« Je suis dans le Père, et le Père est en moi » (Jean 14.10). Certains trouvent obscure cette parole du Seigneur, et c’est à juste titre. L’intelligence de l’homme est en effet, impuissante à saisir le sens de cette phrase. Il lui semble impossible qu’un être soit à la fois dans un autre et en dehors de lui[1] ; et pourtant les êtres dont nous parlons ne peuvent rester isolés tout en conservant avec les autres le rapport de quantité qui est le leur. Ils ne sauraient donc se contenir réciproquement : un être n’est pas susceptible d’avoir en lui quelque chose qui lui demeure pourtant extérieur, et à l’opposé, il ne saurait être intérieur à cet objet qu’il enserre.
[1] C’est le thème du livre III.
La raison n’arrive donc pas à comprendre ces mots, et quand il s’agit de réalités divines, aucune analogie ne parvient à en rendre compte. Mais ce qui est incompréhensible à l’homme est possible à Dieu. Je ne prétends pas dire ainsi qu’il suffit, pour justifier cette parole, d’alléguer l’autorité de Dieu qui l’a prononcée. Non, il importe de nous instruire et de comprendre ce que veulent dire ces mots : « Je suis dans le Père et le Père est en moi », dans la mesure du moins, où nous réussirons à percer ce mystère. Ainsi, nous parviendrons à une certaine approche de la vérité divine, alors que, selon la nature des choses, cela nous paraissait inconcevable.
Pour nous permettre de résoudre aussi facilement que possible ce problème très ardu, il est bon tout d’abord d’apprendre des divines Ecritures ce que sont le Père et le Fils ; notre explication y gagnera en précision, portant sur des notions connues et familières.
Comme nous l’avons avancé au livre précédent, l’éternité du Père transcende les lieux, les temps, tout ce qui se voit, tout ce que peut concevoir l’esprit humain. En dehors de toutes choses et en toutes choses, il contient tout et n’est contenu par rien. Il ne saurait changer, ni par progrès, ni par déclin. Invisible, incompréhensible, riche, parfait, éternel, Il ne reçoit rien d’ailleurs, mais se suffit à lui-même et demeure ce qu’il est.
Ce Père inengendré engendre donc, avant tous les temps, un Fils, né de lui-même et non pas de quelque matière préexistante, car tous les êtres existent par le Fils. Celui-ci ne vient pas du néant, car Il naît de Lui, le Père. Cette naissance n’est pas un enfantement, car en Dieu, il n’y a rien de muable ou de vide. Le Fils n’est pas une partie séparée, retranchée ou étendue du Père, puisque Dieu est impassible et incorporel : seuls des êtres passibles et charnels peuvent naître de cette façon, et, selon l’Apôtre : « Dans le Christ habite corporellement toute la plénitude de la Divinité » (Colossiens 2.9). Mais c’est d’une manière incompréhensible et inénarrable qu’avant tous les temps et tous les siècles, le Père a « procréé » son Fils Unique de ce qui, en lui, est inengendré, lui donnant dans cette génération, par amour et puissance, tout ce qu’est Dieu. Ainsi du Père inengendré, parfait, éternel, naît le Fils seul engendré, parfait et éternel.
Quant à ce qui revient au Fils en tant qu’ayant assumé un corps, c’est la conséquence de sa bonté volontaire, en vue de notre salut. Invisible, incorporel et incompréhensible, puisqu’engendré de Dieu, Il a pris en lui autant de substance corporelle et d’humilité qu’il le fallait pour se mettre à la portée de notre intelligence, de notre perception, de notre contemplation. Il le fait pour condescendre à notre faiblesse, plutôt que pour abandonner ses propres attributs.
Voici donc le Fils parfait du Père parfait, le Rejeton, Seul engendré du Dieu Inengendré, Celui qui a tout reçu de Celui qui possède tout, Dieu, né de Dieu, Esprit issu de l’Esprit, Lumière jaillie de la Lumière ! Aussi est-ce en toute assurance qu’il déclare : « Le Père est en moi, et je suis dans le Père » Jean 10.38). Car si le Père est Esprit, le Fils lui aussi, est Esprit ; si le Père est Dieu, le Fils, lui aussi, est Dieu ; si le Père est Lumière, le Fils, lui aussi, est Lumière ! Ce qui est dans le Fils provient donc de ce qui est dans le Père, c’est-à-dire que le Fils tout entier est né du Père tout entier. Il ne provient pas d’ailleurs, parce qu’il n’y avait rien avant que soit le Fils. Il n’est pas tiré du néant, car le Fils est né de Dieu. Il n’est pas avec quelques perfections, mais avec toutes : c’est un Fils engendré comme le veut Celui qui a toute puissance, comme le sait celui qui engendre. Ce qui est dans le Père est dans le Fils, ce qui est dans l’Inengendré est dans l’Unique engendré. L’un vient de l’autre et tous deux ne font qu’un ; non pas que deux soient un, mais l’un est dans l’autre, car il n’y a pas autre chose dans l’un que dans l’autre. Le Père est dans le Fils parce que le Fils vient de lui ; le Fils est dans le Père, parce que le Fils ne vient pas d’ailleurs. L’Unique engendré est dans l’Inengendré, parce que l’Unique engendré naît de l’Inengendré. Ainsi sont-ils mutuellement l’un dans l’autre, car de même que tout est parfait dans le Père Inengendré, ainsi tout est parfait dans le Fils Unique engendré.
Telle est l’unité entre le Père et le Fils ; aussi la vertu, la charité, l’espérance, la foi, la vérité, la voie, la vie, c’est de ne pas chicaner sur les capacités de Dieu et de ne pas dénigrer le Fils, du fait que sa naissance est le secret et l’œuvre de la puissance du Père ; c’est de ne rien comparer au Père Inengendré, de ne pas séparer de Lui, ni par le temps, ni par la puissance, le Fils Unique qu’Il engendre, c’est de proclamer que le Fils est Dieu, puisqu’Il vient de Dieu.