la parfaite réalité du bien, le type éternel et absolu de la perfection pour l’immense assemblée de tous les esprits créésc.
c – Nous aimons à renvoyer le lecteur aux pages magistrales que Dorner a consacrées à l’immutabilité divine dans les Jahrbücher pour la théol. vol. 3, p. 623.
Le souverain bien, dans la plénitude de la perfection et ne connaissant plus les alternances et les ombres de l’idéal à la réalité, l’homme libre, créature de Dieu, peut le contempler dans la sainteté de son créateur. C’est cette souveraineté du bien absolu en Dieu, qu’affirme la parole de Jésus au jeune homme riche : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Un seul est bon, Dieu. » Ce n’est pas seulement, au regard de ce monde de péché mais de l’univers qui comprend tous les esprits bienheureux et sanctifiés, que Jésus affirme l’exclusive et souveraine bonté de Dieu, l’auteur et la source unique du bien pour la créature. Le médiateur entre Dieu et la création, l’empreinte vivante et le révélateur de la gloire divine sur la terre, le Seigneur Jésus lui-même se comprend dans l’infinité de tous ces êtres qui, au regard de Dieu, ne peuvent pas se dire bons par eux-mêmes. Car, aussi longtemps que le Christ est appelé à vivre dans le temps, il est dans cet état d’abaissement qui connaît encore la différence entre l’idéal et la réalité. En cet état, il a encore la lutte à soutenir, la tentation à vaincre, il lui reste à dire : « Tout est accompli, » puis à retourner auprès de son père. En Dieu seul, le seul bon, on ne saurait concevoir la lutte entre l’idéal et la réalité. Sa volonté n’a pas à connaître, comme celle de l’homme, le développement dans le temps, sous la contrainte du « il faut » de la fatalité, ou sous le commandement du « il faut » du devoir. Il ne peut pas être tenté par le mal, ni connaître, comme l’homme, les irrésolutions et les changements qu’implique la lutte. Il est absolu, immuable, le même hier et aujourd’hui et pour toute l’éternité. Cette pensée est bien faite pour nous inspirer, tout à la fois, l’humilité et l’espérance qui espère toujours, même contre toute espérance. Dans la lutte de la vie, sous le coup des contradictions si humiliantes, que la réalité parfois inflige à l’idéal, ce nous est une source de joies profondes de pouvoir affirmer, que l’être souverainement bon est aussi l’être souverainement vivant. Au dessus de toutes les tourmentes et de toutes les déceptions, de toutes les erreurs et de toutes les folies, de toutes les douleurs et de toutes les terreurs qui désolent la terre, il fait bon de pouvoir dire : il est une volonté souverainement et éternellement sainte qui toujours domine sur toutes nos révoltes et sur tous nos orages, jamais elle ne change ! Toujours fidèle à elle-même, jamais non plus, elle ne pourra se contredire ! Pour croire au triomphe définitif du bien sur le mal, il ne suffit pas de croire au bien, il faut aussi croire au bon, tenant en ses mains la souveraineté, et disposant de toutes choses et de tous les événements. Si notre croyance au bien ne connaît que le bien impersonnel et ignore la volonté souverainement bonne, elle n’est qu’une croyance incomplète. Le bien n’est qu’une idée, et s’il ne peut devenir une réalité qu’avec le concours de l’homme, l’incertitude et la faiblesse de ce concours, ont bientôt fait de le réduire à l’état de lettre morte. On ne saurait trop le redire : si ce bien, l’idée souveraine dominant toutes nos conceptions, assignant à chacune d’elles sa place et sa valeur, n’a pas le pouvoir de disposer des événements, il n’est, après tout, qu’un ordre que tous peuvent violer et qui ne représente que la plus vaine de toutes les utopies et la plus douloureuse de toutes les contradictions. Il est donc impossible de confondre le bien avec une idée, pure abstraction, indifférente aux réalités d’ici-bas, ne rencontrant jamais qu’une réalisation imparfaite. Il est non pas l’idée, mais l’idéal, aspirant à devenir toujours plus complètement la parfaite réalité. Or cette réalité, le souverain bien ne peut la posséder que dans une volonté souverainement bonne. Toujours donc, la conscience humaine affirmera comme la plus intime et la plus indestructible de toutes ses convictions, qu’elles peuvent changer et se contredire, les volontés humaines, mais qu’il est un Dieu dont la volonté ne change jamais, toujours immuable et sainte.
Dieu est la souveraine liberté, mais il est aussi la souveraine charité. La charité suppose toujours une personnalité qui se possède, mais pour se répandre et se donner dans la libre disposition d’elle-même. Il est donc de l’essence de la libre personnalité de sortir de son isolement et d’entrer en rapport avec d’autres personnalités pour constituer avec elles une intime communion. La personnalité divine a créé un monde de libres personnalités pour leur communiquer la plénitude de son essence. Depuis longtemps, Platon l’a dit ; « Le bien ne possède la perfection en lui-même et pour lui-même, que pour la répandre et la communiquer ; comme le soleil, son symbole visible, il ne lui suffit pas d’éclairer, de rendre visibles les êtres, il leur communique la vie, la chaleur et la joie. » « Le souverain bien, dit-il encore, est infiniment plus que, le connaître, que l’être, il est celui qui les donne en se donnant lui-même. » (Platon, la République livre 7 et 8.) Quoiqu’il n’ait pas su s’élever au-dessus de la création matérielle, ce grand esprit a eu cependant le pressentiment du mystère qui ne s’est parfaitement réalisé et révélé qu’en Jésus-Christ. Il n’a pu que l’entrevoir. Si nous, aujourd’hui, nous pouvons le connaître, c’est qu’il nous a été révélé. Le Dieu personnel est l’inconnaissable, aussi longtemps qu’il ne se révèle pas à nous. Ce n’est que dans sa révélation et par son esprit, que nous pouvons nous élever jusqu’à lui. Cet esprit seul nous rend capables de comprendre et de scruter les richesses de la grâce, dont il lui a plu de nous rendre participants (1 Corinthiens 2.9).
Nous ne pourrions pas admettre l’amour vrai et saint, comme étant de toute éternité, le principe et la cause de la création des esprits et des corps, de tout ce qui constitue l’empire de la matière et celui des esprits, si la volonté qui inspire cet amour n’était, en même temps, la sagesse parfaite, se révélant à nous dans un ensemble de voies et de moyens qu’elle domine, coordonne entre eux et fait servir à sa glorieuse manifestation. Par le fait de cette révélation, nous sommes obligés de reconnaître, que cette charité suprême dispose de la toute puissance, même dans le monde de la matière. En d’autres termes, nous ne comprenons pas la réalité morale, ou l’amour, essence intime de l’être suprême, s’il n’est en même temps la toute puissance et la suprême intelligence, et pour le monde des esprits et pour celui des corps. Lorsque nous voulons saisir cette essence de l’être en lui-même, cette vie immortelle et indestructible, que l’apôtre appelle la vie qui domine toutes les puissances (la ζωὴ ἀκατάλυτος, Hébreux 7.16) nous sommes obligés de nous la représenter sous la forme de ces trois éléments irréductibles : la matière, la pensée et le fait moral. Mais ces trois éléments, ces trois forces, ne constituent l’essence divine que dans leur indissoluble union. Tel est l’enseignement de l’article premier du symbole apostolique : « Je crois en Dieu, le père tout puissant, créateur du ciel et de la terre ». Invoquer Dieu comme le créateur, c’est reconnaître en lui, indissolublement unies en son essence et dans une souveraineté absolue, l’intelligence, la puissance et la force morale. C’est autant que si nous le proclamions l’amour infini, créant toutes choses dans une sagesse infinie pour toutes les faire servir à une intention souverainement bonne et sainte. Déjà, au seul énoncé de ce premier article de la foi chrétienne, on se sent bien loin, et bien au-dessus du vieux paganisme. Jamais il n’a su admettre la liberté du Dieu créateur, la divinité ne lui est jamais apparue que sous la forme d’une nature inconsciente procédant d’un germe éternel. Elle est pour lui l’œuf de ce monde ; elle doit subir toutes les phases de l’existence, depuis la plus abaissée jusqu’à la plus élevée. Si parfois, avec ses sages et ses penseurs les plus éminents, il s’élève jusqu’à la notion du Dieu personnel, c’est pour le concevoir, non pas comme le créateur, mais comme un démiurge qui lutte contre la matière sans pouvoir jamais la soumettre, car il en est, non pas le souverain, mais le captif.
Platon nous offre un frappant exemple de cette douloureuse impuissance. Plus que pas un, d’entre les penseurs païens, il s’est élevé bien haut dans la conception de Dieu, être moral ; la haute signification qu’il lui donne, est même une des marques distinctives de son génie philosophique. Et cependant, cet être moral, si haut qu’il l’élève, ne réalise jamais la personnalité véritable. Il reconnaît, il est vrai, l’idée du bien comme la première dans le royaume des idées, c’est à elle qu’il subordonne toutes les autres. Il reconnaît encore, que Dieu et le bien ne sont qu’un ; il l’appelle le père de l’univers, mais il ajoute, qu’il est difficile de le trouver et plus difficile encore quand on l’a trouvé, de le faire connaître à ceux qui le cherchent. Il reconnaît même, que le bien est ce qui est impressif et communicatif par sa propre essence, mais en même temps, il laisse en dehors de la toute puissance de Dieu, une toute puissance qui lui est égale et coéternelle, qui sans cesse lui résiste. Cette toute puissance, il l’appelle l’être physique, le non être, la matière (la hulé). Dans cette matière, réside le principe du mal. Le Dieu du bien, sans son concours, ne peut pas réaliser sa propre conception ; il n’est donc plus le Dieu créateur, mais seulement un artisan, une manière d’architecte, un démiurge. Dans la lutte obstinée, et en quelque sorte corps à corps, qu’il doit soutenir, il parvient à la contenir mais sans pouvoir jamais la vaincre, elle reste toujours le principe anti-divin et irréductible. Aussi, la lutte entre le divin et la matière, principe de l’invincible fatalité, est représentée comme éternelle dans le Théétète de Platon. Dans ce dialogue, Socrate enseigne formellement, que jamais le mal ne sera complètement vaincu, car, dit-il, il est nécessaire (la ἀνάγκν). Pour lui, il faut que toujours il y ait quelque chose qui soit opposé au bien. On est donc bien forcé de le reconnaître, ce dualisme ne peut qu’exercer sur le monde moral, sur l’énergie de nos résolutions, sur l’idéal que nous poursuivons, une influence corruptrice. Le voile de tristesse que forcément il étend sur toute la nature, oblige le penseur à considérer son propre corps comme le sombre cachot qui détient injustement son âme. Tous les efforts du sage dans son existence d’ici-bas ne doivent plus avoir d’autre fin qu’une mort anticipée. Pour lui, la contemplation prend la place de la vie réelle, car ce n’est que par elle, qu’il peut entrer en communication avec le monde de l’idée pure.
En opposition à ce dualisme, dès la première heure, les docteurs chrétiens affirmèrent que Dieu était, tout à la fois, la charité et la toute puissance. Contrairement encore à la théorie de l’éternité et de l’indépendance de la matière, ils enseignèrent que Dieu avait créé le monde du néant. Mais cette doctrine pour être comprise a besoin d’être étudiée, en présence du contraire qui l’inspire, la conception païenne de l’éternité de la matière, fatalité inexorable et toujours rebelle à la toute puissance divine. Mais il ne faudrait pas néanmoins nous laisser aller à croire, que le néant, avec lequel Dieu a créé le monde, fût, ainsi qu’on l’entend assez souvent, le pur néant. Ce n’est qu’un néant relatif, car du néant absolu, ne procédera jamais que le néant. Ce néant relatif n’est pas, non plus, la non-existence, au sens rigoureux du mot, mais seulement ce qui peut être considéré comme un non-être, comparé à l’être absolu. Le néant, à l’aide duquel Dieu a créé le monde, est fait avec l’éternel possible que Dieu pense toujours ; et cet éternel possible, est la chose en soi, subsistant éternellement dans son sein. Telles sont les possibilités, les puissances divines, (δυνάμεις) qui président à la création. En elles, Dieu possède la substance première, la matière, à l’aide de laquelle il a créé le monde. En ce sens, nous prenons rigoureusement à la lettre cette parole de saint Paul : Toutes choses procèdent de Dieu (Romains 11.36).
Jacques Bœhme, Œtinger, Baader, Schelling, Rothe, et bien d’autres penseurs anciens et modernes, enseignent la nature éternelle, ou la corporéité de Dieu, et cette doctrine aujourd’hui pénètre toujours plus la théologie et la philosophie de la religion. Mais, si considérable. qu’elle soit, il ne faut pas oublier, qu’elle peut provoquer de redoutables erreurs. Il n’en est pas moins positif, qu’on ne peut pas séparer l’idée morale de Dieu, d’une substance éternelle en Dieu, car ce n’est qu’à ce contact, que l’esprit, la liberté, les énergies dominatrices peuvent se concevoir. Tout dépend, ici, de la manière dont se fait le rapport entre cette matière éternelle et la personnalité divine. A se représenter la personnalité divine se dégageant, émergeant de cette substance première, comme d’un fonds noir et profond, que successivement, et lentement, elle domine, il faut alors, avec le Schelling de la première manière, soumettre la divinité à un développement dans le temps. Pour éviter cet écueil, il est donc nécessaire de retenir cette nature dans la dépendance de la personnalité divine, en se rappelant qu’elle n’est pour elle qu’une possession, toujours au libre commandement de l’amour éternel et personnel. Nous nous approprions complètement cette doctrine. Pour nous, de toute éternité, la toute puissance doit servir la suprême charité. Et dès lors, comment pourrions-nous nous représenter cette puissance, sans une nature, une réalité qu’éternellement elle domine ? Mais cette nature éternelle ne doit pas représenter pour nous la matière éternelle. Elle n’est que l’impersonnel vivant, le contraire de l’idée et de l’esprit, et ne peut revêtir sa forme vraie, qu’en devenant pour l’esprit un organe et un moyen. Cette matière, telle que nous nous la représentons, tout en étant chose impersonnelle, n’en est pas moins l’œuvre de l’esprit, mais tout en étant son œuvre, elle peut se dérober à son influence et lui résister. Admettre la coexistence de cette matière pour Dieu, ce n’est donc point le soumettre à la fatalité de la matière et lui en imposer le contact. Mais on ne peut pas concevoir la toute puissance divine sans un milieu, une nature, sur laquelle elle puisse s’exercer. Etant donné les conditions de notre développement intellectuel, on ne peut se dissimuler les difficultés qu’elle implique ; mais sans elle, comment pourrions-nous concevoir, en Dieu, la puissance absolue, toujours au service de sa charité, sans un ensemble de forces dont il reste le maître souverain et le dispensateur suprême. Il est donc vrai de dire, que Dieu a tout créé par sa parole, mais il ne faut pas oublier, que la parole est par elle-même, tout à la fois spirituelle et corporelle, et qu’elle ne peut pas s’énoncer sans créer un monde qui n’est plus la pure spiritualité, ni la pure idéalité. Nous maintenons donc la parole de l’Ecriture : « Il dit et ainsi se fit, il commanda et la chose fut ». Mais encore une fois, cette doctrine suppose nécessairement que, de toute éternité, la volonté souveraine et toute puissante a eu sous son commandement des forces innombrables, toujours soumises, toujours accourant à son appel. L’Ecriture elle-même, nous suggère cette vérité ; c’est elle qui nous apprend qu’en Dieu, il est un Plérôme éternel (Colossiens 2.9), une plénitude de forces infinies. Et ces forces, nous ne pouvons nous les représenter autrement, que comme un ensemble d’énergies, de puissances physiques, réelles, matérielles même si l’on veut, mais d’une matérialité vivante. Cette plénitude de forces vivantes que pénètre et qu’éclaire la sagesse divine, quelques anciens se la représentaient comme une mer constamment agitée, un océan sans bornes. Pour nous, elle serait plutôt un organisme de puissances harmoniques rassemblées et coordonnées par la sagesse divine pour servir de plan et de matière à l’œuvre de la création dont elle est elle-même l’âme et l’idéal. Mais cette idée, nous le sentons bien, n’est pas susceptible d’une formule exacte ; elle est, au contraire, de celles qu’on voudrait donner à pressentir sans avoir à les préciser. Et cependant, il n’en est pas moins certain, que la toute puissance en Dieu, n’est pas chose simplement idéale, et qu’à la concevoir, on ne peut se la représenter autrement, que comme un ensemble de forces et de puissances éternelles. Le matérialisme et le naturalisme auront toujours quelque apparence de raison à soutenir que jamais d’une abstraction pure, d’une volonté qui ne serait qu’une idée, ne pourraient surgir ces corps géants qui, dans le ciel infini, roulent sur nos têtes. A contempler la chaîne des Alpes, les montagnes de l’Himalaya et toutes ces hauteurs redoutables dont la nue nous dérobe la cime et les siècles les assises profondes, enfouies dans le sein de la terre, qui pourrait croire qu’elles ne sont que l’éclosion d’une pensée ? Quant à nous, il nous semble tout naturel d’admettre, qu’elles reposent sur cette volonté, idée et puissance qui fut pour Dieu la matière première. Plus on y réfléchira, et plus il faudra reconnaître, qu’à rejeter le dualisme de Platon, il faut, au préalable, admettre en Dieu, une nature qui, tout en étant supra-matérielle, n’en est pas moins une réalité. Il nous faut, nous le croyons, une réalité, nature virtuelle et féconde qui, au commandement de Dieu et aux exigences de ses desseins créateurs, peut produire toutes les puissances que nous contemplons. Si l’on veut nier cette nature immatérielle, il faut subir le dualisme de Platon, et avec lui, croire à l’éternité de la matière, mais de la matière rebelle à l’idée du bien et à la volonté du créateur.
Il n’est pas une page de l’Ecriture, qui n’atteste un Dieu d’une essence toute contraire à celle d’un pur esprit. Pour elle, il n’est qu’un Dieu, le Dieu vivant. Et ce Dieu vivant ne se laisse concevoir sans une nature éternelle, à lui subordonnée, mais faisant partie de son essence. Et quand l’Ecriture nous parle (Hébreux 7.16) de la vie éternelle de Dieu, elle sous-entend nécessairement cette vie dans l’union de tous les contraires, se résumant sous ces deux chefs opposés : l’esprit et la nature, la force morale et la matière. Pour nous dire ce qu’est ce Dieu, vivant et agissant, elle se place résolument en plein anthropomorphisme. Cet anthropomorphisme ne peut être une vérité, qu’à la condition de n’être que l’expression de cette nature réelle et vivante qui, pour nous, constitue l’essence divine. Aussi longtemps que sur la terre, il y aura des hommes pour prier, ils ne pourront pas renoncer à ce Dieu qui a des oreilles, des mains et des pieds. Et malgré les progrès qu’auront accomplis, et pourront accomplir toutes les sciences, ils persisteront à parler du bras de Dieu, qui n’est point raccourci et à voir sa main dans tous les événements, soit qu’ils intéressent une nation, ou ne concernent que les intérêts du plus humble des croyants. Tout en se servant de ces images, ils sauront bien qu’ils ne doivent jamais attribuer à Dieu, ce qui n’appartient qu’à la créature, mais ils n’en resteront pas moins convaincus, que toutes les réalités exprimées par ces symboles existent réellement dans l’essence divine. En d’autres termes, ils croiront toujours, et ils auront raison de le croire, que Dieu a des organes pour se révéler et des instruments toujours puissants pour servir à tous ses desseins. Telle est la vérité que voulait exprimer Tertullien, lorsqu’il attribuait à Dieu la corporéité : « Qui voudrait nier, dit-il, que Dieu, quoique esprit, ne possède en même temps un corps ? Et il ajoute : il n’y a d’incorporel que ce qui n’existe pas. » Il faut donc admettre, que la corporéité est la conséquence nécessaire de toute existence. Quoique Tertullien, par ses affirmations si résolument paradoxales, ait provoqué contre lui la clameur générale, sa pensée vraie n’en reste pas moins incontestable. Oui, il est positif, on ne peut pas concevoir Dieu, comme un pur esprit, sans réalité et sans nature. Oui, il est encore vrai, que Dieu doit avoir un organisme conforme à son essence incréée. L’Ecriture sainte parle encore de Dieu, en lui prêtant des affections anthropopathiques, autant dire, des sentiments humains. Cette manière de parler n’aurait aucun sens, si nous n’avions pas le droit de nous représenter en Dieu, ce quelque chose qui, chez l’homme, s’appelle le cœur. Or, cette puissance affective suppose toujours et nécessairement un organisme. Il n’est aucun raisonnement qui puisse jamais nous empêcher de croire en un Dieu, ayant un cœur pour compatir à nos détresses. Lorsque le Christ nous dit : « Qui m’a vu a vu mon père », nous sommes obligés de comprendre ses paroles ainsi que les comprenait l’apôtre, lorsqu’il écrivait aux Corinthiens : « C’est à la lumière de la face de Christ que nous pouvons contempler la magnificence de Dieu ». (2 Corinthiens 4.6). Si, pour apprécier la vérité, nous n’avons pour critère qu’un idéalisme sans vie, et qu’un spiritualisme sans réalité, la parole imagée des Ecritures devient un non sens perpétuel. Ce n’est pas, en effet, dans les paraboles seules, mais dans les enseignements les plus élevés sur Dieu et les choses divines, que l’Ecriture emploie constamment des expressions qui supposent l’union de la vie physique et morale, de la spiritualité et de la réalité corporelle. Telles sont par exemple les formules de saint Jean : « La parole, la lumière, la vie, les ténèbres et la mort. » Il faut donc le reconnaître, le vieil Œtinger avait le droit de dire « qu’on amoindrit la force de l’Ecriture, en voulant toujours la soumettre aux interprétations d’un faux spiritualisme et que, pour la comprendre, il faut l’interpréter physiquement et à l’aide d’idées plus concrètes et plus massives que celles dont on use aujourd’hui ». Le véritable point de vue de l’Ecriture, il faut donc le reconnaître, est celui d’un spiritualisme réaliste, aussi élevé au-dessus de notre faux spiritualisme que de notre grossier matérialisme. Ces deux formes de la pensée, toujours aux prises, toujours obstinées à se contredire, nous rappellent la vieille comparaison qui fait du spiritualisme, ailé et toujours rapide, le noble coursier qui se joue de l’espace et n’aspire qu’à l’indépendance, et du réalisme, le bloc de pierre qui lui barre la voie et contre lequel il ne sait que s’emporter et se briser.
Il n’est pas nécessaire d’insister pour montrer l’influence décisive et immédiate, que peuvent exercer sur la morale les deux conceptions que nous venons d’exposer. Le dualisme de Platon a pour conséquence, le mépris du corps. A son point de vue, il n’est plus pour l’âme qu’une chaîne à traîner, une prison à renverser, et il condamne le penseur à mourir au monde, et à ne plus vivre que pour l’idéal, dans l’abstraction et le vide qui dédaigne la réalité vivante et naturelle. Tout autrement, le Christianisme envisage le monde des corps et des sens. Quoique pour lui la nature reste condamnée à la vanité et à la mort, au lieu de l’envisager comme l’ennemie de l’âme, il la conçoit d’après sa véritable nature, comme devant lui apporter avec son concours, une assistance nécessaire. Pour le chrétien, la véritable spiritualité n’est point celle qui répudie la réalité sensible mais qui sait se l’approprier, la pénétrer et la transformer par la puissance spirituelle. Ce qui distingue, en effet, le Christianisme de toutes les autres religions, c’est que, tout en étant la plus spiritualiste de toutes, il est cependant celle qui a le plus honoré le corps, la nature et la matière. « La parole a été faite chair et a habité au milieu de nous. » « Nos corps doivent être les temples du Saint-Esprit ». Nous attendons la résurrection des corps, de nouveaux cieux et de nouvelles terres. L’on peut donc dire que toutes les voies de Dieu ne se proposent d’autre but que la glorification de la matière. Et cependant, de tout temps, les adversaires du Christianisme se sont obstinés à le représenter comme un spiritualisme sectaire qui ne veut admettre aucun rapport entre l’esprit et la matière. Cette objection ne peut pas atteindre le Christianisme, mais seulement certaines influences platoniciennes dont il a été plus ou moins imprégné, ou bien encore quelques exagérations ascétiques, que, çà et là, l’on rencontre dans quelques couvents du moyen-âge. Mais, à vouloir accuser sérieusement le Christianisme de spiritualisme ou de dualisme, on ne prouvera qu’une chose, c’est qu’on ignore sa véritable nature et qu’on lui impute une erreur dont il reste complètement irresponsable.
Dieu, nous dit le premier article du symbole, est l’éternelle charité, c’est-à-dire le Père, le Tout puissant, le créateur du ciel et de la terre. Il a dû, par conséquent, produire la création à la seule fin de la faire capable d’entrer en communion avec lui. Le second article nous enseigne que le fils, la parole faite chair, le sauveur du monde, a vécu avec nous. Enfin dans le troisième article apparaît le Saint-Esprit, la puissance qui sanctifie, le principe créateur du royaume des esprits, dont le couronnement ne peut être que la glorification de la création matérielle. Dieu, en se révélant comme le père, le fils et le Saint-Esprit, comme celui qui crée, rachète et sanctifie, se révèle, par conséquent, comme celui qui veut complètement se donner à nous. Quoique la conscience chrétienne ne connaisse qu’un seul Dieu, qu’une seule et éternelle affection, nous n’en sommes pas moins amenés, dans l’acte d’adoration que nous rendons à ce Dieu unique, à distinguer la trinité dans l’unité et nous ne pouvons pas, ne pas reconnaître, comme distincts, le père qui règne sur nous, le fils qui s’abaisse jusques à nous pour nous élever jusques à lui, et le Saint-Esprit qui intérieurement nous régénère. La foi au Père, au Fils et au Saint-Esprit, qu’avec tant de grandeur et de simplicité professe le symbole des apôtres, a trouvé son expression et son développement dans la doctrine ecclésiastique de la trinité et dans l’exposition dogmatique ; que la littérature patristique nous donne de cette doctrine. Nous n’avons, pour le moment, qu’à nous préoccuper de sa signification au point de vue de la morale.
Dieu étant l’éternelle charité, il faut nécessairement que de la révélation par la création, nous remontions à la révélation que Dieu nous donne de lui-même par lui-même. Mais quelle définition pouvons-nous donner de cette éternelle charité ? On ne peut l’entendre que comme un rapport personnel, unissant le moi et le toi, l’affection ne se concevant que dans un rapport d’intime réciprocité. La charité étant l’essence même et éternelle de Dieu, il faut que, de toute éternité, Dieu ait possédé, par devers lui, l’objet capable d’inspirer et de posséder sa charité. La création ne peut pas être pour Dieu l’objet essentiel et premier de cette affection. Car, à supposer qu’en Dieu elle eût été nécessaire à la manifestation et à la possession de la charité, l’existence de ce monde deviendrait alors pour lui une nécessité. La création ne serait plus que le résultat d’un développement inévitable et fatal dans l’être divin, car il n’aurait pas pu vivre, sans s’être donné cet autre moi, complément nécessaire à son existence ; il y aurait eu pour lui un temps pendant lequel il n’aurait possédé la réalité affective que comme une possibilité, dans le devenir de la pensée. La communion dans laquelle Dieu aime et se sent aimé au lieu d’être le commencement, la vérité première, ne serait plus dès lors, qu’un devenir appelant la fin des temps. Il serait même encore bien loin, le moment qui verra se réaliser les promisses qui nous font entrevoir le jour où Dieu sera tout en tous. Dans cette supposition, Dieu aurait eu besoin de la création afin de conquérir par elle, la puissance qui aime et, par conséquent, la plénitude de son être. Mais Dieu ne peut être indépendant de ce monde, la puissance absolue qui le domine, qu’à la condition de posséder de toute éternité par lui et en lui, la plénitude de la vie, dans la plénitude de l’affection ; si cette affection n’était en lui, qu’à l’état de désir, elle impliquerait une souffrance, un effort, à la pensée de l’obstacle qu’il faut écarter et vaincre. L’amour de Dieu pour le monde ne peut devenir l’amour dans toute sa sainteté et sa pureté que si, se suffisant à lui-même, il n’a rien à demander à ce qui n’est pas lui. Ce n’est qu’alors, qu’il peut librement s’abaisser, devenir l’objet de notre adoration, nous communiquer la vie, la joie, la liberté, s’unir avec la créature, connaître avec elle et pour elle, les conditions et les contradictions de l’espace et du temps. Ce n’est qu’à ce point de vue, que l’on comprend le Christ, s’abaissant dans la souffrance, dans la mort, afin de fonder le royaume de la grâce et de la félicité suprême. Mais cette libre manifestation de l’amour de Dieu dans le monde et au profit du monde, suppose déjà la parfaite toute puissance de l’amour divin dans la sein de Dieu, autant dire l’amour du père par le fils, dans la communion du Saint-Esprit. Telle est la véritable signification de la doctrine de la trinité. Grâce à elle, nous comprenons que, de toute éternité, renfermant en lui-même la distinction des personnes, le moi et le toi, Dieu a pu connaître les intimités et les réciprocités de l’amour. Car, dans la plénitude de son être et vis-à-vis de lui-même, il peut se contempler non pas un, mais trois. (Voir le chapitre de la Trinité dans la dogmatique de l’auteur). Quelle que soit la diversité des solutions qu’ait rencontrées et que pourra rencontrer ce redoutable mystère, il n’en est pas moins certain que, seul, il peut expliquer comment, de toute éternité, Dieu a pu posséder dans son sein l’objet éternel de l’amour éternel et connaître, par conséquent, les apaisements et les plénitudes de la vie qui possède et qui aime en elle-même, et hors d’elle-même.
La foi en la sainte Trinité, en d’autres termes, à l’amour éternel qui, en Dieu, se suffit à lui-même et se possède dans la plénitude de l’apaisement et de la joie, sans avoir besoin du concours du temps et d’un développement infini, tel est le point de départ de la conception morale du Christianisme. Grâce à cette doctrine, nous pouvons affirmer, dès notre entrée en matière, comme un principe premier, que la parfaite réalité du souverain bien en Dieu n’a jamais eu besoin, pour se concevoir et se posséder, d’un développement et d’un devenir dans le temps et par le concours de l’homme. L’idée d’un royaume du bien, ou d’un royaume de Dieu, qui ne pourrait être, qu’à la suite d’un labeur et d’un progrès, toujours dans la dépendance des hommes et des choses, infligerait à Dieu un caractère d’infériorité et d’abaissement, équivalant à sa négation. Il faut donc admettre, si l’on veut se soustraire à cette conséquence, qu’avant de se réaliser dans l’histoire et dans le temps, cet idéal de l’amour divin s’était, d’abord, réalisé dans le sein de Dieu et de toute éternité, sous la forme de l’amour éternel et créateur. A supposer donc que la dogmatique chrétienne n’eût pas déjà enseigné la doctrine de la trinité, ce serait à la morale de la réclamer comme un axiome dont elle ne saurait se passer.