Seconde preuve, prise de ce que les disciples attribuaient à Jésus-Christ tous les titres principaux qui forment dans les écrits des prophètes l’idée du Dieu souverain, et qui le distinguent essentiellement de ses créatures.
Au reste, ce qui montre que Jésus-Christ s’est véritablement et proprement donné le nom de Dieu, c’est qu’il s’est attribué les qualités qui forment l’idée de ce nom auguste, ou, si vous voulez, que les apôtres lui ont attribué ces qualités : car, comme nous l’avons déjà remarqué, on ne doit point mettre de différence entre ce qu’il dit de lui-même, et ce que les apôtres disent de lui, puisque ceux-ci parlent par son esprit.
1) Les prophètes avaient attaché à ce nom l’idée d’un Être tout-puissant qui avait créé les cieux et la terre. On attribue à Jésus-Christ les ouvrages de la création. Car, par lui, dit saint Jean, toutes choses ont été faites, et sans lui rien de ce qui a été fait, n’a été fait. Par lui, dit un autre, et pour lui sont toutes choses. Il a créé, dit saint Paul, les choses visibles et les invisibles ; il a fondé la terre, et les cieux sont l’ouvrage de ses mains ; il a fait les siècles. De vouloir ici chicaner ces passages sur cela, ne sert de rien ; car il est aussi clair que le jour, que toutes ces choses sont dites de Jésus-Christ, et on le justifiera d’une manière invincible en son lieu ; et il n’est pas possible de donner un autre sens à ces paroles, sans faire une violence manifeste à l’Écriture. Ce qu’il y a de plus considérable à remarquer sur ce sujet, c’est cet attachement des disciples à caractériser Jésus-Christ par la création de toutes choses, qui est le caractère le plus ordinaire dont les prophètes se servent pour faire connaître le Dieu souverain, et pour l’élever au-dessus de toutes choses par la considération de cette puissance qui les a faites ; ce qui serait une affectation impie, si Jésus-Christ était une simple créature.
2) Les prophètes nous avaient parlé de Dieu comme d’une essence qui connaît toutes choses, et devant laquelle les ténèbres mêmes deviennent lumière. On attribue à Jésus-Christ de connaître tout. Seigneur, dit saint Pierre, tu sais toutes choses ; tu connais que je t’aime. Il ne servirait de rien de dire ici que saint Pierre parle là de son chef, et qu’il n’est pas dit que sa pensée fût approuvée de Jésus-Christ ; car sa pensée est un blasphème ou une vérité. Si Jésus-Christ connaît toutes choses, c’est une vérité ; s’il ne connaît point toutes choses, c’est un blasphème : il n’y a point de milieu. Si c’est une vérité, il faut que Jésus-Christ l’approuve, car il est la vérité même ; et il faut par conséquent qu’il laisse dire saint Pierre. Si c’est un blasphème, il est de la gloire de Dieu, et du soin qu’il a du salut de son disciple, qu’il le redresse et le censure avec beaucoup de sévérité. Car, quoi ! lorsque ce disciple veut le détourner d’aller à Jérusalem pour y souffrir la mort, Jésus-Christ se montrera sévère à son égard, jusqu’à lui dire : Va, Satan, arrière de moi ; tu m’es en scandale : car tu ne comprends point les choses qui sont de Dieu, mais celles qui sont des hommes. Et lorsqu’il s’agit d’empêcher qu’on ne dérobe à Dieu une louange qui lui est due, pour la donner à un autre, Jésus-Christ gardera un silence tranquille ? Certes, s’il y avait quelque chose à reprendre dans le zèle que saint Pierre témoigne sur le chemin de Jérusalem, c’est cette inconsidération qui ne lui permet point de voir que, croyant parler en faveur de son maître, il veut empêcher une œuvre qui avance la gloire de Dieu : car, comme la gloire de Dieu est la dernière fin de toutes choses, il n’y a rien de si pernicieux ni de si digne d’horreur que ce qui s’oppose à la gloire de Dieu. Or l’apôtre ici non seulement dit quelque chose d’inconsidéré contre la gloire de Dieu, mais il blasphème ouvertement contre lui si sa pensée n’est point véritable.
Saint Pierre, dans cette occasion, n’attribue pas seulement à Jésus-Christ de connaître toutes choses en général, il lui attribue en particulier de savoir ce qui se passe dans les cœurs. Seigneur, dit-il, tu sais toutes choses ; tu sais que je t’aime : cependant c’est là le caractère le plus essentiel de la gloire du Dieu souverain. Le cœur, dit Dieu par la bouche de Jérémie, le cœur de l’homme est méchant et inscrutable : qui le connaîtra ? Moi, l’Éternel, je suis celui qui connais les cœurs, et qui sonde les reins. Vous voyez bien que Dieu s’attribue la connaissance des cœurs comme une gloire qui lui est propre, et qui n’appartient à aucun autre ; mais afin que vous n’en puissiez point douter, écoulez comment Salomon parle sur ce sujet dans une prière qu’il adresse à Dieua : Toi seul, lui dit-il, connais les cœurs des hommes. Il dit deux choses, la première est que Dieu connaît les cœurs des hommes ; la seconde, qu’il n’y a que lui qui les connaisse : d’où il s’ensuit que la qualité de scrutateur des cœurs entre dans l’idée propre que les prophètes nous ont donnée du Dieu d’Israël. Cependant Jésus-Christ s’attribue ce glorieux titre, et même d’une manière très remarquable et très solennelleb : Et toutes les Églises, dit-il, sauront que je suis le scrutateur des cœurs et des reins, et je rendrai à chacun selon ses œuvres. Il s’ensuit donc qu’il s’attribue non seulement le nom de Dieu, mais encore les qualités qui forment l’idée la plus propre que les prophètes nous aient donnée de lui : et cela étant, ou Jésus-Christ est en effet le Dieu d’Israël, ou les Juifs sont fondés à regarder son langage comme impie et plein de blasphème. Que pourra-t-on leur répondre lorsqu’ils feront cette objection ?
a – 1 Rois ch. 8.
b – Apocalypse ch. 2.
On leur dira que Jésus-Christ ne prend pas ce titre de scrutateur des cœurs dans le même sens que Dieu l’avait pris dans les anciens oracles ; que lorsque Dieu est dit connaître les cœurs et sonder les reins, cela doit s’entendre d’une connaissance qui lui est propre ; car il les connaît par lui-même, et sans le secours d’autrui. Au lieu que lorsque Jésus-Christ dit qu’il sonde les cœurs et les reins, cela s’entend d’une connaissance qui lui vient d’ailleurs. Il ne connaît point les secrets des cœurs immédiatement et par lui-même, mais il les connaît parce que Dieu les lui révèle : c’est tout ce que la subtilité a pu inventer sur ce sujet ; et cependant tout cela est si peu raisonnable, qu’il se détruit de lui-même. Car, premièrement, quand quelqu’un s’attribue une qualité qui le rend évidemment suspect d’usurper une gloire qui ne lui appartient point, il est obligé de s’expliquer en ôtant l’équivoque du terme, autrement il se rend coupable de larcin. Ainsi, si quelqu’un s’avisait de se faire traiter de majesté, sous prétexte qu’il est élevé à quelque rang considérable dans le monde, sans être pourtant roi, il serait par là même criminel envers le monarque dont il usurperait la gloire. Il aurait beau dire que, lorsqu’il se fait traiter de majesté, il n’attache point à ce nom de majesté l’idée qu’y attachent les autres hommes, qu’il n’entend par là qu’une majesté subalterne et dépendante : on lui dirait que ces excuses sont trop faibles pour être reçues ; que le terme de majesté étant consacré par l’usage des hommes et par la volonté des puissances, à exprimer la dignité souveraine des rois, qui les distingue non seulement des autres hommes, mais encore des autres princes, il n’a, pu sans crime s’attribuer ce titre, et moins encore se l’attribuer sans l’expliquer ; ce qui est un second degré de témérité et d’insolence tout à fait insupportable. De même le titre de scrutateurs des cœurs est consacré par l’usage et par l’autorité, à exprimer la gloire propre et essentielle de Dieu. Il est consacré par l’usage, et même par un usage général ; car jamais homme ne l’avait attribué qu’à Dieu, et les fidèles le regardent comme un caractère propre qui sépare Dieu de ses créatures, et l’élève au-dessus des autres intelligences. Il est consacré par l’autorité, mais par une autorité divine et sacrée, puisque c’est Dieu lui-même qui se l’attribue par le ministère de ses prophètes, qui se l’attribue en plusieurs occasions différentes, qui se l’attribue comme lui convenant uniquement, et faisant un caractère propre et essentiel de sa gloire. Il s’ensuit donc qu’un autre que Dieu n’a pu l’usurper sans crime, et encore moins l’usurper sans expliquer en aucune manière le sens dans lequel il le prenait : Toutes les Églises connaîtront que je suis le scrutateur des cœurs et des reins, et je rendrai à chacun selon ses œuvres. Nous voyons bien que dans ces paroles il joint la qualité de juge du monde avec celle de scrutateur des cœurs, comme les prophètes les unissaient aussi lorsqu’ils les attribuaient à Dieu. Nous comprenons que pour pouvoir rendre à chacun selon ses œuvres, il est nécessaire de sonder les cœurs et les reins ; mais nous n’y trouvons pas que Dieu connaisse les secrets des cœurs par lui-même, et que Jésus-Christ ne les connaisse point immédiatement. D’ailleurs, il est remarquable que, bien loin que les apôtres attribuent à Jésus-Christ de connaître les secrets des cœurs, parce que seulement Dieu les lui révèle, ils lui attribuent cette connaissance particulière, parce qu’ils lui attribuent de connaître généralement toutes choses. Seigneur, dit saint Pierre, tu connais toutes choses ; tu sais que je t’aime. Connaître les secrets des cœurs parce que Dieu les révèle, c’est les connaître en homme ; mais connaître les secrets des cœurs parce qu’on connaît toutes choses, c’est les connaître en Dieu : or, c’est cette dernière connaissance qui est attribuée à Jésus-Christ. En effet, on peut ajouter, en troisième lieu, que, s’il suffisait de connaître les secrets des cœurs par révélation pour mériter le titre de scrutateur des cœurs, les apôtres eux-mêmes auraient pu prétendre à la gloire de ce titre ; car, parmi tant de dons miraculeux qu’ils avaient reçus du Saint-Esprit, on compte celui de connaître les secrets des pensées : c’est ce que saint Paul suppose lorsqu’il dit au chap. 13 de la première épître aux Corinthiens : Quand j’aurais le don de prophétie, et que je connaîtrais tous les secrets, etc., si je n’ai point de charité, cela ne me profite de rien. Ce don était dans les uns plus parfait que dans les autres. Mais supposons, avec saint Paul, qu’il se fût trouvé quelqu’un qui l’eût eu dans le degré de la perfection, et qu’il eût connu tous les secrets, je demande si un tel homme aurait pu prétendre au titre de scrutateur des cœurs. Si l’on dit qu’il l’aurait pu, on avance un blasphème, puisqu’on attribue à un autre les éloges consacrés à Dieu et à Jésus-Christ. Si l’on dit qu’il ne l’aurait pas pu, on demeure d’accord tacitement avec nous, que qui dit scrutateur des cœurs, dit quelque chose de plus que connaître les cœurs par révélation. On répondra peut-être que, quelque parfaite qu’on suppose la connaissance de cet homme qui connaît les secrets, celle de Jésus-Christ sera plus parfaite encore ; ce qui l’empêchera de pouvoir prétendre, à cet égard, aux mêmes titres que ce dernier ; mais si la connaissance de cet homme cède à celle de Jésus-Christ, la connaissance de Jésus-Christ, à cet égard, cède encore davantage à celle de Dieu.
Comme donc cet homme ne doit point s’attribuer le titre de scrutateur des cœurs, par respect pour Jésus-Christ, celui-ci a dû beaucoup moins se l’attribuer par respect pour Dieu. Ce qui confirme cette pensée, c’est que la connaissance de Jésus-Christ et celle de cet homme ne différent que du plus au moins ; elles sont toutes deux de la même espèce : l’une et l’autre sont une connaissance acquise, et qui naît de la révélation ; au lieu que la connaissance de Jésus-Christ et celle de Dieu différeront en espèce, puisque Dieu connaît les cœurs immédiatement et par lui-même ; au lieu qu’on suppose que Jésus-Christ ne les connaît que par la révélation. Si donc cet homme que nous supposons connaître les secrets des cœurs, ne peut faire savoir aux Églises qu’il est le scrutateur des cœurs et des reins, sans usurper la gloire de Jésus-Christ, n’avons-nous pas raison aussi de dire que Jésus-Christ n’aura pu prendre ce titre, approprié à Dieu en ces mots : Toi seul connais les cœurs des fils des hommes, sans usurper la gloire du Dieu souverain ?
Remarquez, en quatrième lieu, la différence qu’il y a entre connaître les secrets des cœurs, et être scrutateur des cœurs. Celui qui est scrutateur des cœurs, connaît nécessairement les secrets des cœurs ; mais il n’est pas nécessaire que celui qui connaît les secrets des cœurs, soit scrutateur des cœurs. On dira d’un homme à qui les pensées d’un autre sont révélées, qu’il connaît le cœur d’un autre, quoique même il évitera de parler si généralement, pour n’être pas suspect d’impiété, et dira, s’il parle sagement et pieusement, qu’il les connaît par révélation ; mais il ne dira point qu’il sonde les cœurs et les reins, ou qu’il est scrutateur du cœur de celui dont les pensées lui sont révélées, car il parlerait faussement. Les termes de sonder les reins, d’être scrutateur des pensées, ne signifient pas connaître par révélation, mais connaître, sonder, découvrir par soi-même ce qui était caché ; c’est la force du terme de l’original.
Jésus-Christ, parlant ainsi, a voulu qu’on s’arrêtât à la signification naturelle de ses paroles, ou qu’on s’en départit. S’il a voulu qu’on se départit de la signification naturelle des termes, il faut qu’il nous ait tendu des pièges, et qu’il ait eu dessein de nous tromper ; car c’est avoir dessein de nous tromper que de parler pour n’être pas entendu ; et c’est parler pour n’être point entendu, que de prétendre qu’on ne prendra point ses expressions dans leur naturelle signification. Que si Jésus-Christ a voulu qu’on s’arrêtât à la signification naturelle des termes, il est impossible que, si nous suivons sa volonté, nous puissions connaître les secrets des cœurs par révélation, et être scrutateurs des cœurs et des pensées pour une même chose.
3) Les prophètes avaient donné cette idée du Dieu souverain, qu’il était le Sauveur, et le seul Sauveur de la terre ; ce qu’Esaïe exprime lorsqu’il dit : Regardez-moi, vous toutes les extrémités de la terre, et vous serez sauvées ; car je suis le Seigneur, et il n’y en a point d’autre. C’est-à-dire évidemment, il n’y a point d’autre Seigneur pour vous sauver. J’avoue que le prophète, dans cet endroit, fait allusion aux idoles païennes, incapables de sauver ceux qui mettaient en elles leur confiance ; mais cela n’empêche pas qu’il n’établisse ce principe général, que Dieu est le seul qui peut sauver les extrémités de la terre. Si l’on en doutait, on n’aurait qu’à considérer ces paroles de Dieu parlant par le même prophète : Ne suis-je pas l’Éternel ? Et y a-t-il un autre Dieu que moi ? Il n’y a point d’autre Dieu juste et qui sauve, si ce n’est moi. Or, non seulement Jésus-Christ prétend sauver les hommes, mais il se nomme leur Sauveur par excellence. Peut-on s’empêcher de reconnaître qu’il s’attribue un titre que le Dieu d’Israël s’était réservé pour lui seul ? Non sans doute ; on en conviendra, pour peu qu’on y fasse de sérieuses réflexions ; car je demande, lorsque les prophètes, pour confondre la superstition et l’idolâtrie de ceux qui mettaient leur confiance aux idoles, avançaient ce principe, qu’il n’y avait point d’autre Sauveur que le Dieu d’Israël, prétendaient-ils parler pour toujours, ou simplement pour le temps d’alors ? S’ils parlaient seulement pour le temps d’alors, il s’ensuit que les raisons dont Dieu se servait alors pour confondre les idolâtres, ne sont plus véritables et légitimes ; il s’ensuit qu’un oracle devient faux précisément lorsqu’il s’accomplit. Car cet oracle : Regardez vers moi, toutes les extrémités de la terre, et vous serez sauvées, etc., car je suis le Seigneur, et il n’y en a point d’autres, exprimant la vocation des païens, ne s’accomplit que depuis la manifestation du Messie : et c’est depuis la manifestation du Messie qu’il y a un autre Sauveur et un autre Seigneur que le Dieu d’Israël qui avait parlé dans cet oracle ; ainsi il s’ensuivrait de là que cet oracle deviendrait faux précisément lorsqu’il s’accomplit. Que si les prophètes ont parlé pour toujours et si ce principe est d’une perpétuelle vérité :Il n’y a point d’autre Dieu juste et qui sauve, si ce n’est le Dieu d’Israël, je demande comment on pourrait se dispenser de regarder comme un blasphémateur celui qui, n’étant point le Dieu d’Israël, se dit néanmoins un Dieu juste et qui sauve, ou plutôt le Sauveur du monde, celui qui sauve les extrémités de la terre ? On dira qu’il se dit un Sauveur subalterne. Mais je demande encore le dessein de Dieu, lorsqu’il dit : II n’y a point d’autre Dieu juste et qui sauve si ce n’est moi ; son dessein n’est-il point d’exclure aussi les dieux et les sauveurs subalternes ? Et s’il eût pris fantaisie à quelqu’un, en ce temps-là, de regarder un prophète, ou Moïse le plus grand des prophètes, comme un Dieu et un Sauveur subalterne, par le ministère duquel Dieu avait racheté son peuple, et de le servir après sa mort pour cette raison, n’aurait-on pas pu redresser ce superstitieux, par ce principe si généralement énoncé : Il n’y a point d’autre Dieu juste et qui sauve, si ce n’est le Dieu d’Israël ? Il est donc vrai que les prophètes ont prétendu exclure les sauveurs et les dieux subalternes ; car aussi la plupart des faux dieux des païens étaient dans ce rang. Il est vrai que le sens des prophètes a été qu’il ne fallait reconnaître qu’un seul Dieu et Sauveur, qui est le Dieu d’Israël ou le Dieu souverain ; et qu’ainsi celui qui, sans être le Dieu souverain, se dit le Dieu et le Sauveur de toute la terre, ne prend pas seulement le nom de Dieu, mais encore le prend avec l’idée la plus propre que les anciens oracles lui eussent attachée.
4) En quatrième lieu, les prophètes, pour distinguer le Dieu souverain de tout autre (car c’est du Dieu souverain, et point d’aucun autre, qu’ils nous parlent), l’appellent Celui qui est le premier et le dernier ; et chacun sait que Jésus-Christ prend ce titre jusqu’à cinq fois au livre de l’Apocalypse. Or, pour faire voir qu’en cela Jésus-Christ s’attribue les qualités qui forment l’idée propre du Dieu souverain, il ne faut que considérer que les prophètes ont donné au Dieu souverain ce titre comme un titre qui lui est propre, et incommunicable à tout autre : cela paraît par plusieurs raisons. Premièrement, chacun demeure d’accord que jusqu’à Jésus-Christ ce titre n’avait jamais été donné à aucun autre qu’au Dieu souverain ; l’usage l’avait donc rendu propre au Dieu souverain. En second lieu, il n’y a point de doute que si quelqu’un avant Jésus-Christ l’eût usurpé, il aurait été taxé d’impiété : il faut donc que ce titre fût regardé comme étant propre au Dieu souverain. Pour un troisième, on ne peut nier que si aujourd’hui quelqu’un s’avisait de le prendre, on ne l’accusât de blasphème ; d’où il s’ensuit encore que, malgré qu’on en ait, on reconnaît que ce titre est consacré à Dieu. On dira peut-être que si quelqu’un le prenait aujourd’hui, il serait impie, parce qu’il ferait tort à Jésus-Christ a qui il appartient : mais s’il ferait tort à Jésus-Christ, il ferait encore tort davantage à Dieu, à qui principalement il appartient : et puis, si un homme qui l’usurperait aujourd’hui ferait tort à Jésus-Christ, un homme qui l’aurait usurpé avant h venue de Jésus-Christ, aurait fait tort au Dieu souverain ; et de là il s’ensuit invinciblement que, malgré qu’on en ait, on est toujours obligé de regarder ce titre comme étant consacré au Dieu souverain. En quatrième lieu, ce titre se trouve placé entre les éloges de Dieu, et dans les endroits où Dieu veut relever sa gloire ou sa majesté souveraine. Si ce titre ne fait rien à ce dessein, pourquoi est-il mêlé aux traits de ces pompeuses et magnifiques descriptions de la gloire de Dieu ? Et si ce titre sert à exprimer la majesté, la grandeur et la gloire de Dieu, n’est-il pas vrai de dire qu’il est particulièrement consacré à l’Être souverain, et qu’on ne peut l’usurper sans blasphème ? Ajoutez à cela qu’il est tellement confondu avec les autres attributs propres du Dieu souverain, qu’il n’est pas possible de l’en distinguer sans faire une espèce de galimatias des plus beaux oracles des prophètes. Car tantôt il est mêlé avec sa puissance, comme lorsqu’il est dit : Qui est celui qui a travaillé et fait cela ? C’est celui qui appelle les générations dès le commencement. Je suis le Seigneur ; je suis le premier, et je suis avec les derniers. C’est moi. Tantôt il est joint aux caractères de sa grandeur et de sa majesté, comme lorsque le prophète parle de cette sorte : Le Seigneur parle ainsi, le roi d’Israël, son Rédempteur, l’Éternel, le Dieu des armées. Je suis le premier et le dernier, et il n’y a point d’autre Dieu que moi. Et qui est semblable à moi ? Vous voyez qu’après avoir dit : Je suis le premier et le dernier, Dieu ajoute : Qui est semblable à moi ? pour nous apprendre que personne que lui ne possède la majesté et la gloire qui sont contenues dans ce titre et dans les autres titres qui l’accompagnent. Tantôt Dieu mêle la gloire de ce titre avec la merveille de la création, pour s’attribuer l’une et l’autre, comme lorsqu’il dit : Ecoute-moi, Jacob, et toi, Israël, que j’appelle ; c’est moi qui suis le premier, et qui suis le dernier, et c’est ma main qui a fondé la terre, etc. (Ésaïe 48.12) En cinquième lieu, Dieu se sert de ce titre pour exprimer son unité, car voici l’exposition qu’il en donne : Il n’y a point de Dieu qui ait été formé avant moi, et il n’y en aura point après moi. Que si ce titre n’était point propre à Dieu, comment pourrait-il emporter son unité ? Jésus-Christ, en se disant le premier et le dernier, prend ce titre dans un même sens que les prophètes l’avaient pris, ou il le prend dans un autre sens : s’il le prend dans un autre sens, il jette les hommes dans l’erreur et dans l’idolâtrie par des paroles captieuses ; il est coupable de blasphème, puisqu’il s’attribue absolument un titre qui ne lui convient qu’avec restriction ; il change, de son autorité, la signification des termes consacrés par un usage divin ; il fait ce que jamais homme ne fit depuis la naissance du monde, qui est de changer la signification connue et ordinaire des termes sans en avertir personne ; il ouvre la porte de l’impiété et du blasphème à tout le monde ; car, comme il s’attribue les titres qui entrent dans l’éloge du Dieu souverain, en changeant mentalement la signification connue des paroles de l’Ancien Testament, rien n’empêchera que, suivant son exemple, je ne m’attribue les titres qui entrent dans l’éloge de Jésus-Christ, changeant, selon ma fantaisie, par la pensée, la signification la plus connue des expressions du Nouveau Testament. Que si Jésus-Christ, en se disant celui qui est le premier et le dernier, prend ce terme dans le sens que les prophètes l’ont pris, il s’ensuit qu’il se caractérise par un titre qui avait servi aux prophètes à exprimer l’unité de Dieu, sa gloire et sa majesté ; il s’ensuit que Jésus-Christ le prenant, empêche qu’il ne convienne plus au Dieu d’Israël, auquel les prophètes l’ont attribué, et qu’ainsi le langage de ceux-ci devient faux et contradictoire : car si le Dieu d’Israël est le Dieu avant et après lequel il ne s’est point formé d’autre Dieu, comment Jésus-Christ est-il Dieu, et comment est-il aussi à son tour un Dieu avant et après lequel il ne s’est point formé d’autre Dieu ? Certainement, ou Jésus-Christ est le Dieu souverain, ou Jésus-Christ ne peut s’attribuer ce titre sans blasphème, parce que ce titre fait partie de l’idée propre et véritable que les prophètes ont donnée de l’Être souverain. Nous n’ajouterons pas ici que, supposé que Jésus-Christ soit un simple homme, on ne saurait comprendre, pas même deviner, en quel sens ce titre pourrait lui convenir ; car ou il s’agit là d’une priorité et postériorité de temps (on me permettra bien ces termes barbares dans une matière si difficile), ou il s’agit d’une priorité ou postériorité de dignité, ou il s’agit de l’un et de l’autre ; et lequel des trois que l’on dise, ce titre ne saurait convenir à Jésus-Christ simple homme. S’il s’agit d’une priorité et d’une postériorité de temps, le sens de ces paroles est : Je suis le premier en durée, et je suis le dernier en durée. Mais comment pourra-t-on dire que Jésus-Christ est le premier en durée, lui qui a été formé dans le sein de Marie dans l’accomplissement des temps ? S’il s’agit d’une priorité et d’une postériorité de dignité, le sens de ces paroles ne peut être que celui-ci : Je suis le premier et le dernier en dignité. Et comment Jésus-Christ est-il le dernier en dignité, lui qui est la perfection même, et tellement élevé au-dessus des prophètes, que Jean-Baptiste, le plus grand des prophètes, ne se reconnaissait point digne de délier la courroie de ses souliers ? Que si on l’explique de l’un et de l’autre de ces deux priorités et postériorités, ou le sens de ces paroles sera celui -ci : Je suis le premier en temps, et le dernier en dignité, et alors la proposition est fausse ; ou le sens de ces paroles sera celui-ci : Je suis le premier en dignité, et le dernier en temps, et alors la proposition est encore fausse. Car comment Jésus-Christ est-il le dernier en temps ? Est-il le dernier des hommes ? Non, car il y a plusieurs hommes qui naissent après lui. Est-il le dernier des serviteurs de Dieu ? Non, car il y a plusieurs apôtres et prophètes de la nouvelle alliance qui viennent après lui. Ou, enfin, le sens de ces paroles sera celui-ci : Je suis le premier et le dernier en temps et en dignité, et le sens encore sera faux ; car si Jésus-Christ n’est point le premier et le dernier en temps, et si l’on ne peut point dire non plus qu’il soit le premier et le dernier en dignité, il est doublement faux qu’il soit le premier et le dernier en temps et en dignité tout à la fois. Mais il ne s’agit pas ici de la vérité des paroles de Jésus-Christ, mais bien de l’impression que ces paroles pouvaient et devaient faire sur des hommes instruits par les prophètes. Nous soutenons qu’entendant Jésus-Christ qui se nomme si souvent et avec tant d’empressement le premier et le dernier, ils n’ont pu croire autre chose, sinon qu’il usurpait un des titres les plus propres de l’Être souverain.
Cette considération devient beaucoup plus forte lorsqu’on ramasse tous ces grands titres par lesquels Dieu caractérise sa gloire dans les oracles des prophètes ; celui de Dieu, de Seigneur, de Sauveur, de Rédempteur d’Israël, de Dieu qui sauve les extrémités de la terre, et vers lequel les bouts de la terre doivent regarder pour être sauvés ; de Dieu qui a fait les siècles, ou qui appelle les générations ; celui qui est le premier et le dernier ; celui par qui toutes choses ont été faites ; celui qui sonde les cœurs et les reins. Car deux choses sont très évidentes : la première est que tous ces noms forment l’idée que les prophètes nous donnent du Dieu souverain ; la seconde, qui est une dépendance de cette première, est que quiconque s’attribue tous ces titres glorieux et magnifiques, et qui se dit Dieu avec cela, prend évidemment le nom de Dieu, non dans un sens équivoque, non dans un sens métaphorique, mais avec le sens et l’idée que les prophètes lui ont attachés ; de sorte qu’il devient coupable de l’impiété des hommes, si les hommes viennent à le prendre faussement pour le Dieu souverain. Ou donc les Juifs n’ont point dû s’opposer à l’impiété, à l’idolâtrie, aux blasphèmes, ou ils n’ont pu s’empêcher de prononcer sentence de condamnation contre Jésus-Christ, s’il a parlé comme ses disciples parlent et le font parler dans la suite ; ou en tout cas on n’a pu s’empêcher de se déclarer contre ses disciples, contre leur Évangile et contre leur religion, si évidemment convaincus de blasphème. Mais comme nous avons fait voir ci-dessus que Jésus-Christ s’est donné le nom de Dieu dans un sens propre, parce qu’il s’est attribué les titres les plus propres à Dieu, nous allons montrer, dans le chapitre suivant, que les apôtres ont appliqué à Jésus-Christ l’idée propre de Dieu, en faisant voir qu’ils l’ont représenté comme égal à son Père ; ce qui ne peut se dire que de celui qui est véritablement et proprement Dieu.