Genèse 4.17 à 5.32 (Hébreux 11.5-6 ; Jude 1.14-15)
Les chapitres 4, 5 et 6 de la Genèse renferment le tableau d’un monde disparu, dont nous ne saurions presque rien sans cette tradition sacrée. Le souvenir que les peuples ont gardé de nos premiers ancêtres et des temps qui ont précédé le déluge, est obscur et confus. Mais la Bible nous en dit assez pour nous faire comprendre les voies de la Providence dans ce premier âge du monde et nous y faire reconnaître un type des âges subséquents. L’histoire de l’humanité avant le déluge est une période à part ; celle de l’humanité sous la loi, ou l’histoire d’Israël, forme une seconde période ; l’histoire de l’Eglise, ou l’économie chrétienne, constitue la troisième.
L’âge primitif débute par une séparation entre les enfants du monde et les enfants de Dieu, qui désormais vivent les uns à côté des autres comme deux peuples distincts. Mais les enfants du monde deviennent puissants, et peu à peu les enfants de Dieu eux-mêmes sont entraînés dans leur apostasie. Cependant un reste saint subsiste et rend témoignage en face de l’égarement général ; et enfin Dieu intervient miraculeusement pour sauver les justes et juger le monde impie. L’histoire de cet âge — de ces dix patriarches dont la vie remplit les 1656 ans qui séparent le paradis du déluge — est un miroir où nous pouvons reconnaître les voies de Dieu dans l’époque actuelle et envers l’Eglise chrétienne. Ce vieux monde a eu pour terme le salut et le jugement. Les peuples chrétiens, chez lesquels se produisent la même séparation en deux races et le même progrès dans la révolte, aboutiront infailliblement à un terme semblable.
Dès le commencement, on reconnaît dans les fils de Caïn des enfants du monde, plus habiles que les enfants de la lumière à s’assurer ici-bas puissance et domination. Leur histoire présente quelques ressemblances extérieures avec celle des fils de Seth. Chez les uns comme chez les autres, on compte dix générations, et quelques noms — Hénoc, Méthusaël, Lémec — sont communs aux deux listes. Caïn s’éloigne de devant la face du Seigneur. Dieu l’épargne et le protège ; mais on ne voit chez les Caïnites ni confiance filiale en Dieu, ni attachement à la promesse, ni invocation du nom de l’Eternel. Pas trace chez eux de sacrifices offerts ou de communion avec Dieu, comme dans la race sainte. En revanche, Caïn se bâtit déjà une ville, une demeure fixe sur la terre ; ceux qui lui appartiennent cherchent leur patrie ici-bas, et non dans la cité future dont Dieu est l’architecte ; ils deviennent puissants en ce monde. Dans le septième représentant de cette race, Lémec, nous pouvons voir les rapides progrès de la corruption. Il prend deux femmes, Ada et Tsilla ; il rompt ainsi avec l’ordre que Dieu avait établi, et dont dépendent la prospérité de la famille et les bienfaits de l’éducation. Ses fils, Jabal, Jubal et Tubalcaïn, se distinguent par leurs inventions, mises au service soit de la volupté, soit de la violence. Jubal est le père de ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau ; Tubalcaïn forge des instruments d’airain et de fer. Lémec ne prononce pas le nom de Dieu ; ses paroles respirent un orgueil sauvage. Il a tué un homme, l’un des Séthites probablement, « J’ai tué, dit-il un homme pour ma blessure, un jeune homme pour ma meurtrissure. » Il ne s’en repent point ; en digne fils de Caïn, il compte sur les armes forgées par Tubalcaïn ; il provoque ceux qu’il a offensés et les menace de sa vengeance : « Caïn sera vengé sept fois, et Lémec soixante-dix-sept fois. »
Ainsi, alors comme aujourd’hui, un abîme sépare ceux qui aiment Dieu, s’attachent à sa Parole, cherchent la patrie céleste, de ceux qui ne veulent ni de Dieu ni de sa Parole et dont la part est en ce monde. Les vieux patriarches d’avant le déluge ont connu déjà l’amertume de cette séparation.
L’autre ligne, la ligne sainte, est celle des descendants de Seth. Abel était mort, Caïn disparu. Dieu adoucit la douleur des premiers parents en leur donnant un troisième fils pour remplacer celui qui venait de périr prématurément ; c’est à ce fils qu’ils transmirent la promesse et l’espérance qui s’y rattache. Ce fut lorsqu’à son tour Seth eut un fils et que commença l’éducation d’une génération nouvelle, que s’introduisit l’invocation du nom de Jéhova ; c’est-à-dire que le culte patriarcal, établi par Adam et Seth selon l’ordre de Dieu même, reçut une forme stable, en sorte que la crainte de Dieu et la foi en son saint nom ne disparurent pas. Cette tradition sainte dut se conserver sans peine. Quand Lémec naquit, Adam vivait encore ; quand Noé vint au monde, Seth était encore là. Neuf patriarches ont été à la fois en vie. La terre était maudite, et les justes portaient en eux-mêmes l’image d’Adam tombé (Genèse 5.3). Mais ni l’homme ni la terre n’étaient encore aussi déchus qu’après le déluge ou à l’époque actuelle. Les jours de l’homme étaient « comme les jours des arbres » (Ésaïe 65.22). La terre portail des fruits plus exquis, l’air était plus doux et plus sain ; l’homme avait une plus grande mesure de forces à employer pour le mal comme pour le bien.
Les noms des patriarches d’Adam à Noé ne nous sont ni étrangers, ni indifférents. Eux aussi sont au nombre de ces fidèles des temps passés dont l’Eglise fait mention dans ses prières et que nous rencontrerons un jour dans la cité de Dieu. Ils ont soupiré après Celui qui devait briser la tête du serpent ; ils ont offert des sacrifices comme celui d’Abel, préludes du sacrifice futur et parfait, signes de la grâce de Dieu qu’ils attendaient ; le nom de l’Eternel était invoqué parmi eux et sa Parole transmise d’une génération à l’autre longtemps avant Christ, ils ont porté la croix du Christ, car ils luttaient par la foi contre le monde ennemi de Dieu, et ils souffraient à la vue de la corruption croissante de l’humanité.
Le fruit le plus pur de l’œuvre de la grâce dans la race sainte est le septième patriarche depuis Adam. Hénoc, avec ses aspirations célestes, est le pendant de Lémec, le septième de l’autre ligne, avec ses passions terrestres. Lorsque Hénoc eut été enlevé et que son petit-fils, le Séthite Lémec, eut un fils, ils crut voir dans ce dernier le Rédempteur attendu, et il l’appela Noé, en disant : « Celui-ci nous consolera de nos fatigues et de notre travail sur la terre que l’Eternel a maudite, » — paroles qui attestent l’espérance des patriarches dans le salut à venir et la douleur que les progrès du mal leur faisaient éprouver.
Ces vieux patriarches nous apparaissent semblables à des ombres aux contours vagues ; Hénoc seul est mis en pleine lumière par ce qui est dit de lui ici et dans l’épître de Jude (Jude 1.14-15). Hénoc fut un prophète ; nous connaissons sa prophétie : « Voici, le Seigneur est venu avec des milliers de ses saints pour exercer le jugement contre tous et faire rendre compte à tous les impies de tous les actes d’impiété qu’ils ont commis et de toutes les paroles injurieuses qu’ont proférées contre lui les pécheurs impies. » Au temps où il faisait entendre ce témoignage, le monde mûrissait pour le jugement, qui fondit en effet sur la troisième génération après lui. Mais lorsqu’éclata ce jugement, on ne vit pas le Seigneur paraître avec ses milliers de saints. La prophétie d’Hénoc n’eut, à l’époque du déluge, qu’un accomplissement partiel : l’esprit prophétique voit de loin les choses des derniers temps et les contemple comme si elles étaient prochaines, présentes même. La bouche d’Hénoc proclame déjà le jugement suprême qui passera sur le monde quand Christ reparaîtra dans sa gloire avec ses saints anges (Matthieu 25.31-46). Ainsi le terme de l’histoire a été révélé dès ses premiers commencements.
Hénoc a rendu témoignage, non en paroles seulement, mais aussi par sa vie et par sa fin. Au sein de la corruption déjà bien avancée, il n’était pas facile de marcher selon Dieu. Tenir ferme en face de la masse pervertie ou lâche, nager contre le courant, telle fut la tâche de ces derniers patriarches. Ceux qui l’avaient précédé, lui avaient donné l’exemple d’une vie selon Dieu ; lui-même les surpassa tous. Non qu’il vécût d’une vie à part et contre nature, ou que rien d’extraordinaire le distinguât aux yeux des hommes. Comme d’autres, il eut des fils et des filles ; il fut occupé des choses de ce monde ; il accomplit les devoirs de sa vocation terrestre ; mais, avec cela, « il marcha avec Dieu. » On peut être irréprochable dans sa conduite, sévère envers soi-même, et ne point marcher avec Dieu. Ce terme implique une foi vivante en Dieu, en sa toute-présence, en sa puissance, en son amour. Un enfant même peut marcher avec Dieu, s’il prie, s’il croit à l’exaucement, si son âme s’entretient avec Dieu, s’il l’a constamment devant les yeux et dans le cœur. L’enfant n’a pas de peine à s’attacher au Dieu, au Sauveur invisible, aussi fermement que s’il le voyait des yeux. Un cœur d’enfant, voilà le secret et la force de la vraie piété
Ainsi vécut Hénoc, et il éprouva la présence de Dieu et fut consolé par les témoignages de sa faveur ; il fut, comme Abraham, un ami de Dieu. « C’est par la foi qu’il fut enlevé pour ne point mourir, et il ne parut plus, parce que Dieu l’avait enlevé » auprès de lui dans une vie immortelle et céleste (Hébreux 11.5). Celui qu’on avait connu comme un juste, tout à coup ne fut plus là. Il n’avait pas encore atteint la moitié de l’âge ordinaire de ce temps-là, lorsqu’il disparut. Nul ne vit ni ne sut quelle avait été sa fin. Avec quelle anxiété ne dut-on pas, parmi les enfants de Dieu, se demander ce qu’il était devenu, le chercher, comme plus tard les fils des prophètes cherchèrent Elie, et pleurer le père disparu, jusqu’à ce qu’il plut à Dieu de leur révéler que ce n’était point la mort qui l’avait pris, mais que dans son amour il l’avait retiré à lui, afin de le soustraire au spectacle de la corruption croissante et du jugement imminent.
Hénoc est parvenu à l’immortalité comme Adam aurait dû y parvenir. Ce privilège lui fut accordé par les mérites du Rédempteur futur dans lequel il espérait. Mais il n’entra pas immédiatement dans la gloire que Christ, le premier-né d’entre les morts, a obtenue du Père. Pour le préserver de la mort, il n’était pas nécessaire que la toute-puissance de Dieu effaçât les degrés différents qui existent même dans la gloire de la vie éternelle.
« Hénoc plut à Dieu, et il fut enlevé, afin d’être pour le monde un appel à la repentance » (Sirach.44.16). Il avait rendu témoignage à Dieu en paroles et en actes ; Dieu lui rend à son tour témoignage, et par sa fin miraculeuse atteste que ses paroles venaient bien de Dieu, et que sa vie lui avait été agréable. Combien comprirent cet enseignement ? Nous l’ignorons. Ce qui est certain, c’est que le monde, dans son ensemble, ne se repentit point. Il en fut comme au temps d’Esaïe : « Le juste a disparu, et personne ne l’a pris à cœur ; les hommes pieux sont retirés, et nul ne prend garde que le juste a été retiré de devant le mal » (Ésaïe 57.1-2).
« C’est par la foi qu’Hénoc fut enlevé. » La foi doit se fonder sur une parole de Dieu. Il faut donc qu’Hénoc eût reçu la promesse qu’il ne mourrait pas ; c’est en s’y attachant qu’il atteignit le but. Telle fut en lui l’œuvre de la grâce et la puissance de la foi, qu’il ne douta pas de sa vocation céleste, bien qu’elle fût contredite par tout ce que l’homme voit, éprouve et sent.
L’Eglise de Christ a reçu la même vocation. Le sort bienheureux d’Hénoc est promis aux croyants de la nouvelle alliance. A ce fait miraculeux, qui précéda la fin de l’âge primitif, répondra, au terme du dernier âge du monde, cet autre miracle dont l’apôtre parle en ces mots : « Nous ne mourrons pas tous, mais nous serons tous changés ; ce corps corruptible sera revêtu de l’incorruptibilité, et ce corps mortel de l’immortalité ; alors cette parole sera accomplie : La mort est engloutie dans la victoire. O mort, où est ton aiguillon ? O sépulcre, où est ta victoire » (1 Corinthiens 15.51-55). Heureux si, ne perdant pas notre confiance, nous demeurons fermes dans l’espérance et nous purifions en vue de ce glorieux but ! Comme les pères des anciens âges ont obtenu par la foi ce qui leur avait été promis, c’est aussi par la foi et par la patience que les fidèles de la nouvelle alliance pourront hériter la plus grande des promesses.