Nous n’avons fait qu’ébaucher la matière dans les chapitres précédents ; nous l’approfondirons un peu davantage dans celui-ci, en repassant sur les mêmes principes, qui sont trop abstraits pour pouvoir être bien compris à une première vue, si ce n’est par les personnes extrêmement exercées.
Il y a deux manières de considérer l’univers : l’une, qui est commune à tous les hommes qui font quelque usage de leur raison, qui est d’en considérer les parties, l’enchaînement, l’ordre et les usages de ces parties, y cherchant les caractères de la sagesse de son auteur ; l’autre, d’en considérer les principes, les ressorts et les causes, et d’en pénétrer la composition ; et celle-ci est particulière aux philosophes : toutes deux nous conduisent également à la connaissance de Dieu ; mais c’est à la dernière que nous devons maintenant nous attacher.
Nous trouvons dans le monde une matière qui existe, qui se meut, qui se meut d’une telle manière ; et dans quelque portion de cette matière, un principe qui pense, qui réfléchit sur soi, qui juge des attributs communs, et fait des abstractions, qui attache à l’être infiniment parfait la plus parfaite de ses idées, et qui désire à l’infini. Si la matière ne tire point tout cela d’elle-même, il faut que tout cela lui vienne du dehors, et par conséquent qu’il y ait un Dieu qui le lui ait donné : ainsi l’existence de la matière, son mouvement, les différences de ce mouvement, la pensée, les différences de la pensée, l’idée de Dieu, et cette espèce d’infinité qui se trouve dans nos désirs, prouveront l’existence de Dieu.
a) La matière n’existe point essentiellement et par elle-même. Pour le comprendre, il ne faut que supposer ce principe qui paraît incontestable ; c’est que tout être est déterminé à exister, ou par cela même que c’est un être, de sorte qu’il soit essentiel à tout ce qui existe d’exister nécessairement ; ou il est déterminé à exister par un principe extérieur, qui le fait être ce qu’il est ; ou enfin il est déterminé à exister par l’éminence de sa nature, parce qu’ayant toutes les perfections, il doit avoir celle d’exister nécessairement.
La matière n’est point déterminée à être, parce qu’elle est ; c’est-à-dire que de ce qu’elle est dans ce moment, il ne s’ensuit pas qu’elle ait été dans cet autre, ou qu’elle doive être dans celui qui suivra, parce qu’il ne nous paraît pas que ces moments d’existence aient aucune connexion essentielle et naturelle.
Mais, dit-on, tout être est déterminé à exister, par cela même que c’est un être ; comme le néant est déterminé à n’exister pas, parce que c’est le néant. Ce principe est faux, car, soit que la pensée soit une substance, soit qu’elle soit un accident, elle est du moins un être par opposition au néant, elle est quelque chose, elle n’est pas un rien absolu : cependant les incrédules ne croient pas qu’elle ait toujours été, ou qu’elle doive être toujours. Son principe, qui est, comme ils s’imaginent, la matière ou son mouvement, aura, si l’on veut, toujours existé ; mais tant y a que la pensée qui ajoute sans difficulté quelque chose à ce mouvement et à cette matière, n’a pas toujours été, et qu’ainsi il est faux que l’être soit aussi déterminé à exister à l’avenir, et à avoir toujours existé, par cela même que c’est un être, que le néant est déterminé à n’exister point, et à n’avoir point existé, par cela même que c’est le néant. La différence consiste en ce que le néant, étant une simple négation, n’a besoin de rien pour ne pas exister ; au lieu que l’être, étant quelque chose de positif, n’existe qu’autant que subsiste le principe de son existence, qui n’est point la qualité générale d’être, puisque nous avons déjà vu qu’il y a des êtres qui n’existent pas toujours ; mais qui doit être ou une cause efficiente qui lui ait tout donné, ou l’éminence de ses perfections qui le mette hors d’état de rien recevoir.
Ce n’est point par l’éminence de ses perfections que la matière existe nécessairement, puisque, bien loin d’avoir toutes les perfections, elle n’en a presque point en soi ; ce qui a fait dire qu’elle est tabula rasa, potentia simplicissima ; qu’elle acquiert tout, mais qu’elle n’a rien. Elle devient lumineuse, brillante, etc., mais ce sont là des qualités qu’elle peut acquérir, et qu’elle n’avait pas auparavant ; outre que, selon la plus saine partie des philosophes, ce sont là des qualités mixtes, qui sont bien moins le mouvement de la matière, que des sensations de l’esprit.
Un être qui est infini, et qui a toutes les perfections, doit avoir celle d’exister nécessairement et par lui-même. Un être qui existe nécessairement, a aussi toutes les perfections ; cela est réciproque. Si un être infini n’existait pas nécessairement, il serait faux qu’il eût toutes les perfections ; il n’aurait point la principale, qui est d’être essentiellement par lui-même, et de n’avoir point besoin des autres pour exister. Si un être qui existe nécessairement n’avait point toutes les perfections, il faudrait qu’il fût borné, et, s’il était borné, que quelque principe le bornât, et, s’il avait un principe, qu’il ne fût point par lui-même ; ce qui détruit la supposition. En effet, s’il n’a point reçu ses perfections, mais s’il les tire de lui-même, il y a autant de raison qu’il les ait toutes, qu’il y en a qu’il en ait une ; et qu’il les ait dans un degré infini, que non pas dans un degré limité ; car puisqu’il n’a point de principe de son existence, il n’a point de principe aussi qui ait pu limiter à dix degrés son excellence et ses perfections. D’où viendraient les bornes de son excellence dans une essence qui est par elle-même ce qu’elle est ? La matière n’est point par elle-même ; il faut donc reconnaître une cause souveraine qui lui ait donné l’existence.
b) Si l’existence de la matière ne nous paraît point nécessaire, son mouvement nous le paraîtra beaucoup moins encore ; car si nous connaissons assez la matière pour connaître qu’on ne saurait l’empêcher d’être susceptible du mouvement, sans qu’elle cesse d’être ce qu’elle est, nous la connaissons assez aussi pour savoir qu’elle ne cessera point d’être ce qu’elle est, quand elle ne sera pas dans un mouvement actuel. Cela n’a pas besoin de preuve, dans le système de Descartes, qui prétend que le repos et le mouvement sont deux modes que la matière reçoit indifféremment. L’école d’Aristote ne s’opposera pas non plus à la vérité de ce principe.
Pour celle d’Epicure, il sera facile de la convaincre, en distinguant trois sortes de corps : les corps sensibles, les atomes qui composent ces corps, et les parties qu’il faudra ensuite concevoir qui composent ces parties.
Les corps sensibles paraissent être tantôt dans le repos et tantôt dans le mouvement ; cela est certain : mais la difficulté consiste à savoir d’où vient le repos de ces corps sensibles, et s’il n’est point contraire à la nature ; car on prétend que le corps des parties de ces corps sensibles naît de ce que leurs atomes s’enchâssant les uns dans les autres, s’embarrassent, se font un obstacle mutuel, et s’arrêtent comme dans une espèce de lutte.
Mais pour connaître la fausseté de cette supposition, il ne faut que considérer les parties mêmes qui composent l’atome ; car, ou elles ont leur mouvement particulier, se remuant dans l’atome comme les atomes se remuent dans le corps qu’ils composent, ou ces parties de l’atome sont fixes et immobiles.
Si elles se remuent, il s’ensuit qu’un atome a en soi le principe de la corruption, puisque, selon la doctrine même de ces philosophes, ce qui rend un sujet corruptible n’est que le mouvement de ces parties, qui tendent à se dissoudre en se séparant.
Que si les parties de l’atome sont dans le repos, et n’ont ni mouvement ni tendance, qui est une espèce de mouvement qui rend un sujet corruptible, il s’ensuit qu’il n’est pas naturel à la matière, en tant que matière, de se mouvoir, et que le mouvement à dû lui être imprimé par un principe extérieur, qui est ce que nous appelons du nom de Dieu.
La défaite de ceux qui diront que les atomes ne sont point composés, est inutile. Il faut s’expliquer. Si l’on prétend que les atomes ne sont point composés de parties qui puissent se séparer les unes des autres, nous en demeurerons d’accord, sans que cette concession nous fasse aucun préjudice. Mais si l’on entendait que les atomes n’ont point absolument de parties, on avancerait une absurdité manifeste ; car si l’atome n’a point de parties, il n’a point d’extension ; et s’il n’a aucune extension, il est impossible qu’une infinité d’atomes forment la moindre étendue. D’ailleurs, si un atome se meut, il occupe un lieu ; et s’il occupe un lieu, il a nécessairement des parties qui le remplissent. Enfin, si les atomes ont une figure, il faut qu’ils aient des parties, puisque la figure n’est qu’une superficie terminée. Or, l’on ne peut nier que chaque atome n’ait sa figure, puisque c’est par le moyen de ces figures qu’ils s’enchâssent les uns dans les autres pour former les corps sensibles.
On ne peut point répondre non plus que le centre de cet atome, ou les parties qui le composent, seront dans une continuelle tendance, bien qu’elles ne soient pas dans un mouvement actuel, parce que cette tendance ou cet effort que les parties font à se mouvoir en s’éloignant les unes des autres, est un principe de corruption ou de dissolution, et qu’on ne veut point que les atomes soient eux-mêmes corruptibles.
On ne gagnera encore rien en répondant, qu’encore que les parties de l’atome tendent à s’éloigner, elles sont si étroitement liées et enchâssées par leurs figures crochues, et par leurs hameçons, qu’il est absolument impossible qu’elles se séparent : car d’où vient que les parties de l’atome ont ces figures, ces crochets et ces angles ? C’est qu’elles s’étendent de ce côté plutôt que d’un autre. Et pourquoi s’étendent-elles de ce côté plutôt que d’un autre ? C’est le repos et le mouvement qui font cette différence. Or, si toutes les parties de l’atome et les parties de ces parties sont dans une essentielle et nécessaire agitation, le moyen que ces angles et ces figures puissent se former ? Le mouvement, étant essentiel à toutes les parties de la matière, les divisera toutes ; les unes ne seront pas plus fixes que les autres, et par conséquent la consistance ou la solidité de l’atome ne pourra jamais se former : d’où l’on pourrait conclure que, comme un mouvement accidentel à la matière fait subsister la nature, un mouvement essentiel à la matière détruirait la nature.
Mais allons plus loin. Si les atomes de la matière ont été déterminés par leur propre nature à se mouvoir, ou ils ont été déterminés à se mouvoir vers le même côté, ou vers des côtés différents. Si c’est vers le même côté, ils n’ont pu former le monde que nous voyons, puisque, se mouvant tous avec une rapidité égale, c’est-à-dire extrême, ils se seraient suivis les uns les autres, sans jamais se rencontrer dans ces espaces infinis qu’imaginent ces philosophes ; ou, s’ils ont été déterminés à se mouvoir vers des côtés différents, qui a pu faire la diversité de cette détermination ? Ces atomes sont tous matériels ; ils ont un même mouvement qui leur est essentiel, une même mesure de ce mouvement : (car d’où viendrait l’inégalité ?) Pourquoi donc voyons-nous cette détermination du mouvement si différente, et qui fait aussi toutes les diversités dans la nature, la pesanteur et la légèreté, la solidité et la fluidité, etc.
Ce n’est point la nature, puisque nous les considérons dans un état si ancien, qu’ils n’ont que leurs attributs essentiels et communs, et ne sont encore regardés que comme des portions de la matière : ce n’est point le hasard, qui n’est qu’un nom propre à étourdir les ignorants ; il faut donc nécessairement que ce soit Dieu.
Voilà à quoi aboutit la doctrine des atomes dont on parle tant, et dont on cite si souvent le concours, comme une des principales défaites des athées. Il ne faut que les suivre pied à pied pour les détruire par leurs propres principes. Mais suivons l’enchaînement de nos principes.
c) Outre l’existence de la matière, son mouvement, et les différences de ce mouvement, nous trouvons la pensée dans certaines portions de matière, lorsqu’elles ont acquis certains organes, et que ces organes sont dans leur perfection ; et comme cette pensée ne saurait venir de la matière, elle nous conduira nécessairement à l’existence d’un Dieu, qu’elle a pour principe. Or, que la pensée ne sorte point de la matière, cela paraît par les réflexions suivantes. Tout ce qui est dans la matière étant essentiel ou accidentel à la matière, il faut qu’il soit essentiel à la matière de penser, ou que la matière acquière la pensée. Il n’est point essentiel à la matière de penser, puisque tout ce qui est matériel ne pense pas. La matière n’acquiert point la pensée, puisque, si cela était, il faudrait qu’elle se la donnât, ou qu’elle la reçut d’ailleurs. On ne dira point qu’elle la reçoive d’ailleurs, puisque alors il faudrait reconnaître un principe extérieur qui la lui donnât, et convenir par conséquent de l’existence de ce principe qu’on nous dispute. Que si la matière se donne à elle-même la pensée, ou c’est par le repos de ses parties, ou par leur mouvement. Ce n’est point par leur repos, puisque, tandis que les parties de la matière sont dans le repos, elles ne reçoivent point de changement ; que le repos est une non-action, et que le repos détruit même la vie dans les choses qui en sont capables. Ce n’est point aussi par le mouvement que la matière acquiert la pensée, ou qu’elle devient pensante de non pensante qu’elle était. Je le prouve, 1° parce qu’on ne peut considérer que ces quatre choses dans le mouvement, le mobile, le terme d’où ce mobile part, le terme où il va, et le transport du mobile qui est emporté de l’un à l’autre, et qu’il est très évident que la pensée n’est rien de tout cela.
2° Si la pensée sortait du mouvement de la matière, il faudrait que la pensée fût ce mouvement même, ou l’effet de ce mouvement. Ce n’est pas simplement un mouvement, puisque une pensée, un doute, etc., n’est pas un simple transport d’un lieu à un autre, et ajoute quelque chose au mouvement ; ce n’est pas un effet du mouvement, puisque le mouvement étant le transport d’un corps d’un lieu à un autre, ne produit point d’autre effet immédiat qu’une autre situation du mobile. Que si plusieurs mobiles se meuvent en même temps, ils se rencontrent ou ils se séparent, et il en naît un arrangement nouveau : or, ni une nouvelle situation d’un corps, soit corps sensible, soit atome, ni l’arrangement nouveau de plusieurs atomes, ou de plusieurs corps grands ou petits, sensibles ou insensibles, ne sont pas la pensée.
3° Si le mouvement produit la pensée, ou c’est la force du mouvement en général, ou ce sont les différences du mouvement, ou les différences du mobile, ou les différences extérieures, qui font naître la pensée. Ce n’est point la seule force du mouvement, ou le mouvement en général, ou, si vous voulez, le mouvement en tant que mouvement, qui produit cet effet, puisqu’il y a une infinité de corps qui se meuvent et qui ne pensent point. Ce ne sont point non plus les différences du mouvement qui produisent la pensée, puisque le mouvement n’est diversifié qu’en deux manières, qui sont la lenteur ou la rapidité, et la détermination ; mais comme la rapidité n’est qu’un transport plus vite, et la détermination que le mouvement d’un corps qui va de ce côté-là plutôt que d’un autre, il est évident que ces différences ne feront point naître la pensée. Ce ne sont pas aussi évidemment les différences du lieu d’où l’on vient, ou celles du lieu où l’on va, ou celles du lieu par lequel la matière passe, qui la feront devenir pensante de non pensante qu’elle était, puisque tout cela est extérieur au sujet qui se meut et qui vient à penser.
4° Si la pensée sort du mouvement de la matière, elle sort ou du mouvement d’un seul atome, ou du mouvement de plusieurs atomes. Si elle naît du mouvement d’un seul atome, pourquoi cet atome est-il plus privilégié que les autres ? Qu’a-t-il par-dessus eux ? Que si ce n’est pas le mouvement d’un seul atome, mais celui de plusieurs qui fait la pensée, il s’ensuit que chaque atome fait sa part de la pensée, et qu’ainsi la pensée est divisible et mesurable selon le nombre des atomes ; ce que la raison condamne d’abord. En général, on peut dire de toutes les qualités et de tous les modes de la matière, qu’ils ont une propriété essentielle, qui est d’être divisibles et mesurables. Le mouvement a sa mesure et ses degrés. Les figures peuvent être partagées et mesurées ; la pensée ne peut être ni l’une ni l’autre ; et l’on ne dira jamais, sans choquer le sens commun, une moitié, trois quarts d’un doute, d’une pensée. Il s’ensuit donc que la pensée n’appartient point à la matière, et n’est pas un effet du mouvement.
5° Si le mouvement de la matière produisait la pensée, il serait un principe pensant, il connaîtrait ; ce qui est absurde : ou si la pensée n’était qu’un mouvement de matière, un mouvement de la matière serait la connaissance de soi-même ; ce qui est pour le moins aussi extravagant.
6° L’effet ne peut pas être sans comparaison plus noble que la cause, puisqu’il ne subsiste que par la cause qui lui a tout donné, et qui seule, par conséquent, fait les bornes de sa perfection. Or, il est certain, par la plus pure lumière du sens commun, que la pensée est sans comparaison plus noble que le mouvement de la matière, et par conséquent il y aurait de l’absurdité à prétendre que le mouvement de la matière fût la cause de la pensée.
7° On peut connaître par l’indiction de tous les effets, qu’ils ont quelque proportion avec leur cause ; que plus on considère de près ces effets, plus on s’aperçoit de cette proportion ; que plus on descend dans le détail, plus cette proportion devient sensible : or nous ne trouvons aucune sorte de proportion entre le mouvement et la pensée. Plus nous méditons sur ce sujet, moins nous l’apercevons. Plus nous considérons les différences du mouvement, et les différences de la pensée, plus nous voyons l’éloignement et la disparité de ces deux choses ; la disproportion qui est entre ces deux choses devenant même sensible à mesure qu’on y pense davantage, comme cela paraît par les réflexions précédentes ; et par conséquent il est contre la raison de prétendre que l’une sorte de l’autre.
8° Le mouvement des atomes de la matière a une certaine mesure qui l’empêche de s’étendre plus loin ; et les atomes qui sont dans mon corps ne peuvent point, demeurant dans mon corps, aller au ciel, sur la mer, par toute la terre, dans le centre de la terre, retourner vers le passé, et aller jusques à l’avenir, la matière et le mouvement n’agissant que sur les objets présents. La pensée fait tout cela. La pensée ne peut donc pas sortir du mouvement de la matière.
9° Un mouvement ne peut représenter toutes choses, ou faire venir tous les êtres en moi, afin que je les contemple. La pensée fait tout cela. La pensée n’est donc pas un effet du mouvement.
10° Enfin, si la simple existence de la matière ne fait point naître la pensée, il est inconcevable que l’existence de la matière dans un tel lieu, ou proche de cet autre corps produise cet effet : or, est-il que le mouvement ne fait que mettre la matière dans un tel lieu, et proche ou loin de cet autre corps ? Il s’ensuit donc que la pensée ne saurait sortir du sein du mouvement de la matière.
Ces deux principes étant certains et indubitables désormais, que la matière n’agit que par le mouvement, et que la pensée ne sort point du mouvement de la matière, il s’ensuit que la pensée a un autre principe que la matière ; qu’il y a des êtres intelligents qui ne sont points matériels ; ce qui nous conduit à reconnaître un Dieu spirituel, et qui soit le père de nos esprits.
4. Mais comme les différences du mouvement ne nous conduisent pas moins que le mouvement même à la découverte de cette grande vérité, aussi les différences de la pensée ne nous y mènent pas moins que la pensée même ; car si la matière n’est pas capable de penser, encore moins pourra-t-elle produire telles et telles pensées en particulier, qui paraissent plus spirituelles et plus éloignées que les autres des qualités matérielles.
Outre que la matière ne saurait réfléchir sur elle-même, sur ses actions et sur sa manière d’agir à l’infini, ce que fait notre âme, comme cela a été déjà remarqué, il est certain que la matière ne fera jamais des abstractions. Lorsqu’un atome heurte un autre atome, il ne heurte pas seulement le degré d’être ni le degré de substance, ou le degré de corps ; mais il heurte l’atome tout entier ; il tombe sur ce singulier, cet individu, cet atome qui se présente à lui, et qui est sur son passage. Il n’en est pas de même de notre esprit, qui sépare des degrés métaphysiques, et qui considère une chose comme un être, sans la considérer comme une substance ; qui la conçoit comme une substance, sans la concevoir comme un corps, et qui la conçoit comme un corps sans la concevoir comme un atome.
Que si à la réflexion et à l’abstraction, dont il est certain que la matière ne saurait jamais être capable, nous joignons cette idée de Dieu si parfaite, cette idée d’un être souverainement parfait, d’une essence infinie, plus parfaite que toutes nos autres idées, qui n’est point venue des sens, puisqu’elle est spirituelle, et qu’elle nous représente un objet spirituel, disproportionné à tout ce que nous vîmes jamais ; et si à cette idée nous ajoutons ces désirs infinis de notre âme, cet amour insatiable du bien, ce vide immense de notre cœur, qui cherchent un objet infini, nous trouverons que les différences de la pensée, autant que la pensée en général, nous conduisent à la vérité de l’existence de Dieu, qui est l’objet infini qui répond aux désirs infinis de notre âme, l’original très parfait de cette idée la plus parfaite de nos idées, le principe spirituel de cet esprit qui se replie sur soi-même à l’infini, et qui sépare des degrés d’essence dans les êtres les plus simples et les plus indivisibles.
Au reste, en établissant la spiritualité de notre âme, je prouve par là même son immortalité ; car, puisqu’elle n’est point matérielle, il s’ensuit qu’elle n’a point de parties ; et si elle n’a point de parties, que ses parties ne peuvent point se séparer ; et si ces parties ne peuvent point se séparer, qu’elle ne peut se dissoudre, et si elle ne peut se dissoudre, qu’elle est incorruptible et immortelle en elle-même.
Sur cela, il est bon de remarquer qu’il n’y a que quatre voies qui nous soient connues de prouver l’immortalité de notre âme. La première consiste à expliquer la nature même de l’âme, la séparant de la matière, et montrant que la dissolution qui convient à la matière ne saurait convenir à l’esprit qui n’est point matériel : c’est ce que nous avons déjà fait, en montrant que la pensée n’est ni la matière, ni un effet de la matière, ni le mouvement, ni un effet du mouvement ; car il paraît désormais que l’être pensant est essentiellement distinct de l’être matériel, et qu’ainsi la dissolution de l’un n’entraîne point la perte de l’autre, bien que par les lois de cette espèce de mariage que l’auteur de la nature a établi entre l’un et l’autre, il y ait une dépendance mutuelle entre ces deux parties de nous-mêmes, qui étaient si éloignées et si disproportionnées.
La seconde consiste à bien établir l’idée de Dieu, après avoir prouvé son existence, et à prouver que la sagesse, la bonté et la justice conviennent à Dieu, ou formellement ou éminemment, et que toutes ces vertus l’engageant à rendre à chacun selon ses œuvres, et à mettre quelque différence entre le vice et la vertu, ce qui ne se fait pas toujours dans cette vie, il faut qu’il y ait une vie à venir, et que par conséquent notre âme soit immortelle.
La troisième est de faire voir qu’il y a dans notre âme des sentiments naturels qui l’instruisent de sa durée éternelle, aussi bien que de son origine céleste. Il faut montrer qu’elle n’a point de désirs inutiles, et qu’elle désire naturellement une vie éternelle. Il faut montrer que les remords ne peuvent nous tromper, parce que ce sont des sentiments naturels qui ne sont sujets à aucune illusion ; et il faut faire voir que les remords de la conscience nous assurent de notre immortalité, et nous font craindre la mort au delà de la mort.
La quatrième enfin consiste à montrer que notre âme doit vivre éternellement, par la considération du conseil de Dieu, qui nous est déclaré dans sa révélation revêtue de tous les caractères de divinité, et qui nous apprend que Dieu nous destine une vie éternelle et bienheureuse après notre mort.
La première de ces quatre méthodes trouve sa juste place dans ce traité de l’existence de Dieu ; la seconde, dans celui où l’on établit l’idée de Dieu ; la troisième, dans le traité où l’on explique les principes de la religion naturelle ; et la quatrième, dans tout le reste de l’ouvrage, destiné à montrer la vérité et la divinité de cette révélation, qui suppose l’immortalité de notre âme.
Je dis que la première trouve sa juste place dans ce traité de l’existence de Dieu, parce qu’il n’y a rien de plus étroitement lié que ces deux vérités importantes, qu’il y a un Dieu, et que notre âme ne périt point. Vous ne sauriez établir l’immortalité de l’âme, sans lui donner pour principe un Dieu immortel, et vous ne pouvez reconnaître l’existence d’un Dieu qui a tout fait par sa sagesse, et qui demeure éternellement, sans regarder notre âme comme un rayon éternel de cette divinité ; lequel ne saurait périr que par la volonté de son créateur, parce qu’il ne subsiste que par cette volonté,
Je me suis mille fois étonné qu’il y ait un si grand nombre d’incrédules, qui, reconnaissant l’existence de Dieu, ne laisse pas de nier l’immortalité de l’âme, puisqu’il n’y a rien de plus inséparable que ces deux principes : car, 1° Si l’âme est mortelle, il faut qu’elle soit purement matérielle, n’y ayant que la matière qui soit sujette à la dissolution qui fait la mort ; et si notre âme est matérielle, il s’ensuit qu’elle n’est qu’un arrangement d’atomes, ou un composé de plusieurs parties, qui, par leur mouvement, leur dispersion ou leur configuration différente, font tout ce qu’il y a de noble et d’excellent dans la pensée. Cela étant, on peut dire que la vérité des premiers principes ne subsiste que par l’arrangement de quelques atomes ; que si ces atomes se mouvaient dans un autre sens, ou avaient un arrangement contraire à celui qu’ils ont, nous aurions des premières notions toutes contraires à celles que nous avons et qu’ainsi les premiers principes ne sont point une règle assurée pour nous conduire à la vérité de l’existence de Dieu ; ce qui est établir un pyrrhonisme incompatible avec la certitude de ce grand principe.
2° Ce qui persuade à tous les hommes du monde qu’il y a un Dieu, c’est la considération de ces caractères de sagesse et d’intelligence que nous voyons répandus dans l’univers. Si donc vous pensez que l’intelligence et la sagesse même que vous trouvez dans l’homme, sortent du sein de la matière, pourquoi ne penserez-vous point que les caractères d’intelligence et de sagesse que vous remarquez dans le monde, peuvent venir aussi de la simple matière, puisque à notre égard du moins l’intelligence est plus que les caractères d’intelligence ? On répondra qu’il y a bien de la différence entre l’intelligence de Dieu, dont nous trouvons les marques dans le monde, et l’intelligence dont notre âme peut être capable. J’en conviens. Mais qui ne sait qu’outre l’intelligence que nous trouvons formellement dans notre âme, nous y trouvons ces mêmes caractères de la sagesse du Créateur qui reluisent dans l’univers, et que la subordination des parties de la nature n’est pas plus surprenante que la subordination des pensées et des affections qui sont dans cette âme ? Je raisonne donc ici du plus au moins, et je dis que si, et les caractères de sagesse qui sont dans la composition de notre âme, et l’intelligence qui fait la nature de cette âme, n’ont pour principe immédiat et prochain que l’arrangement de quelques atomes, je ne vois pas pourquoi les caractères de sagesse qui paraissent dans l’arrangement de la terre et des cieux, auraient besoin d’un autre principe que celui-là.
3° Remarquez, pour une confirmation de la réflexion précédente, que si la matière produit l’intelligence, comme il faut le reconnaître dès qu’on tient l’âme mortelle et matérielle, il faut demeurer d’accord que la matière ou son mouvement pouvant être diversifiés en une infinité de manières, la pensée, qui en est l’effet, peut aussi recevoir du plus et du moins en une infinité de manières, et qu’ainsi, comme une certaine quantité d’atomes mus d’une certaine manière ont produit cette intelligence qui agit dans la société, et qui a fait cette dépendance surprenante et cette admirable subordination des arts et des sciences, qui sont les ouvrages de la société, une plus grande ou plus petite quantité d’atomes et de mouvement, et d’autres différences de la matière, auront produit cette intelligence qui a fait l’arrangement de la terre et des cieux, et toutes ces dépendances admirables qui font ce qu’il y a de beau et de surprenant dans l’univers.
4° En effet, je ne vois pas que, si la plus petite intelligence sort du mouvement de la matière, la plus grande intelligence n’en puisse sortir avec la même facilité, puisque le mouvement de la matière ne paraît pas avoir plus de rapport avec la plus petite qu’avec la plus parfaite intelligence. Certainement si les caractères de sagesse que nous remarquons quelque part, ont pour principe une intelligence, et si cette intelligence elle-même sort du sein de la matière, la matière suffit seule, et il n’y a point d’autre cause souveraine que la matière.
5° Une des raisons qui nous persuadent de l’existence de Dieu, c’est que nous ne voyons point que la matière ait de soi le mouvement, le degré et la détermination de ce mouvement, et que nous concevons qu’il a été nécessaire que Dieu réglât et dirigeât toutes ces choses pour faire un monde si régulier et si parfait. Mais n’est-ce pas la plus grande extravagance du monde, que de penser qu’une matière qui a de soi la pensée, n’a pas de soi le mouvement ou la détermination de ce mouvement, puisque le mouvement est évidemment un mode de la matière, et que personne ne voit que la pensée soit proportionnée à la matière, ou soit un mode de la matière ?
6° Remarquez, pour le mieux comprendre, que lorsqu’on dit que la matière ne s’est point donné cette mesure, ce degré et cette détermination de mouvement qui était nécessaire pour former le monde, on prétend qu’elle ne se l’est point donné, parce que cette mesure déterminée est juste, enferme un dessein et une sagesse dont on conçoit que la matière n’est point capable. Si donc vous posez que la matière tire la sagesse et l’intelligence de son sein, vous détruisez ce principe, vous concevez sans peine qu’elle peut tirer de son sein cette mesure déterminée, qui est l’effet de l’intelligence et de la sagesse : car celui qui fait le plus, fait le moins ; celui qui fait la cause, fait l’effet. La matière qui produit l’intelligence n’est pas incapable de produire les effets et les caractères de l’intelligence ; ce qui nous fait renoncer à tous les moyens que nous avons de prouver l’existence de Dieu.
7° L’esprit est tout ce que j’admire le plus dans le monde ; cet esprit fait même, par son attachement, le prix de la plupart des choses, comme nous l’avons déjà remarqué. Si donc l’esprit sort du sein de la matière, pourquoi ne dira-t-on point que les plus grandes merveilles de la nature en sortent aussi ?
8° Si l’esprit sort de la matière, la matière pense ; et si la matière pense, elle peut se rapporter elle-même à une fin ; et si elle se rapporte à une fin, elle n’a plus besoin d’un principe qui l’y rapporte, et il est inutile de poser l’existence de Dieu à cet égard.
Que si l’homme se rapporte à sa fin, encore qu’il ne soit que matière, pourquoi les cieux, pourquoi les éléments et les autres parties de l’univers ne s’y rapporteront-ils pas, encore qu’on ne reconnaisse en eux que de la matière et du mouvement, non plus que dans l’homme ?