[Le titre de ce chapitre résume ce qu’on appelle improprement la « Théologie du Nouveau Testament ». On trouvera dans G.-B. Stevens, The Theology o[ the New Testament, p. 593, l’énumération des principaux travaux complets sur cette matière. Les plus connus et les plus récents sont ceux de B. Weiss, Lehrbuch der biblischen Theol. des N. T., 7e édit., Berlin, 1903 ; J. Holtzmann, Lehrbuch der neutestamentl. Theol., 2e édit., Leipzig, 1911 ; J. Bovon, Théologie du Nouveau Testament, 2e édit., Lausanne, 1902 et suiv. ; Weinel, Bibl. Theol. des N. T. ; et Stevens lui-même, op. cit., Edinburgh, 1899.]
Quelles qu’aient été les influences qui se sont exercées plus tard sur le développement de la doctrine chrétienne, ce développement est toujours parti de la prédication de Jésus-Christ et des apôtres. Cette prédication est la vraie source immédiate du dogme chrétien ; c’est là que nous le trouvons en son premier état et dans sa forme native.
L’enseignement de Jésus-Christ et des apôtres nous est connu par le Nouveau Testament. Non pas que nous soyons assurés de posséder dans les écrits du Nouveau Testament tout cet enseignement. Œuvres d’édification et souvent de circonstance, ils n’ont pas la prétention d’être des exposés didactiques et complets de la doctrine du Maître et de ses disciples. La première et la seconde génération chrétiennes ont dû recevoir sur certains points des indications qui n’ont point trouvé place dans nos livres canoniques. Des paroles ont été citées comme venant de Notre-Seigneur, que ces livres n’ont point rapportées. On en a çà et là relevé quelques-unes ; mais elles sont généralement trop peu importantes et d’ailleurs trop faiblement attestées pour qu’il soit nécessaire d’en tenir compte. Pratiquement, c’est avec le Nouveau Testament seul que nous devons reconstituer dans ce volume le dogme chrétien dans sa première forme.
Ici toutefois, des distinctions s’imposent déjà. Bien que l’antiquité, en effet, n’ait mis aucune différence d’autorité entre les enseignements de Jésus-Christ et ceux des apôtres, et que ceux-ci n’apparaissent que comme l’écho et la prolongation de ceux-là, il n’en est pas moins vrai qu’entre la prédication de Jésus-Christ et la fin de la période strictement apostolique il s’est écoulé de nombreuses années — deux tiers de siècle environ, — pendant lesquelles la doctrine du Maître a été soumise à la réflexion et a pu recevoir des développements importants. On a toujours admis qu’à l’enseignement personnel de Jésus les apôtres, organes eux-mêmes du Saint-Esprit, avaient pu apporter des compléments doctrinaux ou autres, le supposant comme base première et nécessaire et s’harmonisant d’ailleurs parfaitement avec lui.
[Cette observation est importante ; elle va à rassurer les théologiens qui auraient des répugnances à admettre que l’enseignement apostolique a été, sur certains points, plus complet et plus étendu que celui de Jésus-Christ. Les apôtres ont expliqué l’enseignement du Maître ; ils ont développé et mis en relief ce que celui-ci n’avait fait qu’indiquer ou insinuer. Mais leurs explications étaient autorisées, comme les paroles qu’elles commentaient, et ont, pour nous, la même valeur. Jean 16.13-14]
La Révélation évangélique ne s’est close qu’à la mort du dernier apôtre ; et si donc nous voulons donner de son contenu un exposé historiquement fidèle, nous devons en distinguer, dans la mesure du possible, les manifestations successives, et ne point présenter pêle-mêle des éléments d’âge différent.
On peut compter cinq de ces manifestations :
- L’enseignement personnel de Jésus-Christ ;
- L’enseignement des apôtres avant l’apparition de saint Paul ;
- L’enseignement de saint Paul ;
- Celui des apôtres après saint Paul ;
- Celui de saint Jean.
Cette division est aisée à justifier, et sauf pour les parties 2 et 4 que l’on peut réunir dans un simple aperçu comme est le nôtre, elle s’impose. Nous allons donc la suivre.
C’est dans l’Évangile que se trouve rapporté l’enseignement personnel de Jésus-Christ. Les synoptiques nous en livrent la teneur ordinaire, et dans une rédaction qui en reproduit sans doute de plus près la forme première. Le quatrième évangile nous en a peut-être conservé certaines révélations plus profondes et, en toute hypothèse, a traduit déjà en une autre langue plus qu’il n’a rendu littéralement les discours du Maître. Ces deux sources cependant peuvent et doivent être utilisées si l’on veut aboutir à un exposé exact et complet. On évitera seulement de mêler leurs témoignages, car le ton et le point de vue en sont si différents qu’on aurait bien de la peine à les fondre en un tout harmonique.
[Deux questions se présentent ici que je ne saurais discuter, mais dans lesquelles, naturellement, je devais prendre parti. Premièrement, les discours rapportés par le quatrième évangile comme discours de Jésus-Christ peuvent-ils être considérés comme représentant, en définitive, sa prédication, et partant, peuvent-ils être utilisés pour exposer l’enseignement du Maître ? Voir, pour la solution affirmative, J. Bovon, Théologie du Nouv. Testam., i, 2e édit., p. 162 sqq. ; F. Godet, Commentaire sur l’évang. de saint Jean, i, 4eédit., Neuchâtel, 1903, p. 138 sqq. ; Batiffol, Six leçons sur les Évangiles, Paris, 1897, p. 123 sqq. ; Stevens, The Theology of the New Testam., p. 176 ; E. Jacquier, Histoire des livres du N. T., IV, p. 2-29 et suiv. — Deuxièmement, dans les synoptiques eux-mêmes, tout en reconnaissant leur fidélité d’ensemble, n’y a-t-il pas lieu de faire un départ, et de distinguer ce qui vient réellement du Sauveur en personne de ce qu’un développement ultérieur — mais antérieur à leur rédaction — de l’enseignement apostolique ou de la pensée chrétienne lui a fait attribuer ? Plusieurs auteurs récents ont en effet tenté d’opérer ce partage. Mais, à supposer même qu’il soit possible et légitime (ce qui est fort contestable), nous ne saurions l’entreprendre ici, et il ne conduirait en somme pour notre but à aucun résultat appréciable, puisque même les auteurs rationalistes admettent généralement que la doctrine transmise par les synoptiques est bien, sauf peut-être en quelques détails, la doctrine originale de Jésus. Voir là-dessus B. Weiss, Lehrbuch der biblisch. Theol., §§ 10-11 ; Lagrange Revue biblique, 1903, p. 299, 300 ; Rose, Études sur les évangiles, 2e édit., Paris, 1902. Outre les ouvrages généraux signalés plus haut, voir la littérature spéciale dans Stevens, op. cit., p. 591, et Bovon, op. cit., I, 389, note 1, et 402, note 3. On ajoutera P. Batiffol, L’enseignement de Jésus d’après les évang. sygnopt., 7e éd., Paris, 1910.]
L’idée centrale de l’enseignement de Jésus d’après les synoptiques, idée à laquelle on peut le ramener tout entier, est celle du Royaume de Dieu. Les Juifs connaissaient le mota, et depuis longtemps attendaient la chose. Jean-Baptiste avait annoncé que ce royaume n’était pas loin (Matthieu 3.2) : Jésus déclare qu’avec lui il est venu ou du moins il s’est approché (ἔφϑασεν, Matthieu 12.28).
a – Sapient., 10.10 ; Ps. de Salom., 17.4.
Qu’est-ce que ce royaume ? L’expression βασιλεία τοῦ ϑεοῦ, employée exclusivement par saint Marc et saint Luc, est équivalente à l’expression βασιλεία τῶν οὐρανῶν de saint Matthieu ; mais elle serait mieux traduite par règne que par royaume de Dieu, car βασιλεία désigne originairement la domination même, le droit de direction que l’on exerce, et seulement par dérivation et secondairement le domaine où s’exerce ce pouvoir et les sujets qu’il atteint.
Notons immédiatement que ce règne de Dieu, qui sera aussi — on le verra — celui de Jésus-Christ, ne doit rien avoir de politique et de terrestre. Jésus corrige ici la pensée juive et repousse la conception d’une domination temporelle, telle que ses contemporains l’attendaient. A César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu (Matthieu 22.15-22 ; Marc 12.13-17 ; Luc 20.21-26). Le Christ n’est pas juge des intérêts humains (Luc 12.14) : il n’est pas venu pour commander mais pour servir, et pour donner sa vie en rançon pour un grand nombre (Matthieu 20.28), pour sauver ce qui périssait (Matthieu 18.11).
Le caractère spirituel du royaume de Dieu est encore accentué par ce fait que Jésus l’oppose non aux royaumes temporels, mais à celui de Satan. Le langage du Sauveur sur les anges et les démons est généralement conforme à ce que nous avons vu qu’étaient les croyances contemporaines. Les anges sont des créatures habitant le ciel, où ils voient Dieu, et à qui les convoitises charnelles sont inconnues (Matthieu 18.10 ; Marc 12.25). Supérieurs aux hommes, mais inférieurs au Fils qu’ils accompagnent, qu’ils servent et dont ils dépendent (Matthieu 4.11 ; 16.27 ; 26.53 ; Marc 13.32), ils seront, au jour du jugement, les exécuteurs de la justice divine (Matthieu 13.49) ; en attendant, plusieurs sont les anges des petits enfants (Matthieu 18.10). Mais, à côté de ces bons anges, il en est de mauvais, le diable et ses anges (Matthieu 25.41). Ce sont des esprits (Luc 10.20), mais des esprits immondes (Matthieu 12.43 ; Luc 11.24), dont les uns sont plus méchants que les autres, qui s’efforcent de perdre les hommes, et qui, chassés, habitent dans les déserts jusqu’à ce qu’ils soient en force pour une nouvelle invasion (Matthieu 12.43-45 ; Luc 11.24-26). Jésus leur parle, les expulse par sa parole (Matthieu 8.32 ; Marc 1.25) et donne à ses disciples le pouvoir d’en faire autant (Matthieu 10.8). Il distingue nettement cette expulsion des démons des cures miraculeuses de malades qu’il accomplit et que ses disciples accompliront (Matthieu 10.8 ; Luc 13.32).
Or, ces esprits ont un chef, ὁ σατανᾶς, l’adversaire, ὁ διάβολος, le calomniateur, qui les représente tous (Matthieu 12.26 ; Marc 4.15 ; Luc 10.18), et que Jésus semble identifier avec Beelzeboul (Matthieu 12.24-27 ; Luc 11.18-19). Satan est le prince d’un royaume (Matthieu 12.26 ; Luc 11.18) qui s’oppose précisément au royaume de Dieu. Il est par excellence l’ennemi, ὁ ἐχϑρός (Luc 10.19) : c’est lui qui sème l’ivraie dans le champ du père de famille (Matthieu 13.39), qui enlève la bonne semence des âmes en qui elle est tombée (Luc 8.12), qui s’efforce d’ébranler les apôtres, ministres du royaume (Luc 22.31). Aussi, entre le diable et ses anges, d’un côté, et le Sauveur, de l’autre, la lutte est-elle incessante, et Jésus donne précisément le fait qu’il chasse les démons en la vertu de Dieu comme la preuve que le règne de Dieu est venu (Matthieu 12.28 ; Luc 11.20).
Si donc la prédication de Jésus-Christ n’exclut pas l’idée eschatologique d’un règne de Dieu par la justice et la vérité sur une terre renouvelée à la fin des temps, elle exclut du moins la conception étroite et humaine que s’en faisaient les Juifs. Le caractère indiqué du nouveau royaume est celui d’un royaume spirituel. Examinons-en de plus près chaque élément.
Le roi de ce royaume évidemment c’est Dieu, puisqu’il s’agit de la βασιλεία τοῦ ϑεοῦ (Matthieu 6.9-10 ; 13.43 ; 26.29). Or Dieu, dans l’enseignement de Jésus, ce n’est plus seulement Dieu, c’est le Père, son Père à lui (Matthieu 11.17), le Père de ses disciples (Matthieu 5.16, 45 ; 6.1, 4, 6, etc.), de tous les sujets du royaume, dont la bonté s’étend même sur les ingrats et les méchants (Matthieu 5.45). Bien que cette paternité de Dieu ne fût pas inconnue de l’Ancien Testament, elle prend dans la bouche de Jésus une signification plus intime, plus douce. — Mais, en dehors de Dieu, le royaume des cieux comporte un autre roi, Jésus lui-même (Matthieu 25.31, 34, 40 ; Luc 23.2-3). Qu’est-ce que ce roi, et quelle idée Jésus nous donne-t-il de sa propre personne ?
Il se présente comme le Messie, ὁ Χριστός : c’est un titre que d’autres lui donnent, mais qu’en deux occasions du moins il accepte positivement (Matthieu 16.16-17 ; Marc 14.61-62). Toute sa conduite d’ailleurs parle en ce sens. Il n’ignore pas que, dans la pensée des Juifs, le royaume de Dieu doit paraître avec le Messie (Marc 11.10), et il déclare qu’avec lui, Jésus, ce royaume est venu (Matthieu 12.28 ; Luc 11.20). Quand Jean-Baptiste lui envoie demander s’il est Celui qui doit venir, il fait observer pour toute réponse qu’il opère les signes annoncés par les prophètes pour la venue du Messie (Matthieu 11.3-5 ; Luc 7.19-23 ; cf. Ésaïe 35.5-6). La conscience messianique de Jésus ne fait aucun doute.
Deux titres traduisent encore cette messianité dans les synoptiques. C’est le titre de Fils de l’homme que Jésus adopte presque constamment pour se désigner lui-mêmeb, titre équivalant pour lui à celui de Messie, mais qui gaze l’idée du triomphe temporel attachée à cette dernière appellation, et qui accentue, au contraire, la communauté d’origine du Sauveur avec les hommes, sa faiblesse apparente, sa mission de souffrances et d’expiation, condition nécessaire de sa glorification future.
b – On le trouve 31 fois dans saint Matthieu, 18 fois dans saint Marc, 20 fois dans saint Luc.
C’est ensuite le titre de Fils de Dieu (ὁ υἱὸς τοῦ ϑεοῦ). Le sens messianique de cette appellation n’est pas douteux dans la bouche des Juifs et des disciples (Matthieu 14.33 ; 16.16 ; 26.63 ; 27.40 ; Marc 14.61 ; Luc 22.70), et probablement aussi dans celle des démons (Matthieu 8.29, etc. ; Luc 4.3,6). Bien que Jésus ne se soit jamais donné à lui-même le nom entier, il l’a accepté cependant (Matthieu 16.16-17 ; 26.63-64 ; Marc 14.61-62 ; Luc 22.70), et s’est deux fois au moins — d’après les synoptiques — désigné comme « le Fils », ὁ υἱός ; (Matthieu 11.27 ; Marc 13.32 ; Luc 10.22). Surtout, il a constamment appelé Dieu son Père (Matthieu 11.25-27 ; Marc 8.38 ; Luc 23.34, etc.). Mais ici une question se présente. Jésus entend-il, par ce terme, exprimer simplement sa messianité, marquer une filiation morale, la relation particulière d’amour qui existe entre lui, Messie, et Dieu, filiation de même nature, bien que d’un degré supérieur, que celle qui existe entre Dieu et les disciples ; ou bien étend-il plus loin et plus haut la portée de cette appellation, et s’attribue-t-il en l’adoptant une vraie filiation divine au sens métaphysique du mot, par conséquent une nature supérieure à l’essence créée ?
Pour un problème si considérable, les synoptiques seuls ne nous fournissent peut-être pas les éléments d’une solution adéquate et absolue. De sérieux indices cependant démontrent que la prédication de Jésus, telle qu’ils l’exposent, si elle ne comprenait pas l’affirmation explicite de sa divinité, l’insinuait cependant et en anticipait, pour ainsi dire, la pleine révélation. Ainsi, entre le Fils qu’il est et les hommes, Jésus-Christ met les anges (Marc 13.32) ; dans ce rapport de filiation qu’il établit entre le Père et lui, il s’isole de ses disciples et du reste du monde : il dit « mon Père » et « votre Père », mais non « notre Père » ; il est le fils, l’héritier naturel du maître de la vigne (ὁ κληρονόμος), les prophètes et les autres envoyés de Dieu n’étaient que des serviteurs (Marc 12.1-12) ; entre le Père et lui il existe une relation absolument unique et transcendante de réciprocité et d’égalité : personne ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et ceux à qui le Fils l’a révélé (Matthieu 11.27 ; Luc 10.22) : enfin l’énigme proposée par Jésus aux Pharisiens à propos du Christ, fils et pourtant seigneur de David, n’est pas soluble autrement qu’en admettant que, pour lui, le Christ doit être d’une nature supérieure à celle de David (Matthieu 22.41-46 ; Marc 12.35-37 ; Luc 20.41-44).
Jésus s’annonce donc comme le Messie, le Fils de Dieu, le fondateur du royaume. Sa mission est de chercher et de sauver ce qui avait péri (Luc 19.10), de donner sa vie comme rançon (λύτρον) pour un grand nombre (Matthieu 20.28 ; Marc 10.45). Il faut qu’il souffre beaucoup, qu’il soit rejeté des prêtres et des scribes, qu’il meure et qu’il ressuscite (Marc 8.31). Il a un baptême dont il doit être baptisé (Luc 12.50). Son sang est le sang de la nouvelle alliance, qui est répandu pour plusieurs pour la rémission des péchés (Matthieu 26.28 ; Marc 14.24 ; Luc 22.20). Jésus donne ainsi à sa mort une signification de salut : elle est le moyen de notre rédemption, l’acte qui opère notre délivrance.
Or, à cette délivrance, à son royaume le Sauveur appelle tous les hommes. Bien que son ministère personnel doive se borner aux brebis perdues d’Israël (Matthieu 15.24), il l’étend cependant, à l’occasion, à d’autres qu’à elles (Matthieu 8.5-13 ; 15.28), et bien qu’il déclare que l’évangélisation doit commencer par les Juifs (Matthieu 10.5-6), il déclare aussi que beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident qui se reposeront avec les patriarches dans le royaume des cieux (Matthieu 8.11). Les disciples sont le sel de la terre, la lumière du monde (Matthieu 5.13-14) ; le champ ensemencé du père de famille est le monde (Matthieu 13.38) ; les apôtres doivent évangéliser toutes les nations (Matthieu 28.19), toute créature (Marc 16.15) ; la bonne nouvelle doit être, avant la consommation, répandue dans tout l’univers, en témoignage à tous les peuples (Matthieu 24.14 ; Marc 13.10) : Jésus est universaliste.
Mais, cependant, si tous les hommes sont appelés à faire partie du royaume de Dieu, ils n’y entrent et surtout ils n’y appartiennent pleinement que moyennant certaines conditions. Entre ces conditions il faut mettre la pénitence, le changement de cœur (μετάνοια, Matthieu 4.17 ; Marc 1.15 ; Luc 5.32), car les hommes sont pécheurs (Matthieu 6.12 ; Luc 13.1-5) ; puis la foi (πίστις), on doit croire au message divin (Marc 1.15 ; 16.16 ; Luc 18.8), et avoir le courage de le confesser (Marc 8.38 ; 9.26) ; il faut mettre aussi l’adhésion à la personne de Jésus-Christ, car il n’est pas seulement un docteur qui enseigne, il est un médiateur en qui l’on est sauvé (Matthieu 7.22-23 ; 10.32-39 ; 25.40-45). Ajoutons-y la fidélité à faire la volonté du Père céleste (Matthieu 7.21), l’humilité, la docilité simple comme celle des petits enfants à qui il est nécessaire de ressembler (Matthieu 18.3-4 ; 19.15 ; Marc 10.14-15 ; Luc 18.16-17). C’est aux pauvres en esprit, aux doux, à ceux qui pleurent, aux miséricordieux, aux purs, aux pacifiques, aux persécutés du monde pour le bon droit qu’appartient le royaume des cieux (Matthieu 5.3-12). C’est aux violents aussi, c’est-à-dire aux énergiques et aux résolus, car il veut être emporté de haute lutte (Matthieu 11.12). Et enfin, condition qui résume les autres, la justice (δικαιοσύνη, Matthieu 5.6,20), qui comprend d’une manière générale l’accomplissement de tous les devoirs envers Dieu, envers le prochain et envers soi-même.
Quant à l’ancienne Loi, Jésus semble en donner parfois l’observation comme nécessaire, et maintenir intégralement le mosaïsme (Matthieu 5.17-19, 23-24 ; 23.2-3, 23 ; 24.20). Il est clair cependant qu’il en spiritualise l’accomplissement et en rend l’interprétation plus libre (Matthieu 12.1-5, 8, 10-13 ; 23.26 ; Luc 13.15-16) ; qu’il met bien au-dessus des œuvres extérieures les dispositions intimes de l’âme et la pratique des vertus (Matthieu 12.7 ; 23.23) ; qu’il regarde enfin cette Loi comme précaire et caduque en bien des points. Il n’accepte pas certaines souillures qu’elle décrétait (Matthieu 15.11,17-20) ; au dispositif du talion il oppose le précepte du pardon des injures (Matthieu 5.38-41), condamne le divorce permis par Moïse (Matthieu 5.31-32 ; 19.3-9 ; Marc 10.2-12), déclare qu’à Jean-Baptiste s’arrêtent la Loi et les Prophètes (Luc 16.16), se donne lui-même comme plus grand que le temple (Matthieu 12.6), et annonce la destruction de ce temple (Marc 13.2) dont la ruine ne peut qu’entraîner bien des changements dans les cérémonies rituelles.
A ces anciennes prescriptions, Jésus, dans la vie chrétienne, substitue par un rappel vigoureux (car il était déjà dans la Loi) le grand commandement de l’amour de Dieu et des hommes (Matthieu 22.37-40). La mesure de la charité, ce sont les sacrifices qu’elle nous inspire (Matthieu 5.45-46 ; Luc 14.12-14), et c’est pourquoi elle ne doit pas nous faire aimer seulement nos frères (Matthieu 5.22-24), mais aussi nos ennemis et nos persécuteurs, à l’imitation du Père céleste qui fait luire son soleil sur les bons et les méchants (Matthieu 5.44-45). Elle nous fait les secourir (Luc 10.30-37), leur pardonner (Matthieu 18.21-22), supporter leurs injures (Matthieu 5.39), consentir à leurs plus déraisonnables demandes (Matthieu 5.40-41). C’est à cette condition que les enfants du royaume seront parfaits comme Dieu même (Matthieu 5.48).
Ajoutons à cela l’exhortation à la prière persévérante (Luc 18.1), des insinuations discrètes sur la supériorité du célibat et de la chasteté (Matthieu 19.12), sur la mérite de la pauvreté volontaire et sa nécessité pour la perfection (Matthieu 19.21,23), sur la séparation de la famille et des proches (Matthieu 19.27-30 ; Luc 14.26), et l’on aura quelque idée bien incomplète de la morale qu’a prêchée Jésus-Christ.
En la pratiquant, on devient sujet du royaume de Dieu, on le reçoit (Marc 10.15) d’une façon plus ou moins complète, suivant qu’on la pratique plus ou moins complètement. Jésus, en effet, n’envisage pas le royaume de Dieu exclusivement sous sa signification eschatologique, comme un état qui s’établira à la fin des temps ; il l’annonce comme s’établissant dès ici-bas dans le monde (Luc 17.20-21) et dans le cœur de chaque croyant en particulier. Le mot a dans sa bouche à la fois un sens eschatologique, un sens actuel et un sens individuel et intime. Au premier sens et dans sa consommation, le royaume de Dieu ne doit comprendre que des justes (Matthieu 13.43 ; 25.34, 41) ; dans le second sens et en tant qu’existant sur la terre, il contient un mélange de bons et de mauvais, et de bons et de mauvais à des degrés divers (Matthieu 13.19-30, 37-43, 47-50 ; 25.1-13, 31-46) ; au troisième sens, ceux-là seulement le reçoivent et le possèdent en eux qui en réalisent les conditions (Marc 12.34).
Or ceci nous amène à une nouvelle question. Ces membres du royaume de Dieu sur la terre, quel que soit du reste leur état intérieur, vivront-ils, au point de vue religieux, isolés les uns des autres et reliés à Dieu seul, ou formeront-ils une société ? Jésus veut qu’ils forment une société : la βασιλεία τοῦ ϑεοῦ sera une ἐκκλησία (Matthieu 16.18 ; 18.17). Jésus en crée le noyau en constituant le collège apostolique. Cette église est établie inébranlable sur Pierre comme sur son fondement. A lui sont données les clefs du royaume : il lie et délie sur la terre, et ses décisions sont ratifiées dans le ciel (Matthieu 16.18-19). Les apôtres reçoivent un pouvoir analogue (Matthieu 18.18) : ils enseigneront, baptiseront, et on les écoutera comme Jésus lui-même (Matthieu 28.19 ; Luc 10.16). Cette situation doctrinale s’harmonise très bien avec la modestie recommandée aux maîtres et l’obligation de servir, posée comme devoir fondamental de quiconque détient l’autorité (Matthieu 23.8-10 ; 20.25-27).
Les apôtres donneront le baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (Matthieu 28.19) ; ce baptême est nécessaire au salut (Marc 16.16)c. A côté de ce rite se place le repas eucharistique. Jésus donne aux apôtres sa chair à manger et son sang à boire, en leur recommandant de répéter ceci en mémoire de lui (Matthieu 26.26-29 ; Marc 14.22-24 ; Luc 22.17-20).
c – Ce n’est pas ce que dit le texte : celui qui est perdu est celui qui refuse de croire, non celui qui pour une raison accidentelle peut-être, n’a pas reçu le baptême. Le larron repentant à la croix n’a pas été baptisé, et cependant Jésus l’assure de son salut. (ThéoTEX)
C’est dans la formule du baptême que nous apparaît plus clairement dans l’enseignement de Jésus-Christ — si l’on s’en tient aux synoptiques — la personne du Saint-Esprit. Elle ne reçoit, en dehors de là, qu’un relief à peine supérieur à celui que lui donne l’Ancien Testament (voyez cependant Matthieu 12.32 ; Marc 13.11 ; Luc 12.10, 12).
Voilà donc, largement tracées, les conditions du royaume de Dieu sur la terre. Mais ce royaume n’est lui-même que la préparation du royaume futur et définitif qui s’établira à la fin du monde. C’est vers cet avenir que regardaient toujours, avec un espoir mêlé de terreur, les Juifs contemporains de Jésus-Christ. Quel était son enseignement à lui, sur ce point capital ?
Il ne diffère pas, en somme, sensiblement des doctrines ambiantes, si l’on retranche de celles-ci l’idée d’une domination temporelle et temporaire du Messie, et si l’on en modifie le caractère matérialiste et étroit.
Jésus enseigne, immédiatement après la mort, une rétribution au moins provisoire pour les justes et les méchants. Dans la parabole du mauvais riche (Luc 16.19-31), celui-ci descend dans l’hadès (ἐν τῷ ἅδῃ), tandis que Lazare repose dans le sein d’Abraham. Le premier souffre du feu et de la soif qui le dévore : le second est dans la joie. Entre eux règne un gouffre infranchissable qui ne les empêche cependant pas absolument de se voir et de s’entendre. Quant au paradis que Jésus promet au bon larron (Luc 23.43), il exprime, sous une autre forme, la félicité de l’autre vie.
Mais, si le Sauveur est fort réservé sur l’état des hommes immédiatement après la mort, en revanche il s’est expliqué sur ce qui attend le monde au dernier jour.
La catastrophe finale sera précédée de signes avant-coureurs, l’ἀρχὴ ὠδινών (Matthieu 24.6-14 ; Marc 13.7-13 ; Luc 21.9-19) : il y aura des guerres, des pestes, des famines, des tremblements de terre ; les disciples seront haïs, persécutés, trahis, battus et mis à mort. Puis viendra la ϑλίψις μεγάλη, la grande tribulation (Matthieu 24.15-28 ; Marc 13.14-23 ; Luc 21.20-24) ; on verra l’abomination de la désolation dans le lieu saint ; les maux seront tels qu’il n’y en eut jamais de semblables depuis le commencement du monde. Enfin éclatera la crise dernière (τὸ τέλος, Matthieu 24.29-31 ; Marc 13.24-27 ; Luc 21.25-28) : le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus de lumière, les étoiles tomberont, les vertus du ciel seront ébranlées, et subitement, comme la foudre (Matthieu 24.27), le Fils de l’homme apparaîtra sur les nuées, plein de gloire et de majesté (cf. Matthieu 26.64 ; Marc 14.62 ; Luc 22.69). Il enverra ses anges avec des trompettes rassembler non seulement les justes, mais généralement l’universalité des peuples (Matthieu 25.32). Tous les morts ressusciteront (cf. Matthieu 5.29-30 ; 10.28 ; 22.23-33 ; Marc 12.18-27 ; Luc 14.14 ; 20.27-40), et le jugement commencera ; jugement présidé par le Fils de l’homme lui-même (Matthieu 25.32-33 ; 16.17), qui atteindra chaque homme en particulier (Matthieu 16.27 ; 22.1-14), pour s’étendre à toutes ses œuvres (Matthieu 13.41 ; 25.35-45).
C’est sur ses œuvres en effet que chacun sera jugé, et non sur sa nationalité ou son extérieur religieux (Matthieu 25.34-45 ; 7.21-27 ; 8.11-12 ; Luc 13.25-30). La sentence sera infiniment consolante pour les justes. Semblables aux anges (Matthieu 22.30 ; Marc 12.25 ; Luc 20.36), ils vivront de la vie éternelle (Matthieu 25.46 ; Luc 20.36), dans la contemplation de Dieu (Matthieu 5.8). Leur état est comparé à un festin de noces (Matthieu 22.2-14 ; 25.10) : les élus sont couchés sur des lits de repos avec les patriarches (Matthieu 8.11), ou encore sont assis sur des trônes (Matthieu 19.28 ; Luc 22.30) ; ils resplendissent comme des soleils (Matthieu 13.43). Leur félicité cependant a un caractère nettement spirituel. Le mot capital ici est vie éternelle (Matthieu 25.46 ; Marc 10.17 ; Luc 10.24) souvent employé comme équivalent de possession complète du royaume de Dieu (Matthieu 25.34,46). Nulle part il n’est supposé que l’expression « éternelle » ne doive pas être entendue au sens strict : au contraire, Jésus dit positivement que les justes ne pourront plus mourir (Luc 20.36).
En revanche, le sort des méchants sera terrible : c’est l’ἀπώλεια opposée à la vie (Matthieu 7.13-14). On pourrait y voir la destruction, mais autre est la pensée de Jésus. Les méchants rejetés de lui (Matthieu 25.41 ; Luc 13.27) seront précipités dans la géhenne, γεέννα (Matthieu 5.22, 29-30 ; Marc 9.42, 46), dans une géhenne de feu (Matthieu 5.22), dans le feu éternel (Matthieu 25.41 ; Marc 9.42), dans un lieu de ténèbres cependant où il y aura des pleurs et des grincements de dents (Matthieu 8.12 ; 25.30 ; Luc 13.28). Là ils souffriront éternellement : leur feu ne s’éteindra point, leur ver ne mourra point (Matthieu 25.41,46 ; Marc 9.42-47).
Quel sera le rapport du châtiment ou de la récompense aux œuvres qui les ont mérités ? Le châtiment sera proportionné à la malice de chaque coupable suivant ses dispositions et ses lumières (Matthieu 11.22-24 ; 12.41-42 ; Luc 12.47-48), car il sera plus demandé à qui aura plus reçu. Quant à la récompense, elle est quelquefois représentée comme égale pour tous et comme une grâce (Matthieu 25.14-23 ; 20.1-16), mais d’autres fois aussi comme proportionnelle aux mérites (Luc 19.12-19). Cette contradiction n’est pas insoluble si l’on remarque, d’une part, que la récompense est elle-même d’un si haut prix qu’elle surpasse l’exigence des mérites et est véritablement gratuite (cf. Luc 6.38) et, d’autre part, qu’en raison de son excellence même, toutes les nuances de mérite semblent disparaître devant elle. Ces nuances cependant ne sont point effacées, et un ordre existera entre les sujets du royaume des cieux (Matthieu 5.19).
Reste la question du jour et de l’heure de la fin du monde. On n’ignore pas combien il est difficile de tirer des synoptiques une idée claire de l’enseignement de Jésus sur ce point. Les contemporains, nous l’avons vu, rattachaient la crise eschatologique à la venue du Messie, et il est avéré que, pendant un certain temps, les disciples et les premiers chrétiens attendirent comme prochain le second avènement (la parousie) du Christ. Quant au Sauveur lui-même, tantôt il paraît l’annoncer comme imminent (Matthieu 10.23 ; 16.27-28 ; 24.34 ; Marc 8.30 ; 13.30 ; Luc 9.26-27 ; 21.32) ; tantôt, au contraire, indéfiniment le retarder. En ce dernier sens semblent dirigés les paraboles (Matthieu 13.31-32 ; 24.48-50 ; 24.5-14) et aussi quelquefois le discours direct : la fin ne doit venir que lorsque l’Évangile aura été prêché dans le monde entier (Matthieu 24.14 ; Marc 13.10). On a émis, pour expliquer ces oppositions, diverses hypothèses qu’il serait trop long d’examiner ici.
[La meilleure est peut-être celle qui voit dans le royaume de Dieu un concept complexe, marquant à la fois une ère de justice et une ère de bonheur. Comme ère de justice, le royaume de Dieu a été en effet annoncé par Jésus-Christ comme tout proche et venu avec lui ; comme ère de bonheur, il ne devait apparaître complet qu’après de longs siècles. Cette distinction n’a pas d’abord été saisie clairement par les premiers chrétiens : l’expérience devait les en instruire.]
Ce qui est clair, c’est que Jésus n’a voulu renseigner ni ses apôtres ni nous sur le moment de sa parousie (Matthieu 24.36 ; Marc 13.32). Il a annoncé seulement qu’elle nous surprendrait (Luc 12.40), et c’est pourquoi nous devons veiller : Vigilate (Matthieu 24.42, 44 ; 25.13 ; Luc 12.37-40).